Auguste Comte : ordre et progrès

Le positivisme ne devait pas être un outil que pour la bourgeoisie : il devait servir également à mobiliser le prolétariat derrière la bourgeoisie. Il s’agissait impérativement d’encadrer intellectuellement et moralement le prolétariat naissant. Voici un exemple de comment Auguste Comte explique l’importance de parer à la menace communiste, dans son Discours sur l’ensemble du positivisme :

« Pour rendre justice au communisme, on doit surtout y apprécier les nobles sentiments qui le caractérisent, et non les vaines théories qui leur servent d’organes provisoires, dans un milieu où ils ne peuvent encore se formuler autrement. En s’attachant à une telle utopie, nos prolétaires, très peu métaphysiques, sont loin d’accorder à ces doctrines autant d’importance que les lettrés. 

Aussitôt qu’ils connaîtront une meilleure expression de leurs vœux légitimes, ils n’hésiteront pas à préférer des notions claires et réelles, susceptibles d’une efficacité paisible et durable, à de vagues et confuses chimères, dont leur instinct sentira bientôt la tendance anarchique. »

Car Auguste Comte en est conscient : dans un pays développé comme la France alors, une idéologie ne peut plus être partielle et doit être capable de toucher toute la société, toutes les couches de la population. Elle ne peut pas concerner que la bourgeoisie…

Dans le Discours sur l’esprit positif, Auguste Comte fait donc cet avertissement :

« S’il faut aussi admettre la nécessité d’une vraie systématisation morale chez ces esprits émancipés, elle ne pourra dès lors reposer que sur des bases positives, qui finalement seront ainsi jugées indispensables.

Quant à borner leur destination à la classe éclairée, outre qu’une telle restriction ne saurait changer la nature de cette grande construction philosophique, elle serait évidemment illusoire en un temps où la culture mentale que suppose ce facile affranchissement est déjà devenue très commune, ou plutôt presque universelle, du moins en France. »

Il s’agit d’ailleurs de mobiliser le prolétariat, ainsi que les femmes, contre le catholicisme et l’aristocratie, donc dans une optique démocratique, mais par le positivisme, donc au service de la démarche industrielle de la bourgeoisie :

« La nature intellectuelle du positivisme et sa destination sociale ne lui permettent un succès vraiment décisif que dans le milieu où le bon sens, préservé d’une vicieuse culture, laisse le mieux prévaloir les vues d’ensemble, et où les sentiments généreux sont d’ordinaire le moins comprimés.

A ce double titre, les prolétaires et les femmes constituent nécessairement les auxiliaires essentiels. de la nouvelle doctrine générale, qui, quoique destinée à toutes les classes modernes, n’obtiendra un véritable ascendant dans les rangs supérieurs que lorsqu’elle y reparaîtra sous cet irrésistible patronage. »

Auguste Comte est ici mégalomane et, annonçant le triomphe universel du capitalisme, la domination de la bourgeoisie, il fait de sa théorie positiviste la nouvelle idéologie de l’humanité toute entière :

« Sa fondation théorique [Auguste Comte parle du positivisme] trouve aussitôt une immense destination pratique, pour présider aujourd’hui à l’entière régénération de l’Europe Occidentale.

Car, d’une autre part, à mesure que le cours naturel des événements caractérise la grande crise moderne, la réorganisation politique se présente de plus en plus comme nécessairement impossible sans la reconstruction préalable des opinions et des mœurs.

Une systématisation réelle de toutes les pensées humaines constitue donc notre premier besoin social, également relatif à l’ordre et au progrès.

L’accomplissement graduel de cette vaste élaboration philosophique fera spontanément surgir dans tout l’Occident une nouvelle autorité morale, dont l’inévitable ascendant posera la base directe de la réorganisation finale, en liant les diverses populations avancées par une même éducation générale, qui fournira partout, pour la vie publique comme pour la vie privée, des principes fixes de jugement et de conduite.

C’est ainsi que le mouvement intellectuel et l’ébranlement social, de plus en plus solidaires, conduisent désormais l’élite de l’humanité à l’avènement décisif d’un véritable pouvoir spirituel, à la fois plus consistant et plus progressif que celui dont le moyen âge tenta prématurément l’admirable ébauche. »

Ainsi, le positivisme fut un simple outil, mais Augste Comte pensait qu’il avait découvert une clef incroyable à l’histoire de l’humanité. Dans la dernière partie de sa vie, il décida même de faire du positivisme une religion.

Cela n’est pas original du point de vue bourgeois. Ainsi, la révolution française elle-même avait tenté de formuler des « religions » républicaines. En 1793, ce fut le culte de la Raison, en 1794 celui de l’Être suprême, en 1796 la « théophilantropie ».

On retrouvera cela par la suite avec l’idéal républicain bourgeois, avec ses instituteurs de la IIIe République, son Parti Radical, ses préfets et hauts fonctionnaires « au service de la nation », ses savants, etc.

Il s’agissait là, également, on l’aura compris, de faire de l’appareil d’État un remplaçant de la religion sur le plan de la vie quotidienne et de l’éducation, précisément ce qu’Auguste Comte escomptait faire.

Pour cette raison même, Auguste Comte voulut instaurer une religion positivste, dont le culte ne visait pas à vénérer un être suprême, mais à méditer sur la vie, pour perfectionner la réalité. La mise en place d’un calendrier et des prêtres allait en ce sens, afin de célébrer le progrès des idées.

