Feuerbach et Marx sur le rôle de la religion dans l’affirmation de la raison

La religion a été la tentative, idéaliste, de formuler la totalité ; à ce titre la théologie ne doit pas être rejetée, mais absorbée. Ludwig Feuerbach explique ainsi :

« La philosophie la plus nouvelle est sortie de la théologie – elle est elle-même rien d’autre que la théologie dissoute et transformée en philosophie. »

Il a été dit que pour Ludwig Feuerbach, le protestantisme a joué un rôle progressiste dans le processus d’abaissement de « Dieu », pour le ramener à ce qu’il est : une vision qu’a l’humanité d’elle-même.

Regardons comment lui-même formule cela précisément, dans ses Principes pour la philosophie du futur, Ludwig Feuerbach y explique que :

« La tâche du nouveau temps a été le fait de rendre Dieu [à la fois] réel et humain – la transformation et la dissolution de la théologie en anthropologie.

La manière religieuse ou pratique de cette humanisation a été protestantisme. Le Dieu, qui est être humain, est le Dieu humain et donc : le Christ – celui-ci n’est que le Dieu du protestantisme.

Le protestantisme ne se soucie plus, à l’opposé du catholicisme, de ce qu’est Dieu lui-même, mais seulement de ce qu’il est pour l’être humain : il n’a donc pour cela plus de tendance spéculative ou contemplative, comme l’autre [le catholicisme] : il n’est plus théologie – il est essentiellement seulement christologie, c’est-à-dire une anthropologie religieuse. »

Principes pour la philosophie du futur

On comprend que le marxisme ait eu du mal à s’affirmer en France, pays catholique où la signification du protestantisme n’a pas été comprise ; le protestantisme a toujours été considéré comme une sorte d’ascétisme, une pratique sectaire, etc., et jamais comme l’affirmation de l’individu. Pour cela, le catholicisme a habilement joué sur la « confession » pour donner une marge de liberté hypocrite.

Car en effet le protestantisme met en avant la morale, la responsabilité individuelle. En ce sens, il est affirmation de la raison contrairement au catholicisme ou au judaïsme où les lois existent de manière écrite et il suffit de les suivre de manière passive, irrationnelle.

Mieux que le protestantisme, il y a la philosophie spéculative, qui rabaisse Dieu, et surtout donc qui amène la raison à être non pas concerné par « Dieu » et le mysticisme, mais par la réalité, la nature.

En supprimant Dieu, on ramène la raison sur terre, et donc à la connaissance de la réalité naturelle. L’être humain aboutit alors à lui-même. Karl Marx dit précisément la même chose dans les Manuscrits de 1844.

Voici ce que dit Karl Marx sur comment les humains ont inventé un Dieu « humain » :

« Si le produit du travail n’appartient pas à l’ouvrier, s’il est une puissance étrangère en face de lui, cela n’est possible que parce qu’il appartient à un autre homme en dehors de l’ouvrier.

Si son activité lui est un tourment, elle doit être la jouissance d’un autre et la joie de vivre pour un autre. Ce ne sont pas les dieux, ce n’est pas la nature, qui peuvent être cette puissance étrangère sur l’homme, c’est seulement l’homme lui-même.

Réfléchissons encore à la proposition précédente : le rapport de l’homme à lui-même n’est objectif, réel, pour lui que par son rapport à l’autre.

Si donc il se comporte à l’égard du produit de son travail, de son travail objectivé, comme à l’égard d’un objet étranger, hostile, puissant, indépendant de lui, il est à son égard dans un tel rapport qu’un autre homme qui lui est étranger, hostile, puissant, indépendant de lui, est le maître de cet objet.

S’il se comporte à l’égard de sa propre activité comme à l’égard d’une activité non-libre, il se comporte vis-à-vis d’elle comme vis-à-vis de l’activité au service d’un autre homme, sous sa domination, sa contrainte et son joug.

Toute aliénation de soi de l’homme à l’égard de soi-même et de la nature apparaît dans le rapport avec d’autres hommes, distincts de lui, dans lequel il se place lui-même et place la nature. C’est pourquoi l’aliénation religieuse de soi apparaît nécessairement dans le rapport du laïque au prêtre ou, comme il s’agit ici du monde intellectuel, à un médiateur, etc.

