L’Éthique de Spinoza et le monisme matérialiste dialectique

De la question du pilote et du navire fait que Spinoza n’a pas été en mesure d’affirmer un matérialisme total, où la matière cherche le meilleur et où par conséquent la matière vivante est à défendre dans sa quête pour persévérer dans son être.

On a la preuve de cet échec avec la définition du bonheur donné par Spinoza, qui est exactement la même que l’averroïsme, elle-même étant la même qu’Aristote. La connaissance raisonnée, contemplant l’univers, suffirait en soi.

Spinoza dit ainsi :

« Les désirs qui suivent de notre nature de façon qu’ils se puissent connaître par elle seule sont ceux qui se rapportent à l’âme en tant qu’on la conçoit conne composée d’idées adéquates.

Pour les autres désirs, ils ne se rapportent à l’âme qu’en tant qu’elle conçoit les choses de manière inadéquate (…).

Il est donc utile avant tout dans la vie de perfectionner l’entendement ou la raison autant que nous pouvons.

Et en cela seul consiste la félicité suprême ou béatitude de l’homme, car la béatitude de l’homme n’est rien d’autre que le contentement intérieur lui-même, lequel naît de la connaissance intuitive de Dieu, et perfectionner l’entendement n’est aussi rien d’autre que connaître Dieu et les attributs de Dieu et les actions qui suivent de la nécessité de sa nature.

C’est pourquoi la fin ultime d’un homme qui est dirigé par la raison, c’est-à-dire le désir suprême par lequel il s’applique à gouverner tous les autres [désirs], est celui qui le porte à se concevoir adéquatement et à concevoir adéquatement toutes les choses pouvant être pour lui objets de connaissance claire.

Il n’y a donc point de vie conforme à la raison sans la connaissance claire et les choses sont bonnes dans la mesure seulement où elles aident l’homme à jouir de la vie de l’âme, qui se définit par la connaissance claire. »

On a ici un raisonnement qui est à la fois son propre début et sa propre fin. Ce qui fait que l’être humain a une dignité… est qu’il puisse raisonner, atteignant ainsi l’universel. Mais en même temps, sa nature tient justement à ce qu’il peut le faire. Le seule problème étant que les passions le dispersent, l’attirant vers des choses particulières, empêchant les « actions droites » et réduisant la connaissance à être mutilée.

« Mais la puissance de l’homme est extrêmement limitée et infiniment surpassée par celle des causes extérieures.

Nous n’avons donc pas un pouvoir absolu d’adapter à notre usage les choses extérieures.

Nous supporterons toutefois d’une âme égale les événements contraires à ce qu’exige la considération de notre intérêt, si nous avons conscience de nous être acquittés de notre office, savons que notre puissance n’allait pas jusqu’à nous permettre de les éviter, et avons présente cette idée que nous sommes une partie de la nature entière, dont nous suivons l’ordre.

Si nous connaissons cela clairement et distinctement, cette partie de nous qui se définit par la connaissance claire, c’est-à-dire la partie la meilleure de nous, trouvera là un plein contentement et s’efforcera de persévérer dans ce contentement.

En tant en effet que nous sommes connaissants, nous ne pouvons rien appéter que ce qui est nécessaire ni, absolument, trouver de contentement que dans le vrai ; dans la mesure donc où nous connaissons cela droitement, l’effort de la meilleure partie de nous-même s’accorde avec l’ordre de la nature entière. »

Comment Spinoza aurait-il pu résoudre le problème? En fait, il faut plonger ici dans l’approche même de Spinoza. Celui-ci n’était pas un cabaliste, puisque pour lui Dieu est intégré dans notre monde, au point d’être notre monde. Cependant, il répond forcément aux arguments cabalistes, puisque lui-même est issu du judaïsme, dont la Kabbale est une partie théologiquement incontournable pour cette religion.

Le problème se pose de la manière suivante : les kabbalistes ont tout à fait compris qu’il existait une contradiction entre la conception d’un Dieu infini et d’un monde fini. Voici comment le kabbaliste Moïse Cordovero pose le problème, dans un texte kabbaliste de première importance, le Pardes rimmonim :

« Nous poserons une question qui a embarrassé plusieurs adeptes de la Cabale, à savoir si l’Infini, le Roi des Rois, le Très Saint, béni soit-il, a ou non en son pouvoir d’émaner plus que ces Dix Sefirot [l’équivalent des sphères néo-platoniciennes ou bien des anges, c’est-à-dire des intermédiaires entre Dieu et le monde matériel], si nous pouvons nous exprimer ainsi.

La question est légitime, car dans la mesure où il est dans la nature de sa bienveillance de s’épancher en-dehors de lui, et où cela ne dépasse pas sa puissance, on peut à juste titre se demander pourquoi il n’a pas produit des centaines de millions d’émanations.

Il devrait, en effet, lui être possible de produire plusieurs fois Dix Sefirot de la même façon qu’il a produit le monde. »

On l’aura compris, Spinoza répond simplement que justement Dieu a donné naissance à plusieurs fois Dix Sefirot, qu’il consiste en réalité en une infinité de choses, sans aucune limite, ce qui est de manière logique la seule conclusion logique du fait qu’une chose infinie produise quelque chose de manière naturelle.

Les kabbalistes ont, de leur côté, apporté la seule réponse cohérente du point de vue religieux, au moins concernant le judaïsme. Dieu a les moyens de choisir, ne dépendant pas de sa propre nature, et surtout il s’est « rétracté », afin de laisser la place à un monde fini.

Ce repli de Dieu sur lui-même, comme acte de bonté d’un être infini pour permettre à des êtres finis d’exister, est la seule conclusion logique de l’existence d’un monde matériel d’un Dieu étant absolument tout… à moins de ne s’orienter sinon vers la position de Spinoza et de faire de Dieu tout simplement le Cosmos, l’Univers, la Nature.

Aucune autre proposition n’est tenable, car sinon on obtient un Dieu qui n’est pas en mesure de créer plus qu’il ne l’a fait, ce qui s’oppose à la définition de Dieu.

Il faut donc soit considérer cela comme un mystère, soit puiser dans la Kabbale l’idée d’un monde exprimant un trop-plein de bonté de l’infini au point de laisse de la place pour le fini (qui va alors refusionner avec l’infini à la fin des temps, ce qui montre à quel point cette conception est un mélange de néo-platonisme et de judaïsme).

Spinoza, de son côté, considère que le concept de Dieu implique la réalisation de celui-ci comme absolu :

« Tout ce qui est au pouvoir de Dieu est nécessairement. »

On a remarqué dans la citation du kabbaliste Cordovero que Dieu est présenté comme le Roi des Rois ; citons ici Spinoza, qui fait directement allusion à cette conception :

« On compare, en effet, très souvent, la puissance de Dieu à celle des Rois (…). Nul, en effet, ne pourra percevoir correctement ce que je veux dire s’il ne prend garde à ne pas confondre la puissance de Dieu avec la puissance humaine ou le droit des Rois. »

Il y a ici un point important et le problème de fond qui apparaît alors est que Spinoza maintient une opposition au sein de sa vision de Dieu. Ces deux concepts de Spinoza sont extrêmement connus en philosophie, existant avant lui également : ceux de nature naturante et de nature naturée.

Ces deux concepts, qui se répondent et forment deux aspects d’une même contradiction du point de vue du matérialisme dialectique, sont la conclusion logique de la conception d’un Dieu qui est tout et qui existe sous la forme de différents « modes » formant les différents aspects de la réalité matérielle.