Ici, en arrière-plan, on a Auguste Comte qui a eu une passion platonique pour une femme dénommée Clotilde de Vaux, décédée rapidement après leur rencontre ; elle fut sa source d’inspiration pour cette religion dite de l’Humanité. Dans sont testament, Auguste Comte s’adressera à cette femme :

« Tu fus, à ton insu, comme je le dis chaque mardi, la femme la plus éminente, de cœur, d’esprit, et même de caractère, que l’histoire universelle m’ait jusqu’ici présentée. L’avenir me paraît difficilement susceptible d’un meilleur type. »

On a ainsi tous les 6 avril une Sainte Clotilde, avec tous les quatre ans une Journée des saintes femmes, car un culte personnel de l’Homme à la Femme (l’épouse, la fille, la mère) doit être réalisée. On notera qu’Auguste Comte a eu un peu avant ses trente ans une grave dépression, l’amenant dans une institution pour de nombreux mois, et que c’est sa mère qui s’occupa de lui.

À cela s’ajoute neuf prétendus sacrements en rapport avec la vie sociale : présentation (baptême), initiation (à 14 ans), admission (21 ans), destination (28 ans) ; mariage, maturité (42 ans), retraite (63 ans), transformation (au lit de mort), incorporation au grand Être (7 ans après la mort).

Enfin, un temple de l’Humanité devait être bâti ; les treize grandes figures choisies par Auguste Comte pour représenter treize mois de 28 jours étaient Moïse, Homère, Aristote, Archimède, César, Saint Paul, Charlemagne, Dante, Gutenberg, Shakespeare, Descartes, Frédéric Il et Bichat.

L’unique temple en Europe se situe rue Payenne à Paris ; on y trouve inscrit la devise du positivisme :

« L’amour pour principe, l’ordre pour base, et le progrès pour but. »

Elle dépend de l’Église positiviste du Brésil, pays où le positivisme a été récupéré de manière très importante lors d’une tentative d’émergence de la bourgeoisie, au point de faire d’un mot d’ordre d’Auguste Comte, Ordre et progrès, la devise placée sur le drapeau national.

Le drapeau du Brésil, avec le mot d’ordre d’Auguste Comte.

Voici comment la thématique de l’ordre et du progrès est abordé dans le Discours sur l’esprit positif, en 1844 :

« Quoique les nécessités purement mentales soient sans doute, les moins énergiques de toutes celles inhérentes à notre nature, leur existence directe et permanente est néanmoins incontestable chez toutes les intelligences : elles y constituent la première stimulation indispensable à nos divers efforts philosophiques, trop souvent attribués surtout aux impulsions pratiques, qui les développent beaucoup, il est vrai, mais ne pourraient les faire naître.

Ces exigences intellectuelles, relatives, comme toutes les autres, à l’exercice régulier des fonctions correspondantes, réclament toujours une heureuse combinaison de stabilité et d’activité, d’où résultent les besoins simultanés d’ordre et de progrès, ou de liaison et d’extension.

Pendant la longue enfance de l’Humanité, les conceptions théologico-métaphysiques pouvaient seules, suivant nos explications antérieures, satisfaire provisoirement à cette double condition fondamentale, quoique d’une manière extrêmement imparfaite.

Mais quand la raison humaine est enfin assez mûrie pour renoncer franchement aux recherches inaccessibles et circonscrire sagement son activité dans le domaine vraiment appréciable à nos facultés, la philosophie positive lui procure certainement une satisfaction beaucoup plus complète, à tous égards, aussi bien que plus réelle, de ces deux besoins élémentaires. »

Auguste Comte, avec le positivisme, a pratiquement inventé l’utopie bourgeoise d’un progrès infini fondé sur un ordre évoluant de manière infinie… Même si dans les faits, il n’a fait que contribuer à la lutte idéologique de la bourgeoisie française dans sa concurrence acharnée avec le catholicisme et la bourgeoisie lors de la restauration.

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Le positivisme d’Auguste Comte : un type humain plus pur et plus net

Il est très intéressant de voir comment Auguste Comte voit l’individu. En effet, il accepte tout à fait la séparation du corps et de l’esprit. Reprenant sans le dire l’exemple de « l’homme volant » d’Avicenne, repris pareillement sans le dire par Descartes, Auguste Comte fait une hypothèse fantasmagorique.

Il imagine un être humain sans besoins physiques aucun. À quoi ressemblerait alors cet être humain en quelque sorte pur, c’est-à-dire ici totalement spiritualisé?

Voici ce qu’en dit Auguste Comte, dans son Système de politique positive, où la dimension « morale et mentale » est l’aspect central, voire unique de l’individu :

« Pour la mieux apprécier [l’appréciation sociologique du problème humain], je dois d’abord considérer une situation hypothétique, où la nature humaine pourrait librement développer son essor affectif et intellectuel, sans être forcée d’exercer aussi son activité.

La prépondérance réelle de ce dernier ordre de fonctions cérébrales est uniquement due à nos nécessités matérielles. On pourrait donc l’écarter provisoirement, sans même supposer l’homme organiquement soustrait aux besoins végétatifs, en concevant un milieu très favorable à leur juste satisfaction. Il suffirait essentiellement que l’alimentation solide exigeât aussi peu dé soins habituels que la nutrition liquide ou gazeuse.

Dans les climats où les autres besoins physiques sont peu prononcés, quelques cas naturels d’heureuse fertilité se rapprochent beaucoup d’une telle exception. Mais elle se réalise encore mieux chez les classes privilégiées, que leur situation artificielle dispense presque entièrement de ces grossières sollicitudes.

