Jean-Sébastien Bach: la limite historique et l’avenir de la musique

Chez Jean-Sébastien Bach, la mélodie devient telle une cellule qui se reproduit en d’autres voix et qui interagit avec les autres cellules. Une célèbre anecdote est celle où le souverain Frédéric II, lors d’une visite de Jean-Sébastien Bach, lui remet le thème d’une fugue, c’est-à-dire une mélodie qui connaît une « réponse ».

Cette « réponse » consiste en la mélodie d’origine, mais modifiée, comme lors d’un dialogue de deux personnes autour d’un même thème ; elle est également accompagnée de la première voix, l’appuyant par un contre-sujet, et le processus peut se multiplier par d’autres voix.

Frédéric II le met au défi de composer au sujet du thème donné et Jean-Sébastien Bach joue directement la fugue à trois, quatre, puis cinq voix, envoyant ensuite l’ensemble, un peu plus tard avec une version à six voix, comme « offrande  musicale » au souverain.

On a ici une véritable vue de la force et de la faiblesse de Jean-Sébastien Bach, au-delà du caractère formidable de sa musique. Ses œuvres les plus marquantes sont en effet, en plus de l’offrande musicale (qui date de 1747), ce qu’on appelle L’art de la fugue (de 1742 à 1750) et les Variations Goldberg.

Toutes ont en commun de placer l’harmonie dans le cadre du contrepoint, et dans ce cadre seulement. Avec L’art de la fugue par exemple, Jean-Sébastien Bach témoigne de la richesse du contrepoints en douze fugues et deux canons (respectivement quatorze et deux dans la seconde version, apparemment inachevée ou se terminant symboliquement) : il prend quelques notes formant une mélodie et la conserve pour montrer comment on peut la combiner dans des contrepoints, en accélérant le rythme ou en le libérant, en renversant la mélodie, etc.

Le principe est tellement fort dans sa méthode qu’on ne sait toujours pas si Jean-Sébastien Bach l’a composé pour un instrument en particulier, et même si c’est nécessairement un instrument avec un clavier.

Cependant, cela pose également sa limite. Jean-Sébastien Bach, dans sa démarche, reste toujours lié à la mélodie d’origine comme aspect principal ; il tourne autour pour ainsi dire, de manière polyphonique. Ce faisant, il brime la mélodie en l’enserrant en elle-même.

La mélodie n’a plus comme horizon qu’elle-même.

Extrait des Variations Goldberg

C’est pour cela que, directement après Jean-Sébastien Bach, émerge la musique dite classique, c’est-à-dire la musique s’appuyant sur l’harmonie comme aspect principal et mettant de côté de manière significative la question du contrepoint.

Cela gagnera en lyrisme, ce dont la bourgeoisie avait besoin : c’est notamment l’émergence de l’opéra, seul style musical évité par Jean-Sébastien Bach. Cependant, cela implique une vraie perte de densité et une ouverture très grande au risque de subjectivisme. La décadence de la musique « moderne » vient de là.

Ce que Jean-Sébastien Bach dépasse, c’est historiquement la composition simple avec une mélodie appuyée par d’autres éléments, telle la basse. La mélodie, dans ce cas, est le seul vrai élément, le reste n’étant qu’embellissement, renforcement, soulignement, accompagnement, etc.

Le sceau de Jean-Sébastien Bach, au centre. Sur les côtés, les éléments le composant :
JSB ainsi que son reflet, les deux étant associés.

Le contrepoint utilisé adéquatement renverse dialectiquement ce principe. Il ne l’inverse pas, en plaçant la mélodie au service des accompagnements, ce qui serait un signe de décadence et caractérise par ailleurs justement le chaos dans le domaine de la musique, comme on peut en avoir un exemple avec la sorte de techno dance commercial du début du 21e siècle.

On comprend ici pourquoi la musique appréciée par la bourgeoisie sombrant dans la décadence a toujours plus tendu à l’harmonie apparente au moyen d’accords bien placés appuyant les mélodies, au lieu d’assumer le contrepoint.

Il faut noter ici que tout le développement des musiques dissonantes, dans tous les registres musicaux (classique, rock, blues, metal, musique électronique, musique industrielle, etc), est à la fois le reflet de l’incapacité bourgeoise au dépassement de la logique de la seule harmonie et de sa « simplicité », et d’une tentative des musiciens authentiques de retrouver la base du contrepoint comme solution révolutionnaire au besoin de saut qualitatif dans le domaine de la musique.

Ce dernier cas explique la grande appréciation et qualité des projets de musique totale de certains groupes musicaux, combinant les mélodies avec un haut niveau de synthèse, sur la base d’un très haut niveau technique de plusieurs musiciens (on peut citer The Beatles, The Velvet Underground, The Stooges, Joy Division et New Order, The Smiths, Gun’s Roses, etc. etc.).

Le contrepoint est la rencontre dialectique de l’harmonie avec la complexité de mélodies associées.

On comprend pourquoi la bourgeoisie, une fois élancée, abandonna le contrepoint ; pour cette raison, Jean-Sébastien Bach tomba relativement dans l’oubli, jusqu’à ce que, en 1829, Felix Mendelssohn Bartholdy rejoue la Passion selon Matthieu, ramenant le compositeur en pleine lumière, le monde le reconnaissant comme un géant, le fondateur d’une époque.

