Paul Lafargue – Le 1er Mai et le mouvement socialiste en France (1891)

mai 1891

1. Premier Mai 1890

Le Congrès international de 1889 avait décidé une manifestation internationale du monde du travail le 1er Mai 1890. Quand les délégués qui avaient représenté le prolétariat français à ce congrès se réunirent pour organiser cette manifestation ils étaient sceptiques sur le résultat de leurs efforts.

La tâche était d’autant plus difficile que le Parti socialiste français ne disposait d’aucun moyen financier; de plus, les  » possibilistes  » se déclaraient contre toute manifestation et essayaient de la faire échouer, cependant que de leur côté, les monarchistes et les boulangistes essayaient de participer à la démonstration pour l’utiliser en faveur de leurs fins politiques.

Abandonné à ses propres forces, le comité formé à Paris et en province n’avait pas réussi à provoquer une agitation assez forte pour déterminer un mouvement des masses ouvrières. Heureusement, ils devaient trouver dans la presse bourgeoise et chez le président du conseil Constant – 2e édition de Bismarck – une aide aussi vigoureuse qu’inattendue.

Les délégués étaient fermement décidés à réaliser en dépit de toutes les difficultés la mission qui leur avait été confiée par le congrès international.

A peine eurent-ils annoncé leur intention de fêter le 1er Mai que la bourgeoisie eut peur. Comment, les ouvriers voulaient forcer à une cessation de travail internationale; par delà les océans et les frontières, ils entendaient exiger la journée légale de 8 heures ? C’était donc une insurrection ! C’était renverser toutes les notions bourgeoises sur la soumission loyale des ouvriers à la volonté des capitalistes et aux lois de leur économie nationale !

Le 1er Mai allait devenir un jour de révolte pour les esclaves salariés, qui allaient mettre le pays à feu et à sang! Les journaux bourgeois, représentant les intérêts de la classe possédante qui tremblait pour son coffre-fort, publiaient des nouvelles, semant l’effroi parmi les petits bourgeois, en exagérant démesurément les moindres préparatifs de la manifestation.

Le ministre Constant hurlait à la peur de la révolution et annonçait au monde entier, que pour en triompher, il allait mettre sur pied de guerre toutes les forces armées de l’Etat bourgeois. Ainsi la presse et le gouvernement contribuaient à organiser activement la manifestation de Mai 1890.

La décomposition de la société capitaliste a déjà atteint un tel degré, que les institutions créées pour assurer sa sécurité, deviennent un facteur d’accélération de sa ruine.

Les comités d’organisation constataient bientôt les résultats de la propagande faite par le gouvernement; l’idée de la manifestation s’enracinait toujours plus profondément dans les esprits, elle pénétrait dans les masses du prolétariat et devenait le centre autour duquel s’orientaient les conversations dans les ateliers et les fabriques.

Le 1″ Mai dépassait les espérances des organisateurs de la démonstration.

En des villes sur lesquelles ils ne comptaient pas ils furent surpris par la quantité d’ouvriers qui chômèrent.

Les camarades du parti, à Sète, où ils ont conquis la majorité au conseil municipal, n’avaient pas osé proposer une manifestation; ils s’étaient contentés d’organiser un meeting dans la soirée. Quels ne fut pas leur étonnement et leur joie, lorsqu’ils virent le 1er Mai tous les ouvriers du port chômer et, par leur exemple, faire cesser le travail aux tonneliers.

Vers midi le chômage était général à Sète.

La manifestation du 1er Mai 1890 fut en France plus imposante que n’espéraient les socialistes.

Ce n’était pas encore toute la classe ouvrière qui fêtait; seule sa partie la plus avancée avait prouvé qu’elle obéissait au mot d’ordre du Congrès international. Le 1er Mai 1890, le prolétariat d’Europe et d’Amérique s’était élevé dans son élite consciente; les prolétaires de tous les pays se tendaient les mains par delà les préjugés, les frontières et les mers et jurèrent de lutter coude à coude pour se libérer du joug capitaliste.

Les nouvelles et les mensonges étalés par la presse bourgeoise, avaient fait croire à des mesures répressives de la part du gouvernement. Les bourgeois avaient vu menacer sérieusement leur vie et leur propriété et imitaient les courageux criant devant le danger  » soyez fermes, sauvons nous « .

Les capitalistes s’effrayaient devant les démonstrations des ouvriers. Le 1er Mai, les magasins, les fenêtres des boutiques dans les quartiers riches de Paris étaient fermés; on aurait dit une ville abandonnée, n’eussent été les places et les rues remplies de policiers et de soldats.

Les capitalistes avaient eu aussi leur manifestation, la manifestation de leurs craintes. Le 1er Mai 1890 compte parmi Ies dates les plus importantes de ce siècle.

L’histoire de l’humanité montrait pour la première fois le spectacle du prolétariat du monde entier, uni dans la même pensée, mû par la même volonté, suivant le même mot d’ordre; rassemblement des forces ouvrières dans une action commune.

Le 1er Mai aurait-il abouti à ce résultat, il aurait une signification immense : les socialistes internationalistes avaient remporté une victoire décisive sur les capitalistes qui avaient opposé à toute action de la classe ouvrière la résistance la plus violente.

La bourgeoisie a appliqué tous les moyens matériels pour repousser l’organisation politique et économique de la classe ouvrière. Et le résultat ? Le prolétariat organise conformément au mot d’ordre d’un congrès, dans le tohu-bohu d’une exposition universelle de Paris, une manifestation mondiale et montre qu’il se lance uni contre la classe capitaliste pour revendiquer. Le 1er Mai 1890 se lève l’aurore d’une nouvelle ère.

2. Le Premier Mai 1891

Le 1er Mai 1890 avait soulevé les masses ouvrières. Des couches de la population laborieuse jusqu’alors restées à l’écart de la propagande socialiste, aspiraient maintenant au besoin de réformes sociales et ce qui est le plus important, croyaient à la possibilité de leur réalisation. Les pionniers de la cause ouvrière comprenaient que la manifestation offrait le puissant levier pour mettre le prolétariat en mouvement.

Le congrès national décidait de répéter la manifestation et au congrès international de Bruxelles devait être formé le projet de proclamer le 1er Mai jour de fête permanente du prolétariat international.

Encouragé par le succès du 1er Mai 1890, les socialistes marchaient avec enthousiasme à l’organisation de la démonstration du 1er Mai. Le conseil national du parti ouvrier et le conseil national de la fédération des syndicats lancèrent en février un appel qui fut affiché dans toutes les villes et les centres industriels.

Je le publie à cette place comme un document historique, car il exerça l’effet décisif sur le succès de la démonstration.