Tel doit même devenir, dans le régime final, l’état normal de chacun pendant l’âge préparatoire où l’Humanité pourvoit seule à l’existence matérielle de ses futurs serviteurs, afin de mieux développer leur initiation morale et mentale. »

Auguste Comte,
par Louis Jules Etex (1810-1889)

À quoi ressemblerait alors une société de ces humains en quelque sorte « purifiés » ou « épurés » ?

En une esthétisation de l’individu, en des libres associations – Auguste Comte montre bien l’étroit rapport qui existe entre le libéralisme le plus franc et l’anarchisme.

On lit ainsi :

« A cette constitution individuelle correspondrait une semblable existence collective, soit domestique, soit même politique, où les instincts sympathiques domineraient librement. Leur prépondérance serait alors marquée surtout par un développement plus complet de la vie de famille et un moindre essor de la vie de société.

Celle-ci, en effet, n’acquiert sa principale intensité que d’après la coopération de plus en plus vaste qu’exige notre réaction continue contre les difficultés extérieures.

Mais le charme immédiatement propre aux affections sympathiques devient plus profond à mesure que les relations habituelles sont mieux circonscrites.

Le plus noble des instincts bienveillants, quoiqu’il soit aussi le moins énergique, ne pourrait cependant cesser alors d’inspirer directement l’amour universel.

Toutefois, faute d’une véritable activité commune, son exercice ordinaire serait dû surtout au besoin uniforme de communiquer les émotions domestiques, dont l’expansion simultanée se trouverait préservée de tout conflit spontané.

En un mot, l’existence sociale, n’ayant alors aucune forte destination pratique, prendrait, comme l’existence personnelle, un caractère essentiellement esthétique.

Mais ce caractère, à la fois devenu plus pur et plus fixe, développerait ainsi des satisfactions que nous pouvons à peine imaginer, et dont l’attrait continu lierait profondément les diverses familles qui pourraient y participer assez.

L’antique puissance des fêtes communes comme lien général des différentes peuplades grecques, avant toute active coopération, peut seule nous indiquer faiblement la nature de telles associations.

Dans cet état fictif, le classement fondé sur le mérite personnel dominerait spontanément celui qui résulte d’une prépondérance matérielle qui ne se développe qu’en vertu des nécessités correspondantes.

Mais la hiérarchie naturelle qui place la supériorité morale au-dessus de la prééminence physique, et même intellectuelle, s’y trouverait aussi mieux appréciable et moins contestée. »

Ce qui est frappant, c’est qu’on se situe ici uniquement dans l’esprit, dans le refus général de la matière. Auguste Comte est d’ailleurs très clair :

« La conclusion générale de cet examen hypothétique consiste donc à reconnaître que la suppression continue des exigences matérielles rendrait le type humain plus pur et plus net, son évolution plus libre et plus rapide. »

Cela montre bien que le positivisme est simplement une contribution à la modification des mentalités ; il exprime un besoin historique. Il est un simple outil.

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Le positivisme d’Auguste Comte : besoins intellectuels, besoins moraux

La vision d’Auguste Comte, combinant individualisme et socialisation, correspond exactement à l’idéologie nationale-républicaine de la IIIe République, qui s’installera en 1870. A l’époque d’Auguste Comte, la bourgeoisie n’avait pas encore les moyens d’imposer sa vision de la morale et des mœurs ; cela sera le cas après 1870.

Auguste Comte a toujours souligné, comme ici dans le Discours sur l’esprit positif, que le positivisme est une morale, une manière d’appréhender la réalité. C’est une vision du monde, satisfaisant à des exigences.

Auguste Comte souligne bien que l’ancien système ne marche plus, qu’il en faut donc un nouveau…

« C’est donc surtout au nom de la morale qu’il faut désormais travailler ardemment à constituer enfin l’ascendant universel de l’esprit positif, pour remplacer un système déchu qui, tantôt impuissant, tantôt perturbateur, exigerait de plus en plus la compression mentale en condition permanente de l’ordre moral.

La nouvelle philosophie peut seule établir aujourd’hui, au sujet de nos divers devoirs, des convictions profondes et actives, vraiment susceptibles de soutenir avec énergie le choc des passions. »

Le positivisme est en fait une valorisation des sciences, alors que le catholicisme considère que celles-ci forment un danger terrible pour la spiritualité. La morale dont parle Auguste Comte est un rationalisme assumé, qui valorise les idées nouvelles, qui relie le point de vue scientifique et la morale.

C’est là une volonté de rationaliser la morale, de permettre aux sciences d’être reconnues comme base de la société. C’est tout à fait conforme aux intérêts de la bourgeoisie industrielle. Auguste Comte dit donc, dans Discours sur l’esprit positif :

« Ce nouveau régime mental dissipe spontanément la fatale opposition qui, depuis la fin du moyen âge, existe de plus en plus entre les besoins intellectuels et les besoins moraux.

Désormais, au contraire, toutes les spéculations réelles, convenablement systématisées, concourront sans cesse à constituer, autant que possible, l’universelle prépondérance de la morale, puisque le point de vue moral y deviendra nécessairement le lien scientifique et le régulateur logique de tous les autres aspects positifs (…).

Une appréciation plus intime et plus étendue, à la fois pratique et théorique, représente l’esprit positif comme étant, par sa nature, seul susceptible de développer directement le sentiment social, première base nécessaire de toute saine morale. »

Le catholicisme opposait la morale et l’intellect, puisqu’il fallait se tourner vers la religion. L’exemple du mathématicien Pascal abandonnant la science pour se tourner entièrement vers la religion catholique, avec le jansénisme, est connu.