Dans le monde réel pratique, l’aliénation de soi ne peut apparaître que par le rapport réel pratique à l’égard d’autres hommes.

Le moyen grâce auquel s’opère l’aliénation est lui-même un moyen pratique. Par le travail aliéné, l’homme n’engendre donc pas seulement son rapport avec l’objet et l’acte de production en tant que puissances étrangères et qui lui sont hostiles ; il engendre aussi le rapport dans lequel d’autres hommes se trouvent à l’égard de sa production et de son produit et le rapport dans lequel il se trouve avec ces autres hommes.

De même qu’il fait de sa propre production sa propre privation de réalité, sa punition, et de son propre produit une perte, un produit qui ne lui appartient pas, de même il crée la domination de celui qui ne produit pas sur la production et sur le produit. De même qu’il se rend étrangère sa propre activité, de même il attribue en propre à l’étranger l’activité qui ne lui est pas propre. »

Manuscrits de 1844

Le mot d’ordre de Ludwig Feuerbach, et de Karl Marx, est donc le retour à l’être humain, à l’être humain naturel, comme le dit Karl Marx dans les Manuscrits de 1844 :

La société est l’achèvement de l’unité essentielle de l’être humain avec la nature, la vraie résurrection de la nature, le naturalisme accompli de l’être humain et l’humanisme accompli de la nature.

Manuscrits de 1844

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Max Stirner : l’individualisme à la française contre l’individu naturel de Feuerbach

Max Stirner (1806-1856) est aux côtés de Ludwig Feuerbach et de Bruno Bauer (1809-1882) le second grand « hégélien de gauche », c’est-à-dire les disciples de la pensée de G.W. Hegel assumant le progressisme, la critique radicale de la religion.

Mais si Ludwig Feuerbach pave la voie à Karl Marx et Friedrich Engels, Max Stirner pave la voie à l’anarchisme. Son œuvre la plus célèbre, L’Unique et sa propriété (1844), est une attaque contre Ludwig Feuerbach.

Max Stirner considère qu’en défendant la nature, Ludwig Feuerbach ne peut pas se passer de Dieu : sa pensée serait finalement religieuse malgré lui.

Max Stirner est en fait un individualiste, il n’a que faire d’une division entre l’individu « limité » et sa conscience qui comprend l’universel. Ce qu’il critique chez Ludwig Feuerbach, c’est sa tentative de faire de l’être humain à la fois un individu et à la fois une composante d’un grand « tout » qui serait la nature.

A ses yeux, cela nuit à l’individu, à sa dignité, à son affirmation la plus complète. Si on connaît les philosophies d’Avicenne et d’Averroès, on voit bien que Max Stirner affirme que l’individu « pense » et qu’il n’y a pas de dimension universelle (ou unique) dans la pensée des humains.

Voici ce que dit Max Stirner :

« Autrefois, dit-il [il s’agit de Ludwig Feuerbach, dont Max Stirner résume la position], nous ne cherchions et n’apercevions notre essence que dans l’au-delà, tandis qu’à présent que nous comprenons que Dieu n’est que notre essence humaine, nous devons reconnaître cette dernière comme nôtre et la transposer de nouveau de l’autre monde en ce monde.

Ce Dieu, qui est esprit, Ludwig Feuerbach l’appelle « notre essence ». Pouvons-nous accepter cette opposition entre « notre essence » et nous, et admettre notre division en un moi essentiel et un moi non essentiel ? Ne sommes-nous pas ainsi de nouveau condamnés à nous voir misérablement bannis de nous-mêmes ?

Que gagnons-nous donc à métamorphoser le divin extérieur à nous en un divin intérieur ? Sommes-nous ce qui est en nous ?

Pas plus que ce qui est hors de nous. Je ne suis pas plus mon cœur que je ne suis ma maîtresse, cet « autre moi ». C’est précisément parce que nous ne sommes pas l’Esprit qui habite en nous que nous étions obligés de projeter cet Esprit hors de nous : il n’était pas nous, ne faisant qu’un avec nous, aussi ne pouvions-nous lui accorder d’autre existence que hors de nous, au-delà de nous, dans l’au-delà.