Mais cette époque était considérée comme « terminée » et Jean-Sébastien Bach est toujours ramené à une prétendue musique « baroque » – le terme est par nature absurde de par la réelle nature du baroque pour qui est matérialiste historique – qui n’aurait fait que paver la voie à la musique classique toujours plus orientée vers l’harmonie comme principe, avec ensuite le romantisme, la modernité, etc., c’est-à-dire le subjectivisme.

Déjà à sa propre époque, Jean-Sébastien Bach n’était pas du tout le plus célèbre des musiciens alors ; sa musique était trop complexe et trop développée pour une époque dont le luthéranisme était une des avant-gardes idéologiques.

C’est ainsi Vivaldi qui était le plus connu alors : bien que basé à Venise, son activité irradiait toute l’Europe, jusqu’à la Norvège, alors que plus plus de 40 sonates et de 90 concertos de lui furent alors édités, contre vraiment très peu d’œuvres du côté de Jean-Sébastien Bach.

Vivaldi disparut ensuite de toute valorisation, alors que Jean-Sébastien Bach fut reconnu comme un titan, mais sans pour autant que la bourgeoisie toujours plus décadente sache quoi en faire.

On a ainsi le paradoxe que Jean-Sébastien Bach est admiré de tous les théoriciens de la musique, car il parvient à combiner et recombiner, sans jamais que cela donne une impression de simple superposition, de plaquage… Mais qu’en même temps, le contrepoint est considéré comme une forme relevant d’un passé révolu.

Il apparaît comme évident que ce n’est pas le cas dans la pratique, puisque toute polyphonie présuppose le contrepoint, mais également qu’ici le matérialisme dialectique peut, de par l’éclaircissement des lois du mouvement, fournir la base d’une compréhension avancée du contrepoint comme pendant dialectique de l’harmonie.

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Jean-Sébastien Bach et la rencontre de l’harmonie et du contrepoint

Jean-Sébastien Bach arrive à un moment historique où son activité peut être le produit de deux pôles contradictoires. Il y a, d’un côté, une véritable base luthérienne sur le plan musical.

Des milliers de chants chorals ont été écrits, la religion n’a pas triomphé à l’échelle du pays mais elle profite de solides bastions, de solides formations théologiques et culturelles. Jean-Sébastien Bach en profite directement, de par son éducation, de par son environnement, de par les découvertes musicales qu’il a pu faire, de par sa sensibilité et son exigence.

Il va de soi que cela n’allait pas sans un très haut niveau technique, Jean-Sébastien Bach étant un virtuose au clavecin, à l’orgue, au violon et à l’alto.

De l’autre côté, Jean-Sébastien Bach disposait des moyens d’exprimer par un saut qualitatif sur le plan de la composition. De par sa situation, il était capable de résoudre de manière progressiste la tension dialectique entre le contrepoint et l’harmonie.

Le contrepoint n’a pas été un principe musical amené par Jean-Sébastien Bach, cependant la pratique qu’il en avait, ainsi que de la mélodie accessible sur le plan populaire de par les exigences luthériennes, est ce qui a amené un saut qualitatif dans la musique, dans la mesure où sa pratique lui avait bien souligné l’importance centrale du mouvement musical pour emporter l’auditoire et qu’il y ajoutait la densité par le contrepoint.

La pratique des centaines de chants chorals du luthéranisme lui avait ouvert le champ populaire de la mélodie ; le contrepoint lui permettait d’élever la mélodie à l’universel, en la rendant plus remplie, plus dense.

Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553),
Le Dernier Repas, 1530, avec Luther parmi les apôtres

En ne perdant jamais de vue cette exigence d’accessibilité – d’où l’intérêt qu’il soit lui-même luthérien, pour le maintenir de manière résolue dans cette mise en perspective populaire – il a su puiser dans la technique du contrepoint pour faire en sorte qu’elle appuie cette mélodie de la manière la plus naturelle possible.

Chez Jean-Sébastien Bach, il y a plusieurs mélodies qui sont en rapport dialectique, tout en ayant une complexité propre permettant de développer davantage de formes, de rythme, ces formes combinées de plusieurs mélodies donnant naissance à une nouvelle manière d’exprimer la musique.

Chez Jean-Sébastien Bach, rien n’est donc gratuit, chaque élément musical exprime à la fois une complexité visant à une harmonie autonome et également un rapport productif avec les autres éléments.

Il ne s’agit pas d’une simple superposition. Il ne s’agit pas non plus d’un alignement ou d’une organisation, de type abstrait. Cela serait là perdre le principe de l’harmonie.

D’où la question de la sensibilité, clef pour parvenir une œuvre d’art authentique. Avec le protestantisme (dans sa version luthérienne), Jean-Sébastien Bach trouva l’accès à une vie intellectuelle, réfléchie, d’une immense densité ; il mit fin à la simplicité musicale et ouvrit la porte à une nouvelle époque.

Le Jésus de la Passion, auparavant Pantokrator, triomphant, céda la place au Jésus personnel, souffrant, seul, mis à l’écart, faisant face à la notion de mal, de doute, d’abandon. Il faut lire Georges Bernanos, auteur dont l’œuvre est traversée de part en part de luthéranisme, pour trouver en France un tel questionnement intime, pétri dans le doute, cherchant la simplicité de l’innocence et la complexité d’une vie intime.

Une œuvre incontournable est en ce sens celle connue en France comme « Passion selon saint Matthieu », ce qui est erroné, puisque cette œuvre luthérienne s’intitule en réalité la Passion de notre Seigneur Jésus-Christ selon l’Évangéliste Matthieu, Matthieu étant ici présenté comme évangéliste et non pas comme un « saint ». Dans la démarche luthérienne, il n’y a pas de saints qui soient un intermédiaire avec Dieu.