Voici ce que dit Spinoza dans L’Éthique :

« Avant d’aller plus loin, je veux expliquer ici ou plutôt faire remarquer ce qu’il faut entendre par Nature naturante et par Nature naturée.

Car je suppose qu’on a suffisamment reconnu par ce qui précède, que par nature naturante, on doit entendre ce qui est en soi et est conçu par soi, ou bien les attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie, c’est-à-dire (par le Corollaire 1 de la Proposition 14 et le Corollaire 2 de la Proposition 16) Dieu, en tant qu’on le considère comme cause libre.

J’entends, au contraire, par nature naturée tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine, ou de chacun des attributs de Dieu ; en d’autres termes, tous les modes des attributs de Dieu, en tant qu’on les considère comme des choses qui sont en Dieu et ne peuvent être ni être conçues sans Dieu. »

Il y a ici une opposition entre Dieu et ce qu’il produit, rendue nécessaire chez Spinoza car Dieu produit des modes et le monde consiste en la réalisation de ces modes.

Mais le matérialisme dialectique que la réalisation de ces modes consiste en les modes eux-mêmes, que l’instabilité du monde tient au mouvement, car les modes ne sont pas éternels. Là est la différence.

Spinoza ne pouvait pas résoudre le problème sans la classe ouvrière, mais il a atteint le point le plus haut du matérialisme avant la compréhension de la signification du mouvement, en tant que propriété de la matière. Spinoza était obligé de couper en deux la notion de réalité, de maintenir une approche déiste, avec Dieu comme démarreur, même si Dieu est aussi la totalité matérielle l’univers.

Cependant, il a développé la notion de psychologie propre aux individus, faisant en pratique se fusionner les deux matérialisme historiques : celui d’Aristote et celui d’Épicure.

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L’Éthique de Spinoza, le pilote et le navire

Comme on le comprend, la notion d’individu et la tentative d’explication des affections sont le problème que tente de résoudre Spinoza. Les deux dernières parties de l’Éthique ont de ce fait comme titre « De la servitude de l’homme » (avec en sous-titre « ou des forces des affections ») et « De la puissance de l’entendement » (avec en sous-titre « Ou de la liberté de l’homme »).

Spinoza tente à tout prix d’intégrer ces aspects en les soumettant à ce qu’il a formulé dans sa première partie où il définit Dieu comme la totalité, c’est-à-dire comme la Nature.

Dans son étude, le philosophe idéaliste Toni Negri, soutenu d’ailleurs par Gilles Deleuze sur ce point, tente de construire un Spinoza qui chercherait à s’émanciper de la première partie, qui chercherait la puissance de l’individu, sa spontanéité, le discours sur Dieu n’étant qu’un prétexte.

En réalité, c’est le contraire : Spinoza tente de maintenir la notion d’absolu, de totalité.

On comprend alors ici tout à fait que Spinoza termine l’épisode féodal du matérialisme, annonçant le passage à une étape supérieure. Les titres des derières deux parties montrent, en effet, de manière claire que Spinoza en reste à l’approche classiquement féodale considérant l’esprit dans son rapport au corps comme celui du pilote à son navire.

D’un côté, l’homme est esclave, car prisonnier des affections, qui sont liées au corps, mais aussi à un esprit dans sa dimension faible, dans la mesure où il s’agit de l’interaction directe avec le corps. De l’autre, l’homme est libre, car il peut réfléchir indépendamment (faisant basculer alors sa pensée individuelle dans le raisonnement universel).

Il faut ici employer le terme « homme », car Spinoza ne parvient pas non plus à s’arracher à une approche patriarcale propre au Moyen-Âge, se distinguant de celle de l’antiquité par un rapport non pas tant à la violence qu’à ce qu’on pourrait appeler un certain « esprit de décision ».

A cela s’ajoute un problème majeur pour Spinoza. Si, en effet, le monde correspond à Dieu, c’est-à-dire si le monde a une structure interne naturelle, comment expliquer que les êtres humains ne se comportent pas de manière adéquate? Comment expliquer d’ailleurs que cela soit même possible?

Comme déjà dit, c’est là toute la clef du problème de Spinoza, qui ne connaît que le principe cause-conséquence et pas la notion de mouvement.

Pourtant Spinoza devait résoudre cela s’il compte justifier qu’il a réellement apporter quelque chose de nouveau à l’averroïsme outre son insistance sur la notion d’unité de l’univers, son monisme. Il s’appuie d’ailleurs là-dessus pour se sortir de l’impasse le guettant, à savoir de se voir réduit au dilemme d’un monde organisé contenant des êtres humains désorganisés.

Spinoza affirme tout d’abord que les êtres humains sont à considérer comme des parties du monde. Or, comme seul le système dans son ensemble compte, les parties peuvent très bien se voir aller dans un sens particulier, voire négatif.

Spinoza articule ainsi sa pensée :

« Nous pâtissons en tant que nous sommes une partie de la Nature qui ne peut se concevoir par soi sans les autres parties (…). La force avec laquelle l’homme persévère dans l’existence est limitée et surpassée infiniment par la puissance des causes extérieures. »

Spinoza, ici, témoigne de sa non-compréhension de la dialectique de la matière, qui lui aurait fait comprendre l’interaction générale et absolue de la matière, à tous les niveaux, ce que Mao Zedong et le physicien japonais Sakata ont appelé « l’univers en oignon ».

Ce titan qu’est Spinoza est obligé, de son côté, en raison de ses limites historiques, de faire avec des éléments séparés, chose qu’il aurait préféré éviter puisqu’en dernier ressort seul l’ensemble compte. Il reflète ici la bourgeoisie s’affirmant avec le mode de production capitaliste et entrevoyant tout par le prisme de l’individu.

Spinoza est très clairement dans le prolongement de l’averroïsme d’un côté, de la philosophie et de la religion juives de l’autre ; il peut encore penser en termes d’unité. Après lui, ce ne sera plus possible sans s’appuyer directement sur le matérialisme dialectique.

Donc, Spinoza est obligé de s’appuyer sur les individus en tant que « parties » et il affirme que leur changement doit également à des « causes extérieures », c’est-à-dire aux chocs et divers événements se produisant dans la réalité les concernant.

On a ainsi toute une perspective psychologique : d’un côté, on tente de s’épanouir, chose naturelle, de l’autre on est confronté à des obstacles dus au monde extérieur.

Voici comment Spinoza définit le socle psychologique de chaque personne :

« Comme la raison ne demande rien qui soit contre la nature, elle demande donc que chacun s’aime lui-même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui, appète tout ce qui conduit réellement l’homme à une perfection plus grande et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être, autant qu’il est en lui. »

Le problème évident dans cette perspective est qu’on perd de vue l’être humain générique, l’universalisme de l’humanité, pour basculer dans une addition et une soustraction de choses bonnes ou mauvaises dans des cas individuels.

C’est précisément sur cette faiblesse que s’appuient certains intellectuels libéraux ou libertaires pour tenter de s’approprier Spinoza, en le transformant en partisan nietzschéen de l’individu cherchant à s’élancer individuellement autant qu’il le peut.

Spinoza avait conscience du danger et c’est pour cela qu’il a maintenu, dans le prolongement d’Aristote, l’entendement comme étant au-dessus des affections et comme permettant un accès à la totalité :

« Le bien suprême de l’âme est la connaissance de Dieu et la suprême vertu de l’âme est de connaître Dieu. »

Dans la mesure où les êtres humains raisonnent, ils basculent dans l’universel ; dans la mesure où les affections triomphent, où les passions submergent « l’âme », les êtres humains se retrouvent en conflit.