Ludwig Feuerbach étreint avec l’énergie du désespoir tout le contenu du Christianisme, non pour le jeter bas, mais pour s’en emparer, pour arracher de son ciel par un dernier effort cet idéal toujours désiré, jamais atteint, et le garder éternellement (…).

À la doctrine théologique de Ludwig Feuerbach, opposons en quelques mots les objections qu’elle nous suggère : « L’être de l’homme est pour l’homme l’être suprême. Cet être suprême, la religion l’appelle Dieu et en fait un être objectif ; mais il n’est, en réalité, que le propre être de l’homme ; et nous sommes à un tournant de l’histoire du monde, parce que désormais pour l’homme ce n’est plus Dieu, mais l’Homme qui incarne la divinité . »

À cela, nous répondons : l’Être suprême est l’être ou l’essence de l’homme, je vous l’accorde ; mais c’est précisément parce que cette essence suprême est « son essence » et non « lui » qu’il est totalement indifférent que nous la voyions hors de lui et en fassions « Dieu », ou que nous la voyions en lui et en fassions l’ « Essence de l’homme » ou l’« Homme ».

Je ne suis ni Dieu ni Homme, je ne suis ni l’essence suprême ni mon essence, et c’est au fond tout un que je conçoive l’essence en moi ou hors de moi.

Bien plus, toujours l’essence suprême a été conçue dans ce double au-delà, au-delà intérieur et au-delà extérieur ; car, d’après la doctrine chrétienne, « l’esprit de Dieu » est aussi « notre esprit » et « habite en nous  » Il habite le ciel et habite en nous, nous ne sommes que sa « demeure ».

Si Ludwig Feuerbach détruit sa demeure céleste et le force à venir s’installer chez nous avec armes et bagages, nous serons, nous, son terrestre logis, singulièrement encombrés. »

En clair : Max Stirner n’en a rien à faire de ce qu’Aristote, Avicenne et Averroès appelle l’intellect, il s’oppose à la pensée comme universelle, au nom de l’individu qui n’est pas son « essence » mais seulement un individu, dont il fait naturellement l’éloge ultra-individualiste.

Max Stirner dessiné par Friedrich Engels,
en 1842.

Max Stirner a ici en fait donné l’argument à la française, c’est-à-dire le point de vue laïc qui rejette la religion comme conception et institution, mais ne l’interprète pas comme expression de la réalité humaine en quête d’elle-même.

Dans la pensée française, façonnée par René Descartes, la réalité humaine naturelle ne saurait, en effet, formuler quelque chose de raisonnable, et a fortiori à travers des élucubrations religieuses.

Or, la base de Ludwig Feuerbach et du marxisme est justement que l’être humain formule la rationalité de sa propre réalité naturelle et sociale.

Max Stirner, ici, pave la voie à l’anarchisme, mais aussi à l’existentialisme, c’est-à-dire l’affirmation de l’individu « pensant » et la négation de la nature comme réalité à laquelle appartient l’être humain.

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Ludwig Feuerbach : «Dieu» comme outil de la conscience pour saisir la nature


Pour les matérialistes, l’univers est un, il y a unité. Mais l’être humain n’est pas cet univers. Selon Ludwig Feuerbach, l’être humain a cependant, à l’opposé des animaux, conscience du caractère infini de la réalité.

Il doit l’exprimer, mais comment sa conscience non infinie peut-elle formuler cela ? Précisément en utilisant le concept de « Dieu. » Ludwig Feuerbach explique dans L’essence du christianisme que :

« L’être de l’être humain différencié des animaux n’est pas que le fondement, mais également l’objet de la religion.

Mais la religion est la conscience de l’infini : elle est ainsi et ne peut être rien d’autre que la conscience de l’être humain de son être, et cela non pas fini, limité, mais bien infini.

Un être véritablement fini n’a pas la moindre idée, sans parler d’une conscience d’un être infini, parce que la limite de l’être est aussi la limite de la conscience. »

On comprend alors ici pourquoi le matérialisme est également passé par le concept de « Dieu », notamment avec Aristote, Avicenne, Averroès, Spinoza, etc. Le matérialiste vulgaire ne peut pas saisir cela, car il assimile Dieu à un simple préjugé, à une simple abstraction.