S’il faut résumer ce qu’a apporté Jean-Sébastien Bach, on peut dire qu’il a montré la forme du rapport dialectique interne d’une composition musicale. Cela en fait un titan, considéré dans le domaine musical comme une figure non seulement incontournable, mais pratiquement indépassable.

C’est la découverte du contrepoint chez Jean-Sébastien Bach qui amènera Wolfgang Amadeus Mozart à être en mesure de faire un saut qualitatif dans sa musique ; il est également significatif que son père Leopold Mozart s’appuyait sur deux œuvres pour le faire progresser lorsqu’il était tout jeune :

– le Gradus ad Parnassum de Johann Joseph Fux, l’oeuvre classique sur le contrepoint, qu’il s’était procuré en 1746 ;

– le Versuch über die wahre Art das Klavier zu spielen (Tentative sur le véritable art de jouer du clavier) de Carl Philipp Emanuel Bach, fils de Jean-Sébastien Bach.

Le Gradus fut également utilisé par Josef Haydn, y compris dans les cours qu’il donna à Ludwig von Beethoven, qui connut également dès le départ certaines œuvres de Jean-Sébastien Bach, et qui tirera pareillement du contrepoint les ressources pour obtenir ses œuvres les plus denses.

Il est assez parlant par ailleurs de trouver un chant choral de Martin Luther dans la Flûte enchantée, ce manifeste des Lumières dans leur guerre à l’obscurantisme.

A Jean-Sébastien Bach, le protestant méthodique ouvrant l’espace du contrepoint comme expression de la richesse intérieure de l’être humain à l’époque de la bourgeoisie affirmant son hégémonie, succédera le virtuose et libertin Wolfgang Amadeus Mozart, avec ses opéras antiféodaux dans la forme et le contenu, empruntant aux mélodies populaires et à leur vitalité.

Ludwig von Beethoven clôt alors ce premier cycle d’affirmation du contrepoint, en affirmant de son côté la sensibilité.

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Jean-Sébastien Bach et la mélodie populaire

Lorsqu’il écrit la Deutsche Messe pareillement dans les années 1520, formulant les principes de la messe allemande, Martin Luther peut donc intégrer des chants auxquels toutes les personnes présentes doivent participer : cela est rendu possible par l’accessibilité de la mélodie et bien sûr le fait que désormais tout soit en allemand, avec d’ailleurs une accentuation sur les syllabes (et non plus sur les voyelles comme en latin, l’allemand ayant une sonorité gutturale marquée).

C’en est fini de la position passive d’un public confronté à un chanteur religieux dont les paroles en latin sont incompréhensibles.

Deutsche Messe, 1526

Ce qui est frappant et tout à fait conforme avec la démarche populaire-rupturiste de luthéranisme, c’est que ces chants s’appuient sur notamment sur une libre inspiration des psaumes de l’ancien testament, ou bien sur des mélodies populaires dont le texte est modifié dans le sens d’un commentaire spirituel.

On est là dans une exigence de production, tournée vers le peuple qui plus est.

Il y a bien entendu des sources venant directement des hymnes des offices en latin, des plain-chants grégoriens, comme « All Ehr’ und Lob soll Gottes sein » soit « Tout honneur et louange devrait aller à Dieu » qui vient du chant liturgique grégorien « Gloria tempore paschali ».

Mais puiser dans cette source historique, même si elle confie bien entendu une légitimité au luthéranisme se voulant un prolongement ou plutôt un retour aux sources de l’Église historique des premiers siècles, est un aspect secondaire par rapport à la liaison avec la réalité allemande. Puiser dans les mélodies populaires possédait en soi une dynamique inébranlable.

La mélodie de « Von Gott will ich nicht lassen » (Je ne veux pas me détourner de Dieu), par ailleurs reprise par Jean-Sébastien Bach, vient de la chanson populaire « Einmal tat ich spazieren » (Une fois je me suis promené). « Durch Adams Fall is ganz verderbt » (Par la chute d’Adam tout est corrompu), également reprise par Jean-Sébastien Bach, provient d’une chanson de soldats à la bataille de Pavie.

Nun freut euch, lieben Christen g’mein (Eh bien réjouissez-vous, chers chrétiens ensemble),
dans le premier livret de chants de Martin Luther, 1524

Furent également reprises par Jean-Sébastien Bach « Ich hab mein Sach Gott heimgestellt » (J’ai laissé ma cause dans la demeure de Dieu) qui tire sa source de la chanson d’amour « Es gibt auf Erd kein schwerer Leid » (Il n’y a pas sur Terre de souffrance plus grande), « O Welt ich muss dich lassen » (Ô monde je dois te quitter) vient de « Inspruck, ich muss dich lassen » (Innsbruck [c’est-à-dire la ville de la bien-aimée dans la chanson], je dois te quitter).

Parfois, cela posait problème. Ainsi, Martin Luther fit un hymne de noël intitulé « Vom Himmel hoch da komm ich her » (Du haut du ciel c’est là d’où je viens) à partir d’une chanson populaire, « Ich komme aus fremden Land her » (Je viens d’un pays étranger). Cependant cette dernière chanson restant éminemment populaire dans les tavernes et lors des danses séculières, il préféra abandonner la mélodie.