On a là d’un côté une préservation de la supériorité de la totalité, mais de l’autre la faiblesse historique, sous la forme d’une lecture individualiste, bourgeoise. Cela se voit nettement dans l’incapacité de Spinoza à généraliser, au nom d’une vision utilitaire, pragmatique, la protection de ceux qui veulent persévérer dans leur être :

« On peut voir par là que cette loi qui interdit d’immoler les bêtes est fondée plutôt sur une vaine superstition et une miséricorde de femme que sur la saine raison.

La règle de la recherche de l’utile nous enseigne bien la nécessité de nous unir aux hommes, mais non aux bêtes ou aux choses dont la nature est différente de l’humaine.

Nous avons à leur endroit le même droit qu’elles ont sur nous. Ou, plutôt, le droit de chacun étant défini par sa vertu ou sa puissance, les hommes ont droit sur les bêtes beaucoup plus que les bêtes sur les hommes.

Je ne nie cependant pas que les bêtes sentent, mais je nie qu’il soit défendu pour cette raison d’aviser à notre intérêt, d’user d’elles et de les traiter suivant qu’il nous convient le mieux, puisqu’elles ne s’accordent pas avec nous en nature et que leurs affections diffèrent en nature des affections humaines. »

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L’Éthique de Spinoza, la notion d’individu et le libre-arbitre

Portons notre attention sur la notion d’individu, au coeur du problème de Spinoza dans son questionnement sur le rapport entre universel et un particulier. En apparence, ce point est relativement faible, mais est en réalité profondément dialectique dans sa perspective ; le développement inégal est flagrant.

Spinoza parle des corps et dans la perspective de l’averroïsme et reprend la thèse d’Aristote de la cause et de la conséquence. Si un corps est en mouvement, c’est qu’un autre l’a amené à l’être.

Ce qui définit d’ailleurs un corps, c’est sa nature en repos et en mouvement. Il peut être plus grand, plus petit, cela ne change rien à sa nature si sa réalité en tant que fonction est pareil. Car Spinoza se précipite dans la brèche pour considérer les parties du corps humain comme autant de corps relativement indépendant.

Cette thèse est, bien sûr, relativement forcée, mais pas du tout toutefois si l’on parle des bactéries, que Spinoza ne connaissait pas, mais qui confirme son approche et la conclusion de son raisonnement.

Spinoza, donc, parle du corps comme composé de multiples corps ; il a même pensé à l’urine, aux excréments, aux sécrétions humaines, aux poils, aux cheveux, avec cette explication pouvant sembler énigmatique :

« Si d’un corps, c’est-à-dire d’un Individu composé de plusieurs corps, on suppose que certains corps se séparent et qu’en même temps d’autres en nombre égal et de même nature occupent leur place, l’Individu retiendra sa nature telle qu’auparavant sans aucun changement dans sa forme. »

C’est logique : lorsqu’on urine, on perd un corps composant son corps ; comme elle est remplacée, l’équilibre est maintenu.

Mais il en alors pareil des individus : certains meurent, d’autres naissent. Ce qui est interchangeable relève d’une manière globale d’exister.

A cela s’ajoute que les corps s’emboîtent les uns dans les autres. Ce qui signifie que des corps peuvent être dans des corps, ceux-ci eux-mêmes étant dans d’autres, etc.

Comme Dieu est tout, qu’il est donc alors tous les modes d’existence, il est le corps absolu contenant tous les corps. Ces corps peuvent changer – Paul peut remplacer Pierre – mais leur nature, en tant que « mode » de Dieu, sera la même.

De ce fait, on a des corps dans des corps qui sont dans des corps.

« Et continuant ainsi à l’infini, nous concevrons que la Nature entière est un seul Individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »

Spinoza revient tout de fois à la question du corps humain, car tout cela vise en fait à définir l’âme comme un simple reflet du corps. Il dit ainsi :

« Le corps humain est composé d’un très grand nombre d’individus (de diverse nature) dont chacun est très composé.

Des individus dont le corps humain est composé, certains sont fluides, certains mous, certains enfin sont durs. »

Or, ces corps peuvent être affectés, et la question est alors de savoir à quel niveau ces affections vont jouer. Évidemment, Spinoza va dire que l’âme enregistre ces affections, sous la forme d’images, associées à une capacité imaginative (relatives à des images connues).

D’ailleurs, nous ne connaissons pas tout ce qui se passe dans le corps, nous le savons uniquement par les affections de celui-ci, quand il y a du plaisir ou de la douleur, de la chaleur ou du froid, etc.

Cela est même la base de la pensée, puisque ces affections pensées forment la base de la pensée se connaissant elle-même. C’est une inversion du « je pense, donc je suis » : c’est l’existence matérielle qui forme la base où peut exister la pensée.

La conclusion est alors logique :

« Il n’y a dans l’âme aucune volonté absolue ou libre ; mais l’âme est déterminée à vouloir ceci ou cela par une cause qui est aussi déterminée par une autre, et cette autre l’est à son tour par une autre, et ainsi à l’infini. »

Ce qui revient à dire que les individus connaissant des affections réagissent en fonction de celles-ci, qui elles-mêmes sont des réactions à d’autres choses, qui elles-mêmes sont des réactions à autre chose, etc. Il n’y a pas de libre-arbitre et tout est un jeu de cause-conséquence.

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L’Éthique de Spinoza, l’universel et le particulier

Toute vision du monde consiste en une certaine manière d’appréhender le rapport entre l’universel et le particulier.

La difficulté pour Spinoza dans sa philosophie est que d’un côté, il dit que l’absolu est un particulier, puisque seul Dieu existe, le monde étant Dieu, alors que de l’autre il dit que le particulier est un absolu, puisqu’obéissant à des affections qui le guident.

Spinoza est obligé, pour se sortir de cette opposition insoluble entre un tout unique et unique qui est un tout, d’expliquer que sa théorie universelle des affections s’appuie sur des affections toutes différentes les unes des autres, toutes singulières.

Pour parler plus clairement, son Dieu qui est tout étant unique, alors tout individu qui est lui-même une sorte de petit tout est unique aussi. Il formule cela ainsi :

« Il y autant d’espèces de joie, de tristesse et de désir et conséquemment de toutes les affections qui en sont composées comme la fluctuation de l’âme, ou en dérivent comme l’amour, la haine, l’espoir, la crainte, etc. qu’il y a d’espèces d’objets par où nous sommes affectés. »

Le monde étant varié, les affections et leur type varient tout autant. De ce fait, chaque sentiment, émotion, etc. est en quelque sorte unique en son genre.

Spinoza est obligé de faire cela pour trois raisons : tout d’abord, afin de maintenir le caractère infini du monde.

Ensuite, afin de préserver la notion d’individu comme petit tout capable d’aborder lui-même une infinité de choses, en particulier, à chaque fois.

Enfin, afin de rendre stable sa philosophie qui ne parvient pas sinon à expliquer pourquoi les gens ne se comportent pas de manière conforme à l’ordre de la nature.

Ce dernier point est le principal ; les commentateurs bourgeois considèrent eux que le second aspect est principal, tentant de faire de Spinoza un simple libéral.

Les commentateurs bourgeois ne saisissent pas que Spinoza annonce le monisme du matérialisme dialectique, l’affirmation d’un univers unifié et complet. Ils ne voient pas d’où vient Spinoza, à savoir l’averroïsme – les thèses de l’averroïsme latin sont au sens strict celles de Spinoza – ni ce qu’il annonce.

