Le premier ouvrage d’Henri Bergson a un titre particulièrement évocateur : Essai sur les données immédiates de la conscience. Paru en 1889, cet ouvrage tente de maintenir l’équilibre qu’a réalisé René Descartes entre la religion et le matérialisme.
René Descartes avait tenté d’ouvrir un espace à la bourgeoisie pour qu’elle réalise la science, dans des conditions difficiles où le catholicisme prédominait. En Angleterre, Francis Bacon pouvait ouvertement revendiquer les cinq sens comme base de la connaissance, mais en France ce n’était pas possible. Cela permit à René Descartes d’émerger comme un penseur « radical » alors qu’il n’était en réalité qu’un penseur coincé entre deux eaux.
Henri Bergson va essayer de maintenir ce savant équilibre, qui tente de faire cohabiter le spiritualisme le plus intransigeant, avec une âme individuelle et un monde conçu par un Dieu tout puissant, et un matérialisme transformant la réalité.
Bien entendu, le grand thème de René Descartes est l’espace. S’appuyant sur sa conscience, il remet en cause l’espace autour de lui, qui est peut-être une illusion. La seule chose dont il soit certain, c’est qu’il pense : c’est le fameux « cogito ergo sum », « je pense donc je suis ».
Là où le matérialisme anglais dit que la réalité est vraie (mettant ainsi Dieu de côté), René Descartes fait face à l’Église de manière plus prudente en disant que la réalité doit être remise en cause, ou plutôt mise en doute, pour être ainsi dire « recalculée » rationnellement.
La « conscience » de René Descartes pratique en effet le doute radical pour utiliser les mathématiques comme vérité, contournant la religion en affirmant que cette raison consiste justement en le libre-arbitre donné par Dieu. Comme il s’agit d’un idéalisme religieux, René Descartes raisonne en s’appuyant sur le néo-platonisme issu du pythagorisme, c’est-à-dire sur un Dieu (unique) ayant créé le monde en utilisant des chiffres pour créer le multiple alors que lui-même est « 1 » et seulement « 1 ».
Henri Bergson reprend directement ce schéma. Mais au lieu de procéder au recalcul rationnel de la réalité au moyen des mathématiques, il va rejeter l’espace pour n’accorder de l’attention qu’au temps, c’est-à-dire à la conscience elle-même.
Henri Bergson va donc tenter de montrer que l’esprit peut modifier le corps. Pour cela, il prend l’exemple des sensations : il dit d’abord que celles-ci connaissent différentes intensités, et que la gamme de cette intensité ne dépend pas que des sens. L’esprit agirait dans l’évaluation des sensations.
Voici ce que dit Henri Bergson :
« Essayons de démêler en quoi consiste une intensité croissante de joie ou de tristesse, dans les cas exceptionnels où aucun symptôme physique n’intervient. La joie intérieure n’est pas plus que la passion un fait psychologique isolé qui occuperait d’abord un coin de l’âme et gagnerait peu à peu de la place.
A son plus bas degré, elle ressemble assez à une orientation de nos états de conscience dans le sens de l’avenir.
Puis, comme si cette attraction diminuait leur pesanteur, nos idées et nos sensations se succèdent avec plus de rapidité ; nos mouvements ne nous coûtent plus le même effort.
Enfin, dans la joie extrême, nos perceptions et nos souvenirs acquièrent une indéfinissable qualité, comparable à une chaleur ou à une lumière, et si nouvelle, qu’à certains moments, en faisant retour sur nous-mêmes, nous éprouvons comme un étonnement d’être.
Ainsi, il y a plusieurs formes caractéristiques de la joie purement intérieure, autant d’étapes successives qui correspondent à des modifications qualitatives de la masse de nos états psychologiques. »
C’est là du subjectivisme. Ce qui se passe dans l’esprit devient non seulement indépendant, mais le moteur de la réalité individuelle. Marcel Proust ne dit pas autre chose dans l’exemple de sa fameuse « madeleine ».
Voici comment Henri Bergson reformule cette approche, cette fois non pas avec un gâteau, mais avec la danse :
« Si les mouvements saccadés manquent de grâce, c’est parce que chacun d’eux se suffit à lui-même et n’annonce pas ceux qui vont le suivre. Si la grâce préfère les courbes aux lignes brisées, c’est que la ligne courbe change de direction à tout moment, mais que chaque direction nouvelle était indiquée dans celle qui la précédait.
La perception d’une facilité à se mouvoir vient donc se fondre ici dans le plaisir d’arrêter en quelque sorte la marche du temps, et de tenir l’avenir dans le présent. Un troisième élément intervient quand les mouvements gracieux obéissent à un rythme, et que la musique les accompagne.
C’est que le rythme et la mesure, en nous permettant de prévoir encore mieux les mouvements de l’artiste, nous font croire cette fois que nous en sommes les maîtres.
Comme nous devinons presque l’attitude qu’il va prendre, il paraît nous obéir quand il la prend en effet ; la régularité du rythme établit entre lui et nous une espèce de communication, et les retours périodiques de la mesure sont comme autant de fils invisibles au moyen desquels nous faisons jouer cette marionnette imaginaire.
Même, si elle s’arrête un instant, notre main impatientée ne peut s’empêcher de se mouvoir comme pour la pousser, comme pour la replacer au sein de ce mouvement dont le rythme est devenu toute notre pensée et toute notre volonté. »
Ce qui se passerait dans l’esprit serait, parfois, tout ce qui compterait. C’est la toute puissance de la conscience individuelle, c’est la même méthode que René Descartes.