MANIFESTATION INTERNATIONALE DU 1er MAI

AUX OUVRIERS FRANÇAIS

Camarades, nous approchons du 1er Mai ; tous les partis ouvriers d’Europe, d’Amérique, d’Australie ont décidé au congrès international de faire de cette date l’anniversaire international du travail. Les nouvelles parvenues de tous côtés montrent que les ouvriers s’apprêtent, jusque dans les coins les plus reculés, pour cette action internationale de solidarité.

En ce jour les frontières doivent être abolies ; sur toute la terre on verra que ce qui doit être uni est uni, et décidé ce qui doit être décidé.

D’un côté, la main dans la main, animés par l’espérance commune d’émancipation, les producteurs de toutes les richesses, les prolétaires qu’on cherche à jeter les uns contre les autres sous le couvert du patriotisme, d’un autre côté, les exploiteurs de toutes espèces coalisent leurs efforts, poussés par la peur et la lâcheté contre un courant historique qu’ils ne peuvent retenir et qui les emportera. Camarades, ouvriers de France : la question sociale est mise dans toute sa réalité devant les yeux des indifférents. Etant donné la surproduction de richesses qui devient pour la classe des producteurs, une source de misère, chacun doit réfléchir et se demander :

Pourquoi de tels rapports sont-ils possibles ?

Pourquoi les ouvriers de l’atelier, du comptoir, du magasin voient-ils qu’on leur diminue les salaires, qu’on prolonge leur journée de travail, que leurs femmes et leurs enfants sont toujours entraînés plus nombreux dans les bagnes capitalistes pour les concurrencer ? Pourquoi les petits marchands disparaissent-ils les uns après les autres, ruinés par les coopératives de consommation des entreprises et des grands magasins ?

Pourquoi le petit propriétaire paysan est-il accablé d’impôts et d’hypothèques, tenaillé par l’usurier, chassé de la propriété du sol, sur lequel il peine tant, jusqu’au jour où, sous prétexte de défendre la patrie, il devra défendre le profit du voleur quotidien qui le spolie de son lopin de terre ?

Si vous constatez qu’à notre époque, dans tous les systèmes politiques différents, dans les pays d’institutions républicaines, comme dans les monarchies, tout ce qui travaille et produit est exploité et opprimé, vous serez convaincus que la cause fondamentale du mal social que vous subissez dans l’ordre économique réside dans le fait que tous les moyens de production et les matières premières sont devenus le monopole de la classe capitaliste au lieu d’appartenir aux prolétaires qui leur donnent de la valeur par leur labeur.

Vous aurez la conviction que pour changer cet état de choses il faut faire cesser la séparation existant entre le travail et la propriété : pour cela venir en masses conscientes vers le socialisme. Rompez avec les réactionnaires qui s’efforcent de ressusciter un ordre social mort et périmé, mais rompez aussi avec les républicains bourgeois au service, comme les royalistes, de vos exploiteurs et qui viennent d’organiser au profit des usuriers un nouveau complot de famine sous forme de droits de céréales, de viande, de vin, accourez vers le parti des masses, le parti du travail, avec lui menez la lutte jusqu’à la victoire, qui assurera au peuple la restitution des moyens de production, lui permettant ainsi de jouir du fruit de son travail.

La journée légale de 8 heures, mot d’ordre revendicatif de la prochaine manifestation du 1er Mai, signifie les premiers pas sur la voie de votre libération qui dépend de vous.

En forçant à limiter la somme de travail, que vos maîtres capitalistes cherchent à décharger le plus possible sur la classe ouvrière sans distinction d’âge et de sexe, vous ferez place dans les ateliers aux chômeurs affamés. Réclamez une augmentation de vos salaires indispensable pour votre développement spirituel et l’exercice de droits d’hommes et de socialistes. 

Conseil National du Parti socialiste : S. DEREURE, FERRANT, JULES GUESDE, PAUL LAFARGUE.
Pour le Conseil National de la fédération des syndicats : A. DELCLUZE, FOURNIER, MANOUVRIER, A. MARTIN, SALEMLIER.

Cet appel était à peine affiché que la police le fit lacérer dans de nombreuses villes. Ferroul interpella à la Chambre le ministre Constant sur cette violation de la loi.

Le ministre de l’Intérieur, qui passe pour spirituel chez les philistins, ne trouva d’autre réponse à faire sur la lacération des affiches qu’en prétendant qu’elles gênaient la circulation des rues en rassemblant la foule pour les lire.

 » Mais une affiche est posée pour être lue, répliqua Ferroul. Votre répression brutale et illégale donnera plus de publicité à l’appel des socialistes « .

L’appel fut en effet publié par toute la presse qui se mit cette année au service des socialistes, comme si elle avait été payée par eux.

Les journaux s’informaient des moindres nouvelles relatives au 1er Mai et publièrent de nombreuses interviews avec les leaders socialistes de Paris et des départements.

Les délégués demeurant à Paris qui avaient participé aux congrès de Lille et de Calais où une nouvelle démonstration du 1″ Mai avait été décidée, croyaient que la manifestation projetée pourrait fournir l’occasion d’unir les différentes fractions du parti socialiste pour une action commune.

Ils s’adressèrent à toutes les Chambres syndicales et aux groupes socialistes sans distinction de tendances pour réclamer l’envoi de délégués pour constituer un comité général, auquel devait être confié l’organisation de la manifestation.

Les marxistes oublièrent tout ce qu’ils avaient reproché aux autres fractions, ils s’efforcèrent d’unir en un seul bloc toutes les forces révolutionnaires, mais leurs efforts échouèrent.

Le comité général devint un foyer d’intrigues : les possibilistes, qui avaient repoussé l’année dernière cette manifestation, participaient au comité en vue de faire échouer cette manifestation au moins à Paris, car ils ne possédaient aucune influence en province.

Les marxistes se souvenaient du concours que leur avait prêté partiellement M. Constant dans l’organisation de la fête du travail en 1890, ils ne voulurent pas lui enlever l’occasion cette fois encore d’offrir ses services.

L’année dernière, il avait massé d’importantes forces de police, infanterie, cavalerie dans l’entourage du Sénat et de la Chambre des députés, jetant la terreur dans les quartiers riches. Les marxistes décidèrent de lui fournir le prétexte d’occuper militairement l’ensemble des quartiers de la capitale et de jeter ainsi la panique parmi toute la population de Paris.

A cet effet, ils proposèrent au comité général de convoquer le soir du 1er Mai, tous les députés, les conseillers municipaux et les conseillers prud’homaux de Paris aux mairies des vingt arrondissements pour y recevoir les délégations qui devaient venir leur présenter les revendications sociales déterminées au nom de leurs électeurs.