Ils sont aveuglés par le fait que, de par ses conditions historiques, Spinoza est en pratique obligé de relativiser sa position, d’opposer de vastes masses se comportant de manière pour ainsi dire absurde à une poignée de philosophes.

Chaque personne tend vers autre chose, s’épanouissant de manière bonne ou mauvaise, selon ou non qu’il fait dominer son entendement. C’est pour cela que Spinoza a appelé son oeuvre l’Éthique : il y a une morale de valorisée et celle-ci appelle à être à la fois ferme et généreux:

« Par fermeté j’entends un désir [c’est-à-dire l’appétit avec conscience de lui-même] par lequel un individu s’efforce à se conserver en vertu du seul commandement de la raison.

Par générosité j’entends un désir par lequel un individu s’efforce en vertu du seul commandement de la raison à assister les autres hommes et à établir entre eux et lui un lien d’amitié.

Je rapporte donc à la fermeté ces actions qui ont pour but l’utilité de l’agent seulement, et à la générosité celles qui ont aussi pour but l’utilité d’autrui.

La tempérance, donc, la sobriété et la présence d’esprit dans les périls, etc. sont des espèces de fermeté ; la modestie, la clémence, etc., des espèces de générosité. »

Tout cela relève de la soumission à l’intellect, à l’ordre universel, car comme le rappelle Spinoza à la fin du chapitre sur les affections :

« Le désir est l’essence même de l’homme en tant qu’elle est conçue comme déterminée à faire quelque chose par une affection quelconque donnée en elle (…).

Une affection, dite passion de l’âme, est une idée confuse par laquelle l’âme affirme une force d’exister de son corps, ou d’une partie de celui-ci, plus grande ou moindre qu’auparavant, et par la présence de laquelle l’âme elle-même est déterminée à penser telle chose plutôt qu’à telle autre.

Je dis en premier lieu qu’une affection ou passion de l’âme est une idée confuse.

Nous avons montré en effet que l’âme est passive en tant seulement qu’elle a des idées inadéquates ou confuses. »

Seulement, si le matérialisme dialectique sait qu’en raison de la loi de la contradiction, la conscience est en retard sur le mouvement matériel en tant que tel, Spinoza voit le monde de manière statique et il ne comprend pas pourquoi les gens se comportent de manière incohérente, non matérialiste.

Aussi a-t-il besoin d’un jeu des affections perturbant le processus de connaissance.

De là ses illusions sur des phénomènes matériels qui seraient mauvais, ce qui est en contradiction avec sa conception comme quoi tout est divin.

De là son affirmation sur la gourmandise, l’avarice, l’ivrognerie, la lubricité, l’ambition, qui selon Spinoza « n’ont pas de contraire ».

Il s’agit d’affections pour ainsi dire « naturel » en l’absence d’un entendement dominant, mais naturel au sens d’un sous-produit, d’une sorte de bug de programmation de l’univers.

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L’Éthique de Spinoza et la dialectique des affections

La partie de l’Éthique qui est la plus caractérisée par le développement inégal est celle concernant les « affections ». C’est qu’il s’agit de la partie la plus originale, puisque Spinoza tente de formuler une morale, une éthique, à travers sa visio de la nature humaine. 

Spinoza témoigne ici dans son travail d’un raisonnement dialectique particulièrement prononcé, mais la classe ouvrière n’existant pas encore il ne parvient pas à se débarrasser d’une certaine stationnarité.

L’objectif de Spinoza est, en fait, relativement simple. De ce qu’il a formulé au préalable dans l’Éthique, il peut tirer une conclusion essentielle, consistant en le refus catégorique de la position (idéaliste) de ceux qui « conçoivent l’homme dans la Nature comme un empire dans un empire ». 

Si le monde est absolument unifié, si Dieu est tout, alors l’être humain n’est qu’une partie du tout, lui-même étant composé de parties. Il n’existe donc pas en étant à part du monde, pouvant penser à l’écart. Spinoza anéantit ici la conceptio idéaliste du libre-arbitre.

Il peut alors se poser comme le premier ayant résolu – du moins le pense-t-il – l’organisation humaine sur le plan des sentiments, des émotions, des volontés. Il faut parler d’organisation, car Spinoza construit toute son oeuvre sur le mode des définitions, propositions, démonstrations, etc., forme qu’il considère comme nécessaire car reflétant les faits.

Il dit ainsi :

« Les affections donc de la haine, de la colère, de l’envie, etc. considérées en elle-mêmes, suivent de la même nécessité et de la même vertu de la Nature que les autres choses singulières ; en conséquence, elles reconnaissent certaines causes, par où elles sont clairement connues, et ont certaines propriétés aussi dignes de connaissance que les propriétés d’une autre chose quelconque, dont la seule considération nous donne du plaisir (…).

Je considérerai les actions et les appétits humains comme s’il était question de lignes, de surfaces et de solides. »

Traduisons ce que dit Spinoza, en langage ouvert : Averroès avait raison, l’être humain quand il pense pense de manière correcte c’est-à-dire que sa pensée se conforme à l’intellect universel. Moi Spinoza je vais encore plus loin et je vais tenter de montrer que de la même manière que la géométrie traite de formes matérielles dans leur organisation, je peux faire de même concernant les émotions, les sentiments, la volonté.

Voilà pourquoi on peut dire que :

« Les idées qui sont adéquates dans l’âme de quelqu’un sont adéquates en Dieu en tant qu’il constitue l’essence de cette âme. »

En effet, bien penser c’est être conforme à sa nature, puisque cela exprime parfaitement sa propre nature. Par conséquent, cela rapproche de la machinerie divine comme organisation universelle.

Continuons de traduire Spinoza. Cela donne : cependant, ce n’est pas tout. Moi Spinoza je prétends avoir trouvé – et être le premier à l’avoir fait – la délimitation exacte entre cet entendement (conforme à l’universel) et le chaos des sentiments et émotions, c’est-à-dire les passions (propre au particulier). Cela étant, je formulerai la manière avec laquelle l’entendement peut maîtriser les passions.

Comment procède Spinoza?

Il construit une véritable opération dialectique, tentant de se conformer à la dialectique du réel, ce qu’il va réussir jusqu’à un certain point. Tout d’abord, il va opposer la soumission à l’action, dans une opposition dialectique :

« Il suit de là que l’âme est soumise à d’autant plus de passions qu’elle a plus d’idées inadéquates, et, au contraire, est active d’autant plus qu’elle a plus d’idées adéquates. »

Jusque-là, on est dans l’averroïsme le plus strict, avec une pensée forcément universelle. Cependant, Spinoza va plus loin et prétend avoir trouvé la solution de la contradiction entre la pensée universelle active et les passions passives individuelles.

Il formule cela de manière relativement claire :

« S’ils [les hommes] ne savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions soient libres.

C’est ainsi qu’un petit enfant croit librement appéter le lait, une jeune garçon en colère vouloir la vengeance, un peureux la fuite.

Un homme en état d’ébriété aussi croit dire par un libre décret de l’âme ce que, sorti de cet état, il voudrait avoir tu ; de même, le délirant, la bavarde, l’enfant et un très grand nombre d’individus de même farine croient parler par un libre décret de l’âme, alors cependant qu’ils ne peuvent contenir l’impulsion qu’ils ont à parler.

L’expérience fait donc voir aussi clairement que la raison que les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par où ils sont déterminés.