Si l’on suit Ludwig Feuerbach, la division esprit-corps que fait la religion n’est pas une « absurdité » abstraite, mais le fruit d’une humanité séparée en deux, en raison du fait qu’un individu est fini mais que sa conscience conçoit l’infini.

Ne pouvant gérer cela, la conscience a alors utilisé « Dieu » et les fantasmagories mystiques. Pour Ludwig Feuerbach :

«La religion est la conscience de soi de l’être humain première et de fait indirecte. »

Le rapport qu’a l’être humain avec Dieu est son rapport avec lui-même. Ludwig Feuerbach présente ainsi, naturellement, le monothéisme de la religion juive comme une première affirmation égoïste, car national ; à ses yeux (tout comme pour Karl Marx), le christianisme lui est supérieur car il revendique l’universalisme du message divin.

Cependant et bien entendu, pour se maintenir non comme illusion mais bien comme théologie, la religion a besoin d’un Dieu puissant, intervenant sur le réel. C’est la fameuse contradiction explosive entre le système religieux et les pratiques populaires.

Et il faut noter que Ludwig Feuerbach constate l’importance du christianisme en fait comme protestantisme, qui confie la responsabilité à l’individu, et non plus aux lois qui expliquent tous les aspects de la vie quotidienne.

Avec le protestantisme, l’individu doit lui-même trouver la morale et non plus obéir à des préceptes. En cela, il a arraché des prérogatives au concept de « Dieu », ce qui témoigne par ailleurs du caractère historiquement progressiste, bourgeois à l’époque, du protestantisme, à l’opposé du judaïsme et du catholicisme.

Cependant, Ludwig Feuerbach n’a pas pu expliquer pleinement comment les religions se forment, c’est-à-dire leur rapport avec la base productive. Ludwig Feuerbach a compris la division en deux de l’humanité, il a saisi la question de « Dieu » comme unité, mais il n’a pas saisi les modalités faisant que la religion se forme d’une manière et pas d’une autre, à telle ou telle époque.

Or, c’est en saisissant ces modalités – les contradictions au sein d’une société – que l’on peut faire disparaître non pas simplement la religion sur le plan théorique, mais même idéologiquement, en asséchant sa source :

« Ludwig Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel.

Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire.

Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle.

Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.

Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique. » (Marx, Thèses sur Feuerbach)

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Ludwig Feuerbach : la religion comme miroir de la conscience humaine

De quoi parle la religion ? La religion parle de l’humanité et de la nature. Mais en raison de la situation où sont les humains, ils en parlent de manière voilée, cachée à leurs propres yeux. Ainsi, ils parlent de Dieu, concept qui n’est que le reflet de l’humanité.

La religion n’est ainsi pas qu’un système idéologique visant à justifier une domination, une oppression, une exploitation. C’est le reflet d’un certain niveau de conscience de l’humanité. Une humanité qui n’a pas encore un niveau suffisant de conscience d’elle-même et de la nature utilise « Dieu ».

Naturellement, les fameuses lignes de Karl Marx sur la religion comme opium du peuple puisent directement dans la conception de Ludwig Feuerbach. Dans L’essence du christianisme, Ludwig Feuerbach explique :

«La religion est la division en deux de l’être humain avec lui-même ; il se pose Dieu comme un être posé face à lui. Dieu n’est pas ce qu’est l’être humain, et l’être humain n’est pas ce qu’est Dieu.

Dieu est l’être infini, l’être humain l’être fini ; Dieu est complet, l’être humain incomplet ; Dieu est éternel, l’être humain est dans le temps ; Dieu est tout-puissant, l’être humain est impuissant ; Dieu est saint, l’être humain est pêcheur.

Dieu et l’être humain sont des extrêmes : Dieu est de fait le positif, la quintessence de toutes les réalités, l’être humain est tout simplement le négatif, la quintessence de tous les riens.

Mais l’être humain rend objectif dans la religion sa propre nature secrète. Donc, il doit être démontré que cette opposition, cette dichotomie entre Dieu et l’être humain, sur laquelle s’affirme la religion, est une dichotomie de l’être humain avec son propre être. »

L’essence du christianisme

Pour un matérialiste vulgaire, cela ne veut rien dire, car le matérialisme vulgaire ne consiste qu’en la rationalité cartésienne s’appropriant la réalité, mais ne lui accordant pas de valeur en soi.

