Crise ouverte dans les inter-relations Maroc-Algérie-Tunisie-Libye-France-Grèce-Turquie-Russie-Mali

La situation est explosive dans toute une zone et la série de faits tout récents expliquent d’eux-mêmes la situation. Les voici, avec quelques précisions préalables pour bien saisir l’ensemble.

Le Maroc et l’Algérie sont en tension forte depuis cinquante ans. Leurs régimes sont très différents. Le Maroc est une monarchie corrompue et dictatoriale, où l’économie est aux mains d’un capitalisme bureaucratique particulièrement lié à la France, la ville de Marrakech servant de Sodome et Gomorrhe français. L’Algérie est une dictature militaire profitant des ressources en gaz et en pétrole pour se maintenir extrêmement difficilement, notamment depuis la vague de contestation de 2019 (appelé le Hirak) alors que le président Abdelaziz Bouteflika, dont on ne sait même pas s’il était encore en vie, briguait un cinquième mandat.

L’Algérie est ainsi obligée de devenir expansionniste de manière agressive pour faire face à sa crise générale s’insérant dans la seconde crise générale du capitalisme et les ponts ont été rompus avec le Maroc. Ce dernier a reconnu Israël en 2020, en échange d’une reconnaissance américaine de sa domination sur le Sahara occidental, ce que l’Algérie ne reconnaît pas.

L’Algérie qui s’est rapprochée de la Russie, qui elle-même gagne en influence notamment au Mali, au grand dam de la France, qui par conséquent exerce une nouvelle pression sur l’Algérie pour la faire vaciller, avec l’appui du Maroc.

Une Algérie qui soutient également la Turquie dans son intervention en faveur du gouvernement libyen contre l’Armée Nationale Libyenne du maréchal Haftar qui a largement profité du soutien français et de l’appui de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, des Émirats Arabes Unis et de la Russie.

La Turquie qui vient de réaliser des manœuvres militaires en Azerbaïdjan, avec des forces armées de ce pays et du Pakistan, au grand dam de l’Iran qui a répondu par ses propres manœuvres, alors que de son côté la France signait une alliance militaire avec la Grèce.

Ces précisions préalables, censées apporter de la clarté, reflètent en fait plutôt un terrible enchevêtrement d’intérêts et de conflits, le tout renforcé par les poussées impérialistes et expansionnistes des uns et des autres. C’est ni plus ni moins la guerre qui s’annonce, aux dépens des peuples.

13-14 juillet 2021 : rencontre virtuelle du Mouvement des non-alignés en Azerbaïdjan, où le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra souligne la nécessaire indépendance du Sahara Occidental occupé par le Maroc et le délégué permanent du Maroc auprès des Nations Unies Omar Hellal a appelé à « l’indépendance du peuple kabyle » en Algérie.

18 juillet 2021 : l’Algérie rappelle son ambassadeur au Maroc.

25 juillet : le président tunisien Kaïs Saïed limoge le gouvernement, gèle le parlement, suspend l’immunité des députés et prend les pleins pouvoirs.

18 août 2021 : l’Algérie décide de réviser ses relations avec le Maroc.

24 août 2021 : l’Algérie rompt les relations diplomatiques avec le Maroc en accusant celui-ci d’être à l’origine d’incendies meurtriers en Kabylie en liaison avec des mouvements séparatistes.

14 août 2021 : visite du ministre algérien des affaires étrangères, Ramtane Lamamra, à son homologue turc Mevlut Cavusoglu ; il est parlé de feuille de route et de convergence concernant les questions de la Libye, de la Tunisie et de l’Afrique en général.

9 septembre 2021 : le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra explique lors d’un Conseil de la Ligue arabe qu’ « une analyse de la situation nous fait comprendre que certains cherchent à s’attribuer des rôles influents dans la structure de l’ordre régional et international en établissant des alliances dangereuses dans l’unique but de réaliser des acquis immédiats au détriment des nobles objectifs du système de l’action arabe commune ».

Il y a « des parties [qui] recourent à l’aide et la puissance d’un ennemi historique pour attenter aux frères et s’attaquer directement aux voisins ». L’Agence de presse algérienne APS explique que ces propos font « allusion aux actes perpétrés par le Maroc qui s’allie avec l’entité sioniste pour entamer les intérêts de l’Algérie ».

Ramtane Lamamra s’est rendu dans les jours suivant à Niamey au Niger, Nouakchott en Mauritanie, Le Caire en Égypte, Kinshasa en République démocratique du Congo (qui préside actuellement l’Union africaine, Brazzaville au Congo-Brazzaville (qui préside le Haut comité africain de suivi du dossier libyen).

12 septembre 2021 : début en Azerbaïdjan des manœuvres militaires « Trois frères » avec des forces armées de la Turquie, de l’Azerbaïdjan et du Pakistan.

22 septembre 2021 : l’Algérie n’autorise plus les avions civils et militaires marocains à la survoler, alors qu’elle ne renouvelle pas le contrat d’acheminement de gaz algérien jusqu’à l’Espagne via le gazoduc Maghreb Europe passant par le territoire marocain.

25 septembre 2021 : à l’assemblée des Nations-Unies le Premier ministre malien Choguel Kokalla Maïga explique que « La nouvelle situation née de la fin de Barkhane, plaçant le Mali devant le fait accompli et l’exposant à une espèce d’abandon en plein vol, nous conduit à explorer les voies et moyens pour mieux assurer la sécurité de manière autonome avec d’autres partenaires ».

Le ministre russe des affaires étrangères Sergueï Lavrov a confirmé que le Mali avait pris contact avec des sociétés privées russes (servant de forces militaires, par ailleurs présentes au Syrie, au Soudan, en Libye, en République centrafricaine et au Mozambique, en Guinée et au Tchad).

28 septembre 2021 : la France annonce la réduction drastique de visas pour les ressortissants du Maroc, de l’Algérie et la Tunisie, au motif que ces pays ne reprennent pas leurs ressortissants expulsés. Conférence de presse du président français Emmanuel Macron et du premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis annonçant un partenariat stratégique.

29 septembre 2021 : l’ambassadeur français à Alger est convoqué et se voit notifier une protestation du gouvernement algérien.

1er octobre 2021 : l’Iran, qui accuse l’Azerbaïdjan de collusion avec Israël, mène de vastes manœuvres militaires à la frontière avec l’Azerbaïdjan, nommées Fatehan-e Khaybar (les conquérants de Khaybar, du nom du village d’une tribu juive conquise par Mahomet).

2 octobre 2021 : Le Monde relate des propos du président français Emmanuel Macron lors d’une rencontre deux jours plus tôt avec des petits-enfants de familles liées à la guerre d’Algérie : il parle d’une haine de la France de la part « du système politico-militaire qui s’est construit sur cette rente mémorielle ». Il dit également que le « système algérien est fatigué, le [mouvement de contestation lancée en 2019 et nommé] Hirak l’a fragilisé ».

Enfin, il dénonce la Turquie : « La construction de l’Algérie comme Nation est un phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? Ça, c’est la question. Il y avait de précédentes colonisations. Moi, je suis fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée. Et d’expliquer qu’on est les seuls colonisateurs, c’est génial. Les Algériens y croient ». 

Le jour même, l’Algérie rappelle son ambassadeur à Paris et ferme son espace aérien aux avions militaires français.

3 octobre 2021 : l’ambassadeur français à Alger est convoqué et se voit notifier une protestation du gouvernement algérien. 80 militaires de l’armée algérienne participent à des manœuvres avec la Russie en Ossétie du Nord. La Russie est le premier fournisseur de l’armée algérienne et sa part a augmenté de 64% entre 2016 et 2020.

4 octobre 2021 : Omer Celik, porte-parole du Parti de la Justice et du Développement du président turc Recep Tayyip Erdoğan, dénonce Emmanuel Macron : « si vous deviez faire une déclaration sur un pays en particulier, pourquoi mariez-vous le nom de la Turquie, de notre président et de l’Empire ottoman dans cette affaire ? »

6 octobre 2021 : en visite à Bamako une seconde fois depuis le 28 août pour rencontrer le colonel putschiste pro-russe Asimi Goïta, le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra déclare que « le président de la République Abdelmajid Tebboune m’a dépêché auprès du Président de la transition et auprès du Premier ministre pour témoigner la solidarité agissante de l’Algérie au peuple, au gouvernement malien, en cette période de l’histoire contemporaine de votre nation avec laquelle nous avons un destin commun ».

7 octobre 2021 : le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra explique à l’agence de presse turque Anadolu, en marge du sommet Italie-Afrique, qu’il était nécessaire de dénoncer « très fortement » et « très fermement » la position française, et que « quelle que soit la crise que traversent les relations algéro-françaises, elle n’aura pas d’impact sur les relations de l’Algérie avec des pays frères comme la Turquie ». Il a souligné que la Turquie était un « acteur international très important ».

L’important concept de guerre hybride comme masque de la systématisation du militarisme impérialiste

Le concept de guerre hybride est désormais tout à fait établi ; on parle là d’un concept couramment employé par les armées et présenté comme la guerre du futur. Voici l’histoire du concept présenté dans le document « Le piège de la guerre hybride », publié en 2015 par le Laboratoire de Recherche sur la Défense de l’Institut français des relations internationales, un très important club de pensée para-étatique français.

« Le terme de « guerre hybride » (hybrid war) apparaît au mois de novembre 2005 dans un article de deux officiers américains du corps des Marines, le général James Mattis et le colonel Frank Hoffman. Leur objectif est notamment de peser sur le débat autour de la Quadrennial Defense Review (QDR) de 2006 en cours de rédaction.

L’armée américaine est alors empêtrée en Irak et en train de faire demi-tour sur le programme de « Transformation », poussé par Donald Rumsfeld lors de la QDR de 2001.

Là où la Transformation faisait la part belle aux nouvelles technologies et à la réduction des effectifs terrestres, les contraintes de l’occupation irakienne donnent une nouvelle voix aux partisans des « boots on the ground » : c’est l’époque du grand retour de la contre-insurrection qui insiste sur les compétences humaines plus que techniques et invite à repenser le centre de gravité des nouveaux conflits.

Hoffman et Mattis abondent dans ce sens et insistent sur la nouvelle complexité de la guerre moderne qu’ils qualifient pour la première fois d’hybride.