Et, en outre, que les décrets de l’âme ne sont rien d’autre que les appétits eux-mêmes et varient selon la disposition variable du corps. »

En clair, Spinoza va dresser une typologie des affections. Il va, de manière tout à fait dialectique, faire une série d’oppositions entre ce qui renforce la vie et ce qui joue un rôle négatif :

  • la joie s’oppose à la tristesse ;
  • la gaieté à la mélancolie ;
  • la sympathie s’oppose à l’antipathie ;
  • l’espoir s’oppose à la crainte ;
  • l’épanouissement s’oppose au resserrement de conscience ;
  • la faveur s’oppose à l’indignation ;
  • l’amour s’oppose à la haine ;
  • la louange s’oppose au blâme ;
  • le contentement de soi s’oppose au repentir ;
  • la gloire s’oppose à la honte ;
  • l’étonnement à la consternation ;
  • la vénération à l’horreur ;
  • la surestime s’oppose à la mésestime, etc.

Spinoza ne connaît pas l’unité des contraires, mais il devine qu’elle est là et est obligé de constater une « fluctuation » de l’âme :

« Si nous imaginons qu’une chose qui nous fait éprouver habituellement une affection de tristesse a quelques traits de ressemblance avec une autre qui nous fait éprouver habituellement une affection de joie également grande, nous l’aurons en haine et l’aimerons en même temps. »

Ce qui est formidable dans ces lignes dialectiques, c’est que le fait que deux choses contraires se passent en même temps est reconnu par Spinoza, alors que son objectif est de faire une opposition binaire, où tout se déroule mécaniquement, penchant soit dans un sens, soit dans l’autre.

La raison de cette avancée malgré tout est qu’il veut à tout prix maintenir le matérialisme. Spinoza découvre des éléments dialectiques, mais il ne le sait pas et ne se fonde pas dessus. Seule la matière est son point de départ et d’arrivée, d’où cette sentence magistrale, historique :

« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. »

Cela est juste et Spinoza construit tout là-dessus, sans savoir que le fait de persévérer implique le mouvement. Pour Spinoza, le mouvement implique au contraire non pas l’évolution qualitative, mais uniquement quantitative.

Il systématise des propositions du type : si la personne aimée est joyeuse, on le sera d’autant plus, si la chose haïe est détruite, on sera joyeux, etc.

Toute la vie spirituelle est évaluée selon ces critères : les faits renforcent-ils ou affaiblissent-ils le moral de la personne.

Spinoza est également tellement matérialiste qu’il sait que tout cela peut être uniquement pensé, comme par exemple lorsqu’on a en tête l’image de la personne aimée qu’on va revoir concrètement.

Aussi accorde-t-il une attention capitale à l’imagination, aux images. L’esprit pense avec des images et ses considérations passent par là, aussi les images ont-elles un impact sur le moral.

Le moral des uns joue d’ailleurs sur le moral des autres, Spinoza portant son attention sur le concept de commisération, c’est-à-dire ce que nous devons appeler l’empathie.

Le problème est que ce jeu sur des oppositions de tendance, sur des renforcements ou des abaissements de niveaux, bref une opposition quantitative, aboutit à des remarques unilatérales, mécaniques.

On a par exemple :

« Si quelqu’un imagine qu’un autre s’attache la chose aimée par le même lien d’amitié, ou un plus étroit, que celui par lequel il l’avait seul en sa possession, il sera affecté de Haine envers la chose aimée elle-même, et sera envieux de l’autre. »

Incapable de voir le mouvement (ici du couple), le retournement en son contraire, Spinoza est obligé de « reconnaître » une valeur rationnelle à l’amant abandonné basculant dans une jalousie rageuse.

Cela tient au fétichisme, que Spinoza est obligé de valoriser, puisque ce qui a été bien, étant statique, ne peut que le rester. Il dit ainsi, dans un élan irrationnel en défense du fétichisme :

« Qui se rappelle une chose où il a pris plaisir une fois désire la posséder avec les mêmes circonstances que la première fois qu’il y a pris plaisir. »

Voici un autre exemple d’approche mécanique :

« Si quelqu’un imagine qu’il est aimé par un autre et croit ne lui avoir donné aucune cause d’amour, il l’aimera à son tour. »

Ou encore, dans un exemple où Spinoza devine un saut qualitatif; mais ne le comprend pas

« La haine qui est entièrement vaincue par l’amour se change en amour, et l’amour est pour cette raison plus grand que si la haine n’eût pas précédé. »

Spinoza tente d’expliquer cet amour plus fort en y voyant un ajout quantitatif (amour nouveau + combat pour rejeter l’ancienne haine) ; il ne saisit pas l’unité des contraires.

Il se doute lui-même pourtant qu’il se contredit, car il devine que si on le suivait dans cette approche, il faudrait sans cesse vouloir être malade et malheureux, pour être ensuite encore plus bien-portant et heureux, « ce qui est absurde » comme lui-même doit le constater.

Pareillement, il considère que si on a en haine une chose, un individu appartenant à une classe sociale, une nation, alors on va forcément généraliser. Spinoza est obligé de reconnaître une valeur à de tels raccourcis, car il ne dépasse pas l’analogie, concept formulé par Aristote.

Constatant le manque de dialectique (que lui-même connaît pas, ce qui est une contradiction), il est obligé de valoriser l’analogie, les raisonnements part analogie, jusqu’à l’absurde.

Spinoza se doute pourtant que ces constats sont trop statiques et la dialectique de la réalité émerge par à coups, comme ici :

« Plus grande est la tristesse, plus grande est la partie de la puissance d’agir de l’homme à laquelle elle s’oppose nécessairement.

Donc, plus grande est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir par laquelle l’homme s’efforce à son tour d’écarter la tristesse. »

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L’Éthique de Spinoza : la dimension messianique

Si l’on veut résumer très simplement la pensée de Spinoza, voici ce qu’il faudrait dire, et que seul le matérialisme dialectique permet de synthétiser. Aristote a conçu le monde comme une suite de causes et de conséquences, approche exigeant un démarreur qui est le moteur non mu, c’est-à-dire Dieu.

Spinoza reprend cette conception, cependant il donne un sens aux conséquences. L’épicurisme, cette forme de matérialisme très développé, ne parvenait pas à saisir l’univers comme ensemble organisé et tout ce qui arrivait existait selon lui par hasard, les atomes s’entrechoquant.

Le stoïcisme avait perçu la nature organisée du monde, mais considérait que le sens en était arbitraire.

Spinoza intervient alors et explique que les accidents, les phénomènes qui se déroulent partout et tout le temps, sans raison directement apparente, sont en réalité différents modes d’expression de l’ensemble, du tout c’est-à-dire de Dieu.

C’était la un renversement formidable. L’athéisme, au lieu de nier simplement Dieu, affirmait alors que Dieu était en réalité la nature, l’univers et que l’existence matérielle relevait non pas de matière locale, isolée, mais du mouvement de l’ensemble de la matière.

Les existences différentes, par exemple des éléphants et des fourmis, sont des modes; l’ensemble des modes forme ce qu’on appelle Dieu.

Spinoza est ici spécifiquement issu de la culture intellectuelle juive, car il conserve l’unicité complète du divin et également son caractère incompréhensible. En effet, l’humanité n’est qu’un mode et par conséquent n’est pas en mesure de se mettre au niveau de l’ensemble des modes, de se transcender.