Cette tendance à l’intégration des meilleures mélodies populaires était générale et pouvait parfois profiter de sources italiennes ou même françaises : c’est le cas de « Was mein Gott will, das g’scheh allzeit » (Ce que mon Dieu veut arrive tout le temps) qui vient de la chanson de Pierre Attaignant « Il me suffit de tous mes maux », tiré des Trente et quatre chansons musicales (dont les paroles sont par exemple « J’ai enduré peine et travaux, tant de douleur et de déconfort. Que faut-il que je fasse pour être en votre grâce ? De douleur mon cœur est si mort s’il ne voit votre face. »).

La mélodie arrivera par cette voie dans la Passion de Matthieu de Jean-Sébastien Bach.

A noter que Jean-Sébastien Bach puisa également dans les psaumes des huguenots français, comme « Wenn wir in höchsten not sind » (Lorsque nous sommes dans la plus grande détresse).

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Jean-Sébastien Bach et le chant dans la cérémonie religieuse luthérienne

Martin Luther avait lui-même eu dans sa jeunesse une éducation dans les domaines du chant et de la danse ; il s’intéressera toujours à la musique, ayant comme amis les musiciens Johann Walter, qui officiait alors à la cour de Saxe, et Ludwig Senfl, qui lui était présent à la cour de Bavière.

A Rome, il rencontra également le compositeur Josquin des Prez, une importante figure du contrepoint. Martin Luther dira à son sujet que :

« Les autres maîtres des chansons sont forcés de faire comme les notes l’exigent, mais Josquin est le maître des notes et elles doivent faire comme lui l’exige ».

En 1523, Martin Luther produisit un texte aux conséquences très importantes : De l’ordre du service divin dans la communauté. Il y accordait une importance essentielle à la voix et à la musique.

L’office luthérien s’appuie de manière très importante sur la prédication d’un côté, le chant choral de l’autre. Ce chant est relié de manière souple aux textes bibliques (contrairement aux calvinistes qui se limitent au texte tel quel) et peut être appuyé par un orgue ou un groupe de quelques instruments.

Ce que Martin Luther écrit à Spalatin, secrétaire de l’électeur Frédéric le Sage, reflète bien son projet d’une meilleure socialisation, d’un niveau de conscience culturelle plus élevé, par le peuple et à travers le peuple, à travers le chant :

« J’ai l’intention, à l’exemple des prophètes et des anciens pères de l’Église, de créer des psaumes en allemand pour le peuple, c’est-à-dire des cantiques spirituels, afin que la parole de Dieu demeure parmi eux grâce au chant. »

Martin Luther divisait les œuvres relevant de la vraie musique – celle tournée vers Dieu, à l’opposé de celle qui s’est dénaturée, est tournée vers le diable, avec des sonorités dissonantes – en trois types. Il s’appuyait pour cela sur ce qu’exprime l’apôtre Paul, dans l’Épître aux Colossiens (3, 13) :

« Que la parole du Christ habite parmi vous dans toutes sa richesse : instruisez vous les uns les autres avec pleine sagesse : chantez à Dieu dans vos cœurs votre reconnaissance par des psaumes, des hymnes et des chants inspirés par l’Esprit. »

Martin Luther en déduira que les chants mentionnés ici par Paul sont des œuvres que l’on peut composer soi-même, en s’appuyant sur le Saint Esprit. Jean-Sébastien Bach en composera 230.

Quant aux deux autres formes, il pense qu’il s’agit des choses suivante :

« Je pense que la différence entre les trois termes psaumes, hymnes et chants est celle-ci : par psaumes, il (l’apôtre) entend en fait les psaumes de David et les autres œuvres du psautier ; par hymnes, il entend les autres chants que l’on trouve ça et là dans l’Écriture, composés par des prophètes tels Moïse, Déborah, Salomon, Isaïe, Daniel, Habacuc, ainsi que le Magnificat, le Benedictus (chant de Zacharie en Luc 1,68-79) etc … qu’on appelle des cantiques. »

On devine que l’existence d’un tel appareil musical dans la cérémonie luthérienne implique une professionnalisation. La tendance aboutit pour le chant choral à environ 16 chanteurs et 18 musiciens intervenant pendant une trentaine de minutes, juste après la lecture de l’Évangile ; à certains moments, l’ensemble des personnes présentes doivent chanter.

Les paroisses devaient donc assumer des cours de chant, tout comme les écoles ; le chantre, le « cantor », se vit reconnaître une place très importante, de par son rôle dans l’office. Et bien entendu, pour cela il devait avoir des œuvres à sa disposition.

C’est pour répondre à cette nécessité que Martin Luther publia en 1524 le recueil de chants appelé Geistliches Gesangbuchlein (Petit livre de chant spirituel), réalisé par Johann Walter et Conrad Rupff supervisés par Martin Luther lui-même, auteur par ailleurs de 35 chants (soit ce qu’on considère aujourd’hui comme 5 chants chorals et 30 cantiques).

Il est intéressant ici de voir qu’une revue musicale australienne parle de « tubes » de l’époque de Martin Luther au sujet de Eine feste Burg ist unser Gott, de Nun komm, der Heiden Heiland et de Aus Tiefer not schrei ich zu dir.

Voici un exemple de leur approche quant à leur substance.

  Aus tiefer Not
schrei ich zu dir,
Du fond de ma détresse
je crie vers toi,
  Herr Gott, erhör mein Rufen ; Seigneur Dieu, écoute mon appel,
  Dein gnädig Ohr neig
her zu mir
tends vers moi
ton oreille bienveillante
  Und meiner Bitt sie öffne ! et ouvre-la à ma prière !
  Denn so du willt das sehen an, Alors, si le veux daigne voir,
  Was Sünd und Unrecht
ist getan,
quel péché et quel tort
est commis,
  Wer kann, Herr,
vor dir bleiben ?
qui peut, Seigneur,
faire face à toi ?