Selon eux l’Amérique serait, dans les années à venir, susceptible d’être confrontée « simultanément à l’effondrement d’un État failli ayant perdu le contrôle de certaines armes biologiques ou balistiques, tout en devant faire face à une violence fondée sur des clivages ethniques, ainsi qu’à des groupes terroristes radicaux ».

Cette nouvelle complexité, dont le tableau rappelle à s’y méprendre l’Irak des années 2003-2004, comporterait un potentiel de déstabilisation plus élevé qu’au cours des décennies précédentes. Le concept demeure cependant théorique et il faut attendre août 2006 avec la campagne israélienne contre le Hezbollah pour le voir prendre corps.

La communauté stratégique est alors surprise par les capacités sophistiquées du Parti de Dieu libanais qui prend en défaut les forces israéliennes, écartelées entre une armée de l’air trop confiante en l’efficacité de ses frappes stratégiques à distance et une armée de terre calibrée sur un conflit de basse intensité dans les territoires palestiniens.

L’idée qui émerge alors est que le « milieu » du spectre a été négligé au profit de ses deux extrémités et qu’il existe désormais des acteurs irréguliers dont les capacités et les compétences n’ont rien à envier à celles de certains Etats (défense sol-air, missiles antichar, drones, etc.) tout en continuant de bénéficier des avantages traditionnels de l’irrégularité (fugacité tactique, asymétrie morale, soutien populaire). »

Au début des années 2000, ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait d’avoir à faire face à un ennemi qui, même s’il n’est pas une structure étatique, dispose de moyens techniques dont il n’aurait pas pu disposer une vingtaine d’années auparavant.

Pour prendre un exemple concret jamais mentionné, mais de fait tout à fait exemplaire, les Tigres Tamouls au Sri Lanka avaient réussi à mettre en place des mines anti-blindés depuis copiés partout dans le monde, ainsi qu’à réaliser toute une flotte artisanale très variée de semi-sous-marins, de torpilles humaines, de petits patrouilleurs, d’embarcations suicides, de mines marines, etc.

Le concept de guerre hybride a toutefois été totalement modifié depuis, pour ne pas dire révolutionné, et c’est la Russie qui aurait été la première à en formuler une forme concrète, avec l’annexion de la Crimée par des soldats sans uniformes nationaux et la mise en place de pseudo-États dans l’Est de l’Ukraine.

Il a été considéré que l’intervention en Crimée des « petits hommes verts », soldats aux moyens techniques ultra-modernes mais sans appartenance officielle à la Russie, présentait une sorte de nouveau coup dans la gamme des actions possibles, tout comme, de manière relative, la mise en place de structures « étatiques » fantoches pour masquer l’occupation de l’Est de l’Ukraine.

On considère que le théoricien de cette approche nouvelle est Valéri Guérassimov, qui est depuis 2012 chef de l’État-Major général des forces armées de la Fédération de Russie et vice-ministre russe de la Défense. On parle de la doctrine Guérassimov.

Cependant, en réalité, la doctrine Guérassimov exposée lors d’une conférence par ce militaire consistait en une présentation des menaces pesant sur la Russie, considéré comme une pression à la fois technologique, diplomatique, militaire, économique, culturelle, psychologique, etc.

On retrouve à l’arrière-plan la menace que représentent les opérations « oranges » des États-Unis. En effet, si on parle de « révolution orange » pour l’Ukraine en 2004-2005, il faut savoir que cette couleur est typique des pseudos-oppositions mises en avant par la superpuissance américaine dans les pays de l’Est européen durant les années 1980.

Guérassimov pensait également au « printemps arabe », une pure fiction mise en place par les Frères musulmans notamment avec la chaîne du Qatar Al-Jazeerah.

On l’aura compris, la Russie parle de la menace de guerre hybride et les États-Unis également, et l’expression s’est généralisée, au point que la définition de celle-ci apparaît comme toujours très fluide.

La revue de l’OTAN, dans un article de mai 2015 intitulé « La guerre hybride existe-t-elle vraiment ? », présente la « guerre hybride » et dit que sa nature conceptuelle est trop floue, qu’il vaut mieux, par conséquent, s’en passer.

« La récente intervention de la Russie en Ukraine a suscité de nombreux débats sur le recours à la guerre hybride et son efficacité. Il s’agit d’un type de guerre généralement présenté comme alliant guerre conventionnelle et non conventionnelle, guerre régulière et irrégulière, guerre de l’information et cyberguerre (…).

L’idée générale est que les adversaires d’aujourd’hui ont recours à des moyens conventionnels et non conventionnels, réguliers et irréguliers, visibles et dissimulés.

Ils exploitent toutes les dimensions de la guerre pour s’attaquer à la supériorité dont jouit l’Occident en matière de guerre conventionnelle. Les menaces hybrides exploitent pleinement tous les aspects de la guerre moderne : elles ne se limitent pas aux moyens conventionnels (…).

Lors d’une récente rencontre parrainée par l’OTAN et organisée par l’Atlantic Council, les participants ont appris qu’il n’existait « aucune définition unanimement reconnue des termes liés à la guerre hybride ».

Autrement dit, les vingt-huit membres de l’Alliance atlantique ne parviennent pas à se mettre d’accord sur une définition claire des menaces auxquelles ils sont confrontés.

Comment les dirigeants de l’OTAN pourraient-ils élaborer une stratégie militaire efficace s’ils ne peuvent définir ce qu’ils considèrent comme la principale menace du moment ?

Je recommande donc que l’OTAN et les autres décideurs occidentaux oublient toutes les références à l’« hybridité » et qu’ils se concentrent sur la spécificité et l’interconnexion des menaces qui se présentent à eux. »

C’est que les militaires impérialistes sont coincés, du fait de leur incapacité à porter un regard historique. Car il n’y a en réalité rien de nouveau avec la « guerre hybride » et on parle là simplement du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique.

Les années 1960-1970-1980 ont ainsi déjà connu une telle guerre « hybride », celle-ci s’arrêtent en cours de route en raison de l’effondrement de la superpuissance social-impérialiste soviétique, qui était alors la force la plus agressive dans le monde et qui a été cassé dans son élan.

Cependant, comme les années 1990-2000-2010 ont été marquées par une paix impérialiste, avec une grande expansion du capitalisme, il n’y a plus eu un tel militarisme impérialiste.

Il reprend désormais avec la seconde crise générale du capitalisme et cela apparaît comme « nouveau », alors que c’est la simple reprise de ce qui existait au moment de l’affrontement entre les superpuissances américaine et soviétique.

Il suffit par exemple de penser à l’Afghanistan. Les Soviétiques envahissent le pays à l’appel d’une faction pro-soviétique soutenue à bout de bras pour justifier l’invasion, alors que par la suite les Américains arment les rebelles musulmans par l’intermédiaire de l’Arabie Saoudite, en fournissant des armes soviétiques pour ne pas officialiser trop bruyamment leur action.

On peut penser aussi aux ordinateurs soviétiques des années 1980, consistant en un pillage des conceptions américaines, ou à la contre-guérilla américaine consistant en des actions armées ciblées contre par exemple les cadres du Black Panther Party et de l’American Indian Movement. On notera que les actions menées ici, sous l’égide du COINTELPRO, utilisaient également la diffamation, l’agression, le sabotage, etc.

On notera également que cela pouvait se dérouler en dehors des États-Unis, avec ainsi un soutien aux groupes fascistes italiens posant des bombes dans des lieux publics pour mettre en place une stratégie de la tension.

Pareillement, les « barbouzes » français ont liquidé des indépendantistes algériens puis des partisans de l’OAS, les services secrets espagnols ont tué des cadres basques dans le sud France, l’Allemagne de l’Ouest a aidé le FLN algérien et des néo-nazis poseurs de bombes dans le Tirol du Sud italien, etc.

Tout cela est de la guerre « hybride ». Mais alors qu’est-ce que la guerre hybride ? En quoi doit-on la définir comme le masque du militarisme impérialiste de l’époque de la guerre atomique ?

C’est relativement simple à comprendre. La concurrence entre États se doit de respecter un cadre diplomatique pour ne pas basculer dans un conflit ouvert non désiré. Cependant, lorsqu’il y a la crise générale du capitalisme, beaucoup de barrières tombent et la prise de risques est plus grande.

Ce qu’on ne voulait pas espionner ou saboter auparavant, car cela risquait de provoquer un éventuel trouble, désormais on le fait.

La présence de l’arme atomique modifie cependant cette prise de risques, au sens où le risque d’une éventuelle escalade pose tout de même un problème majeur. Le souci n’est pas l’arme atomique, en fait, mais qu’il n’y ait que l’arme atomique. C’était le problème des années 1960 pour les superpuissances américaine et social-impérialiste soviétique : entre les frictions et l’utilisation des bombes atomiques, la gamme de ce qui existait était très faible.

C’est sur ce terrain que s’est développée la « guerre hybride » en multipliant dans tous les domaines les champs d’intervention, et cela d’autant plus que l’expansion capitaliste ouvrait de nouvelles possibilités culturelles ou technologiques.

L’idée est de conquérir des espaces dans le camp de l’ennemi lui-même, afin de l’affaiblir, voire de provoquer des troubles, mais de telle manière que cela apparaisse comme interne. Cette dimension « interne » est censée avoir plus d’impact, et qui plus est protège en apparence puisqu’il n’y a pas d’intervention extérieure visible de manière claire.

Et cela peut atteindre la dimension d’un territoire. On parle aujourd’hui des pseudos-républiques populaires de Louhansk et Donetsk mis en place par la Russie à l’Est de l’Ukraine. Mais la superpuissance américaine l’a déjà fait dans le passé, Ulrike Meinhof constatant en 1976 que des morceaux de pays ont été conçus par les États-Unis comme des bases opérationnelles : l’Allemagne de l’Ouest, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.

Toutefois, c’est là quelque chose de plutôt rare. Plus couramment, il y a des couches vendues à une superpuissance, comme les partis pro-Russie actuellement en Ukraine ou le Parti « Communiste » Français des années 1960-1970-1980, totalement un satellite soviétique, entièrement au service du social-impérialisme soviétique.