De plus, la religion juive s’est développée comme religion nationale, en attente d’une rédemption historique. Spinoza conserve cet aspect en plaçant Dieu au sein de la matière et non pas dans un au-delà inaccessible.

Toutefois, Dieu perd son caractère personnel et il n’y a pas de messie individuel se révélant à la face du monde: il y a un ordre naturel nécessairement juste s’exprimant de la réalité elle-même.

On retrouve ici un aspect très particulier au judaïsme, à savoir la question de la présence effective de Dieu dans le monde. Dans le christianisme, Jésus est le Fils de Dieu ; dans l’Islam, Mahomet est l’homme le plus parfait. Dans les deux cas, il y a une dimension magique de ces prophètes en contact direct avec Dieu (voire pour le Christ en étant Dieu, mais pas le Père ni le Saint Esprit), dans le prolongement de la figure de Moïse.

Or, la figure du messie dans le judaïsme est tout à fait différente, puisque le messie est un homme, sans aucune capacité magique, sans pouvoirs hors normes. Sa nature est historique et uniquement historique. Il en va de même de la figure du Messie attendu, simple mortel sans pouvoirs magiques.

Cela change tout et permet l’avènement de la pensée de Spinoza. En effet, le rétablissement de l’ordre divin passe par un être uniquement matériel dans le judaïsme et par conséquent, Dieu est dans la matière elle-même.

C’est là bien entendu une contradiction fondamentale avec ce que prétend le judaïsme en tant que religion, et cela explique pourquoi les éléments rompant avec la religion se tournent aisément vers un engagement social et matériel.

Cela explique aussi le développement du sionisme en tant que forme politico-religieuse idéaliste de réalisation matérielle de l’ordre naturel-divin (et plus l’échec matériel, de type socialiste, est patent, plus l’ancrage dans le mysticisme religieux est puissant, comme le montre l’évolution de la société israélienne).

Dieu est donc non pas seulement la substance suprême, mais la seule substance et la réalité doit en revenir à ce qu’elle est : un simple aspect, un simple mode du grand ensemble divin. L’affirmation de cela, sous la forme d’une « éthique », est en soi un acte politique de type messianique.

On sait que Spinoza n’a voulu que la publication de l’Éthique ne soit réalisée qu’après sa mort. Il y a deux possibilités pour cela. La première consiste en l’explication traditionnelle comme quoi une publication de son vivant aurait été trop risquée. Cela est tout à fait possible.

Néanmoins, on peut faire une seconde hypothèse : celle où Spinoza passe le flambeau, transmettant la mission à accomplir au messie potentiel du prochain cycle historique.

Mais y a-t-il un tel concept dans l’Éthique de Spinoza? Et s’il a raison au sujet d’un ordre divin naturel, alors pourquoi cet ordre semble-t-il être transgressé?

La réponse à la première question est positive et va de pair avec la conception juive des cycles historiques où le messie peut apparaître à chacun d’entre eux. En effet, tout est une question interne, propre au système.

Le judaïsme a une lecture idéaliste du monde, où un Dieu en fait national s’adresse à la nation et promet son maintien, puis son retour dans la sphère politique. Le peuple juif attend religieusement un retour national et politique.

Spinoza renverse l’attente, en niant un Dieu anthropocentrique. Il ne s’agit donc pas d’attendre un changement politique par en haut, mais de construire une morale, une éthique, conforme à ce qui est juste par nature dans notre monde.

Car Dieu obéit à sa nature, il ne peut pas « choisir » comme un être humain et par conséquent il n’y a rien à attendre de lui. En fait, Spinoza reprend la thèse de l’averroïsme comme quoi Dieu ne connaît pas les particuliers.

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L’Éthique de Spinoza et l’averroïsme

Il est fascinant de voir comment les commentateurs bourgeois ont été incapables de faire lien entre la démarche de Spinoza et l’averroïsme, alors que n’importe quel historien des idées un tant soit peu sérieux connaissance le Moyen-Âge sait qu’il s’agit là des deux grandes remises en cause des principes religieux, de leur vision du monde.

Prenons un exemple flagrant, avec les tous premiers axiomes de la seconde partie de l’Éthique, dont le titre est De la nature et de l’origine de l’âme. Il y en a cinq et voyons à chaque fois quel est lien avec l’averroïsme, en particulier latin.

L’Église avait condamné et pourchassé les thèses de l’averroïsme latin : ici Spinoza y fait allusion de manière pratiquement ouverte, trois cent ans après.

« I. L’essence de l’homme n’enveloppe pas l’existence nécessaire, c’est-à-dire il peut aussi bien se faire, suivant l’ordre de la Nature, que cet homme-ci ou celui-là existe, qu’il peut se faire qu’il n’existe pas. »

Cette thèse est une paraphrase de la position de l’averroïsme latin selon lequel Dieu ne connaît pas les particuliers. Aucun individu n’a une existence nécessaire, fourni par Dieu. Tous les individus sont logés à la même enseigne et ils auraient pu exister, ou pas, selon évidemment que leurs parents leur aient donné naissance ou pas. Il n’y a pas d’âme individuelle particulière, pas de statut particulier founir par Dieu.

Pour l’averroïsme, chaque individu (ou plus exactement chaque personne) peut réfléchir de manière toujours meilleure, jusqu’à fusionner avec la seule pensée logique, qui est par définition universelle.

Chaque personne s’éloigne de ses propres passions pour saisir la pensée logique au maximum ; dans le meilleur des cas, cela donne des individus capables d’être des prophètes de par leur fusion intellectuelle avec « l’intellect », qui est la manière correcte de saisir les choses.

Un prophète n’est pas un homme à part, un homme « choisi » ; c’est une personne qui a saisi la réalité dans son organisation même, qui a compris que le monde était logique. Chez Spinoza, dans la tradition du judaïsme, Dieu est le lieu du monde. L’averroïsme ne dit pas autre chose.

Spinoza peut ainsi dire :

« L’ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l’ordre et la connexion des choses (…). La puissance de penser de Dieu est égale à sa puissance actuelle d’agir, c’est-à-dire que tout ce qui suit formellement de la nature infinie de Dieu suit aussi en Dieu objectivement dans le même ordre et avec la même connexion de l’idée de Dieu. »

Conceptualiser une chose implique que cette conceptualisation reflète la chose, dans son essence même. Voilà qui est rigoureusement matérialiste. Surtout, donc, elle implique que l’individu doit synthétiser la réalité pour la comprendre. C’est l’image employé par Aristote pour expliquer cela comme quoi la pensée est comme une tablette d’argile, où la réalité inscrit son essence.

Cette position implique que les êtres humains ne pensent pas, qu’ils ne peuvent qu’intégrer la réalité, celle-ci étant résumée dans l’intellect, pensée globale et absolue de l’ensemble, vers lequel on tend en étant scientifique.

Il n’y a donc pas d’âme permettant un « libre-arbitre » et donc par conséquent il n’y a pas obligation pour telle ou telle personne d’exister. Les individus relèvent de l’espèce humaine ; leur existence individuelle n’a pas une « origine » unique, particulière, divine.

Notons cette proposition formulant la même thèse :

« Les idées des choses singulières, ou modes, n’existant pas, doivent être comprises dans l’idée infinie de Dieu de la même façon que les essences formelles des choses singulières, ou modes, sont contenues dans les attributs de Dieu. »

Dieu connaît le système qu’il a produit, donc le genre être humain, mais les individus singuliers, particuliers, relèvent de manière secondaire du genre humain et Dieu ne les connaît pas.