Constant avait mobilisé dans tous les quartiers les troupes provoquant ainsi une agitation et une grande effervescence. La vue de la force armée, loin de tranquilliser les bourgeois les effraya, car elle éveillait en eux la croyance que leur vie et leurs biens étaient en danger. Cette mobilisation provoqua au contraire la curiosité et la colère de la foule qu’elle devait endiguer.

L’ouvrier parisien, qui en de tels moments révèle une combativité héroïque, est de nature un gai compagnon.

Il ironise volontiers le gouvernement et raille la police, une manifestation est pour lui une fête. Il prend les choses gaiement. Il n’oppose aucune résistance aux attaques de la police et de la cavalerie, il court devant eux et s’écarte pour laisser passer  » l’avalanche « , mais revient immédiatement à la place d’où il avait été chassé.

De telle sorte la force armée doit renouveler continuellement ses attaques pour balayer le terrain. Lors de la démission du président Grévy, la foule afflua durant trois jours auprès de la Chambre des députés, s’amusant à ce jeu de  » flux et de reflux « . Hommes et chevaux de la force armée s’étaient montrés si acharnés qu’en deux jours de semblable travail ils se rendirent impropres au service actif.

La population parisienne a inauguré ainsi une nouvelle tactique de combats de rues : sans un coup de fusil elle pouvait réduire à l’impuissance toute une armée.

L’envoi de délégations aux mairies, proposé par les marxistes, aurait permis aux Parisiens d’exercer leur art stratégique. Les troupes pénétraient-elles dans les quartiers isolés, elles ne pourraient laisser tranquilles les ouvriers indifférents, ils auraient abandonné en masse les ateliers pour voir ce qui se passait.

Ils auraient grossi le nombre des manifestants venus en simples spectateurs, ils auraient pris part à la manifestation. Tous les faubourgs ouvriers seraient alarmés et la foule convoquée et mise en mouvement se serait portée naturellement vers la Chambre des députés, rendez-vous traditionnel du peuple de Paris. Sur la place de la Concorde, 2 à 300.000 hommes seraient accourus et la manifestation serait si imposante qu’on n’en aurait jamais vue de pareille.

Les ouvriers parisiens auxquels on avait interdit les meetings en plein air, auraient conquis le droit de manifester dans la rue.

Aucun gouvernement capitaliste n’enlèvera volontairement au prolétariat ce droit qui menace son existence.

Les feuilles ministérielles et officielles dénoncèrent le projet des marxistes, et les possibilistes, qui au moment de la crise boulangiste se trouvèrent à la solde de Constant, intriguèrent pour faire échouer la grève générale.

Cependant, différer ne veut pas dire renoncer, l’avenir réalisera ce projet. Les Congrès de Lille et de Calais avaient résolu d’envoyer des délégués des groupes socialistes et des chambres syndicales de province à Paris.

Ils devaient s’unir aux délégués parisiens pour présenter à la Chambre la revendication de la journée de 8 heures. Les possibilistes, formant la majorité au comité général, s’opposèrent à l’envoi de cette délégation.

Les marxistes sortirent du comité et décidèrent d’organiser par leurs propres forces la manifestation.

Pendant que les possibilistes intriguaient pour faire échouer la démonstration, les anarchistes, de leur côté, travaillaient contre la fête du 1er Mai, ils détournaient les ouvriers de l’idée de cesser le travail sous prétexte qu’ils devaient perdre le salaire d’une journée de travail, ils leur recommandaient de faire la révolution sociale.

Ces bonnes gens qui ne pouvaient risquer de faire perdre leur salaire, la fête du 1er Mai, voulaient persuader aux ouvriers qu’ils étaient prêts à mettre leur vie en danger en se précipitant dans un putsch! Il y a quelques années, la police se servait surtout des anarchistes pour empêcher l’agitation des chômeurs.

Elle voulait les utiliser contre les manifestations de Mai, mais là elle fut déçue dans ses espérances, comme la suite des événements le prouve.

Malgré les intrigues possibilistes et la propagande anarchiste, une quantité de travailleurs a  » fêté  » le 1er Mai ; la population ouvrière est venue en masse à la Chambre des députés pour donner plus de force par sa présence à la forte délégation de 37 hommes envoyée par les organisations parisiennes et départementales à laquelle s’était joint le député anglais Cunningham Graham.

Certainement le nombre de manifestants eût été dix fois plus grand, sans ces manœuvres qui rejetaient chaque démonstration de rue, tandis que celle-ci est précisément le seul moyen de mettre en mouvement la population de Paris et d’exercer une pression sur les décisions des pouvoirs publics. M. Floquet, président de la Chambre et Arlequin de la comédie du parti radical, se refusa à recevoir les délégués parce que leur nombre, à ce qu’il dit, était trop grand.

Quand les ouvriers et socialistes envoient une délégation revendiquer pacifiquement une réforme légale, les portes des pouvoirs publics restent fermées, tandis qu’elles sont largement ouvertes aux délégations capitalistes.

3. Le Premier Mai dans les départements

Le 1er Mai 1890 avait été fêté dans les villes de province avec un plus grand enthousiasme qu’on escomptait. A Roubaix, par exemple, lès ouvriers avaient trouvé que ce n’était pas assez de manifester une journée et avaient fêté trois jours ; dans plusieurs endroits on a profité de l’occasion pour réclamer aux industriels des améliorations des conditions de vie et déclaré la grève.

La manifestation avait causé aux cercles ouvriers une pro fonde impression, à tel point que l’ensemble des délégués aux congrès de Calais et de Lille (Octobre 1890) avait adopté la proposition que le premier mai, une grande démonstration ait lieu, mais que les ouvriers seraient libres dans chaque localité de la réaliser sous la forme qui serait possible.

Le mot d’ordre lancé par le conseil national du parti, les chambres syndicales et les groupes socialistes commencèrent à agiter à partir de février la population ouvrière. Dans les grandes villes furent fondés des comités qui organisèrent des meetings et envoyèrent des orateurs là où il en était besoin.

On me remit la tâche, fixée par le conseil national, d’agiter plusieurs centres industriels du département de la Seine Inférieure, de la Loire Inférieure, du Nord et du Pas-de-Calais.

Mon voyage me conduisit dans des villes comme Fourmies, Wignelie, Anay et d’autres où jamais les réunions socialistes n’avaient été tenues.

Ce qui me plut ce fut le grand nombre de travailleurs qui participa à mes meetings, écoutant avec attention, applaudissant avec enthousiasme, les théories socialistes.

Un journal réactionnaire condamna les théories socialistes folles et criminelles, mais ne pût s’empêcher d’ajouter qu’elles pouvaient  » enchaîner  » l’esprit des ouvriers et soulever les masses ouvrières.