On remarquera d’ailleurs ici une chose : la Fraction Armée Rouge fut littéralement obsédée par cette question de la mise en place d’interventions impérialistes pour instaurer un terrain favorable ; elle visait l’« agglomération », le « formatage » réalisé par l’impérialisme pour s’établir une base toujours plus solide.

C’est d’ailleurs le cas pour les Brigades Rouges italiennes, Action Directe en France à partir de 1984, le DHKP/C en Turquie. Pour le DHKP/C, toutes les grandes décisions étatiques avaient comme source le MGK (le Conseil national de sécurité, mis en place par l’armée). La résolution de la direction stratégique d’avril 1975 des Brigades Rouges dit ainsi que :

« Il apparaît clairement que ‘‘crise de l’impérialisme’’ dans l’immédiat, ne signifie pas ‘’effondrement’’ mais contre-révolution impérialiste globale, c’est-à-dire :

a) restructuration des modèles économiques de base ;

b) restructuration rigidement planifiée des fonctions économiques à l’intérieur d’une division internationale du travail et des marchés ;

c) réajustement des structures institutionnelles, militaires et étatiques des régimes moins stables et plus menacés dans le cadre de l’ordre impérialiste. »

Ainsi, on peut voir une tendance assez prononcée à raisonner en termes de « plans impérialistes ». Car là est le risque : si l’on parle de guerre hybride, alors on parle de choix de la mener, et on a vite fait de basculer dans la conception erronée d’un capitalisme qui est conscient de lui-même, qui pense, qui prévoit et établit des « plans ».

Or, il ne peut pas y avoir de « plan », et donc pas de « guerre hybride » qui soit « consciente ; il n’y a pas lieu de tomber dans une lecture « géopolitique » (on trouvera d’ailleurs dans Crise n°12 un intéressant débat italien sur cette question de la « photographie » des rapports inter-impérialistes).

La guerre hybride est toujours une poussée, dans le sens d’une opportunité qu’un pays impérialiste (ou expansionniste) se voit obliger de saisir parce qu’il est irrémédiablement forcé par la crise générale du capitalisme et la sienne en particulier.

La Russie ne choisit pas de saboter l’existence de l’Ukraine, elle y est forcée de par sa propre situation.

Et cela, comme les gens le voient sans en avoir une conscience juste, est détournée par les nationalistes ukrainiens (ou polonais) comme quoi la Russie serait une entité maléfique « en soi ».
Les impérialistes français tentent de présenter la Chine et la Turquie sous le même jour, assimilant les poussées de leur régime à la nature même d’un pays.

Ce qu’on appelle guerre hybride, c’est en fait la généralité de la compétition pour le repartage du monde et donc la systématisation du militarisme, qui prend le masque du militarisme du concurrent.
La guerre hybride, c’est toujours celle de l’autre – personne ne prétend la faire, chaque force argumentant qu’elle ne fait que répondre à celle entreprise par l’adversaire.

C’est cela, la véritable nature de la « guerre hybride », cette systématisation des interventions plus ou moins feutrées dans le camp du concurrent pour l’affaiblir de manière interne, afin d’être plus fort à terme pour la confrontation – conflagration.

La victoire des Talibans en Afghanistan dans le contexte de la bataille pour le repartage du monde

Malgré un investissement colossal en Afghanistan depuis 2001, les États-Unis ne sont pas arrivés à faire de l’Afghanistan un pays-base comme ont pu l’être et le sont encore relativement la République Fédérale Allemande, le Japon ou la Corée du Sud. Le terme colossal est nécessaire, car les États-Unis ont dépensé 300 millions de dollars par jour pendant 20 ans, et cela à crédit, ce qui a apporté aux créanciers pas moins de 500 milliards de dollars d’intérêt, la somme quadruplant d’ici 2050.

Le meilleur exemple de cet échec est qu’à l’annonce au début de l’été du départ final de l’armée américaine, l’armée afghane de 320 000 hommes s’est évaporée en quelques semaines, permettant aux Talibans de s’emparer du pays avec seulement 60 000 hommes.

Cependant, on doit bien comprendre qu’une telle victoire ne serait pas possible sans la présence d’un grand frère, en l’occurrence de deux grands frères mêmes. Le premier, c’est le Pakistan, le second, c’est la Chine.

Ces deux grands frères apportent deux choses : une légitimité pratique en termes de force pour l’un, une véritable perspective de développement pour l’autre.

Quand on parle en effet de la victoire des talibans en Afghanistan, il faut en fait parler d’un événement dans la zone « Afpak », c’est-à-dire l’Afghanistan et le Pakistan. Les deux pays sont liés historiquement, de manière à la fois relative et absolue. Le « A » dans le mot Pakistan désigne l’Afghanistan ; inversement, à la fondation du Pakistan, l’Afghanistan n’a pas reconnu ce pays en raison de la question frontalière définie par la ligne Durand la privant de certains territoires.

C’est qu’un peuple vit justement à la fois du côté du Pakistan et de l’Afghanistan : les Pachtounes. Et ce sont eux qui forment le noyau dur des Talibans historiquement.

En fait, à la suite de l’invasion de l’Afghanistan par le social-impérialisme soviétique en 1979, il y a eu trois millions de réfugiés afghans au Pakistan, principalement des Pachtounes.

Le Pakistan a cherché à profiter de cela : il a formé les moudjahidines afghans anti-soviétiques selon la stratégie du général pakistanais Hamid Gul par l’intermédiaire des services secrets pakistanais, l’Inter-Services Intelligence. L’Arabie Saoudite a largement financé l’initiative (c’est dans ce cadre qu’est intervenu Oussama Bin Laden, lui-même saoudien).

Le soutien par la suite du Pakistan aux Talibans afghans, eux-mêmes composés de Pachtounes, en a été le prolongement direct, et quand on parle de soutien on devrait littéralement parler d’organisation encore une fois, puisque les écoles coraniques des réfugiés afghans au Pakistan forment l’origine du mouvement grâce au soutien pakistanais.

Il faut ici noter un aspect religieux important. Il y a 36 000 centres religieux musulmans au Pakistan et la moité est d’obédience deobandi, alors que les musulmans de cette obédience forment moins du quart des musulmans pakistanais. C’est que l’Arabie Saoudite a arrosé l’obédience à coups de pétro-dollars.

Le deobandisme est en effet un fondamentalisme islamique né au 19e siècle, comme réaction néo-féodale au colonialisme, et il converge aisément avec le wahabisme saoudien. Les deux sont « littéralistes » dans leur interprétation de l’Islam.

Et, on l’aura compris, les Talibans relèvent de l’obédience deobandi.

Lorsque les Talibans prirent le pouvoir en Afghanistan en 1996, et ce jusqu’en 2001, leur « Émirat islamique » fut reconnu par trois pays seulement : on ne s’étonnera nullement qu’il s’agisse du Pakistan, de l’Arabie Saoudite et des Émirats Arabes Unis.

Toutefois, les pachtounes ne forment pas le seul peuple d’Afghanistan, un pays composé de trois parties bien distinctes :

  • Un premier ensemble méridional est tourné historiquement vers l’Iran, dominé par la culture persane et polarisé autour des villes de Herat et de Kandahar, qui sont d’ailleurs d’anciennes fondations helléno-persanes remontant à Alexandre le Grand ;
  • Un second ensemble est lui aussi marqué par la culture persane, mais Tadjik plus précisément, c’est-à-dire persane d’Asie centrale, autour de Mazar e-Sharif au Nord, il se relie par la fameuse passe de Khyber et le long de la rivière Kaboul, d’où vient le nom de l’actuelle capitale du pays, à la vallée de l’Indus et donc au Pakistan ;
  • Enfin, le reste du pays est dominé par des vallées isolées, où comme dans le Caucase où les montagnes d’Asie du Sud-Est se concentrent une multitude de peuples, irano-turcs ou irano-mongols, comme les Hazaras, ces derniers maintenant une vie sociale clanique et conservatrice souvent très arriérée, tout entière tournée vers leur refus historique de rompre avec le féodalisme.

Les Pachtounes sont le seul de ces peuples à être présents partout, dominant démographiquement l’Ouest du pays, notamment Kandahar et la région de Kaboul.

On comprend donc aisément à quel point leur soutien dans le contexte d’un pays encore à une phase pré-nationale de son histoire est ici une clef pour les impérialismes.

Les Talibans ne cessent de se présenter comme les vrais représentants de l’unité afghane, dans le prolongement des prétentions pachtounes des décennies précédentes. On ne saurait assez souligner cette dimension nationale-religieuse, qui calibre justement les discours.

C’est la raison pour laquelle le premier ministre pakistanais Imran Khan, lui-même un pachtoune, a dit en août 2021, en feignant de parler de l’influence d’une culture étrangère aux dépens de sa propre culture, que la victoire des Talibans permettait aux Afghans de briser « les chaînes de l’esclavage ».

Et l’ex-ambassadeur canadien en Afghanistan, Chris Alexander, a dans cet esprit publié le message suivant sur Twitter le 17 août 2021 :

« Il y a deux jours, les laquais du Pakistan ont pris Kaboul pour installer leurs terroristes listés et prendre la direction de tueries de masse et autres crimes de guerre ».

Le ministre des Affaires étrangères pakistanais, Shah Mahmood Qureshi, s’est d’ailleurs rendu à Kaboul le 22 août 2021.

Mais, de la même manière, des responsables talibans étaient en Chine à la fin juillet 2021. Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a rencontré officiellement le mollah Abdul Ghani Baradar, qu’on peut considérer comme le numéro deux des Talibans, le chef d’une sorte de bureau politique.

Et le 20 août 2021, le porte-parole des Talibans, Souhail Shaheen, a expliqué la chose suivante à la chaîne de télévision chinoise CGTN :

« La Chine est un grand pays, avec une économie forte, je pense qu’elle peut jouer un rôle important dans la reconstruction et la réhabilitation de l’Afghanistan. »

Ces propos ont été tenus alors qu’au même moment, en Chine, se tenait la cinquième édition du Forum économique sino-arabe Yinchuan. Cette ville est chef-lieu de la région autonome huí du Ningxia. Les Huís, qui sont vingt millions, sont musulmans. Ils sont légitimistes par rapport à la nation chinoise et forment la majorité des musulmans de Chine.