Il s’agit, avec le positivisme, de placer les scientifiques de manière idéologique dans le giron bourgeois, pour écraser le catholicisme et donc l’aristocratie.

Pour cette raison, les sciences sont ordonnées de manière précise dans la hiérarchie du positivisme. On a d’abord les mathématiques et la physique (astronomie, physique proprement dit, chimie).

Les deux forment la cosmologie, qui est la science préliminaire, la philosophie naturelle.

On a ensuite la biologie, la sociologie, la morale. Les trois forment l’étude de l’homme ou biologie, c’est-à-dire la science finale ou philosophie morale.

C’est-à-dire que, chez Auguste Comte, le culte de l’expérience remplace la religion et empêche le raisonnement abstrait, au nom du culte du concret. C’est là une fiction, car l’empirisme ne peut, à lui, tout seul, faire avancer la science. De plus, l’empirisme a déjà été affirmé historiquement par le matérialisme anglais, que ce soit avec Francis Bacon ou David Hume.

Pour cette raison, Auguste Comte est obligé d’avoir une vision assez hallucinée de sa propre conception, qui serait le couronnement des meilleures tendances du passé, dans la mesure où elle est la théorisation de leur supériorité, de leur domination nécessaire.

Il dit ainsi, de manière confuse, dans son Discours sur l’esprit positif :

« C’est pourquoi la première fondation systématique de la philosophie positive ne saurait remonter au-delà de la mémorable crise où l’ensemble du régime ontologique a commencé à succomber, dans tout l’occident européen, sous le concours spontané de deux admirables impulsions mentales, l’une, scientifique, émanée de Kepler et Galilée, l’autre, philosophique, due à Bacon et à Descartes.

L’imparfaite unité métaphysique constituée à la fin du moyen-âge a été dès lors irrévocablement dissoute, comme l’ontologie grecque avait déjà détruit à jamais la grande unité théologique, correspondante au polythéisme.

Depuis cette crise vraiment décisive, l’esprit positif, grandissant davantage en deux siècles qu’il n’avait pu le faire pendant toute sa longue carrière antérieure, n’a plus laissé possible d’autre unité mentale que celle qui résulterait de son propre ascendant universel, chaque nouveau domaine successivement acquis par lui ne pouvant plus jamais retourner à la théologie ni à la métaphysique, en vertu de la consécration définitive que ses acquisitions croissantes trouvaient de plus en plus dans la raison vulgaire.

C’est seulement par une telle systématisation que la sagesse théorique rendra véritablement à la sagesse pratique un digne équivalent, en généralité et en consistance, de l’office fondamental qu’elle en a reçu, en réalité et en efficacité, pendant sa lente initiation graduelle : car, les notions positives obtenues dans les deux derniers siècles sont, à vrai dire, bien plus précieuses comme matériaux ultérieurs d’une nouvelle, philosophie générale que par leur valeur directe et spéciale, la plupart d’entre elles n’ayant pu encore acquérir leur caractère définitif, ni scientifique, ni même logique.

L’ensemble de notre évolution mentale, et surtout le grand mouvement accompli, en Europe occidentale, depuis Descartes et Bacon, ne laissent donc désormais d’autre issue possible que de constituer enfin, après tant de préambules nécessaires, l’état vraiment normal de la raison humaine, en procurant à l’esprit positif la plénitude et la rationalité qui lui manquent encore, de manière à établir, entre le génie philosophique et le bon sens universel, une harmonie qui jusqu’ici n’avait jamais pu exister suffisamment. »

L’histoire des idées ne prendra bien entendu rien de cela au sérieux ; Auguste Comte restera simplement un outil historique propre à une période donnée en France, d’où justement le mépris de Karl Marx pour le positivisme.

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Le positivisme d’Auguste Comte : un pseudo-matérialisme

Le positivisme a comme avantage de combiner le relativisme et le culte de l’expérience. C’est, si l’on veut, la différence entre Honoré de Balzac et Émile Zola. Le réalisme de Honoré de Balzac se veut exhaustif et avec une vision du monde tout à fait déterminée ; Honoré de Balzac émet des avis réguliers, il soupèse les aspects, leur accorde une valeur de manière complète.

Émile Zola se balade à travers la réalité, imaginant des situations sociales, pour en déduire des vérités relatives. En ce sens, le naturalisme est le prolongement direct du positivisme dans la littérature.

Le positivisme est donc déjà une arme contre le matérialisme dialectique, qui va émerger historiquement lors de la dernière période de la vie d’Auguste Comte (il meurt en 1857). Il en dénonce déjà les caractéristiques, qu’il devine déjà dans la mesure où c’est l’esprit synthétique des Lumières qu’il rejette :

– tout est mutuellement lié ;

– il y a une seule loi commune à la réalité ;

– il y a une unité de doctrine (toutes les sciences sont unifiées).

Voici ce qu’il dit :

« Il importe néanmoins de reconnaître, en principe, que, sous le régime positif, l’harmonie de nos conceptions se trouve nécessairement limitée, à un certain degré, par l’obligation fondamentale de leur réalité, c’est-à-dire d’une insuffisante conformité à des types indépendants de nous.

Dans son aveugle instinct de liaison, notre intelligence aspire presque à pouvoir toujours lier entre eux deux phénomènes quelconques, simultanés ou successifs ; mais l’étude du monde extérieur démontre, au contraire, que beaucoup de ces rapprochements seraient purement chimériques, et qu’une foule d’événements s’accomplissent continuellement sans aucune vraie dépendance mutuelle ; en sorte que ce penchant indispensable a autant besoin qu’aucun autre d’être réglé d’après une saine appréciation générale.