Les voici, dans les versions de Jean-Sébastien Bach.

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Jean-Sébastien Bach et l’exigence luthérienne de la musique

Pour qu’il y ait de la musique, il faut une vie intérieure active et reconnue. Sans cela, il n’y a pas l’énergie psychique pour un effort prolongé dans la combinaison de multiples voix ; on en resterait simplement à une mélodie basique, expression de sentiments basiques ou plus précisément d’impressions.

Exprimer davantage que des impressions est la preuve d’un art qui s’est développé au-delà de l’expérience immédiate comprise de manière subjective ou subjectiviste ; l’objectif est d’aller à la synthèse de ce moment, de passer du particulier à l’universel.

Né à Eisenach (comme plus tard Jean-Sébastien Bach), Martin Luther (1483-1548) joua un rôle historique dans la valorisation de la musique ; il va affirmer la thèse humaniste sur la musique, alors que l’Islam récuse celle-ci, que le catholicisme la réduit à une forme sans expression d’une vie personnelle, que la musique d’une Italie, pays ayant connu des avancées bourgeoises limitées avec la Renaissance, va se cantonner dans le plaisir harmonique.

Eisenach vers 1647, par Matthäus Merian

Martin Luther avait valorisé la musique au point de la placer aux côtés de la théologie, comme le rapporte notamment la partie 69 de ses Tischreden (Conversations à table). Pour lui, il fallait qu’il y ait un esprit volontaire dans le chant et la musique, exactement de la même manière qu’il devait y avoir un esprit volontaire dans l’application de l’Évangile.

Chaque personne existe en soi, avec sa complexité ; elle peut saisir elle-même et d’elle-même les valeurs universelles, qui chez Martin Luther sont exprimées dans l’Évangile. Cet engagement rationnel ne peut qu’être exprimé dans une forme volontaire.

Sans cet esprit volontaire, on prendrait les choses formellement et tout comme un chanteur ne saurait pas moduler sa voix en fonction de la composition du chant, le chrétien ne saurait pas s’adapter aux lois posées par Dieu.

Dans une lettre envoyée au compositeur Ludwig Senfl le 4 octobre 1530, Martin Luther résuma cela de la manière suivante :

« De fait, je juge entièrement et je n’hésite pas à affirmer qu’exceptée la théologie, il n’est pas d’art qui puisse être mis sur le même plan que la musique, étant donné qu’exceptée la théologie, seule la musique peut produire ce que produit sinon seulement la théologie, à savoir une disposition calme et joyeuse. »

Tableau allemand du 17e siècle montrant les grandes figures de la Réforme :
Heinrich Bullinger, Girolamo Zanchi, John Knox, Huldrych Zwingli,
Pietro Martir Vermigli, Martin Bucer, Hieronymus von Prag, William Perkins,
Jan Hus, Philipp Melanchthon, Martin Luther, Jean Calvin,
Theodore de Bèze et John Wycliff.
On a au premier plan un cardinal, un diable, un pape et un moine qui soufflent
pour essayer d’éteindre la lumière de la vérité.

Pour cette raison, les théologiens et pasteurs du luthéranisme accordèrent une place immense à la musique. Lorsque le théologien Johann Schmid étudia la candidature de Conrad Küffer pour être musicien de la paroisse de Zwickau, il en salua le niveau musical, mais le rejeta en raison de son manque de culture religieuse ; il valida par contre la candidature de Jean-Sébastien Bach à Leipzig, celui-ci ayant de solides connaissances en ce domaine en plus de son niveau de maîtrise de la musique.

Cette validation fut mise en action quelques jours plus tard, après une entrevue de Jean-Sébastien Bach avec le pasteur surintendant Salomon Deyling, où le compositeur signa la formule luthérienne de la Concorde, reconnaissant de ce fait le luthéranisme comme seule religion valable. Il put alors devenir le musicien des principales églises de la ville.

La famille de Jean Bach avait d’ailleurs dans ses rangs des musiciens depuis l’époque de Martin Luther ; au total on en dénombre 80, dont la moitié joueront de l’orgue. Jean-Sébastien Bach était considéré d’ailleurs comme un des meilleurs spécialistes de cet instrument et on le faisait souvent venir inspecter un orgue nouvellement acquis, étant l’un des rares à pouvoirs l’étudier dans tout son potentiel.

Son père était violoniste ainsi que trompettiste à la cour, de même que musicien à l’église Saint-Georges et directeur de la musique municipale. Le luthéranisme avait provoqué une véritable vague musicale et Jean-Sébastien Bach se retrouvait en son cœur.

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Jean-Sébastien Bach: la musique comme grâce

L’évolution musicale est-elle le fruit de génie intervenant de l’extérieur sur le domaine musical, ou bien est-elle inhérente à la musique, dans sa nature même s’exprimant comme expression culturelle propre à différentes sociétés ?

Toute l’interprétation du sens et de la signification des œuvres et des compositeurs dépend de cette mise en perspective ; dans un cas, on aurait une création, dans l’autre une production.

C’est évidemment cette seconde vision des choses qui est juste. La musique se développe dans le cadre de la vie des êtres humains, dans le cadre de la reproduction de cette vie. Elle a ses particularités de développement, sa cohérence interne, et existe dans un cadre historique bien déterminé.