Chez Ludwig Feuerbach, par contre, l’être humain fait partie de la nature. Il ne peut donc même pas s’appuyer sur un Dieu lointain pour s’inventer des droits – Ludwig Feuerbach n’est pas un déiste, il ne fait pas comme René Descartes, etc.

Ludwig Feuerbach

Ludwig Feuerbach veut l’être humain ayant conscience de sa réalité naturelle. Et il pense même que l’être humain le veut forcément, la preuve étant qu’il pose un Dieu comme une sorte de miroir.

Une telle perspective change tout par rapport à la religion : le matérialiste vulgaire, le pseudo libre penseur du XXe siècle, le laïc, rejette la religion comme institution et ne voit rien d’autre en elle. Le matérialisme authentique, lui, voit comment la religion représente également une conscience aliénée.

Karl Marx ajoute aussi un élément à Ludwig Feuerbach, car ce dernier ne liait pas l’émergence des religions à un développement des forces productives, et donc il n’a pas compris que les religions dépendent de comment les humains travaillent, modifient la réalité et eux-mêmes.

Voici ce que dit Karl Marx, dans une œuvre de jeunesse de 1843, Critique de la philosophie du droite de Hegel. La partie commençant avec « certes » désigne la démarche de Ludwig Feuerbach, que Karl Marx reconnaît, en allant plus loin et en disant : la conscience de l’être humain n’est pas à côté de la réalité, elle ne peut pas se contempler ; elle est dans la réalité aussi.

« Le fondement de la critique irréligieuse est : c’est l’homme qui fait la religion, ce n’est pas la religion qui fait l’homme.

Certes, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi qu’a l’homme qui ne s’est pas encore trouvé lui-même, ou bien s’est déjà reperdu.

Mais l’homme, ce n’est pas un être abstrait blotti quelque part hors du monde. L’homme, c’est le monde de l’homme, l’État, la société.

Cet État, cette société produisent la religion, conscience inversée du monde, parce qu’ils sont eux-mêmes un monde à l’envers.

La religion est la théorie générale de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d’honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation fantastique de l’être humain, parce que l’être humain ne possède pas de vraie réalité. Lutter contre la religion c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel.

La détresse religieuse est, pour une part, l’expression de la détresse réelle et, pour une autre, la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans coeur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple.

L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est l’exigence que formule son bonheur réel. Exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. La critique de la religion est donc en germe la critique de cette vallée de larmes dont la religion est l’auréole. » 

Voyons maintenant pourquoi c’est le concept de « Dieu » qui est utilisé par la conscience divisée en deux, par rapport aux questions du fini et de l’infini.

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Ludwig Feuerbach : omnis determinatio est negatio

La thèse de Ludwig Feuerbach est la négation du cartésianisme qui nie les sens, mais également du courant qui naîtra au début du XXe siècle, et qui sera appelé le béhaviorisme ou comportementalisme.

Le cartésianisme considère que les humains pensent, thèse réfutée par le matérialisme qui considère que la conscience n’est que le reflet de la réalité. Mais le risque est de basculer dans une vision mécanique, où la pensée ne consisterait qu’en une réaction à des stimuli, ce qui est précisément la thèse du béhaviorisme.

Le matérialisme dialectique rejette tant le cartésianisme que le béhaviorisme, car s’il considère que l’être humain ne pense pas, il reconnaît le cerveau comme étant de la matière (la fameuse « matière grise ») et par conséquent il obéit aux principes de la dialectique.

Les humains n’agissent donc pas mécaniquement, pas plus qu’ils ne sont libres ; leur psychologie se fonde sur leur existence réelle, naturelle, et le processus dialectique de leur pensée comme reflet de la réalité, mais aussi donc de leur propre réalité, puisqu’ils font partie de la réalité.