Longtemps habitué à une sorte d’unité de doctrine, quelque vague et illusoire qu’elle dût être, sous l’empire des fictions théologiques et des entités métaphysiques, l’esprit humain, en passant à l’état positif, a d’abord tenté de réduire tous les divers ordres de phénomènes à une seule loi commune.

Mais tous les essais accomplis pendant les deux derniers siècles pour obtenir une explication universelle de la nature n’ont abouti qu’à discréditer radicalement une telle entreprise, désormais abandonnée aux intelligences mal cultivées. »

Cela signifie qu’Auguste Comte assume un matérialisme – son ennemi, c’est le catholicisme, fer de lance idéologique de l’aristocratie – mais qu’il rejette l’esprit de synthèse – l’ennemi à l’arrière-plan ici, c’est le prolétariat.

C’est naturellement incohérent. Voici comment il définit ce pseudo-matérialisme, dans son Catéchisme positiviste de 1852 :

« Les êtres vivants sont nécessairement des corps, qui, malgré leur plus grande complication, suivent toujours les lois plus générales de l’ordre matériel, dont l’immuable prépondérance domine tous leurs phénomènes propres, sans toutefois annuler jamais leur spontanéité. »

S’il y a des lois matérielles, comment peut-il y avoir en même temps la spontanéité ? Il n’est pas possible de conjuguer ces deux pôles opposés, qui forment historiquement le matérialisme d’un côté, l’idéalisme de l’autre.

Auguste Comte était cependant bien obligé de le faire, combattant à la fois l’un et l’autre, tant l’idéalisme finissant que le matérialisme dialectique naissant. Il a donc, forcément, cherché une voie permettant de justifier ce jeu d’équilibriste.

Pour cela, il formule une théorie selon laquelle l’existence individuelle est véritablement indépendante, mais qu’en même temps les existences individuelles sont en rapport avec la « progression sociale » de la société.

Voici comment la chose est présentée dans son Discours sur l’esprit positif :

« Pour caractériser suffisamment cette nature nécessairement relative de toutes nos connaissances réelles, il importe de sentir, en outre, du point de vue le plus philosophique, que, si nos conceptions quelconques doivent être considérées elles-mêmes comme autant de phénomènes humains, de tels phénomènes ne sont pas simplement individuels, mais aussi et surtout sociaux, puisqu’ils résultent, en effet d’une évolution collective et continue, dont tous les éléments et toutes les phases sont essentiellement connexes.

Si donc, sous le premier aspect, on reconnaît que nos spéculations doivent toujours dépendre des diverses conditions essentielles de notre existence individuelle, il faut également admettre, sous le second, qu’elles ne sont pas moins subordonnées à l’ensemble de la progression sociale, de manière à ne pouvoir jamais comporter cette fixité absolue que les métaphysiciens ont supposée.

Or, la loi générale du mouvement fondamental de l’Humanité consiste, à cet égard, en ce que nos théories tendent de plus en plus à représenter exactement les sujets extérieurs de nos constantes investigations, sans que néanmoins la vraie constitution de chacun d’eux puisse, en aucun cas, être pleinement appréciée, la perfection scientifique devant se borner à approcher de cette limite idéale autant que l’exigent nos divers besoins réels. »

On ne peut donc pas décider de la progression sociale, mais en même temps l’individu social s’y insère. Pourquoi cela ? Parce que la bourgeoisie a besoin de triompher moralement – Auguste Comte parle de changement de régime mental – sur l’aristocratie.

C’est en ce sens qu’Auguste Comte est le véritable théoricien des valeurs de la IIIe République, la franc-maçonnerie apparaissant comme le vecteur tout à fait logique de sa vision du monde.

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Auguste Comte et la cosmologie

Le positivisme est donc l’idéologie de la bourgeoisie qui a littéralement balancé par-dessus bord toute science « fermée », complète, totale. C’est une relecture complète de l’idéologie bourgeoise, une sorte de synthèse expurgée de l’idéologie bourgeoise.

C’était une entreprise de démolition apparaissant comme une construction et présentée telle quelle, ce qui fait réagir Karl Marx de la manière suivante, dans une lettre à Friedrich Engels en juillet 1866 :

« Dans mes loisirs j’étudie Comte, parce que les Anglais et les Français font du tapage autour de ce type. Ce qui les marque en cela, c’est l’encyclopédique, la synthèse.

Mais c’est pathétique par rapport à Hegel (bien que Comte en tant que mathématicien et physicien de profession soit supérieur à celui-ci, c’est-à-dire supérieur dans le détail, Hegel lui-même étant ici infiniment plus grand dans l’ensemble).

Et ce positivisme de merde est apparu en 1832 ! »

Comment Auguste Comte a-t-il constitué une pseudo-encyclopédie bourgeoise censée être nouvelle et plus complète, alors qu’elle liquide les Lumières dans leur matérialisme ?

Auguste Comte ne pouvait pas partir de la bourgeoisie, puisque celle-ci, en tant que classe, n’était pas dominante du fait du retour au pouvoir de l’aristocratie et était déboussolée dans son orientation. Il s’est donc appuyé sur les techniciens et les scientifiques, formant une couche sociale au service de la production, donc du capitalisme.

Auguste Comte a appelé à la généralisation de leur démarche. Il liquide le matérialisme universel, au profit du rationalisme du technicien et de l’ingénieur, du mécanicien et du mathématicien.