Les Ouïghours forment quant à eux autour de 41 % des musulmans chinois ; peuple turc sur le plan ethnique, ils sont par contre historiquement opposés aux Huís dans une sorte de nationalisme musulman les amenant à se confronter en ce moment à une puissante répression de la part de l’État chinois.

Cela pour dire que les Ouïghours ne sont nullement tous les musulmans de Chine et que la Chine peut tout à fait proposer une acceptation de l’Islam en son sein, d’autant plus qu’il s’agit d’une population infime au niveau national.

Cela est d’autant plus facile qu’il existe depuis 2017 un « Corridor économique Chine-Pakistan », dont le président a changé en août, l’ancien général Asim Saleem Bajwa étant remplacé par Khalid Mansoor, un homme des milieux économiques pakistanais ouvertement adoubé par la Chine.

Pour résumer, la Chine prête, investit et construit massivement dans les infrastructures pakistanaises, afin de permettre une réimpulsion du capitalisme bureaucratique de ce pays… évidemment en amenant une dépendance vis-à-vis de la Chine.

62 milliards de dollars doivent servir aux transports et au secteur de l’énergie, ce qui est plus que tous les investissements étrangers au Pakistan depuis 1960 et l’équivalent de 17 % du PIB pakistanais. Autant dire que c’est une pénétration de dimension énorme de la part du capital chinois, de manière résolument impérialiste.

Un rôle important est attribué au port de Gwadar, au Baloutchistan, une région marquée par un indépendantisme largement soutenu par l’Inde et par l’ancien régime afghan.

Le port de Gwadar relève de ce que les impérialistes américains appellent la stratégie chinoise du « collier de perles » : des investissements massifs et des prises de contrôles de ports tout au long de la route d’approvisionnement maritime en pétrole.

La Chine a un port militaire à Djibouti ; la Birmanie est un satellite chinois, tout comme le Cambodge. Chittagong au Bangladesh est un port sous large influence chinoise, tout comme Port-Soudan, etc.

L’Afghanistan peut tout à fait s’insérer ici dans cette expansion régionale chinoise, surtout que nombre de ses voisins, tels le Turkménistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, ainsi que l’Iran, sont dans l’orbite russe voire connaissent un penchant chinois marqué.

Il faut bien saisir cependant qu’ici le terrain est terriblement mouvant, changeant. L’instabilité générale est immense.

Pour les États-Unis, la retraite aussi chaotique soit-elle, n’est ainsi pas forcément mauvais en soi ou unilatéralement une défaite.

Déjà, les relations de l’armée américaine et ses agences avec les Talibans n’ont de fait jamais cessé. Depuis février 2020, un accord avec ces derniers avait même été passé très officiellement à Doha au Qatar, reconnaissant à ces derniers le droit de gouverner le pays une fois l’armée américaine repliée. Ce repli étant prévu par l’accord en question pour 2021.

De plus, les Talibans ont donc rompu avec l’idéologie révolutionnaire-conservatrice de l’islamisme d’Al Qaïda pour se tourner de manière assez ouverte vers l’islamisme de marché promu par le Pakistan, de manière ouvertement parallèle aux pays sous la coupe des Frères musulmans, la Turquie et le Qatar.

Sur ce point, il y a aussi la concurrence avec l’islamisme iranien, qui pour maintenir un semblant de souffle assimile de plus en plus l’eurasianisme russe à sa sauce. Dans l’idée des mollahs chi’ites de Téhéran, l’Afghanistan devrait devenir une sorte de Syrie ou d’Irak, une espèce de fédération clanique « gelée » dans un conservatisme policier.

Cela supposerait néanmoins que les Talibans se tournent vers le chi’isme, ou du moins fassent une plus grande place aux Persans voire même aux Hazaras qui le sont, et il est vrai qu’il y a une certaine tendance en ce sens.

L’une ou l’autre de ces influences conviennent à la Chine sur le fond, mais cela place les Talibans dans une position délicate dans laquelle leur islamisme va devoir se définir dans un sens ou d’un autre, alimentant forcément les dissidences en mode « romantique » qui constituent la base sur laquelle continuent d’exister des mouvements comme al Qaeda ou Daech dans ce pays.

Cela explique aussi le soi-disant « changement » des Talibans, dont le programme islamiste reste le même dans l’idée, mais sur une autre base.

Cela se voit notamment dans la communication de ces derniers, avec la mise en avant de l’unité de « forces spéciales » de Badr 313, qui affirme un style ultra moderne en terme de posture, d’armement, de tactique etc, tout en ayant pour nom celui d’une bataille mythique de l’Islam (la bataille de Badr où Mahomet était avec 313 fantassins), la première après l’Hégire et donc la première victoire des musulmans en tant que tels.

Après la prise de Kaboul, cette unité a même diffusé une image où on la voit élever le drapeau de l’Émirat d’Afghanistan, en imitant strictement le célèbre cliché de la bataille d’Iwo Jima gagnée par les Américains, et dont l’iconographie est connue du monde entier.

Il est évident qu’il y a là une rupture totale de style avec le romantisme « salafiste » de Daech ou même d’al Qaeda cultivant un goût et une esthétique plus féodale que moderne.

C’est en cela que l’on peut parler « d’islamisme de marché », c’est-à-dire de capitulation du néo-féodalisme islamique romantique devant le capitalisme et sa modernité. Il n’y a plus de « contre-modèle » au capitalisme occidental, mais un modèle islamique vers le capitalisme.

C’est aussi que malgré son arriération, l’Afghanistan a néanmoins connu une modernisation relative, touchant une partie de sa population notamment dans les villes. Cette mince couche entrée partiellement dans la modernité a largement été appuyée par la propagande américaine ou même européenne, en particulier concernant les femmes. L’exemple de la rappeuse anti-taliban Sonita Alizadeh est par exemple représentatif de cela.

Et, pour compliquer encore les choses, il existe un Tehrik-e-Taliban Pakistan (Mouvement des Talibans du Pakistan) s’affrontant avec l’armée pakistanaise, qui pourtant soutient les Talibans afghans !

Ce paradoxe est dû à la réalité semi-féodale de toute la région et à la fondation du Pakistan sur une base identitaire fictive (du même type que le sionisme) sous l’égide de l’impérialisme britannique. Le Pakistan cherche ainsi à rassembler le plus de forces possibles pour être en mesure de se confronter à l’Inde et privilégie pour ce faire une base panislamique.

Comment les Talibans, devenus islamistes de marché, vont-ils gérer le mouvement généré au Pakistan ?

Ils ont en effet un besoin absolu de gagner à une partie significative de la petite-bourgeoisie bureaucrate ou culturelle pour faire tourner l’administration, les services médicaux, les transports, l’énergie… D’où les inquiétudes devant la fuite générale de ce personnel et les tentatives des talibans pour le retenir.

Ici d’ailleurs, les puissances occidentales, américaines ou européennes, y compris la France, jouent un jeu ouvertement déstabilisateur en organisant avec un cynisme écœurant la fuite de ce personnel après avoir livré le pays aux Talibans contre accord.

Il faut voir aussi que cette déstabilisation est en partie calculée. Les États-Unis ont ainsi redéployé leur stratégie impérialiste depuis 2019 autour du concept de zone « Indo-Pacifique » devant cibler directement la Chine comme l’ennemi principal.

L’islamisme « révolutionnaire » étant maintenant considéré comme secondaire et neutralisable par les puissances expansionnistes et concurrentes du bloc Turquie-Qatar-Pakistan, ces pays étant par ailleurs relativement satellites de la puissance américaine et instables, l’administration américaine a décidé de s’y retirer au bénéfice d’une alliance maritime renforcée par le Royaume-Uni et en partie la France, de plus en plus entraînée dans un bellicisme qu’elle est bien contente de reprendre à son compte.

Il y a ici une concurrence entre la fraction impérialiste française favorable à l’idéologie eurasienne promue par la Russie (l’extrême-droite, les populistes de La France Insoumise, la « gauche » du PCF et de la CGT) et une ligne pro-américaine pour la mise en place d’un bloc « Indo-Pacifique » avec le Japon, l’Australie, la Corée du Sud et même l’Inde, de plus en plus sollicitée par les agences américaines.

Les États-Unis et leurs alliés concentrent donc toujours davantage de moyens militaires dans l’espace maritime de la zone « Indo-Pacifique », dans la perspective de fixer un front à l’expansionnisme chinois et ses alliés russes et iraniens notamment.

Au contact de ce « front », de la Baltique à l’Afghanistan en passant par l’Ukraine, le Caucase et le Proche-Orient, la superpuissance américaine et ses alliés allument des incendies ou entretiennent des braises.

Ainsi, si les États-Unis ont dû reculer en Ukraine récemment face à la Russie, celle-ci a dû néanmoins engager un énorme effort et doit le poursuivre pour se maintenir alors même que l’Ukraine reste instable et de plus en plus hostile.

De même en Afghanistan, les États-Unis ont dû reculer, mais si la Chine veut y développer son influence, elle devra le faire en jonglant avec la concurrence de l’Iran, de la Turquie et du Pakistan, voire de la Russie, le tout dans une hostilité croissante de l’Inde que les États-Unis entend rallier et alors que le pays va probablement subir une vague migratoire prolongée que les Occidentaux entendent soutenir.

On a en fait dans ce contexte asiatique se déroulant entre le Proche-Orient et l’Extrême-Orient :

– deux puissances impérialistes en tant que telles, la Chine et la Russie, qui convergent dans leurs intérêts face à la superpuissance américaine ;

– des puissances expansionnistes, c’est-à-dire des pays semi-féodaux semi-coloniaux dont le capitalisme bureaucratique est particulièrement développé et cherchant à obtenir une hégémonie régionale : Israël, l’Iran, le Pakistan, la Turquie ;

– des pays satellites, pays semi-féodaux semi-coloniaux passant dans l’orbite de puissances expansionnistes ou bien directement de puissances impérialistes.

Ce qui se passe en Afghanistan peut ainsi être rapproché de la situation arménienne. L’Arménie, à l’opposé de l’Afghanistan, n’est pas composée de multiples peuples, mais d’un seul et dispose d’une unité culturelle historique particulièrement forte. Cependant, c’est un pays satellite lui aussi, qui vient se faire agresser par l’Azerbaïdjan, une puissance expansionniste, alors que tant l’Arménie que l’Azerbaïdjan sont sous la coup de l’impérialisme russe.