Revenons en aux axiomes :

« II. L’homme pense. »

Il est incroyable qu’aucun commentateur n’ait vu le rapport absolu entre cette phrase simple et en apparence incongrue et la thèse de l’averroïsme latin affirmant justement que l’homme ne pense pas. Rappelons ici l’une des 13 thèses interdites par l’Eglise en 1270 :

La proposition : l’homme pense est fausse ou impropre.

La seule raison pour laquelle une telle phrase, un simple « L’homme pense » puisse être affirmé, est qu’il s’agit d’une allusion à l’averroïsme latin et en apparence également un moyen, par rapport aux cléricaux, d’induire temporairement en erreur.

La thèse de l’axiome I s’oppose en effet au principe comme quoi l’être humain pense, tout comme d’ailleurs l’axiome III. Mais le piège tient en réalité à ce que l’esprit de l’être humain est divisé en deux dans l’averroïsme.

Il y a une partie active et une partie passive, ou si l’on préfère un côté entendement qui cherche à retrouver la voie logique, scientifique, des raisonnements amenant à la vérité logico-scientifique (l’intellect), ainsi qu’un côté sentimentalo-émotionnel.

Spinoza dit précisément cela par la suite. Quand il dit l’homme « pense », il parle en réalité des échos émotionnels qui donnent naissance à des réflexions (en tant que reflet).

Citons immédiatement un passage où, plus loin, Spinoza précise bien que l’entendement est universel et non pas personnel :

« Cet enchaînement [d’idées, constituant la mémoire] se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du corps humain pour le distinguer de l’enchaînement d’idées qui se fait suivant l’ordre de l’entendement, enchaînement en vertu duquel l’âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le même dans tous les hommes. »

On ne peut pas faire plus averroïste que cela.

Regardons maintenant le troisième axiome :

III. Il n’y a de modes de penser, tels que l’amour, le désir, ou tout autre pouvant être désigné par le nom d’affection de l’âme, qu’autant qu’est donnée dans le même individu une idée de la chose aimée, désirée, etc. Mais une idée peut être donnée sans que soit donné aucun autre mode de penser. [Cette dernière phrase désigne ce qu’on appelle le fantasme.]

Quand l’être humain « pense », en réalité il réfléchit sur ce qu’il ressent. Quand il raisonne, alors sa pensée n’est, conformément à l’averroïsme, plus la sienne, mais celle de Dieu. Spinoza dit d’ailleurs un peu plus loin dans l’Éthique :

« L’âme humaine est une partie de l’entendement infini de Dieu. Et conséquemment, quand nous disons que l’âme humaine perçoit telle ou telle chose, nous ne disons rien d’autre sinon que Dieu, non en tant qu’il est infini, mais en tant qu’il s’explique par la nature de l’âme humaine, a telle ou telle idée. »

Spinoza dit même que Dieu a une idée « conjointement » à l’âme humaine. Ce que veut dire Spinoza, c’est que non seulement l’être humain pensant de manière correcte arriver sur les rails de l’intellect, c’est-à-dire de la pensée correcte, par définition universelle, car c’est la vérité et tout le monde pourrait, devrait faire de même…

Mais qu’en plus, l’intellect est en quelque sorte utilisé par l’individu percevant quelque chose. Spinoza souligne bien qu’il ne s’agit pas de l’intellect total, de Dieu en tant que tel, seulement d’une partie plus ou moins grande, selon la connexion et les capacités de connexion de la personne à la vérité et à la démarche scientifique conforme à cette vérité.

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L’Éthique de Spinoza et la logique monothéiste poussée jusqu’au bout

Spinoza pousse jusqu’au bout et donc jusqu’à l’absurde le raisonnement de la religion juive selon lequel Dieu ne réagit pas à quoi que ce soit de par sa toute-puissance. La création du monde se trouve alors difficile à justifier, puisqu’elle se réalise à un moment donné, alors que Dieu est au-delà du temps et des événements.

La création est alors attribuée à la volonté ou la bienveillance de Dieu, ce qui aboutit à deux problèmes respectivement: soit Dieu est alors « personnalisé » ce qui est en contradiction avec sa nature telle qu’elle est définie religieusement, soit Dieu est résumé en une forme entièrement bonne dont émanent des formes secondaires, des « intelligences », donnant naissance au monde au cours d’une longue procession.

Le premier type de réponse est formulé par les partisans traditionnels des religions, le second type par les courants s’appuyant sur le néo-platonisme (avec notamment Plotin, Jamblique, Proclus).

Dans les deux cas, il y aussi le souci de savoir pourquoi le monde a cette nature si compliquée et si difficile à vivre, donnant l’impression que Dieu n’a pas fini le travail, soit qu’il n’a pas voulu (mais alors sa nature ne serait plus si « bonne »), soit qu’il n’a pas pu (mais alors ses émanations sont faibles et il perd son aspect « tout-puissant »).

Le néo-platonisme pouvait s’en tirer, au moyen de la tradition grecque opposant de manière unilatérale Dieu à la matière. Mais comme on le sait la religion juive et les monothéismes qui en sont issus réfutent ce dualisme, cette séparation complète.

Par conséquent, Spinoza peut pousser la logique monothéiste jusqu’au bout et affirmer que les éléments du monde réel n’existent que de manière relative, puisque la seule réalité est Dieu. Les éléments de la réalité sont des composantes relatives de Dieu qui est absolu et au sens strict, aucune définition des éléments de la réalité n’a de sens, puisque ce sont que des éléments de tout un système qui lui seul a une identité propre.

Formulons cela différemment : dans les monothéismes, Dieu existe et a créé le monde, qui a certaines caractéristiques. Il y a eu un débat historique au sujet de savoir dans quelle mesure ces caractéristiques avaient été prédéfini par Dieu; c’est le débat sur ce qu’on a appelé le nominalisme.

Le problème de fond pour les partisans de l’unicité divine – le christianisme, mais moins que l’Islam, et ce dernier – le plus souvent – moins que le judaïsme – ne peuvent pas accepter que le Dieu qui est « un » puisse produire le multiple. Le texte principal du judaïsme, le Chéma Israël, est principalement une insistance sur l’unicité divine.

Le judaïsme a dû ainsi se contorsionner en utilisant d’un côté des noms de Dieu seulement relatifs – adonaï, shaddaï, etc. – lorsque Dieu a un rapport concret, d’intervention matérielle ou spirituelle avec notre monde, de l’autre un nom masqué, secret, représentant la nature seule et unique qui lui est propre – le fameux tétragramme YHVH.

De ce fait, les différentes formes d’existence matérielle ne sont que des modes de la totalité divine, représentant une plus ou moins grande proportion de cette même totalité.

C’est le monothéisme poussé jusqu’au bout, les caractéristiques de la réalité n’ayant pas de nature « à part », car cela forcerait à diviser la totalité divine qui est pourtant par définition unique. C’est, au sens strict, exactement la même thèse que celle du grand théologien hindouiste Cankara, à ceci près que lui a fait le contraire de Spinoza, niant l’existence de la réalité matérielle pour n’en faire qu’une composante d’un grand tout qui est lui seul réalité car purement spirituel.

Cankara dit aussi qu’il n’y a qu’une réalité, qu’absolument tout est un mode de l’expression du divin, mais un mode illusoire ; la  Bhagavad Gîtâ dit précisément la même chose. Il faut donc être satisfait de quitter le monde matériel.