C’est leur « mental » qui est le mental correct, adéquat. Aussi dit-il dans son Discours sur l’esprit positif :

« Il résulte, en effet, des explications précédentes, que la principale efficacité, d’abord mentale, puis sociale, que nous devons aujourd’hui chercher, dans une sage propagation universelle des études positives, dépend nécessairement d’une stricte observance didactique de la loi hiérarchique.

Pour chaque rapide initiation individuelle, comme pour la lente initiation collective, il restera toujours indispensable que l’esprit positif, développant son régime à mesure qu’il agrandit son domaine, s’élève peu à peu de l’état mathématique initial à l’état sociologique final, en parcourant successivement les quatre degrés intermédiaires, astronomique, physique, chimique et biologique. »

Auguste Comte veut dire par là que les découvertes remettent en cause la vision catholique du monde, base idéologique de la réaction aristocratique. Voilà pourquoi l’astronomie joue un rôle essentiel, car c’est elle qui a joué un rôle majeur ici, avec Galilée, Isaac Newton et Emmanuel Kant, dans la reconnaissance de l’espace et du temps.

La bourgeoisie ne peut en effet agir que si l’espace et le temps se voient reconnus comme réels et transformables. L’astronomie n’a pas d’incidence pratique concrète générale, mais elle est un facteur essentiel de la vision bourgeoise du monde. Elle remet en cause la vision religieuse, divine, donc catholique, donc aristocratique.

C’est ce qui fait dire à Auguste Comte dans son Cours de philosophie positive :

« Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c’est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. »

Le manque de dimension pratique de l’astronomie est d’autant plus remarquable que cela permet d’autant plus de souligner le caractère central de l’observation. Cela permet ainsi de rejeter la conception « métaphysique » du monde, c’est-à-dire le matérialisme.

C’est en ce sens justement que la bataille idéologique dans le domaine de la cosmologie était essentielle pour Staline et Mao Zedong, pour la défense du cadre général du matérialisme dialectique.

Voici comment il présente son triptyque dans le Cours de philosophie positive :

« (3) Dans l’état théologique, l’esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l’action directe et continue d’agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l’intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l’univers.

(4) Dans l’état métaphysique, qui n’est au fond qu’une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d’engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l’explication consiste alors à assigner pour chacun l’entité correspondante.

(5) Enfin, dans l’état positif, l’esprit humain reconnaissant l’impossibilité d’obtenir des notions absolues, renonce à chercher l’origine et la destination de l’univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s’attacher uniquement à découvrir, par l’usage bien combiné du raisonnement et de l’observation, leurs lois effectives, c’est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude.

L’explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n’est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. »

On a ici les trois étapes dans l’évolution intellectuelle, base du positivisme, expression de la lutte tant contre l’aristocratie (1) que contre le prolétariat (2).

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Le positivisme d’Auguste Comte : «la grande crise politique et morale»

Auguste Comte exprime donc un besoin historique, celui d’annoncer une nouvelle mentalité. Il lève le drapeau de la fin de la superstition, ce qui équivaut pour lui à annoncer le triomphe de l’ère industrielle, de la conception terre à terre de l’industriel. 

Comme il le dit dans son Discours sur l’esprit positif, les superstitions sont condamnées à graduellement disparaître, cédant la place à l’approche nouvelle :

« A mesure que les lois physiques ont été connues, l’empire des volontés surnaturelles s’est trouvé de plus en plus restreint, étant toujours consacré surtout aux phénomènes dont les lois restaient ignorées. »

Auguste Comte insiste particulièrement sur cette dimension idéologique, dans la mesure où il cherche à bien montrer qu’il existe une crise très profonde dans l’idéologie dominante en France. Cette crise tient bien sûr à non-adéquation de l’idéologie dominante avec les besoins de la réalité.

Ces besoins sont industriels d’un côté – c’est-à-dire demandant une approche matérialiste – scientifique – sociaux de l’autre, c’est-à-dire répondant aux besoins de la société guidée par la bourgeoisie. Dans le contexte de la Restauration, le positivisme est un drapeau : celui d’une réforme radicale des mentalités, l’effacement des mœurs et conceptions du passé, du catholicisme, de l’aristocratie.

Voici comment il caractérise la crise intellectuelle et morale présente en France dans le cours de philosophie positive :

« Ce n’est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d’autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions.

Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l’anarchie intellectuelle.

Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la première condition d’un véritable ordre social.

Tant que les intelligences individuelles n’auront pas adhéré par un assentiment unanime à un certain nombre d’idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l’état des nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne comportera réellement que des institutions provisoires.

Il est également certain que, si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut une fois être obtenue, les institutions, convenables en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C’est donc là que doit se porter principalement l’attention de tous ceux qui sentent l’importance d’un état de choses vraiment normal. »

Pour bien saisir sa critique indirecte du catholicisme, voici un extrait du Discours sur l’esprit positif, où il souligne bien que l’hypocrisie prédomine, en raison de l’incapacité de l’ancienne forme morale d’avoir une valeur aux yeux de la population.

Il souligne bien, par conséquent, que c’est en quelque sorte au nom de la morale que l’ancienne morale doit être remplacée ; c’est une nécessité sociale de moderniser l’idéologie dominante.

C’est une question d’ordre public : l’ancien ordre n’est plus capable de le maintenir, seule la bourgeoisie est capable de prendre la société en main et de façonner les opinions de manière ordonnée et efficace.