Qu’est-ce que cela signifie? Les théories de Marx ne sont pas les rêves utopiques d’un génial penseur, mais le réflexe spirituel du processus et des phénomènes réels de la société capitaliste. Voilà d’où leur vient leur puissance irrésistible de propagande.

La classe des capitalistes n’a pas seulement organisé à son avantage la colossale centralisation des moyens de production, mais elle a créé en même temps la classe des prolétaires qui lui arrachera ses moyens de production.

En accablant l’ouvrier de  » surtravail « , en l’opprimant sous le fardeau de la misère, elle lui rend l’existence insupportable et le force à devenir révolutionnaire.

Pendant ma tournée de propagande, je pus observer combien les masses ouvrières avaient été préparées pour le socialisme par le capitalisme. Comme je m’arrêtais à Nantes, une délégation d’ouvriers vint me trouver pour me demander de tenir une réunion à Saint-Nazaire qui suffirait à faire chômer l’ensemble des chantiers maritimes. Vu mon temps limité, je ne pus satisfaire leur demande ; leur attente ne fut pas vaine : sans grande réunion, le 1er Mai, tous les métallos de Saint-Nazaire, 500 environ, désertèrent le travail.

A Fresnay-le-Grand, petite ville industrielle du département du Nord, qui compte 3.000 habitants, 1.000 assistèrent à mon exposé ; le 1er Mai, 3 tissages et 2 filatures furent fermés parce que le personnel n’était pas venu travailler. Qui se rappelle combien il était difficile d’intéresser les masses aux questions sociales, est surpris d’assister à un essor si immense accompli dans ces dernières années, surtout depuis le 1er Mai 1890.

La question sociale est devenue le centre d’intérêt de la classe ouvrière. La manifestation de mai se montre comme le levier le plus puissant que les socialistes français possèdent pour influencer les masses et les mobiliser.
Veut-on se rendre compte du progrès du socialisme, on n’a qu’à visiter les centres industriels de province.

A Paris aussi bien que dans quelques grandes villes, qui font plutôt du commerce que de l’industrie, les ouvriers ont pris part depuis lors à des luttes politiques: ils embrassèrent la cause, les querelles de bourgeois avec tant de passion, qu’ils oubliaient leurs propres revendications. Aux questions politiques, ils ajoutèrent les questions de querelles religieuses, différents intérêts spirituels, qui occupent les populations des grandes villes.

Dans les centres industriels, au contraire, le problème économique n’est pas caché et masqué par les questions politiques et religieuses ; là se montre ouvertement la lutte du capital contre le travail: l’ouvrier concentre toutes ses pensées et ses efforts sur ce seul point.

Cette circonstance confère au mouvement ouvrier du département un caractère fortement socialiste, le prolétariat de province est plus socialiste aujourd’hui que la population ouvrière de Paris. Ce fait est de la plus haute importance pour notre mouvement historique.

Depuis le commencement de notre siècle Paris a donné le signal de toutes les révolutions politiques. Paris fut le porteur du flambeau des révolutions en 1830, 1848 et 1871, les départements ratifièrent les changements accomplis dans la forme de gouvernement à Paris.

Or, comme Paris maintenant n’a plus à faire les premiers pas vers une révolution politique mais vers une révolution sociale qui correspond au grand bouleversement de 1789, les départements sans préparation, surpris, étouffèrent la révolution de la capitale.

Tout l’assaut de la réaction se porta sur elle, c’est la cause qui provoqua l’écrasement de la Commune de Paris. La province est aujourd’hui préparée à une révolution socialiste mieux même que Paris. La population de cette capitale est si nerveuse et impressionnable qu’elle peut être soulevée par une tempête et un jour être subitement précipitée dans un mouvement révolutionnaire.

Donnerait-elle ce jour-là le signal de la révolution, la province se lèverait comme un seul homme pour la soutenir, pour la précéder même comme cela arriva en 1789. Les premières attaques contre la propriété foncière féodale partirent de la population paysanne. Les paysans et bourgeois s’emparèrent des châteaux et brûlèrent les titres de propriétés et de l’arbre généalogique, les Marseillais qui campaient aux Champs-Elysées prirent d’assaut les Tuileries le 10 août et portèrent le coup décisif à la royauté de droit divin.

Depuis plusieurs années le mouvement socialiste est si renforcé en province qu’il influence les élections municipales ; jusque dans ces derniers temps les administrations des villes et les conseils municipaux appartenaient à la bourgeoisie ou se trouvaient aux mains des ouvriers dits intelligents, bénéficiant de la faveur de leurs maîtres.

Les capitalistes avaient fait leur possible pour exclure les ouvriers et les socialistes des administrations municipales ; c’est pour cela qu’on décida que les fonctions municipales devaient être exercées gratuitement et les ouvriers qui étaient assez courageux pour se présenter eux-mêmes comme candidats étaient congédiés de leur travail.

Malgré ces manœuvres, le chiffre de municipalités socialistes s’élevait à chaque élection, dans plusieurs villes, les socialistes gagnaient la majorité des municipalités.

Le prolétariat a commencé à s’emparer des pouvoirs publics. Ce fait sera d’autant plus important que la situation deviendra plus sérieuse ; les municipalités socialistes se trouvant en liaison les unes avec les autres sont appelées à exercer l’influence décisive sur le cours des événements. Un des résultats de leur activité est la fondation dans plusieurs villes des Bourses de travail qui centralisent les forces ouvrières pour la lutte sur le terrain économique.

Le 1er Mai devait avoir une grande importance dans les départements français. Partout où existaient des chambres syndicales et des groupes socialistes on essaya par tous les moyens d’organiser le chômage le plus général possible et des démonstrations de rues.

En dépit des efforts des industriels et des armées du gouvernement pour empêcher l’agitation, celle-ci fut dirigée aussi tranquillement qu’énergiquement. Dans maintes localités comme à Fourmies, les ouvriers manifestèrent avant le 1er Mai leur intention de fêter ce jour-là. Dans d’autres villes, comme à Calais, la cessation du travail ne fut pas décidée dans un meeting public, enlevée par un discours, mais le personnel de 120 filatures dans un referendum se déclara unanimement pour un chômage général.

Les industriels mécontents avouant qu’ils n’étaient par les maîtres des fabriques, n’osèrent pas repousser la résolution. A Roubaix, les fabricants se rappelaient que leurs efforts de l’an dernier avaient provoqué plusieurs grèves et manifestèrent leur intention de faire reconnaître le 1er Mai, comme le 14 juillet, fête légale.