L’évolution de la musique vient ainsi de sa propre substance, mais les modalités de son expression, en tant que phénomène, ne peuvent pas être compris sans la saisie du mouvement interne le caractérisant dans un cadre matériel bien précisé.

Elias Gottlob Haussmann (1702-1766), J. S. Bach en 1746,

De la même manière qu’on ne peut pas saisir Wolfgang Amadeus Mozart sans le relier aux Lumières s’affirment dans l’Autriche féodale tentant le passage à une monarchie absolue de type éclairé (le « joséphinisme »), il n’est pas possible de comprendre la portée de Jean-Sébastien Bach sans le relier au protestantisme et plus précisément à l’activité de Martin Luther.

En affirmant la raison personnelle et en insistant sur l’importance de la musique comme vecteur de paix intérieure, le protestantisme dans sa version exposée par Martin Luther, le luthéranisme, a révolutionné le domaine musical et cela aboutit directement à Jean-Sébastien Bach, comme fruit synthétique de ce mouvement historique.

Lucas Cranach l’Ancien, Martin Luther, 1528

Que ce soit sur le plan de la forme ou du contenu, l’œuvre de Jean-Sébastien Bach ne fait pas que s’appuyer sur le luthéranisme, qui serait alors une « structure » ; elle en est l’expression la plus aboutie.

Il suffit de voir ce que dit Martin Luther sur la musique pour immédiatement en saisir la portée si l’on a déjà entendu des compositions de Jean-Sébastien Bach :

« La musique est le plus grand présent de Dieu. C’est le plus grand, oui véritablement un divin cadeau et pour cette raison entièrement refoulant Satan.

Par elle on parvient à chasser des tentations nombreuses et grandes. La musique est la meilleure consolation pour un être troublé, même s’il ne sait que peu chanter.

Elle est une maîtresse pleine d’enseignement, qui rend les gens plus modéré, plus empreint de douceur, plus raisonnable… »

Une note de Jean-Sébastien Bach écrite en marge de la Bible – traduite en allemand par Martin Luther – exprime bien cette mise en perspective thérapeutique – rationaliste.

Le passage concerné dit la chose suivante ; il se situe dans le cadre de la consécration du Temple, à Jérusalem, dans le second livre des Chroniques :

« [Alors Salomon assembla à Jérusalem les anciens d’Israël et tous les chefs des tribus, les responsables de famille des Israélites, pour faire monter l’arche de l’alliance de l’Eternel depuis la cité de David qui est Sion.

Tous les hommes d’Israël s’assemblèrent auprès du roi pour la fête, celle du septième mois (…).

Il n’y avait rien dans l’arche que les deux tables que Moïse y plaça en Horeb, lorsque l’Éternel conclut une alliance avec les Israélites, à leur sortie d’Égypte.

Au moment où les sacrificateurs sortirent du lieu-saint, – car tous les sacrificateurs présents s’étaient sanctifiés sans observer l’ordre des classes, et tous les Lévites qui étaient chantres, Asaph, Hémân, Yédoutoun, leurs fils et leurs frères, revêtus de byssus, se tenaient à l’est de l’autel avec des cymbales, des luths et des harpes, et avaient auprès d’eux cent-vingt sacrificateurs sonnant des trompettes,]

et lorsque ceux-ci sonnaient des trompettes et ceux qui chantaient, s’unissant d’un même accord pour louer et célébrer l’Éternel, firent retentir les trompettes, les cymbales et les autres instruments, et louèrent l’Éternel par ces paroles : « Car il est bon, car sa bienveillance dure toujours ! », en ce moment, la maison, la maison de l’Éternel fut remplie d’une nuée. »

A ce niveau, Bach, qui inscrivit souvent sur ses partitions S.D.G (pour Soli Deo Gloria, à Dieu seul est la gloire), a écrit dans la marge :

«Dieu et sa grâce sont toujours présents quand la musique est recueillie.»

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Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné – 5e partie : «l’âme extatique»

Le projet étant en échec, la perspective bloquée, Les Tragiques ne pouvaient exprimer le calvinisme français que par un ton chaotique, un fil décousu, une approche à la fois satirique et tragique, dans une impression de confusion générale.

Il s’agit d’une fuite en avant, propre par ailleurs à la faiblesse idéologique du calvinisme naissant.

Martin Luther, une fois qu’il aura soutenu la noblesse contre les paysans révoltés, se précipitera pareillement dans une fuite en avant dans une sorte d’anticapitalisme romantique avant l’heure, adoptant un ton forcené appelant au massacre des sorcières et des juifs, afin de trouver une « direction » à indiquer, une perspective communautaire donnant du sens en apparence.

C’est pourquoi Théodore Agrippa d’Aubigné appelle à accepter la défaite pour porter une forme de transcendance :

« A vous la vie, à vous qui pour Christ la perdez,

Et qui en la perdant très-sûre la rendez,

La mettez en lieu fort, imprenable, en bonn’ ombre,

N’attachant la victoire et le succès au nombre »

Il s’agit ici en effet d’une référence au psaume 91, dit psaume de la protection (« Celui qui demeure sous l’abri du Très-Haut Repose à l’ombre du Tout Puissant »). On est là dans un appel désespéré et voici justement comment se concluent les Tragiques :

« Chétif, je ne puis plus approcher de mon œil

L’œil du ciel; je ne puis supporter le soleil.