« Pour achever d’apprécier les prétentions actuelles de la philosophie théologico-métaphysique à conserver la systématisation exclusive de la morale usuelle, il suffit d’envisager directement la doctrine dangereuse et contradictoire que l’inévitable progrès de l’émancipation mentale l’a bientôt forcée d’établir à ce sujet, en consacrant partout, sous des formes plus en moins explicites, une sorte d’hypocrisie collective, analogue à celle qu’on suppose très mal à propos avoir été habituelle chez les anciens, quoiqu’elle n’y avait jamais comporté qu’un succès précaire et passager.

Ne pouvant empêcher le libre essor de la raison moderne chez les esprits cultivés, on s’est ainsi proposé d’obtenir d’eux, en vue de l’intérêt public, le respect apparent des antiques croyances, afin d’en maintenir, chez le vulgaire, l’autorité jugée indispensable.

Cette transaction systématique n’est nullement particulière aux jésuites, quoiqu’elle constitue le fond essentiel de leur tactique ; l’esprit protestant lui a aussi imprimé, à sa manière, une consécration encore plus intime, plus étendue, et surtout plus dogmatique : les métaphysiciens proprement dits l’adoptent tout autant que les théologiens eux-mêmes ; le plus grand d’entre eux, quoique sa haute moralité fût vraiment digne de son éminente intelligence, a été entraîné à la sanctionner essentiellement, en établissant, d’une part, que les opinions théologiques quelconques ne comportent aucune véritable démonstration, et, d’une autre part, que la nécessité sociale oblige à maintenir indéfiniment leur empire.

Malgré qu’une telle doctrine puisse devenir respectable chez ceux qui n’y rattachent aucune ambition personnelle, elle n’en tend pas moins à vicier toutes les sources de la moralité humaine, en la faisant nécessairement reposer sur un état continu de fausseté, et même de mépris, des supérieurs envers les inférieurs. »

On a ici une critique de l’ordre social dominant, au nom de son manque d’efficacité, d’efficience ; le décalage qui se produit dans la société sur le plan des mentalités et des mœurs entrave le progrès et cause des troubles.

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Le positivisme d’Auguste Comte : la vie industrielle

Né à Montpellier le 19 janvier 1798, Auguste Comte fut admis à Polytechnique à quinze ans, qu’il ne put rejoindre qu’une année plus tard seulement en raison de son jeune âge. Les élèves s’y révoltèrent contre un professeur et furent expulsés ; Auguste Comte vécut alors de cours de mathématiques à Paris, avant de devenir un proche du réformateur social Saint-Simon de 1817 à 1825.

Rompant avec celui-ci, il formula alors le « positivisme » et inventa le concept de « sociologie », apparaissant comme l’ennemi bourgeois numéro un pour le catholicisme.

Auguste Comte

Car Auguste Comte avait bien saisi le changement d’époque. Il avait compris l’intérêt bourgeois à chercher à temporiser historiquement, le temps marchant pour un capitalisme toujours plus fort.

Il fallait avoir le sens du compromis, tout en visant à phagocyter l’opposition conservatrice catholique en conquérant une hégémonie idéologique et culturelle. Ce dernier aspect, Auguste Comte l’appelle la « révolution mentale ».

Voici ce qu’il en dit, dans son Discours sur l’esprit positif :

« Le polythéisme s’adaptait surtout au système de conquête de l’antiquité, et le monothéisme à l’organisation défensive du moyen âge.

En faisant de plus en plus prévaloir la vie industrielle, la sociabilité moderne doit donc puissamment seconder la grande révolution mentale qui aujourd’hui élève définitivement notre intelligence du régime théologique au régime positif. »

On passerait de la religion au rationalisme, sans heurts, dans une sorte de transmission historique de l’aristocratie à la bourgeoisie. Ce rationalisme relève bien entendu de la transformation capitaliste de la réalité.

Auguste Comte explique ouvertement que le positivisme est l’idéologie de l’ère de l’industrie, qui implique une autre manière d’entrevoir le quotidien. Le parallèle avec le protestantisme et sa valorisation du travail exigeant une nouvelle morale du quotidien est évident.

On y a le même rejet du catholicisme et de sa scolastique, des superstitions et d’un clergé autocratique et métaphysique. On y a le même souci de la pratique, de l’intervention sociale, de l’industrie.

On y a le même souci de formuler une morale, des mentalités propres à une démarche concrète nouvelle, dans un sens anti-féodal. Le but d’Auguste Comte est de formuler une moralité de la vie quotidienne en accord avec la réalité de la production capitaliste.

L’esprit de l’industrie s’étend à la société. Voici comment Auguste Comte formule cela :

« L’art ne sera plus alors uniquement géométrique, mécanique ou chimique, etc., mais aussi et surtout politique et moral, la principale action exercée par l’Humanité devant, à tous égards, consister dans l’amélioration continue de sa propre nature individuelle ou collective, entre les limites qu’indique, de même qu’en tout autre cas, l’ensemble des lois réelles.

Lorsque cette solidarité spontanée de la science avec l’art aura pu ainsi être convenablement organisée, on ne peut douter que, bien loin de tendre aucunement à restreindre les saines spéculations philosophiques, elle leur assignerait, au contraire, un office final trop supérieur à leur portée effective, si d’avance on n’avait reconnu, en principe général, l’impossibilité de jamais rendre l’art purement rationnel, c’est-à-dire d’élever nos prévisions théoriques au véritable niveau de nos besoins pratiques.

