Le positivisme ne devait pas être un outil que pour la bourgeoisie : il devait servir également à mobiliser le prolétariat derrière la bourgeoisie. Il s’agissait impérativement d’encadrer intellectuellement et moralement le prolétariat naissant. Voici un exemple de comment Auguste Comte explique l’importance de parer à la menace communiste, dans son Discours sur l’ensemble du positivisme :
« Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y apprécier les nobles sentiments qui le caractérisent, et non les vaines théories qui leur servent d’organes provisoires, dans un milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En s’attachant à une telle utopie, nos prolétaires, très peu métaphysiques, sont loin d’accorder à ces doctrines autant d’importance que les lettrés.
Aussitôt qu’ils connaîtront une meilleure expression de leurs vœux légitimes, ils n’hésiteront pas à préférer des notions claires et réelles, susceptibles d’une efficacité paisible et durable, à de vagues et confuses chimères, dont leur instinct sentira bientôt la tendance anarchique. »
Car Auguste Comte en est conscient : dans un pays développé comme la France alors, une idéologie ne peut plus être partielle et doit être capable de toucher toute la société, toutes les couches de la population. Elle ne peut pas concerner que la bourgeoisie…
Dans le Discours sur l’esprit positif, Auguste Comte fait donc cet avertissement :
« S’il faut aussi admettre la nécessité d’une vraie systématisation morale chez ces esprits émancipés, elle ne pourra dès lors reposer que sur des bases positives, qui finalement seront ainsi jugées indispensables.
Quant à borner leur destination à la classe éclairée, outre qu’une telle restriction ne saurait changer la nature de cette grande construction philosophique, elle serait évidemment illusoire en un temps où la culture mentale que suppose ce facile affranchissement est déjà devenue très commune, ou plutôt presque universelle, du moins en France. »
Il s’agit d’ailleurs de mobiliser le prolétariat, ainsi que les femmes, contre le catholicisme et l’aristocratie, donc dans une optique démocratique, mais par le positivisme, donc au service de la démarche industrielle de la bourgeoisie :
« La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d’une vicieuse culture, laisse le mieux prévaloir les vues d’ensemble, et où les sentiments généreux sont d’ordinaire le moins comprimés.
A ce double titre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires essentiels. de la nouvelle doctrine générale, qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n’obtiendra un véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu’elle y reparaîtra sous cet irrésistible patronage. »
Auguste Comte est ici mégalomane et, annonçant le triomphe universel du capitalisme, la domination de la bourgeoisie, il fait de sa théorie positiviste la nouvelle idéologie de l’humanité toute entière :
« Sa fondation théorique [Auguste Comte parle du positivisme] trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider aujourd’hui à l’entière régénération de l’Europe Occidentale.
Car, d’une autre part, à mesure que le cours naturel des événements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des opinions et des mœurs.
Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l’ordre et au progrès.
L’accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir dans tout l’Occident une nouvelle autorité morale, dont l’inévitable ascendant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite.
C’est ainsi que le mouvement intellectuel et l’ébranlement social, de plus en plus solidaires, conduisent désormais l’élite de l’humanité à l’avènement décisif d’un véritable pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le moyen âge tenta prématurément l’admirable ébauche. »
Ainsi, le positivisme fut un simple outil, mais Augste Comte pensait qu’il avait découvert une clef incroyable à l’histoire de l’humanité. Dans la dernière partie de sa vie, il décida même de faire du positivisme une religion.
Cela n’est pas original du point de vue bourgeois. Ainsi, la révolution française elle-même avait tenté de formuler des « religions » républicaines. En 1793, ce fut le culte de la Raison, en 1794 celui de l’Être suprême, en 1796 la « théophilantropie ».
On retrouvera cela par la suite avec l’idéal républicain bourgeois, avec ses instituteurs de la IIIe République, son Parti Radical, ses préfets et hauts fonctionnaires « au service de la nation », ses savants, etc.