En quelque sorte, l’Afghanistan, c’est à la fois l’Arménie et l’Azerbaïdjan, avec une arriération féodale encore plus forte.

Rien donc de plus simple pour telle ou telle puissance de s’appuyer sur les préjugés de tel ou tel clan, telle ou telle minorité afin d’établir ou d’entretenir une pression sur le pays et au-delà, de déstabiliser un adversaire engagé dans le pays.

À court terme, la Chine n’a donc pas d’autre choix que de soutenir le régime des Talibans, en espérant en faire une sorte de nouvelle Corée du Nord… mais, en même temps, le régime a une base bien étroite, et cela peut devenir un piège.

L’Afghanistan est donc comme l’Arménie ou l’Ukraine une nouvelle poudrière entraînant encore plus l’impérialisme chinois et ses alliés vers une confrontation avec la superpuissance américaine et les siens, participant à dessiner des blocs, à redéployer les alliances et fixer les points d’affrontement de manière toujours plus nette.

Il appartient aux révolutionnaires en France de saisir ce cadre et sa dynamique et de tout mettre en œuvre pour contrer la perspective de la guerre en développant l’internationalisme prolétarien et en soutenant les forces nationales-démocratiques afghanes dans leur lutte contre les forces semi-féodales qui l’asservissent et les agressions impérialistes ou expansionnistes qui cherchent à l’entraîner dans leur camp et dans la perspective de la guerre.

De la première à la seconde crise générale du capitalisme

À partir d’environ 1880, l’industrie américaine prend le dessus sur l’industrie britannique, prenant la première place dans le capitalisme mondial. Cela deviendra une véritable hégémonie en raison des effets de la première guerre mondiale.

En effet, cette dernière correspond à la première crise générale du capitalisme. La Russie a connu la révolution menée par les bolcheviks, l’Est de l’Europe est capitaliste mais exsangue, sans oublier souvent de terribles restes féodaux, l’Ouest de l’Europe est capitaliste de manière développée mais connaît un terrible marasme.

Et, si l’on regarde justement l’évolution de la production industrielle américaine, on peut s’apercevoir que malgré leur position dominante, les États-Unis ont eux-mêmes été frappés par la crise. Comme on le sait, c’est en 1929 que la crise générale du capitalisme est apparue au grand jour dans ce pas. Le graphique montre bien que la crise a porté un coup et même si l’on voit une certaine reprise avant 1940, il faut se rappeler que cela est dû à une intervention étatique massive, dans le cas de la marche à la guerre, puis par la guerre elle-même.

On a la même chose si on regarde l’Allemagne. On voit bien comment la première crise générale a cassé la croissance capitaliste et comment ce n’est qu’au milieu des années 1930 qu’il y a un redémarrage. Or, on sait que c’est par la marche à la guerre que l’Allemagne nazie a « relancé » la production industrielle.

En fait, et c’est une chose trop peu connue, voire inconnue, lors de la première crise générale du capitalisme, l’économie capitaliste a reculé. Il y a eu un recul de la production. C’est tellement vrai que cela a provoqué un chômage massif et donc une crise de surproduction de marchandises, avec des quantités énormes de marchandises qui ont tout simplement été détruites par les capitalistes eux-mêmes.

Le présent document dresse un panorama de cette première crise générale, avec de nombreuses données, pour présenter l’évolution depuis 1945, afin de bien de comprendre la nature de la seconde crise générale du capitalisme.

Le chemin vers la première crise générale

Rappelons les traits fondamentaux du capitalisme jusqu’à sa première crise, en Octobre 1917. Après une longue période d’émergence de la bourgeoisie, comme commerçants, artisans, marchands, banquiers, à travers l’émergence de la contradiction entre villes et campagnes, dont le protestantisme est une expression (avec Jan Hus, Martin Luther, Jean Calvin), la « révolution industrielle » a permis une grande croissance des forces productives.

Par « révolution industrielle », il faut entendre des apports scientifiques et techniques. Il suffit de penser à la formidable avancée que représente les montres. Impossible d’organiser le travail efficacement sans cela. La fascination fétichiste pour les montres au poignet reflète directement l’importance historique des montres pour la bourgeoisie, en termes d’organisation, de capacité de décision dans la production.

Avec ces apports, donc, les manufactures viennent remplacer l’artisanat des petits ateliers. Elles démolissent les traditions productives, pour instaurer une gigantesque division du travail, et par-là même socialiser le travail.

On a alors la véritable base d’une production hautement mécanisée, dans des conditions techniques et matérielles permettant une production en expansion. Les manufactures mécanisées occupent une place prépondérante dans l’industrie anglaise vers 1840, en Amérique vers 1860, en France vers 1870, en Allemagne vers 1880.

Dans le Manifeste du Parti Communiste, en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels constataient déjà :

« La bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine séculaire, a créé des forces productives plus nombreuses ; et plus colossales que l’avaient fait toutes les générations passées prises ensemble.
La domestication des forces de la nature, les machines, l’application de la chimie à l’industrie et à l’agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes électriques, le défrichement de continents entiers, la régularisation des fleuves, des populations entières jaillies du sol – quel siècle antérieur aurait soupçonné que de pareilles forces productives dorment au sein du travail social ? »

Ainsi, la bourgeoisie prend les commandes de l’ensemble de la société capitaliste au cours du XIXe siècle, liquidant la féodalité et ses restes, du moins dans les pays les plus avancés. Le processus est ainsi notamment déformé, retardé en Allemagne, en Italie, en Autriche-Hongrie, en Russie.

Il y a notamment le fait que les campagnes ne passent pas uniformément dans le capitalisme, mais sont dépendantes de superstructures féodales (Lénine oppose ainsi la voie américaine dans l’agriculture à la voie prussienne).

L’Angleterre est, dans cette « révolution industrielle », le pays du capitalisme le plus développé, ayant pris la place des Provinces-Unies (les Pays-Bas) qui avaient inauguré le processus en s’arrachant en 1579 au joug du féodalisme espagnol.

Néanmoins, la crise de 1873 est un premier coup de semonce et dans ce cadre, ce sont les États-Unis qui prennent la première place.

Le marasme va durer jusqu’en 1896, en étant marqué par une chute de production industrielle et agricole, le chômage, la faillite de moyennes entreprises, la baisse du commerce.

De manière contradictoire, la mise en place de nouvelles techniques grâce aux découvertes (l’électricité et ses appareils notamment) et le développement de certains secteurs dans l’industrie lourde – tels la métallurgie, la sidérurgie, les mines, la construction mécanique… – vont donner un nouvel élan au capitalisme.

C’est une période où le commerce international prend son envol, où les chemins de fer se systématisent, dans le cadre du processus de mondialisation. Avant 1914, la Belgique a déjà un réseau de voies ferrées tel que sa densité est d’à peu près 300 mètres de voie par km².

Durant les trente dernières années du 19e siècle, pour la France, la production industrielle a connu 94 % d’augmentation, celle de charbon et de fer a plus que doublé, celle d’acier a été multiplié par 16. La consommation de coton était de 937 000 quintaux en 1839, de 1 million 599 mille quintaux en 1900.

En 1913, la France produisait 45 000 automobiles et 13 500 tonnes d’aluminium, étant juste derrière les États-Unis pour ces deux domaines. Elle était également numéro 3 mondial dans la chimie ; la production de blé était passé de 74,2 millions de quintaux en 1870 à 86,9 millions de quintaux en 1913.

266 banques s’étaient développées, avec 70 % des fonds appartenant au Crédit Lyonnais, au Comptoir national d’Escompte et à la Société Générale : les investissements placés à l’étranger dépassaient ceux faits à l’intérieur du pays : on parle ici de 10 milliards de francs en 1869, 30 milliards en 1900, 60 milliards en 1914.

Et pourtant cette vaste croissance était moins forte que celle des États-Unis et de l’Allemagne ; la part de la France dans la production industrielle mondiale passa ainsi de 10 % en 1870 à 7 % en 1913.

La raison en est une concentration moins puissante, alors que 1,11 millions d’ouvriers sur 3,3 millions seulement travaillaient dans des entreprises de plus de cent personnes.

En fait, la moitié des ouvriers travaillaient dans l’industrie légère : dans les produits alimentaires, les cuirs, les meubles, les tissages, les services. Ainsi, si la production industrielle française avait augmenté de 190 % entre 1870 et 1913, durant la même période celle de l’Allemagne avait augmenté de 460 % et celle des États-Unis de 810 %.

L’Allemagne apparaissait comme un rouleau compresseur. Entre 1850 et 1870, sa production de charbon passa de 6,7 millions de tonnes à 34 millions, celle d’acier de 5 900 tonnes à 170 000, sa consommation de coton de 18 000 tonnes à 81 000.

Ses machines à vapeur passèrent d’une force totale de 260 000 chevaux à 2,48 millions, la longueur des voies ferrées de 6 000 à 18 876 kilomètres, avec une quantité de biens transportés augmenté de 28,1 fois.
En 1870, l’Allemagne avait dépassé la France et était le troisième pays industriel, avec 13,2 % de la production totale. Elle s’unifia en 1871 sous l’égide de la Prusse qui avait successivement défait le Danemark, l’Autriche et la France, donnant un nouvel élan.

De 1870 à 1913, la production de biens de consommation augmenta de 2,4 fois et celle des moyens de production de 6,5 fois ; dans l’agriculture la production de céréales fit plus que doubler, le nombre de chevaux et de bovins augmenta d’un tiers et le nombre de cochons tripla.

La production de houille passa de 34 à 277,3 millions de tonnes, celle de fer de 1,39 à 19,31 millions de tonnes, celle de l’acier de 170 000 à 18,4 millions de tonnes. Le tonnage global des bateaux à vapeur passa de 820 000 à 5,1 millions de tonnes.

Le processus de concentration était très avancé : 9 % des entreprises utilisaient 93 % de la force motrice, alors que le nombre d’alliances et d’interpénétration sous forme de cartels ne cessaient de croître : on en compte 6 en 1870, 14 en 1879, 210 en 1890, 385 en 1905, autour de 600 en 1911.

Le processus alla jusqu’à la formation de « konzerns », tel le Syndicat rhénano-westphalien contrôlant le charbon de la Rhénanie-Westphalie et 90 % de la production de la houille du pays, ou l’Union de l’acier et l’Union du fer, contrôlant la quasi-totalité de ces productions.