Encor tout ébloui, en raisons je me fonde

Pour de mon âme voir la grand’ âme du monde,

Savoir ce qu’on ne sait et qu’on ne peut savoir,

Ce que n’a ouï l’oreille et que l’œil n’a peu voir :

Mes sens n’ont plus de sens, l’esprit de moi s’envole,

Le cœur ravi se tait, ma bouche est sans parole :

Tout meurt, l’âme s’enfuit et, reprenant son lieu,

Extatique, se pâme au giron de son Dieu. »

On est là bien loin de tout rationalisme ; c’est ici une perspective mystique, propre à Saint Augustin (l’Église catholique romaine s’appuyant à la fois sur lui et sur Thomas d’Aquin, en un savant équilibre et un grand compromis).

C’est un mysticisme ainsi féodal et les commentateurs bourgeois n’ont pas perçu le caractère réel des Tragiques, l’œuvre n’ayant par ailleurs aucun impact historique, étant simplement redécouverte au XIXe siècle comme une sorte de curiosité baroque.

Il n’y a pourtant aucun rapport avec le baroque, cette forme culturelle agressive de catholicisme visant à la « reconquête » idéologique ; la base réelle, c’est la faiblesse de fond de la direction du calvinisme français, en raison de l’effondrement de l’aristocratie comme classe autonome par rapport à la monarchie, qui devient absolue.

Théodore Agrippa d’Aubigné témoigne, pour cette raison même, d’une incapacité à se concentrer sur un seul système de références, à se place dans une perspective cohérente.

Voici un exemple où il prend comme référence Skanderbeg (Georges Castriote) (1405-1468), qui enfant fut enlevé par l’Empire ottoman et devint un chef de guerre, avant de se retourner contre eux, devenant ainsi le héros national albanais et une figure de l’opposition aux conquêtes musulmanes en terres chrétiennes.

Skanderbeg, portrait gravé de 1660

Pourquoi Théodore Agrippa d’Aubigné est-il allé chercher une telle référence ? Quel rapport à la cause protestante ? Théodore Agrippa d’Aubigné est ici aveuglé par les images fortes ; de ce fait, il sort de la démarche culturelle française historiquement nationale.

« Ainsi de Scanderbeg l’enfance fut ravie

Sous de tels précepteurs, sa nature asservie

En un sérail coquin; de délices friand,

Il huma pour son lait la grandeur d’Orient;

Par la voix des muphtis on emplit ses oreilles

Des faits de Mahomet et miracles des vieilles;

Mais le bon sens vainquit l’illusion des sens,

Lui faisant méprisé tant d’arborer croissants

(Les armes qui faisaient courber toute la terre),

Pour au grand empereur oser faire la guerre

Par un petit troupeau ruiné et mal en point;

Se fit le chef de ceux qu’il ne connaissait point.

De là tant de combats, tant de faits, tant de gloire,

Que chacun les peut lire, et nul ne les peut croire. »

Voici un autre passage, tout à fait représentatif du flot de reproches et d’attaques, d’appels à Dieu et d’images tellement travaillées qu’on en perd le fil, de manière totalement à rebours tant de l’esprit français qui se forme et qui donnera le classicisme, que de la base rationaliste calviniste elle-même, qui a pourtant permis l’émergence du classicisme en tant que tel.

« Qui se cache ? qui fuit devant les yeux de Dieu ?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu ?

Quand vous auriez les vents collés sous vos aisselles
Ou quand l’aube du jour vous prêterait ses ailes,
Les monts vous ouvriraient le plus profond rocher,
Quand la nuit tâcherait en sa nuit vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ni le doigt ni la vue.

Or voici les lions de torches acculés,
Les ours à nez percés, les loups emmuselés :
Tout s’élève contre eux : les beautés de Nature,
Que leur rage troubla de venin et d’ordure,
Se confrontent en mire et se lèvent contre eux.

« Pourquoi, dira le Feu, avez-vous de mes feux,
Qui n’étaient ordonnés qu’à l’usage de vie,
Fait des bourreaux, valets de votre tyrannie ? »

L’air encore une fois contre eux se troublera,
Justice au juge saint, trouble, demandera,
Disant : « Pourquoi, tyrans et furieuses bestes,
M’empoisonnâtes-vous de charognes, de pestes,
Des corps de vos meurtris ? » – « Pourquoi, diront les eaux,
Changeâtes-vous en sang l’argent de nos ruisseaux ? »
Les monts, qui ont ridé le front à vos supplices :

« Pourquoi nous avez-vous rendu vos précipices ?
– Pourquoi nous avez-vous, diront les arbres, faits
D’arbres délicieux, exécrables gibets ? »

Nature, blanche, vive et belle de soi-même,
Présentera son front ridé, fâcheux et blême,
Aux peuples d’Italie et puis aux nations
Qui les ont enviés en leurs inventions,
Pour, de poison mêlé au milieu des viandes,
Tromper l’amère mort en ses liqueurs friandes,
Donner au meurtre faux le métier de nourrir,
Et sous les fleurs de vie embûcher le mourir. »

La forme même de l’œuvre était insupportable pour la culture française parvenant à une simplicité très élaborée ; la monarchie absolue l’emportait sur un calvinisme davantage décentralisateur qu’authentiquement capitaliste.

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Feuerbach sur la période que représente la religion pour l’humanité

Ludwig Feuerbach a parfaitement compris la nature de la religion monothéiste : celle-ci exprime la guerre à la nature menée par l’humanité qui commence à prendre conscience d’elle-même et a fait d’un fétiche sa propre existence.