Il s’agissait là, également, on l’aura compris, de faire de l’appareil d’État un remplaçant de la religion sur le plan de la vie quotidienne et de l’éducation, précisément ce qu’Auguste Comte escomptait faire.
Pour cette raison même, Auguste Comte voulut instaurer une religion positivste, dont le culte ne visait pas à vénérer un être suprême, mais à méditer sur la vie, pour perfectionner la réalité. La mise en place d’un calendrier et des prêtres allait en ce sens, afin de célébrer le progrès des idées.
Ici, en arrière-plan, on a Auguste Comte qui a eu une passion platonique pour une femme dénommée Clotilde de Vaux, décédée rapidement après leur rencontre ; elle fut sa source d’inspiration pour cette religion dite de l’Humanité. Dans sont testament, Auguste Comte s’adressera à cette femme :
« Tu fus, à ton insu, comme je le dis chaque mardi, la femme la plus éminente, de cœur, d’esprit, et même de caractère, que l’histoire universelle m’ait jusqu’ici présentée. L’avenir me paraît difficilement susceptible d’un meilleur type. »
On a ainsi tous les 6 avril une Sainte Clotilde, avec tous les quatre ans une Journée des saintes femmes, car un culte personnel de l’Homme à la Femme (l’épouse, la fille, la mère) doit être réalisée. On notera qu’Auguste Comte a eu un peu avant ses trente ans une grave dépression, l’amenant dans une institution pour de nombreux mois, et que c’est sa mère qui s’occupa de lui.
À cela s’ajoute neuf prétendus sacrements en rapport avec la vie sociale : présentation (baptême), initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans) ; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation (au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après la mort).
Enfin, un temple de l’Humanité devait être bâti ; les treize grandes figures choisies par Auguste Comte pour représenter treize mois de 28 jours étaient Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint Paul, Charlemagne, Dante, Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric Il et Bichat.
L’unique temple en Europe se situe rue Payenne à Paris ; on y trouve inscrit la devise du positivisme :
« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but. »
Elle dépend de l’Église positiviste du Brésil, pays où le positivisme a été récupéré de manière très importante lors d’une tentative d’émergence de la bourgeoisie, au point de faire d’un mot d’ordre d’Auguste Comte, Ordre et progrès, la devise placée sur le drapeau national.
Voici comment la thématique de l’ordre et du progrès est abordé dans le Discours sur l’esprit positif, en 1844 :
« Quoique les nécessités purement mentales soient sans doute, les moins énergiques de toutes celles inhérentes à notre nature, leur existence directe et permanente est néanmoins incontestable chez toutes les intelligences : elles y constituent la première stimulation indispensable à nos divers efforts philosophiques, trop souvent attribués surtout aux impulsions pratiques, qui les développent beaucoup, il est vrai, mais ne pourraient les faire naître.
Ces exigences intellectuelles, relatives, comme toutes les autres, à l’exercice régulier des fonctions correspondantes, réclament toujours une heureuse combinaison de stabilité et d’activité, d’où résultent les besoins simultanés d’ordre et de progrès, ou de liaison et d’extension.
Pendant la longue enfance de l’Humanité, les conceptions théologico-métaphysiques pouvaient seules, suivant nos explications antérieures, satisfaire provisoirement à cette double condition fondamentale, quoique d’une manière extrêmement imparfaite.
Mais quand la raison humaine est enfin assez mûrie pour renoncer franchement aux recherches inaccessibles et circonscrire sagement son activité dans le domaine vraiment appréciable à nos facultés, la philosophie positive lui procure certainement une satisfaction beaucoup plus complète, à tous égards, aussi bien que plus réelle, de ces deux besoins élémentaires. »
Auguste Comte, avec le positivisme, a pratiquement inventé l’utopie bourgeoise d’un progrès infini fondé sur un ordre évoluant de manière infinie… Même si dans les faits, il n’a fait que contribuer à la lutte idéologique de la bourgeoisie française dans sa concurrence acharnée avec le catholicisme et la bourgeoisie lors de la restauration.