Pareillement, 83 % des avoirs bancaires relevaient de neuf banques. Elle était en 1913 la seconde puissance industrielle, avec 15,7 % de la production mondiale, ayant réussi à dépasser le Royaume-Uni.

C’était là un grand recul pour ce dernier. Pendant plusieurs décennies, le Royaume-Uni avait servi d’atelier du monde, en profitant notamment d’un immense empire colonial, sur lequel « le soleil ne se couchait jamais ».
Le filage, le charbon et la métallurgie étaient les points forts d’un pays devenant une véritable plate-forme commerciale mondiale.

Cependant, le développement des forces productives exigeait plus de technicité et le Royaume-Uni ne put pas suivre, se procurant même ses équipements électriques et ses produits chimiques auprès de l’Allemagne.
L’industrie anglaise augmenta ainsi de 3,2 % par an de 1850 à 1870, mais seulement de 1,9 % par an de 1870 à 1913.

L’agriculture s’effondra, le taux d’autosuffisance pour les céréales passant de 79 % à 35,6 % entre 1870 et 1910. Cet affaissement relatif du Royaume-Uni est une des clefs qui expliquent d’ailleurs la modification des alliances impérialistes dans la décennie précédant la Première Guerre mondiale.

En 1913, 51,8 % de la production mondiale de machines se déroulait aux États-Unis, 21,3 % en Allemagne, 12,2 % en Angleterre, alors que la production d’acier était de 31,3 millions de tonnes aux États-Unis, 16,9 millions en Allemagne, 7,78 millions au Royaume-Uni.

Il n’y a que sur le plan commercial que la position de numéro 1 était maintenue, mais avec 15 % du marché contre 22 % en 1870.

Ce qui frappe, c’est bien entendu le développement américain. La conquête d’un si vaste territoire et son utilisation ont permis un établissement rapide du capitalisme, de manière systématisée, sans obstacles, en s’appuyant même sur l’esclavage.

De 1860 à 1914, le nombre de travailleurs agricoles passa de 6,2 à 13,58 millions, la surface agricole faisant plus que doubler, alors qu’en même temps la part de l’agriculture dans le salariat passa de 59 % à 31 % en raison du développement de l’industrie.

Un facteur clef fut bien entendu l’immigration de 27 millions de personnes.

Entre 1860 et 1913, l’industrie du coton multiplia sa production par sept, la production de fonte passa de 840 000 à 31,46 millions de tonnes, l’extraction de houille de 18,18 à 500 millions de tonnes, la production d’acier de 12 000 tonnes à 31,8 millions de tonnes.

4200 automobiles avaient été produites en 1900, 573 000 en 1914. La longueur des voies ferrées était de 53 000 km en 1865, de 563 000 km en 1913.

Extraits de La jungle, d’Upton Sinclair, 1906, où sont décrits d’un point de vue socialiste les abattoirs de Chicago, élément avancé du capitalisme.

« A l’abattage, les ouvriers étaient le plus souvent couverts de sang et celui-ci, sous l’effet du froid, se figeait sur eux. Pour peu que l’un d’eux s’adossât à un pilier, il y restait collé ; s’il touchait la lame de son couteau, il y laissait des lambeaux de peau.

Les hommes s’enveloppaient les pieds dans des journaux et de vieux sacs, qui s’imbibaient de sang et se solidifiaient en glace ; puis une nouvelle couche s’ajoutait à la précédente, si bien qu’à la fin de la journée ils marchaient sur des blocs de la taille d’une patte d’éléphant.

De temps en temps, à l’insu des contremaîtres, ils se plongeaient les pieds dans la carcasse encore fumante d’un bœuf ou se précipitaient à l’autre bout de la salle s’arroser le bas des jambes avec des jets d’eau chaude.

Le plus cruel était qu’il était interdit à la majorité d’entre eux, en tout cas à ceux qui maniaient le couteau, de porter des gants ; leurs bras étant blancs de givre et leurs mains engourdies, les accidents étaient inévitables.

En outre, en raison de la vapeur qui se formait au contact du sang fumant et de l’eau chaude, on ne voyait pas à plus de trois pas devant soi. Quand on considère de surcroît que, pour respecter les cadences imposées, les ouvriers des chaînes d’abattage couraient en tous sens avec, à la main, un couteau de boucher aiguisé comme un rasoir, on peut être étonné qu’il n’y eût pas davantage d’hommes éventrés que d’animaux. »

« [Les entreprises] déduisaient systématiquement une heure de salaire pour tout retard, fût-il d’une minute. Le système était d’autant plus rentable que les retardataires devaient malgré tout travailler les cinquante-neuf minutes restantes. Il était hors de question d’attendre en se tournant les pouces.
Par contre, ceux qui arrivaient en avance ne recevaient aucune compensation, alors que les contremaîtres attelaient fréquemment l’équipe à la tâche dix ou quinze minutes avant la sirène. C’était ainsi tout au long de la journée.

Aucune heure incomplète, « interrompue » comme on disait, n’était rétribuée. Par exemple, si un ouvrier travaillait cinquante minutes pleines et n’avait plus rien à faire le reste de l’heure, il ne touchait pas un sou.

C’était une lutte perpétuelle, qui tournait presque à une guerre ouverte entre les contremaîtres d’un côté, qui essayaient de hâter le travail, et les ouvriers de l’autre, qui s’efforçaient de le faire durer autant qu’ils le pouvaient. »

De puissants trusts s’étaient montés parallèlement, contrôlant différents secteurs.
Le pétrole était monopolisé à 95 %, le sucre et le tabac à 80 %, l’aluminium à 85 %, la métallurgie à 77 %, la chimie à 81 %, l’acier à 66 %.

Dans ce dernier cas, l’United States Steel Corporation, fondée en 1901, outre d’avoir une position dominante dans l’acier, possédait 1600 km de voies ferrées, plus de cent bateaux à vapeur, 60 % des mines de fer, 50 % de la production des pièces en acier, etc.

Les groupes Morgan et Rockfeller occupaient 341 sièges aux conseils d’administration de 112 grandes entreprises ; en 1914, 2 % de la population possédait 60 % des richesses nationales, 65 % n’en possédant que 5 %. Lénine constatait à ce sujet dans De l’État :

« Les États-Unis d’Amérique sont une des républiques les plus démocratiques du monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l’a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d’une poignée de milliardaires sur l’ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. »

Il y avait 82 trusts avant 1898, 318 en 1904… En 1904, les 1900 entreprises produisant pour davantage qu’un million de dollars, soit 0,9 % des entreprises, avaient à leur disposition 25,6 % des ouvriers et représentaient 38 % de la production du pays. En 1909, ces entreprises étaient 3600 et représentaient 43,8 % de la production, à travers 258 branches d’industrie.

Leur caractère anti-démocratique suintait de tous les pores dans leur démarche. La Lutte syndicale, organe officiel de la Fédération suisse des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie, constate le 30 mai 1914 dans son article sur le « trust américain de l’acier » :

« Le trust américain de l’acier a eu l’année dernière 3985 millions de francs de recettes et un bénéfice net, après amortissement, de 405 millions de francs.

Depuis l’année dernière, les transactions augmentèrent de 255 millions de francs et le bénéfice net de 135 millions, quoique la production ait été à peu près la même.

En revanche, les prix de vente ont été augmentés considérablement, tandis que les tentatives des ouvriers pour s’organiser et obtenir des conditions de travail plus humaines furent écrasées avec la dernière brutalité.

Les ouvriers syndiqués ne sont pas occupés par principe et, dernièrement, on défendit même aux esclaves du trust de l’acier de faire partie de sociétés de secours ou de clubs dont les statuts interdisent le débit de boissons alcooliques dans leurs locaux. »

Tel est le contexte dans lequel se produit la première guerre mondiale impérialiste.

Lénine en 1916 sur la place de l’impérialisme dans l’Histoire, dans L’impérialisme, stade suprême
du capitalisme

« Le monopole est né de la concentration de la production, parvenue à un très haut degré de développement.

Ce sont les groupements monopolistes de capitalistes, les cartels, les syndicats patronaux, les trusts. Nous avons vu le rôle immense qu’ils jouent dans la vie économique de nos jours.

Au début du XXe siècle, ils ont acquis une suprématie totale dans les pays avancés, et si les premiers pas dans la voie de la cartellisation ont d’abord été franchis par les pays ayant des tarifs protectionnistes très élevés (Allemagne, Amérique), ceux-ci n’ont devancé que de peu l’Angleterre qui, avec son système de liberté du commerce, a démontré le même fait fondamental, à savoir que les monopoles sont engendrés par la concentration de la production.

Deuxièmement, les monopoles ont entraîné une mainmise accrue sur les principales sources de matières premières, surtout dans l’industrie fondamentale, et la plus cartellisée, de la société capitaliste : celle de la houille et du fer.

Le monopole des principales sources de matières premières a énormément accru le pouvoir du grand capital et aggravé la contradiction entre l’industrie cartellisée et l’industrie non cartellisée.

Troisièmement, le monopole est issu des banques. Autrefois modestes intermédiaires, elles détiennent aujourd’hui le monopole du capital financier.

Trois à cinq grosses banques, dans n’importe lequel des pays capitalistes les plus avancés, ont réalisé l' »union personnelle » du capital industriel et du capital bancaire, et concentré entre leurs mains des milliards et des milliards représentant la plus grande partie des capitaux et des revenus en argent de tout le pays.

Une oligarchie financière qui enveloppe d’un réseau serré de rapports de dépendance toutes les institutions économiques et politiques sans exception de la société bourgeoise d’aujourd’hui : telle est la manifestation la plus éclatante de ce monopole.

Quatrièmement, le monopole est issu de la politique coloniale.

Aux nombreux « anciens » mobiles de la politique coloniale le capital financier a ajouté la lutte pour les sources de matières premières, pour l’exportation des capitaux, pour les « zones d’influence », – c’est-à-dire pour les zones de transactions avantageuses, de concessions, de profits de monopole, etc., – et, enfin, pour le territoire économique en général.