Dans les arts même les plus simples et les plus parfaits, un développement direct et spontané reste constamment indispensable, sans que les indications scientifiques puissent, en aucun cas, y suppléer complètement.

Quelque satisfaisantes, par exemple, que soient devenues nos prévisions astronomiques, leur précision est encore, et sera probablement toujours, inférieure à nos justes exigences pratiques (…).

Ainsi, la même corrélation fondamentale qui rend la vie industrielle si favorable à l’ascendant philosophique de l’esprit positif lui imprime, sous un autre aspect, une tendance anti-théologique, plus on moins prononcée, mais tôt ou tard inévitable, quels qu’aient pu être les efforts continus de la sagesse sacerdotale pour contenir ou tempérer le caractère anti-industriel de la philosophie initiale, avec laquelle la vie guerrière était seule suffisamment conciliable.

Telle est l’intime solidarité qui fait involontairement participer depuis longtemps tous les esprits modernes, même les plus grossiers et les plus rebelles, au remplacement graduel de l’antique philosophie théologique par une philosophie pleinement positive, seule susceptible désormais d’un véritable ascendant social. »

Le positivisme, c’est l’idéologie de ce qui est positif, c’est-à-dire concret, visible expérimentalement, en-dehors de toute abstraction, qu’elle soit théologique-mystique ou bien matérialiste.

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Auguste Comte : une rationalisation bourgeoise

La révolution française, après avoir initialement triomphé, s’enlisa et connut la forme impériale sous la direction de Napoléon Bonaparte, à quoi se succéda la Restauration.

Face à l’aristocratie revenue, il fallait pour la bourgeoisie relancer sa bataille idéologique et culturelle. Mais tout comme l’aristocratie revenue au pouvoir avait modifié sa nature, la bourgeoisie n’était déjà plus la même.

Elle avait connu de grands progrès, elle avait saisi sa force et, surtout, elle découvrait qu’elle avait donné naissance à une force hostile elle-même grandissante : le prolétariat. Les années 1815-1848 furent ainsi marquées par l’apparition des socialistes utopiques.

La bourgeoisie savait qu’elle devait encore utiliser la force populaire pour abattre l’aristocratie. Mais il était hors de question de donner libre-cours à cette force ; la bourgeoisie allemande capitulera d’ailleurs entièrement face à l’emploi de celle-ci.

Cela signifiait également qu’il était hors de question de prolonger les Lumières, leur universalisme et leur démarche matérialiste encyclopédique. Cela aurait été une arme évidente dans les mains du prolétariat.

C’est ici qu’intervient Auguste Comte (1798-1857), qui a élaboré l’idéologie adéquate à la bourgeoisie française dans son combat avec l’aristocratie.

Son idée de base est par ailleurs extrêmement simple. L’humanité aurait connu trois périodes : après « l’âge théologique » et « l’âge métaphysique », on en arrive à « l’âge positif ».

Dans Discours sur l’ensemble du positivisme, il résume cela ainsi :

« L’état théologique, avec ses trois phases : fétichisme, polythéisme et monothéisme, a joué un rôle certain dans la vie mentale et sociale de l’humanité passée en apportant les vues préétablies sans lesquelles aucun départ de la pensée n’eût été possible.

L’état métaphysique n’est qu’un état transitoire essentiellement critique et appelé à dissoudre l’état précédent.

Enfin, l’état positif a pour caractère fondamental d’établir les lois naturelles en subordonnant l’imagination à l’observation ; sa principale destination est la constitution de l’harmonie mentale. »

Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme

L’esprit humain individuel connaîtrait le même parcours intellectuel : aux explications surnaturelles succède une lecture dogmatique, puis enfin une approche expérimentale, concrète.

Il est évident, du point de vue du matérialisme dialectique, qu’Auguste Comte procède ici à la liquidation des Lumières, au bannissement du matérialisme propre à la bourgeoisie dans sa période progressiste.

Ce qui compte, ce sont les initiatives tous azimuts, la tolérance mutuelle de toutes ces initiatives, la remise en cause de toutes les anciennes structures, afin de libérer la voie au capitalisme.

Voici comment l’ancien pasteur Edmond Schérer, chantre du libéralisme, résume admirablement bien cette vision du monde, tout en témoignant de l’incompréhension complète de la dialectique de Hegel en France :

« Il est un principe qui s’est emparé avec force de l’esprit moderne et que nous devons à Hegel. Je veux parler du principe en vertu duquel une assertion n’est pas plus vraie que l’assertion opposée (…).

La loi de la contradiction, tel est, dans ce système, le fond de cette dialectique qui est l’essence même des choses.

Cela veut dire que tout est relatif et que les jugements absolus sont faux. Cette découverte du caractère relatif des vérités est le fait capital de l’histoire de la pensée contemporaine.

Il n’y a pas d’idée dont la portée soit plus étendue, l’action plus irrésistible, les conséquences plus radicales.

Aujourd’hui, rien n’est plus parmi nous vérité, ni erreur. Il faut inventer d’autres mots.

Nous ne voyons plus la religion, mais des religions ; la morales, mais des mœurs ; les principes, mais des faits.

Nous expliquons tout ; et comme on l’a dit, l’esprit finit par approuver ce qu’il explique. »

Ce point de vue est exactement celui du « positivisme » élaboré par Auguste Comte. Ce qui compte, c’est ce qu’on peut constater concrètement, ce qui ressort donc de manière positive. Il faut savoir relativiser, car cela promeut le libéralisme. Il faut savoir se focaliser sur le concret, car on vit à l’époque du triomphe de l’industrie.

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