Spinoza dit lui le contraire : les modes exprimés par la réalité suprême ne sont rien d’autre que cette réalité suprême elle-même. Là où Cankara tente de combler le manque de fondements de toute religion par la négation complète du réel comme simple illusion de la réalité divine, comme simple sous-produit, Spinoza applique l’aristotélisme le plus strict en niant l’existence d’un monde « au-dessus », de nature divine, telle que présentée notamment par Platon dans l’allégorie de la caverne.

Spinoza peut ainsi affirmer dans l’Éthique :

« Dieu, autrement dit une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacune exprime une essence éternelle et infinie, existe nécessairement. »

Il y a ici un tour de passe-passe matérialiste, car la phrase signifie littéralement : « L’univers, autrement dit la totalité infinie composée d’une infinité d’éléments, dont chacun est éternel et infini puisque relevant de l’univers éternel et infini, existe nécessairement. »

Ou bien encore, comme le dit Spinoza lui-même de manière ouverte dans l’Éthique:

« Et, continuant ainsi à l’infini [de considérer que des sous-parties des sous-parties peuvent connaître le mouvement ou le repos, différents degrés de vitesse, etc. sans modifier la nature de la partie elle-même, tout comme le fait d’être enrhumé ou pas ne modifie pas la nature humaine d’un être humain], nous concevrons que la Nature entière est un seul individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total. »

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L’Éthique de Spinoza et l’univers comme système

L’Éthique commence ainsi par une série de définitions au sujet de Dieu, qui permettent de développer par la suite le raisonnement matérialiste. C’est là le paradoxe, le tour de force de Spinoza. Son athéisme ne consiste pas en une simple négation des religions, mais en l’expression d’une vision du monde qui atteint le niveau de complexité des religions, tout en les rejetant.

Spinoza avait compris, c’est là le cœur de sa nature matérialiste, que les religions avaient exprimé le besoin d’une compréhension de l’univers. Il préfigure ainsi Feuerbach et Marx. Tant qu’une explication matérialiste du monde – comme celle d’Épicure, de Lucrèce, par exemple – avait un niveau inférieur de complexité, elle ne pouvait surmonter les religions.

Spinoza est celui qui a décidé d’assumer la tâche d’élever le niveau du matérialisme. Comment procède-t-il?

Il constate déjà que ne peut être cause de soi-même que ce qui dépend de soi-même. Spinoza, en effet, ne connaît pas le principe de la loi de la contradiction de la matière et raisonne pour cette raison en termes de cause-conséquence.

Si une chose existe, cette existence a une cause. L’existence de cette cause a elle-même une cause, et le processus est infini si on ne l’arrête pas en théorisant une chose qui est sa propre cause, formant ainsi la cause première.

Ce qu’on appelle Dieu historiquement dans les sciences n’est rien d’autre, initialement, que le besoin scientifique d’une cause des causes, et de causes infinies. Spinoza le souligne bien : l’infinité du pouvoir divin implique une réalité infinie.

Il dit ainsi, contrairement aux religions qui font qu’un Dieu infini a créé un monde fini :

« De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »

La définition de Dieu est alors produite par une sorte de tour de passe-passe intellectuel. Si une chose n’existe qu’en étant sa propre cause, c’est qu’elle devait forcément exister, puisqu’elle existe.

Qui plus est, par cette raison même, elle doit d’ailleurs exister autant demain qu’elle devait exister hier. Étant sa propre cause, cette chose doit par définition toujours l’être, sans quoi elle ne pouvait pas exister sans autre cause (et comme elle est sa propre cause, ce n’est pas possible).

Cette chose qui est sa propre cause, on aura compris que Spinoza va l’appeler « Dieu » ou encore « substance ». La substance existe de manière éternelle, car elle est sa propre origine et que si elle n’existait pas, elle devrait être produite par autre chose, mais à ce moment-là elle ne serait plus sa propre cause.

Comme la chose n’apparaît qu’en raison de sa cause, si elle existe, alors elle a toujours existé, car sans elle-même à la base, elle n’existerait pas.

Cela n’a l’air de rien, mais on retrouve déjà la méthode propre à Spinoza : la définition par la négative. Voici un passage significatif, où l’on voit tout à fait comment Spinoza reprend le principe de cause et de conséquence, théorisé par Aristote, le poussant jusqu’au bout:

« Pour toute chose il doit y avoir une cause, ou raison assignable, pourquoi elle existe ou pourquoi elle n’existe pas.

Par exemple, si un triangle existe, il doit y avoir une raison ou cause pourquoi il existe; s’il n’existe pas, il doit aussi y avoir une raison ou cause qui empêche qu’il n’existe ou ôte son existence.

Cette raison ou cause d’ailleurs doit être contenue ou bien dans la nature de la chose ou bien hors d’elle. »

Chez Spinoza, ce qui existe a une nature en soi, à quoi s’ajoute une origine, une cause. En soi, ce n’est pas encore très original, puisqu’on a d’un côté la forme donnée de l’extérieur, de l’autre la matière sur laquelle est appliquée le moule, la mise en forme.

Ce n’est donc pas à ce niveau que Spinoza opère de changement. Il le fait au niveau de Dieu lui-même. Car du moment que chaque chose existe ou n’existe pas pour une raison précise, alors le fait que Dieu existe obéit lui-même à cette loi.

La seule chose qui pourrait empêcher Dieu d’exister, c’est soit lui-même, mais vouloir se supprimer n’a aucun sens, soit un autre Dieu, mais si ce second Dieu supprimait le premier, il prendrait simplement sa place…

Maintenant, regardons ce que dit Spinoza au sujet de Dieu:

« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »

Cela n’a l’air de rien en apparence, mais Spinoza opère ici un déplacement. Ce qui caractérise de manière principale la notion de Dieu dans les religions, c’est son éternité. La création du monde exige un début et ce début ne peut que provenir d’une chose préexistante. Si l’on ne veut pas chercher une chose préexistante à l’infini, alors on a besoin du concept de Dieu.

Or, comme on le sait, le matérialisme rejette la création du monde (et ses avatars, tel le « big bang », etc.), considérant l’univers comme éternel. C’est là que Spinoza opère son déplacement : plutôt que batailler sur l’éternité (comme le firent Aristote, Avicenne, Averroès, les trois précurseurs majeurs de Spinoza), il le fait sur l’espace.

Dieu existant à travers le temps plus que dans le temps, de par son caractère éternel, il est difficile d’en parler, ou plus exactement impossible puisqu’alors on fait face à une unité complète, totale, Dieu ne changeant jamais. Le Dieu qui est un – la religion juive a au cœur de son identité le mot d’ordre Adonai erad, le Seigneur est un – ne saurait être un sujet de conversation ou de réflexion.

Cependant, si on déplace la question et qu’on se tourne vers l’espace, alors Dieu qui est tout devient le lieu des possibles, ou plus exactement des nécessaires.

Spinoza insiste, de fait, résolument sur ce point :

« Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans aucun autre ordre que de la manière et dans l’ordre où elles ont été produites. »

Dieu étant un, ce qu’il fait est unique et partant de là sa réalisation est elle-même unique. Mais que découle-t-il alors du déplacement opéré par Spinoza?

Si Dieu, qui peut tout, a fait le monde d’une manière et d’une seule possible, alors Dieu ne peut pas tout, c’est-à-dire faire le monde par exemple autrement. Il y a ici une contradiction, dont la seule solution possible est alors que Dieu consiste en l’univers lui-même, qui existe de la manière dont il existe et ne pouvait le faire autrement, puisqu’il est le seul univers qui existe, et donc possible.

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