Quand, par exemple, les colonies des puissances européennes ne représentaient que la dixième partie de l’Afrique, comme c’était encore le cas en 1876, la politique coloniale pouvait se développer d’une façon non monopoliste, les territoires étant occupés suivant le principe, pourrait-on dire, de la « libre conquête ».

Mais quand les 9/10 de l’Afrique furent accaparés (vers 1900) et que le monde entier se trouva partagé, alors commença forcément l’ère de la possession monopoliste des colonies et, partant, d’une lutte particulièrement acharnée pour le partage et le repartage du globe.

Tout le monde sait combien le capitalisme monopoliste a aggravé toutes les contradictions du capitalisme. Il suffit de rappeler la vie chère et le despotisme des cartels.

Cette aggravation des contradictions est la plus puissante force motrice de la période historique de transition qui fut inaugurée par la victoire définitive du capital financier mondial.

Monopoles, oligarchie, tendances à la domination au lieu des tendances à la liberté, exploitation d’un nombre toujours croissant de nations petites ou faibles par une poignée de nations extrêmement riches ou puissantes : tout cela a donné naissance aux traits distinctifs de l’impérialisme qui le font caractériser comme un capitalisme parasitaire ou pourrissant.

C’est avec un relief sans cesse accru que se manifeste l’une des tendances de l’impérialisme : la création d’un « État-rentier », d’un État-usurier, dont la bourgeoisie vit de plus en plus de l’exportation de ses capitaux et de la « tonte des coupons ».

Mais ce serait une erreur de croire que cette tendance à la putréfaction exclut la croissance rapide du capitalisme ; non, telles branches d’industrie, telles couches de la bourgeoisie, tels pays manifestent à l’époque de l’impérialisme, avec une force plus ou moins grande, tantôt l’une tantôt l’autre de ces tendances.

Dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant, mais ce développement devient généralement plus inégal, l’inégalité de développement se manifestant en particulier par la putréfaction des pays les plus riches en capital (Angleterre). »

La première guerre impérialiste

Les pays impérialistes mirent toutes leurs forces pour tenter de prendre le dessus : c’était la bataille pour le repartage du monde. Lénine a caractérisé les grandes puissances impérialistes de différentes manières, selon leur forme historique.

Il parle ainsi des impérialismes féodalo-militaires pour la Russie et le Japon, à quoi il faut ajouter l’Autriche-Hongrie. Les États-Unis forment inversement l’exemple le plus avancé de capitalisme, Lénine disant que « les trusts américains sont l’expression suprême de l’économie de l’impérialisme ».

L’Angleterre est un impérialisme colonialiste, en raison de ses possessions coloniales extrêmement intégrées à son économie, alors que la France est un impérialisme usuraire, utilisant sa domination coloniale pour en abuser de la manière la plus rude par les investissements capitalistes.

La guerre impliqua ainsi un engagement total, avec des répercussions énormes. De 1914 à 1918, l’Allemagne a mis 40 % de son budget étatique dans la guerre. Cela permit une augmentation de la production de l’industrie de guerre de 10 %, alors que la production civile baissa de 59 %, et la production industrielle plus particulièrement de 43 %.

De 1913 à 1918, les dépenses de l’État britannique furent multipliées par 13. En 1918, 20 000 entreprises britanniques servaient directement l’armée pour satisfaire ses commandes.

La France, dont une partie économiquement vitale était occupée par l’Allemagne (avec 94 % du cuivre, 81 % de la fonte, 81 % des lainages, 76 % du sucre, 74 % du charbon, 63 % de l’acier), vit son commerce extérieur passer de 11 200 milliards à 27 milliards de francs de 1914 à 1918. Le salaire d’un ouvrier était en 1917 le tiers de celui en 1914, alors que les prix étaient largement partis à la hausse.

Tout cela pour satisfaire une machine de guerre mobilisant au total 73,8 millions de soldats, pour 9,5 millions de morts, 21,2 millions de blessés… mais la révolution d’Octobre 1917 dirigée par Lénine leva le drapeau du socialisme face à la barbarie. Cette situation donnait naissance à la première crise générale du capitalisme.

La première expression de la première crise générale

C’est là ce qu’il s’agit de saisir ici. La crise générale du capitalisme a de très nombreuses formes, d’où le terme de « général », néanmoins il va être particulièrement souligné ici la question économique, trop méconnue. C’est d’autant plus important pour deux raisons.

D’une part, les commentateurs bourgeois faussent les chiffres, que ce soit volontairement ou pas, étant incapables de dépasser l’horizon capitaliste. Il est donc malaisé d’avoir accès à ces données. D’autre part, la crise se produit en deux temps : elle frappe d’abord surtout l’Est de l’Europe, ensuite véritablement l’Ouest de l’Europe et les États-Unis.

Il faut donc cerner deux aspects, formant deux pôles contradictoires. Le premier, c’est l’impact direct sur l’Europe de l’Est de la première crise générale. L’impact est politique évidemment : révolution russe, révolution hongroise, révolution finlandaise, révolution allemande, alors que le régime austro-hongrois s’est effondré tout comme le tsarisme.

Cela conditionne tout le début de la crise, faisant que l’Europe de l’Ouest parvient à se relancer malgré qu’elle ait été touchée également. Cela va produire une période de stabilisation, de grands débats ayant lieu dans l’Internationale Communiste nouvellement mise en place pour évaluer justement la situation et diriger les luttes de manière coordonnée.
Voici comment, à son troisième congrès, en 1921 l’Internationale Communiste résume la situation :

« Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante. Les périodes de prospérité se distinguent par leur durée et par leur intensité, les périodes de dépression ou de crise, au contraire, par leur brièveté. D’une façon générale, la source s’était brusquement élevée ; les nations capitalistes s’étaient enrichies.

Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement enragé de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial ; ils essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique avec le même résultat d’ailleurs, c’est-à-dire la destruction d’énormes forces de production.

La guerre a cependant réuni l’extrême puissance destructrice de ses méthodes à la durée imprévisiblement longue de leur emploi. Le résultat fut qu’elle ne détruisit pas seulement, au sens économique, la production « superflue », mais qu’elle affaiblit, ébranla, mina le mécanisme fondamental de la production en Europe.

Elle contribua en même temps au grand développement capitaliste des États-Unis et à l’ascension fiévreuse du Japon. Le centre de gravité de l’économie mondiale passa d’Europe en Amérique. »

Le second aspect, c’est lorsque la crise générale parvient à toucher le cœur même du capitalisme, et donc les États-Unis. C’est ce que les commentateurs bourgeois appellent la « crise de 1929 », souvent résumé à un krach boursier.

En réalité, c’était le second moment de la crise générale du capitalisme et, d’ailleurs, l’Internationale Communiste avait correctement caractérisé la situation juste avant l’émergence de la crise, tout comme elle analysera correctement la tendance à la guerre en découlant.

En effet, lorsque la crise, après 1929, a atteint un palier tel que l’ensemble des pays capitalistes sont touchés, il y a la généralisation de la militarisation afin de disposer de la seule porte de sortie : la bataille pour le repartage du monde.

Initialement, ce sont donc les pays de la partie orientale de l’Europe qui sont frappés, et qui ne s’en remettront d’ailleurs pas pour la plupart. Pourquoi cela ? Parce que, hormis l’Allemagne, la Tchécoslovaquie et relativement l’Autriche, les pays de l’Europe orientale étaient des pays agraires. Voici un tableau pour les années 1928-1929, soit plus de dix ans après l’irruption de la première crise générale.


Part de l’agriculture dans les exportationsPart de l’industrie dans les exportationsPart des masses laborieuses dans l’agriculture
Bulgarie93,1 %6,9 %81,9 %
Grèce97,95 %2,05 %61,1 %
Hongrie77,9 %22,1 %54,8 %
Pologne76,2 %23,8 %67,3 %
Roumanie96,2 %3,8 %80,7 %
Tchécoslovaquie26,3 %73,7 %37,5 %
Yougoslavie83,4 %16,6 %79,7 %

Les pays de ce tableau, ainsi que l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, sont au cœur de la première crise générale. Leur histoire durant les années 1920-1930 est radicalement différente de celle de l’Europe occidentale. Elle est particulièrement tourmentée, violente, voire même directement sanglante.

Les pays de l’Europe occidentale ont bien connu un moment important de flottement en 1918-1919, cependant il y a une stabilisation puissante se produisant et il n’y aura pas de réelle ampleur dans la société et l’économie avant 1929.

Il en va tout autrement dans la partie centrale et orientale de l’Europe. Il suffit de regarder l’inflation par exemple, qui se produit telle une avalanche.

En Autriche, de 1918 à 1920, la masse monétaire est passée de 12 à 30 milliards de couronnes, les prix ne cessant de se multiplier jusqu’en 1924.

Il en alla de même en Allemagne : un mark-or valait 1 mark de papier en 1914, 2 en 1918, 10 en 1920, 200 en 1922, 10 000 en janvier 1923, 100 000 000 000 début novembre 1923, 1000 000 000 000 fin novembre 1923.
En Italie, la monnaie en circulation passa de 9,22 milliards à 22,26 milliards entre fin 1918 et fin 1920.

Pour la Pologne, une livre anglaise valait 637,5 mark en avril 1920, 900 en octobre 1920, 3 275 en mars 1921, dans un processus d’effondrement continu, puisque un dollar vaut 9 marks en 1918, 6 375 000 à la fin de 1923.

Une nouvelle monnaie fut par conséquent introduite, tout comme en Hongrie, où l’inflation fut telle qu’en 1923 elle atteignait les 98 % par mois.

Cette hyperinflation ruinait en fait les masses populaires, faisant s’effondrer le niveau de vie, puisque les salaires ne suivant évidemment pas ou bien mal et avec retard, alors qu’il était impossible pour le capitalisme de se relancer dans un tel contexte d’instabilité générale de la monnaie.

Concrètement, il faut parler d’un abaissement du niveau de vie des masses de la partie orientale de l’Europe au début des années 1920.

Et c’est d’autant plus vrai que le chômage augmente : appauvrissant les masses sans travail, affaiblissant les luttes pour de meilleures salaires. Voici un tableau représentatif de la question, les chiffres étant en en milliers de personnes.


AllemagneItaliePologneTchécoslovaquieAutriche
1921300112749528
1922120606221113103
1923300391120441212
19242 200270200220

De manière plus spécifique, voici un tableau présentant l’évolution du chômage en Pologne, de 1919 à 1927, en milliers de personnes.