Dans plusieurs mines de charbon, les administrations furent assez intelligentes pour déclarer qu’elles n’approuveraient pas en vérité, le chômage d’un jour, mais elles se prononcèrent contre les propriétaires de mines qui ne chôment pas.

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Paul Lafargue – La base philosophique du Parti ouvrier (1882)

Publié dans L’Egalité du 19 mars 1882

Le matérialisme économique tel que nous l’a enseigné Karl Marx, bannit de l’histoire de l’évolution humaine toute conception idéaliste ; il nous apprend à ne pas rechercher les causes de l’évolution humaine dans l’action d’un être supérieur, placé en dehors et au-dessus du monde, ainsi que le font les déistes, ni dans la réalisation d’une idée préconçue et préexistante ainsi que le font les historiens et les politiciens idéalistes, qui croient que l’évolution humaine a pour but de réaliser un certain idéal de justice, de liberté, d’autonomie etc. [1], mais dans les transformations des milieux dans lesquelles vivent les sociétés humaines, dans leur action sur l’homme et dans la réaction que l’homme exerce sur ces milieux.

L’homme vit dans deux milieux, le milieu cosmique fourni par la nature, et le milieu économique, créé par l’homme.

L’histoire naturelle parvenue à sa phase philosophique depuis Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, essaye d’expliquer comment les plantes et les animaux se sont modifiés, transformés en variétés et en espèces pour s’adapter aux conditions du milieu cosmique ou naturel, dont ils subissent l’influence [2].

L’homme subit ainsi que les plantes et les animaux, l’influence du milieu cosmique, de là les différences observées dans les races humaines ; mais l’homme s’est créé un milieu économique dont il subit aussi les actions.

— Les actions et réactions combinées de ces deux milieux sont les causes déterminatives de l’évolution de l’homme et des agglomérations humaines.

L’histoire de la formation de la terre nous prouve que le milieu cosmique évolue. A cette évolution cosmique Geoffroy Saint-Hilaire rattachait principalement sa théorie ; par exemple la transformation des reptiles en oiseaux ; il l’attribuait aux changements de l’atmosphère, qui en s’enrichissant d’oxygène permit l’existence d’animaux à sang chaud.

Mais le milieu cosmique évolue lentement, il faut des milliers et millions d’années pour qu’il s’y produise des changements de quelque importance ; pour cette raison les espèces animales et végétales paraissent fixes.

Mais le milieu économique évolue rapidement ; pour cette raison l’histoire de l’homme et des sociétés humaines comparées à celles des animaux et des sociétés animales présente une marche si mouvementée et si diversifiée ; pour cette raison il existe de si grandes différences entre les diverses races des hommes : entre l’intelligence d’un Parisien et d’un Fuégien il y a plus de différence qu’entre l’intelligence de différentes races de chiens et de singes.

Par conséquent c’est dans le milieu économique, dans son évolution que l’on doit chercher les causes déterminantes de l’évolution de l’homme et des sociétés humaines : c’est là que résident les causes de « la grandeur et de la décadence » des nations, des luttes civiles qui ont déchiré leur sein, des luttes étrangères qui ont ébranlé des continents ; c’est là que gisent profondément ensevelies loin du regard des idéalistes, les origines matérielles des religions, des philosophies hantant la tête humaine.

— Le milieu économique domine l’homme physique et intellectuel, comme le milieu cosmique domine l’animal physique et intellectuel.

Donnons un exemple de l’application de la nouvelle théorie.

On trouve encore en Asie, Océanie et même en Europe, des peupler ne connaissant pas la propriété privée de la terre, si ce n’est celle de la maison et du jardin attenant.

La terre est possédée collectivement par toute la tribu ; les terres arables sont divisées tous les ans ou tous les trois et sept ans entre les familles ; les bois et les pâturages restent toujours indivis.

Les dernières fouilles géologiques montrent que les premiers habitants de la France taillaient leurs armes de silex de la même façon que les taillent encore aujourd’hui les aborigènes de l’Australie : de même les historiens modernes retrouvent la propriété collective de la terre aux débuts de toute société humaine, malgré les différences de climat, de race.

La propriété collective est un des moules économiques dans lesquels l’humanité a été coulée.

Chez tous les peuples vivant sous le régime de la propriété collective, on observe une organisation sociale et familiale spéciale, qui ne s’observe dans aucune autre société vivant sous une autre forme propriétaire.

Chez les peuples à propriété collective malgré les différences de race et de climat, on trouve toujours les mêmes passions, vices et vertus.

Ainsi le vol, la vertu par excellence des civilisés bourgeois vivant sous le régime de la propriété individuelle, est inconnu dans le sein des communautés primitives : tous les membres vivent de leur travail, pas un ne vit en faisant travailler autrui et en lui volant une partie des produits de son travail. Les membres se prêtent mutuellement leurs services, sans réclamer aucune rétribution.

En Russie, dans l’Inde, quand une famille ne peut achever sa moisson, les autres familles l’aident, et n’attendent pour tout salaire qu’une bonne noce, où l’on boit à la rigolade.

Dans ces communautés primitives, il n’y a pas de lois, pas de justice (voir Egalité , n° 2 et 3), il n’y a que des coutumes : la seule punition de ceux qui violent la coutume est la réprobation générale ; parfois, comme dans certaines tribus de l’Inde, le coupable est tenu à payer une certaine quantité de boisson, bue dans les réjouissances publiques. — Comme ces mœurs des tribus collectivistes sont opposées aux mœurs des bourgeois individualistes !

Si partout où l’on trouve la propriété collective on retrouve ces mœurs étranges, ces organisations sociales et familiales spéciales, c’est qu’elles sont intimement liées à la forme collectiviste de la propriété, elles en sont les produits naturels ; aussi, dès que cette forme propriétaire se transforme, on voit immédiatement apparaître de nouvelles organisations sociales, de nouvelles mœurs, habitudes, idées.

Dans l’Inde, où l’on peut étudier la série évolutive de la propriété collective et sa transformation en propriété féodale, puis en propriété individuelle bourgeoise, on voit apparaître successivement les organisations sociales et les mœurs des sociétés féodales et bourgeoises.

Si une des phases d’arrivée de l’évolution de la propriété est la propriété capitaliste, la propriété capitaliste elle-même n’est qu’une phase transitoire de l’évolution de la propriété.

Mais avec la propriété capitaliste, c’est-à-dire l’appropriation individuelle des moyens de production devenus collectifs par des capitalistes individuels ou associés, on voit surgir des formes sociales et des mœurs inconnues dans toute société.