Pour cette raison, Ludwig Feuerbach reconnaît l’importance historique de l’empirisme, qui a été développé par Francis Bacon, dans une démarche précisément opposée à René Descartes qui lui rejette les sens :

« La grande signification historique de l’empirisme consiste de fait en ce qu’il donne aux sens leur droit en tant que moyen de la connaissance, qu’il a élevé à un objet substantiel en particulier la sphère de l’indirect, de l’empirique. »

Histoire de la nouvelle philosophie

Naturellement, ce n’est qu’une étape : Ludwig Feuerbach n’est donc pas empiriste, il ne s’arrête pas aux sens, cependant il ne rejette pas ceux-ci comme le fait René Descartes.

D’où sa formulation, dès une œuvre de jeunesse (Critique de l’empirisme), comme quoi :

« La pensée est la chose comme elle est, la représentation par les sens la présentation de la chose comme elle apparaît. Les sens nous donnent des images, les choses ne nous sont données que par la pensée (…).

Avec les sens nous lisons le livre de la nature, mais nous ne le comprenons pas par les sens. La compréhension raisonnée est un acte par lui-même, un acte absolument indépendant.

Ce que saisit la compréhension raisonnée, il ne le comprend qu’à partir de et à travers lui-même ; il n’y a que ce qui est conforme à la compréhension raisonnée qui est un objet de la raison. La compréhension raisonnée est sa propre mesure, son principe propre ; il est causa sui [cause de soi-même], l’absolu dans les êtres humains. »

Critique de l’empirisme

Ce faisant, Ludwig Feuerbach ouvre la voie à une psychologie matérialiste, qui sera en quelque sorte posée dans la seconde moitié du XXe siècle par le maoïste Akram Yari en Afghanistan.

Mais il rejette déjà en pratique G.W.F. Hegel, car celui-ci n’attribue de valeur réelle qu’à la dialectique dans la conscience, ce qu’il appelle l’esprit. Or, Ludwig Feuerbach reconnaît la conscience, mais il reconnaît également la réalité.

C’est le moment qui est très difficile à comprendre pour les matérialistes français, qui ont vu leur conception saccagée par l’ouverture à René Descartes, mais aussi par les limites du matérialisme français.

Le véritable matérialisme reconnaît en effet le caractère unique et unifié de la réalité, ce que le matérialisme vulgaire ne comprend pas. G.W.F. Hegel, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie,explique l’aspect capital de cette question.

A ses yeux, la véritable philosophie tente de saisir la réalité comme un tout, et Parménide pour qui le monde est « un » est en pratique le premier philosophe. Cependant, c’est en Orient que ce point de vue a pu se développer, selon G.W.F. Hegel, alors qu’en Europe cette perspective avait été perdue.

D’où sa conclusion comme quoi Baruch Spinoza a joué un rôle historique :

« Spinoza est le point central de la philosophie moderne : ou bien le spinozisme ou bien pas de philosophie. »

G.W.F. Hegel méconnaît en fait tout ce qu’il appelle « intuition orientale » et qui est en réalité toute la falsafa arabo-persane (et, relativement, juive, notamment avec le religieux Moïse Maïmonide), que Baruch Spinoza prolonge et fait aboutir.

Mais il a saisi que c’est la question de la totalité qui compte ; quelque chose qui existe doit être compris dans son rapport au tout, et c’est un rapport de négation. G.W.F. Hegel y voit même là l’affirmation de la dialectique, dont Baruch Spinoza n’aurait pas compris la signification, la dimension.

Voici comment G.W.F. Hegel explique la valeur de Baruch Spinoza :

« En ce qui concerne le déterminé, Spinoza a posé la phrase : omnis determinatio est negatio [toute détermination est négation] ; ainsi, il n’y a que le non-particulier, l’universel, qui est véritablement, est seulement substantiel.

L’âme, l’esprit est une chose individuelle, est en tant que telle restreinte ; ce, par quoi il est chose individuel, est une négation, et il n’a ainsi pas de réalité véritable. L’unité simple de la pensée, en soi-même, est présentée par lui comme la substance absolue.

Voilà, en tout et pour tout, l’idée spinoziste (…). Quand on commence à philosopher, on doit ainsi être tout d’abord spinoziste. »

Ludwig Feuerbach est donc un moment clef : il accepte G.W.F. Hegel reconnaissant Baruch Spinoza comme le penseur de la totalité. Mais là où G.W.F. Hegel ne prend en compte que la conscience, le mouvement en son sein – l’esprit – Ludwig Feuerbach lui affirme la valeur de la réalité elle-même…

La voie était ouverte pour le matérialisme dialectique.