Cependant, Ludwig Feuerbach se trompe en opposant le monothéisme au polythéisme : le polythéisme n’est qu’un agglomérat de différents monothéismes locaux encore non développés. L’opposé de la religion où prédomine le Dieu « mâle », dominateur, ennemi de la nature, c’est bien entendu le matriarcat et son culte de la vie. Il n’en reste pas moins que sa compréhension de la religion, dans le rapport à la nature qui s’exprime à travers elle, est ici lumineuse.

La doctrine de la création a sa racine dans le Judaïsme ; elle est même la doctrine caractéristique, la doctrine fondamentale de la religion juive. Le principe qui lui est fonda-mental n’est pourtant pas tant celui de la subjectivité que celui de l’égoïsme. Dans sa signification caractéristique la doctrine de la création ne prend naissance que là où l’homme soumet pratiquement la nature uniquement à sa volonté et à ses besoins, et par suite dans sa faculté de représentation la réduit à l’état de pur et simple matière d’oeuvre, à l’état de produit de la volonté.

A présent son existence lui est expliquée, puisqu’il l’explique et l’interprète en dehors d’elle-même, il l’explique dans son esprit. La question : d’où provient la nature ou le monde ? présuppose proprement que l’on s’étonne sur son existence, ou que l’on se demande : pourquoi est-il ? Mais cet étonnement, cette interrogation ne naissent que là où l’homme s’est déjà séparé de la nature pour la réduire à un simple objet de la volonté.

L’auteur du Livre de la Sagesse dit avec raison que « par leur étonnement devant la beauté du monde, les païens ne s’étaient pas élevés au concept du créateur ». La nature apparaît comme but d elle-même à celui pour lequel elle est un être doué de beauté ; pour lui elle possède le fondement de son existence en elle-même, sans faire naître chez lui la question : pourquoi existe-t-elle ? Le concept de la nature et de la divinité ne se sépare pas dans sa conscience de son intuition du monde. Telle qu’elle tombe sous ses sens, la nature est ‘certes née, engendrée, mais elle n’est pas créée, au sens propre, au sens de la religion, elle n’est pas un produit arbitraire, elle n’est pas fabriquée.

Par cet être-né il n’exprime rien de mauvais ; en soi la naissance ne comporte pour lui rien d’impur, de non-divin ; il pense qu’il est né comme le sont ses dieux. Pour lui la première force est celle qui engendre : c’est pourquoi comme fondement de la nature il pose une force de la nature une force présente qui se manifeste à son intuition sensible comme fondement des choses. Ainsi pense l’homme, là où il est avec le monde dans un rapport esthétique ou théorétique — car l’intuition théorétique est originairement esthétique, l’esthétique constituant la prima philosophie là où le concept du monde est pour lui le concept du cosmos, de la souveraineté, de la divinité.

C’est seulement là où une telle intuition animait l’homme, qu’ont pu être conçues et exprimées des pensées telles que celle d’Anaxagore : l’homme est né pour contempler le monde. Le point de vue de la théorie est le point de vue de l’harmonie avec le monde. L’activité subjective, celle dans laquelle l’homme trouve sa satisfaction et se donne le champ libre, est ici seulement l’imagination sensible.

Le protestantisme joue un rôle majeur dans le processus de déclin de la religion, car par l’intermédiaire de la figure du Christ, l’humanité se réapproprie ce qu’elle avait accordé à la figure mystique de Dieu. Voici ce qu’en dit Ludwig Feuerbach :

Mais si Dieu est donc un Dieu vivant, c’est-à-dire réel, s’il est tout simplement Dieu uniquement parce qu’il est un Dieu de l’homme, un être utile, bon, bienfaisant, alors c’est en vérité l’homme qui est le critère, la mesure de Dieu ; l’homme est l’être absolu l’essence de Dieu.

Un Dieu seul n’est pas un Dieu cela veut dire un Dieu sans l’homme n’est pas Dieu ; là où, l’homme n’est pas, il n’y a pas non plus de Dieu ; si tu ôtes à Dieu le prédicat de l’humanité, tu lui ôtes aussi le prédicat de la divinité ; si sa relation à l’homme disparaît, il en va de même pour son essence. Cependant, dans le même temps le protestantisme a, théoriquement du moins, maintenu à son tour derrière ce Dieu humain l’antique Dieu supranaturaliste.

Le protestantisme est la contradiction de la théorie et de la pratique ; il a émancipé seulement la chair humaine mais non la raison humaine. L’essence du christianisme, c’est-à-dire l’essence divine ne contre-dit pas suivant le protestantisme les tendances naturelles de l’homme.

« C’est pourquoi nous devons savoir que Dieu ne rejette ni ne supprime en l’homme l’inclination naturelle, implantée dans la nature lors de la création, mais il l’éveille et la conserve. »
(Luther, T. III, p. 290.)

Mais elle contredit la raison et par suite n’est théoriquement qu’un objet de foi. Mais l’essence de la foi, l’essence de Dieu n’est, comme il a été démontré, rien d’autre que l’essence humaine posée et représentée extérieurement à l’homme.

Réduire l’essence extra-humaine, surnaturelle et anti-rationnelle de Dieu à l’essence naturelle, immanente et innée de l’homme c’est se libérer du protestantisme, du christianisme en général, de sa contradiction fondamentale, c’est le réduire là sa vérité résultat nécessaire, irréfutable, irréfragable, et irrépressible du christianisme.

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