Par exemple, dans toutes les sociétés à propriété capitaliste, le parlementarisme finit par s’établir, en dépit de toutes les oppositions ; la dissolution de la famille s’accentue, la religion polythéiste catholique prend la forme monothéiste protestante ou philosophique ; la littérature après avoir traversé la phase romantique, aboutit au naturalisme plus ou moins virulent ; les mœurs sont profondément affectées, la loyauté et le courage des sociétés féodales sont remplacés par la rouerie et l’intrigue devenues les meilleurs moyens de parvenir.

Partout où l’on constate une certaine forme de propriété, on est sûr de trouver les formes sociales et familiales, les mœurs, les habitudes, les idées qui lui correspondent, malgré les différences de climat, de race, de traditions historiques.

— On peut donc dire que l’action du milieu économique ou artificiel est antagonique à l’action du milieu cosmique ou naturel ; tandis que le milieu cosmique diversifie les hommes en races différentes, le milieu économique unifie les hommes en leur donnant les mêmes mœurs et idées, les mêmes vertus et vices, en imprimant à leurs sociétés les mêmes formes politiques, judiciaires, etc.

Ainsi donc, c’est dans le milieu économique et non ailleurs qu’il faut chercher les causes des malaises sociaux et des vices humains.

Quand un cultivateur veut débarrasser son champ des mauvaises herbes qui l’envahissent, il bouleverse avec la charrue et la pioche le sol où elles plongent leurs racines : pour guérir la société de ces maux et l’homme de ces vices, il faut recourir non aux réformes politiques et aux prédications morales des politiciens et des moralistes bourgeois, mais bouleverser avec la charrue et la pioche révolutionnaires le sol économique qui les engendre. Et c’est pourquoi le Parti ouvrier, le seul Parti politique qui ait une base philosophique, prend pour but de ses efforts une refonte générale de la propriété.

Notes

1. Le représentant le plus grand de cet idéalisme fut le puissant dialecticien Hegel, Auguste Comte n’a fait que mutiler, rapetisser et fausser l’évolution de l’idée du philosophe allemand, avec son passage de la pensée humaine « par les trois états théoriques différents ; l’état théologique ou fictif ; l’état métaphysique ou abstrait ; l’état scientifique ou positif » (Philosophie positive, I).

Ces trois états prétendus successifs existent contemporainement dans toute société, et vivent parfois dans la même cervelle, ainsi que le prouve le cas même de Comte ; bien que cultivé scientifiquement, il était profondément théologique, témoin sa religion comtiste, et essentiellement métaphysique, témoin sa loi des trois états de la pensée humaine.

Pour Auguste Comte, la pensée est une entité trouvant on elle-même les causes de son mouvement et progressant continuellement en dépit des milieux où l’homme évolue : sa classification des trois états est tout aussi ridicule que serait celle d’un botaniste qui trouvant dans les fleurs une gamme des couleurs, ferait progresser les couleurs du vert au blanc ou au bleu , et avec sa classification des couleurs, voudrait ensuite expliquer l’évolution des plantes.

La loi des trois états est la grande découverte de Comte. Et le positivisme, est la philosophie la plus élevée qu’ait produite la bourgeoisie française : misérable philosophie, misérable bourgeoisie.

2. Cependant certaines espèces animales les fourmis, les abeilles, les castors, etc., se sont crées comme l’homme des milieux économiques ou artificiels, qui ont agi puissamment sur leur développement intellectuel et physique. L’école darwinienne, qui pour expliquer le développement organique n’a recours presque exclusivement qu’à la lutte pour l’existence a complètement négligé l’action des milieux artificiels.

Mais l’impuissance explicative de la concurrence vitale se fait sentir de plus en plus. Darwin lui-même en avait marqué les limites quand il reconnaissait dans son Origine des espèces que la lutte pour l’existence ne créait pas les variétés, mais conservait celles qui répondaient le mieux aux besoins du milieu où elles évoluaient. La jeune école naturaliste d’Angleterre commence à trouver que souvent la lutte pour l’existence, loin d’être une cause de progrès, est une cause de dégénérescence.

A ce sujet, Ray Lankester, un des professeurs de l’Université de Londres, a publié un travail très curieux, intitulé Dégénérescence, un chapitre du darwinisme, dont nous rendons compte. Darwin, comme tout grand génie, contient en germe les théories que ses successeurs doivent développer par la suite ; déjà chez lui cette théorie de la dégénérescence est pressentie.

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Jules Guesde et la «révolution violente»

Puisque la bourgeoisie avait failli et que le collectivisme apparaissait comme nécessaire, alors il n’est, en quelque sorte, nul besoin de tactique ou de stratégie.

Jules Guesde va être celui qui va amener la naissance du Parti Ouvrier Français, historiquement la première organisation qui, en France, se revendique de Karl Marx et revendique « l’expropriation politique et économique de la classe capitaliste et la socialisation des moyens de production ».

Toutefois, on chercherait en vain une perspective tactique et stratégique. Une fois passée l’étape des premiers petits cercles de propagande, cette absence allait se prouver fatale.

Jules Guesde

Il est vrai que la situation était difficile ; Friedrich Engels et Karl Marx avaient compris les limites historiques de ce qui se passait en France. Mais de par l’approche somme toute encore largement bakouniniste de leur projet, Jules Guesde et Paul Lafargue étaient incapables de le comprendre, leur perspective n’étant que propagandiste.

Leur conception de la révolution était purement et simplement collectiviste, comme seul horizon, seul projet, seule option. Ils ruaient ainsi dans les brancards, à tout prix. Jules Guesde alla six mois en prison en 1882, avec Paul Lafargue, pour appel à la guerre civile.

Voici ses propos au tribunal :

« Non je n’ai pas fait appel au meurtre et au pillage… Mais j’ai fait appel à la force.

Loin de la répudier, je compte sur elle. Elle est l’instrument de toute les transformations.

En la proclamant, en invitant le prolétariat à ne compter que sur lui même et à se tenir prêt, je fais de l’histoire et je ne commets pas de crime…

C’est une révolution qui nous a donné l’égalité devant la loi ; une autre le suffrage universel ; une autre, la forme républicaine dans le domaine économique.

Je ne suis que logique en comptant sur une révolution nouvelle pour obtenir l’égalité dans les moyens de production, le suffrage dans l’atelier, la république dans le domaine économique. »

Trois ans plus tard, les deux se retrouvèrent de nouveau au tribunal, aux côtés de l’anarchiste Louise Michel. Ses propos restent tout autant combatifs : 

« Non pas que je n’aie parlé de du « fusil libérateur ». Je ne renie aucun de mes mots.

Mais ce fusil n’était pas dirigé contre un homme dont la peau ne nous importe ni peu ni prou.

C’était le fusil de vos grandes journées, Messieur de la bourgeoisie, le fusil du 14 juillet et du 10 août, le fusil de 1830 et de 1848, le fusil du 4 septembre 1870. Il a porté au pouvoir le tiers-état. Il y portera -et avec autant de droit- la classe ouvrière.