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Ludwig Feuerbach : une dynamique au sujet de la nature qui pave la voie au marxisme

Il est bien connu que Karl Marx a été profondément marqué intellectuellement par deux auteurs : Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831) et Ludwig Feuerbach (1804-1872). En France, la figure de G.W.F. Hegel est bien connue ; on sait qu’il a apporté le principe de la dialectique.

Cependant, le figure de Ludwig Feuerbach est absolument inconnue, alors qu’il a assumé le matérialisme. Le matérialisme dialectique profite directement de Ludwig Feuerbach et de G.W.F. Hegel, que Karl Marx a relié.

En France, Ludwig Feuerbach a été mis de côté y compris par les « marxistes », pour deux fausses raisons : tout d’abord la considération que la France avait la philosophie des Lumières et que, par conséquent, c’était bien suffisant comme matérialisme et, ensuite, il y a la fausse interprétation de René Descartes comme philosophe « scientifique », sa méthode étant censé être « matérialiste » par nature, etc.

En réalité, Ludwig Feuerbach est incontournable, car il prolonge Baruch Spinoza. Il est l’intermédiaire entre Karl Marx et Baruch Spinoza ; comme Denis Diderot, il affirme que le matérialisme trouve sa source dans la réalité naturelle, mais il va plus loin que Denis Diderot, car il assume la sensation de manière plus approfondie.

Comme l’a expliqué Karl Marx, constatant l’aspect positif et l’aspect négatif:

« Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme. »

Karl Marx considère comme juste que Ludwig Feuerbach en appelle à l’intuition sensible, mais il manque l’étape du monde sensible comme étant transformable.

C’est précisément cette thèse qui était intolérable en France, de par le triomphe de René Descartes qui rejette l’intuition sensible. Or, ce faisant, le matérialisme dialectique ne pouvait réellement s’implanter en France.

En effet, le véritable athéisme ne nie pas que l’univers soit « un ». Or, le pseudo-athéisme français n’a pas compris la thèse de Ludwig Feuerbach, qui lui-même l’emprunte à G.W.F. Hegel, qui lui-même l’emprunte à Baruch Spinoza.

L’athéisme ne dit pas : il n’y a pas de Dieu et c’est le hasard qui règne, car cela c’est la vieille thèse, non scientifique, d’Épicure (même si Épicure est une figure illustre du matérialisme). L’athéisme authentique dit : il n’y a qu’une seule réalité, une réalité infinie, et c’est de ce point de vue qu’il faut partir.

C’est pour cela que Ludwig Feuerbach a construit son œuvre contre les religions : il entendait non pas simplement réfuter les systèmes religieux, mais dépasser, de la même manière que Baruch Spinoza, l’ancienne définition de « Dieu ».

C’est en posant les choses ainsi que Ludwig Feuerbach a amené une révolution idéologique, permettant l’avènement du marxisme.

Friedrich Engels souligne de la manière suivante l’importance du rôle historique de Ludwig Feuerbach :

« C’est alors que parut l’Essence du christianisme, de Feuerbach. D’un seul coup, il réduisit en poussière la contradiction, en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône.

La nature existe indépendamment de toute philosophie ; elle est la base sur laquelle nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature, avons grandi ; en dehors de la nature et des hommes, il n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagination religieuse ne sont que le reflet fantastique de notre être propre.

L’enchantement était rompu ; le « système » était brisé et jeté au rancart, la contradiction, n’existant que dans l’imagination, résolue.

Il faut avoir éprouvé soi -même l’action libératrice de ce livre pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général : nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ».

On peut voir, en lisant la Sainte Famille, avec quel enthousiasme Karl Marx salua la nouvelle façon de voir et à quel point — malgré toutes ses réserves critiques — il fut influencé par elle. »

Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888

Ludwig Feuerbach est à ce titre incontournable pour la compréhension de la genèse du matérialisme dialectique. C’est lui qui a posé la réflexion comme quoi il n’y a que la Nature et les êtres humains, c’est-à-dire l’histoire ; c’est en quelque sorte la base de la « division » du travail entre matérialisme dialectique et matérialisme historique.

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