Car, à moins que vous n’ayez la prétention de monopolisé la révolution comme vous avez déjà monopolisé la propriété, je ne vois pas sur quoi vous pourriez vous fonder pour interdire à l’affranchissement prolétarien l’emploie de cette force qui vous a affranchi à votre heure. »

Cette fois, il y eut l’acquittement général, décidé par un jury populaire. Mais cela témoigne de l’approche de Jules Guesde, dont les références restent, comme on le voit, à la fois 1789 (le 14 juillet) et 1792 (le 10 août avec la prise des Tuileries), 1830 et 1848, la proclamation de la République française du 4 septembre 1870.

Jules Guesde ne raisonne pas en termes d’opposition prolétariat – bourgeoisie ; il reprend comme modèle les révolutions précédentes, affirmant que cette fois, leur caractère populaire doit prendre entièrement le dessus. On reste ici dans la perspective d’une révolution bourgeoise démocratique allant jusqu’au bout.

Dans Parlementarisme et Révolution, publié dans Le Socialiste du 10 novembre 1894, il explique ainsi :

« Pour restituer à la nation productrice ses moyens de production, il faut un prolétariat devenu le gouvernement et faisant la loi.

Reste à savoir comment, de classe gouvernée qu’elle est actuellement, la France travailleuse deviendra, pourra devenir classe gouvernante.

Le bulletin de vote qui nous a déjà installés dans une centaine d’Hôtels-de-ville et qui a jeté au Palais Bourbon l’importante minorité que l’on sait, est un premier moyen. Sera-t-il le seul ?

Pas plus que nous le croyions hier, nous ne le croyons aujourd’hui. Mais depuis quand, parce qu’elle ne serait pas tout, l’action légale devrait-elle n’être rien ?

Loin de s’exclure, l’action électorale et l’action révolutionnaire se complètent, et se sont toujours complétées dans notre pays où – pour tous les partis – l’insurrection victorieuse n’a été que la suite, le couronnement du scrutin.

L’antagonisme que l’on voudrait établir – inutile de rechercher le pourquoi – entre le suffrage qui commence et le coup de force qui termine, n’a jamais existé que dans la métaphysique des salons.

L’histoire, toute notre histoire, est là pour démontrer que les sorties de légalité ont été toujours et nécessairement précédées de l’usage et l’emploi de cette légalité aussi longtemps qu’elle servait d’arme défensive – et offensive – à l’idée nouvelle, aux intérêts nouveaux en voie de recrutement et que la situation révolutionnaire ne s’était pas produite.

C’est légalement, électoralement, que l’Orléanisme a préparé son avènement au pouvoir. Ce qui ne l’a pas empêché d’aboutir à coups de fusil, par une bataille de trios jours, les glorieuses, qu’immortalise la Colonne dite de Juillet.

C’est légalement, électoralement, que le Bonapartisme s’est installé à l’Elysée. Ce qui ne l’a pas empêché d’employer la force – et quelle force ? le fusil tuant Baudin, le canon éventrant le boulevard Montmartre – pour aménager, en Empire troisième et dernier, aux Tuileries.

La République n’a pas fait exception à cette règle. C’est légalement, électoralement, elle aussi, que, par deux fois, sous la Monarchie de Juillet et sous l’Empire, elle a constitué son armée, conquis partiellement le pays. Ce qui ne l’a pas empêchée, pour devenir le gouvernement que préside en 1894 M. Casimir Périer, d’avoir dû passer par un accouchement violent, par le forceps de la rue.

Eh bien ! le socialisme d’aujourd’hui est légaliste, électoraliste, au même titre que tous les partis politiques qui l’ont devancé et qui sont à l’heure présente, coalisés contre lui dans ce qui peut leur rester de virilité. Nous n’avons pas la prétention d’innover, nous contentant des agents de lutte et de victoire qui ont servi aux autres et dont nous nous servons à notre tour.

Si quelque chose est particulièrement idiot, c’est le départ que l’on s’est avisé de faire entre les moyens, divisées en légaux et en illégaux, en pacifiques et en violents, pour admettre les uns et pour repousser les autres.

Il n’y a, il n’y aura jamais qu’une seule catégorie de moyens, déterminés par les circonstances : ceux qui conduisent au but poursuivi. Et ces moyens sont toujours révolutionnaires, lorsqu’il s’agit d’une révolution à accomplir.

Révolutionnaire est le bulletin de vote, si légal soit-il, lorsque, sur le terrain des candidatures de classe, il organise la France du travail contre la France du capital.

Révolutionnaire est l’action parlementaire, si pacifique soit-elle, lorsqu’elle bat, du haut de la tribune de la Chambre, le rappel des mécontents de l’atelier, du champ et du comptoir, et lorsqu’elle accule la société capitaliste au refus ou à l’impuissance de leur donner satisfaction.

Anti-révolutionnaire, réactionnaire au premier chef serait, en revanche, l’émeute, malgré son caractère d’illégalité et de violence, parce qu’en fournissant au capital moribond la saignée populaire dont il a besoin pour se survivre, elle reculerait l’heure de la délivrance.

Non moins anti-révolutionnaire, non moins réactionnaire – et pour la même raison – toute tentative de grève générale condamnée, à travers les divisions ouvrières et paysannes, au plus désastreux des avortements.

Le devoir du parti socialiste est d’écarter comme un traquenard, comme une manœuvre de l’ennemi, tout ce qui, malgré son caractère rutilant et pétardier, égarerait et épuiserait inutilement nos forces de première ligne, et de servir du parlement comme de la presse, comme des réunions, pour mener à terme la révolution qu’élabore cette fin de siècle. »

On a ici une théorie de la révolution comme coup de force à la forme universelle, comme il l’explique ici, lors d’une Conférence à la société d’études économiques et politiques de Bruxelles le 7 mars 1894 sur le collectivisme :

« Constitué en parti de classe ou de travail, le prolétariat, qui n’est pas limité aux seuls ouvriers dits manuels, qui comprend, devant et contre les inutiles et les nuisibles de la rente, du dividende et du profit, toutes les activités, depuis les plus musculaires jusqu’aux plus cérébrales, – l’ensemble des producteurs industriels, agricoles et scientifiques – aura, pour remettre la société en possession, pour reconstituer la patrimoine de l’humanité au bénéfice de tous ceux qui la constituent, à exproprier les expropriateurs de cette dernière.

C’est sa mission historique. Mais, avant tout, comme préface et condition de cette expropriation économique, il aura à s’emparer du pouvoir politique, à devenir le gouvernement, le facteur de la loi.

C’est grâce à l’Etat monopolisé par elle et devenu entre ses mains un outillage de compression de plus en plus développé et de plus en plus perfectionné, que la petite minorité capitaliste peut continuer à tenir, sous le joug, la grande majorité laborieuse.

Tant que cet Etat – qui, dans tous les conflits entre les employés et employeurs, entre salariés et salariants, joue le rôle de l’épée de Brennus, faisant toujours et fatalement pencher la balance du côté du capital – n’aura pas été enlevé à ses détenteurs actuels, il n’y aura rien de fait ni de faisable ; l’outil de la transformation nous manquera.

Le collectivisme dont je vous ai dit longuement, au risque d’abuser de votre attention, la genèse et le but, est donc suspendu à l’avènement politique ou gouvernemental des travailleurs, qu’ils arrivent au pouvoir pacifiquement ou au prix d’une de ces révolutions violentes qui ont été pour tous les partis en France, républicains et monarchistes, orléanistes et bonapartistes, la condition de leur triomphe successif. »

La mise sur le même plan de la prise du pouvoir des républicains, des monarchistes, des orléanistes, des bonapartistes, sous le vocable unique de révolution violente, reflète l’incompréhension de la nature des classes en présence, du type différent de leur prise de pouvoir, de la nature différente de leurs moyens, de leurs objectifs, etc.

« Et quelque regret qu’on en puisse évoquer, quelque pénible que paraisse aux natures pacifiques ce troisième et dernier moyen, nous n’avons plus devant nous que la reprise violente sur quelques-uns de ce qui appartient à tous, disons le mot : la révolution [emplacement de la note publiée ci-dessous].

Que cette Révolution soit non seulement possible, mais facile, c’est ce qui saute aux yeux des plus aveugles. Il suffit de réfléchir que ceux qui ont intérêt à la faire sont à ceux qui entendent s’y opposer, et s’y opposeront de toutes leurs forces, dans la proportion de 10 à 1, et que, loin d’aller diminuendo , cet écart va crescendo tous les jours, par le rejet dans le prolétariat des petits propriétaires, des petits commerçants et des petits patrons, incapables de soutenir la concurrence de la grande industrie, du grand commerce et de la grande propriété.

Ce qu’en revanche on est moins disposé à admettre, ce qui est contesté par des socialistes de plus de cœur que de raison, c’est que cette Révolution s’impose, et que la logique et l’histoire soient d’accord pour la proclamer inévitable. Rien de plus exact cependant.

Quoi qu’on en dise et quoi qu’on fasse – nous l’avons vu tout à l’heure – le prolétariat ne disparaîtra avec le salariat ; la production sociale, au bénéfice du travailleur, ne succédera à la production capitaliste ; l’émancipation économique de l’humanité en un mot ne s’opérera que révolutionnairement , comme s’est opérée, successivement sa demi-émancipation religieuse, civile et politique.

Qui est-ce qui brise le joug de fer de l’unité catholique au XVI° siècle et, par l’introduction du libre examen dans les matières de foi, commence l’affranchissement des consciences ?

La Réforme, mais la Réforme armée, l’épée d’une main et l’arquebuse de l’autre – c’est-à-dire la Révolution.

C’est la Révolution qui, en 89, supprime les Ordres, sinon les classes, la dîme, le droit d’aînesse, et au droit divin d’une famille royale substitue – au moins sur le papier – les « droits de l’homme et du citoyen  ».

C’est la Révolution qui, en 1830, même escamotée par les d’Orléans, avec le concours de La Fayette, emporte les chartes octroyées et les religions d’Etat.

C’est la Révolution qui, en 1870, enterre définitivement, avec l’Empire, la dernière forme de la monarchie et fonde la République.

Et je ne parle pas de la Révolution avortée du 18 Mars, qui, si elle avait pu triompher, eut presque inutilisé nos efforts actuels en « universalisant, comme elle le voulait, le pouvoir et la propriété  ».

Ainsi, égalité religieuse, égalité devant la loi, égalité devant le scrutin, ces trois grands pas en avant de nos espèces, sont d’origine, d’essence révolutionnaire. La force seule a pu en faire accoucher ce que l’on appelle aujourd’hui l’ancien régime.

Et il se rencontre des gens pour prétendre qu’il en sera autrement pour l’égalité sociale, autrement dit pour l’attribution à chacun des membres de la société des mêmes moyens de développement et d’action ! Et comment ? Pourquoi ? A quel titre ? »

Voici la note mentionnée dans le texte :

« Disons toute de suite – pour ne laisser aucune excuse à la mauvaise foi – que par Révolution nous n’entendons pas les coups de fusil au hasard et en permanence, l’insurrection pour l’insurrection, sans préparation, sans chance de succès et presque sans but.

Le sang ouvrier n’a que trop coulé depuis près d’un siècle sans résultat aucun ou au seul profit de la bourgeoisie divisée et aux prises avec elle-même, pour qu’il ne soit pas temps de mettre fin à ces saignées au moins inutiles.

La Révolution, pour nous, c’est la force « mise au service du droit  », mais lorsque ce droit compris et revendiqué par la France ouvrière n’est plus séparé de sa réalisation, de sa traduction en fait que par un obstacle, la résistance illégitime de l’ordre social qu’il s’agit de modifier ou de transformer.

Quant à cette force, il se peut – quoique rien ne permette de l’espérer – qu’elle soit le bulletin de vote, comme il se peut qu’elle soit le fusil.

Mais bulletin ou fusil, peu importe, il n’y en a pas moins Révolution, dès que ce qu’on appelle « le droit ancien  » est éliminé en bloc et malgré lui pour « un droit nouveau  ».

Est-il maintenant nécessaire d’ajouter que la Révolution ainsi entendue est subordonnée à deux choses

1° la conscience de leur droit au capital éveillé chez les prolétaires par une propagande ainsi active que continue ;

2° l’organisation des forces prolétariennes, organisation qui peut revêtir toutes les formes, syndicats, sociétés de résistance, et jusqu’aux sociétés coopératives de consommation, pourvu que ces dernières, au lieu d’être considérées comme le but, soient tenues pour ce qu’elles sont réellement, c’est-à-dire pour un simple moyen de groupement.

En dehors de ces deux conditions indispensables, il n’y a pas de Révolution possible ou, ce qui revient au même, il n’y a que des Révolutions stériles, exclusivement politiques et conservatrices de l’ordre capitaliste actuel. »

D’un côté Jules Guesde a une juste lecture de l’affrontement de classe, de l’autre il a une mauvaise interprétation de la lutte des classes comme phénomène matérialiste dialectique. La révolution est un coup de force, utilisable par n’importe quelle classe.

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