On voit que, même s’il y a une relance après que la crise ait frappé, la tendance de fond est au déclin du capitalisme.

La Pologne était de fait un maillon faible, avec 75 % des gens vivant dans les campagnes, 65 % de paysans fournissant 65 % du PIB, dans un pays sans capital propre dont un tiers de la population appartenait à des minorités (principalement allemande, juive, ukrainienne, biélorusse).

L’État polonais était en faillite, avec un déficit de 463,2 millions de dollars en 1920, 72,8 en 1921, 34,5 en 1922, 173,3 en 1923. Il était endetté massivement auprès des États-Unis, mais également de la France dont il devint un satellite, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Norvège, de la Suède.

Pareillement, l’Autriche connut une crise terrible, la transformant en satellite italien. Voici un tableau du chômage pour ce pays.


Taux de chômagePart des chômeurs
ayant une assurance-chômage
191918,4 %44 %
19204,2 %41 %
19211,4 %42 %
19224,8 %48 %
19239,1 %53 %
19248,4 %48 %
19259,9 %68 %
192611 %72 %
19279,8 %80 %
19288,3 %85 %
19298,8 %86 %
193011,2 %86 %
193115,4 %76 %
193221,7 %66 %
193326 %60 %
193425,5 %53 %
193524,1 %51 %
193624,1 %50 %
193721,7 %50 %

On peut deviner la situation de la Yougoslavie lorsqu’on sait que l’Autriche était son premier partenaire commercial, rattrapée en 1923 par l’Italie tout autant en crise, le reste du commerce se déroulant avec l’Allemagne et la Tchécoslovaquie.

Il faut se rappeler ici que l’internationalisation des échanges n’était pas aussi avancé que dans les années 1960, sans parler des années 1990. Dans les années 1920-1930, les pays voisins jouent souvent un rôle essentiel.

Cela n’empêche pas que la crise soit justement mondiale (à part pour l’URSS bien entendu), de par déjà une interpénétration significative des marchés. De fait, l’industrie lourde mondiale n’avait, en 1923, pas atteint le niveau d’avant-guerre.

Et c’était vrai pour le charbon, le fer, l’acier, et c’était même un terrible recul encore dans certains secteurs, telle la construction navale, avec 3 330 mille tonnes en 1913, 1643 seulement en 1923.

Même si l’aspect principal de la première crise générale concerne les pays d’Europe orientale, la dimension particulière de cet aspect a un aspect général, jouant sur tous les tableaux. Même les États-Unis ont été touchés par ce que les commentateurs bourgeois ont appelé la dépression de 1920-1921.

Le nombre de faillites tripla, les profits déclinèrent de 75 % en moyenne. Le chômage, de 1,4 % en 1919, passa à 5,2 % en 1920, 8,7 % en 1921 (puis 6,9 % en 1922 et 48 % en 1923).

Voici les cours du Dow Jones, l’indice boursier américain, pour cette période ; on voit bien comment la crise boursière est marquée, et comme elle le sera encore plus en 1929.

Et si la situation se débloque – temporairement – pour les États-Unis après 1921, c’est loin d’être vrai partout : le marasme prédomine. Le 15 octobre 1925, Le Journal et feuille d’avis du Valais, en Suisse, constate ainsi dans un article sur la crise économique :

« Les statistiques montrent, en effet, que la production mondiale, aussi bien en matières premières qu’en produits fabriqués, reste en général encore légèrement inférieure à celle d’avant-guerre et ceci malgré les besoins résultant de nombreuses destructions et de l’épuisement complet des stocks. »

Voici les chiffres du chômage pour toute une série de petits pays capitalistes, échappant relativement à la crise, et pourtant confronté à une sorte de mur.

Les chiffres sont en pourcentage des syndiqués comme c’est la pratique dans le Nord de l’Europe, sauf pour la Suisse ou le chiffre est en milliers.


BelgiquePays-BasDanemarkSuèdeNorvègeCanadaSuisse
192131,2 %11,9 %21,7 %24,2 %17,7 %16,3 %49 %
19228,9 %11,6 %24 %28,3 %23,4 %10,4 %81 %
19232,4 %10,4 %11,5 %14,9 %11,2 %4,5 %36 %
19243,6 %15,1 %21,3 %12,8 %
7,8 %27 %

Il va de soi que ces chiffres, comme tous en général, sont à regarder avec prudence. Ils indiquent une tendance, mais les statistiques ne sont pas nécessairement au point, sans parler des déformations idéologiques bourgeoises dans leur diffusion.

Cela a justement été un vaste travail de l’Internationale Communiste dès sa fondation que de parvenir à collecter suffisamment d’informations afin de parvenir à un aperçu général suffisamment convenable pour être capable de lire les tendances principales dans la marche de l’Histoire.

Ainsi, il avait pu être observé que l’agriculture reculait dans le monde ; si l’on prend la période 1919-1922 et qu’on la compare en effet à celle de 1909-1913, on s’aperçoit d’une production moindre pour le seigle, l’orge, l’avoine, les patates, le café, le coton, la jute.

On peut évidemment se tourner ici vers les chiffres de la production industrielle, qui révèlent de manière assez claire ce qui se joue, si on raisonne en termes de développement inégal, le mode d’expression de la crise générale n’est pas le même dans tous les pays.

Voici les chiffres de la production de charbon des principaux pays capitalistes, en milliers de tonnes. On y voit très clairement comment il y a une régression de la production, puis une relance, mais dans des proportions moins fortes qu’auparavant et parfois, comme pour le Royaume-Uni, on est même très loin des chiffres de 1913.


Royaume-UniFranceAllemagneJaponÉtats-Unis
191026 8703 84022 2401 58045 500
191329 2004 08027 7302 14051 710
192023 3202 53024 3202 94059 720
192926 2005 50033 7903 340124 160
193923 5105 02038 6805 130112 830

Regardons ce qu’il en est pour la production de fer, toujours en milliers de tonnes. Le mouvement est d’autant plus flagrant.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
191010 1706 76014 79027 740
191310 4209 07019 31031 460
19208 1603 4306 39037 520
19297 71010 30013 24043 300
19398 1107 38017 75031 580

Regardons ce qu’il en est pour la production d’acier, en milliers de tonnes. Il en va de même.


Royaume-UniFranceAllemagneÉtats-Unis
19106 4703 41013 70026 510
19137 7804 69018 33031 800
19209 2202 7108 36042 810
19299 7909 72016 02057 340
193913 4007 95023 73047 900

Comme on le voit, la crise de 1929 a particulièrement joué dans les principaux pays impérialistes. C’est tellement vrai que pour l’opinion publique de l’Europe occidentale, la crise ne commencerait qu’en 1929.

C’est faux, mais, sans vouloir ici rentrer dans les détails, cela a une base historique : tout d’abord la crise a été marquante après 1918 mais elle a cédé le pas à une stabilisation, et surtout le capitalisme a réussi sa restructuration dans ces pays, entraînant ainsi l’opinion avec elle dans son élan capitaliste (voir ici l’article « la crise et les deux restructurations du capitalisme » du numéro 6 de Crise).

Elle n’a toutefois pas échappé à la crise générale du capitalisme, qui est ainsi intervenue en deux temps.
Ces deux temps forment-ils une opposition dialectique ? Doit-on considérer qu’il faut également chercher un tel mouvement en deux temps pour la seconde crise générale du capitalisme ?

Il n’est pas encore possible de le dire, mais il est évident que c’est une véritable question. En tout cas, l’Internationale Communiste n’avait à l’époque pas songé à cela. Elle avait bien vu que la crise générale se prolongeait, elle avait vu l’instabilité juste avant 1929 et tout à fait compris que la crise allait repartir… Mais elle n’a pas considéré qu’il s’agissait là de deux aspects.

En fait, l’Internationale Communiste avait pensé que les choses iraient très vite, puis ensuite elle a compris qu’il fallait analyser le rythme propre à la crise…

Mais elle concevait cela à court terme, en termes d’années. Il n’y avait donc pas d’espace pour raisonner sur un temps un peu plus long et donc y voir suffisamment d’écart pour considérer qu’une forme différente pourrait être prise.

La seconde expression de la première crise générale

Voici un tableau indiquant la chute du PIB en rapport avec la crise de 1929. Il est très important de noter que l’année de crise la plus forte se situe quelques années après elle, témoignant de l’impact dévastateur de cette seconde vague de la première crise générale.


Année
la plus haute
Année
la plus basse
Chute du PIB
Allemagne1929193225 %
Australie1925193120,6 %
Autriche1929193323,4 %
Belgique1928193410 %
Canada1928193334,8 %
Danemark193119323,6 %
États-Unis1929193330,8 %
Finlande192919326,3 %
France1929193513,3 %
Italie192919346,4 %
Japon192919319,3 %
Norvège193019324,4 %
Nouvelle-Zélande1929193217,8 %
Pays-Bas1928193416 %
Royaume-Uni192919316,6 %
Suède192919326,5 %
Suisse192919356,7 %

Encore une fois il faut être prudent avec les chiffres : il semble par exemple que la chute du PIB au Canada ait été bien plus prononcé (44%), alors que la production industrielle représentait en 1932 58 % de celle de 1929.

En fait, pour bien saisir ce qui se passe dans un pays, il faut avoir une vue d’ensemble.

La Roumanie, par exemple, connut un développement relativement différent des autres pays de l’Europe orientale, étant en mesure de relativement tenir le choc du début des années 1920. Le pays s’en sortait par sa capacité à fournir des ressources : il était essentiellement agraire, exportant du blé en Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Royaume-Uni, ainsi que du pétrole.

Lorsque la seconde vague de la crise la toucha par contre massivement, cela signifie que sa nature était en réalité celle d’un satellite direct des pays d’Europe occidentale. De fait, en 1932, 2,5 millions de paysans étaient massivement endettés, et le PIB de 1933 représenta 62 % de celui de 1929. La tendance au fascisme dans ce pays correspond à une faiblesse historique.

Inversement, l’Allemagne connut le triste chemin que l’on connaît, de par ses forces historiques. Dans ce pays, de 1929 à 1932, la production d’électricité chuta de 23,4, celle de charbon de 32,7 %, celle d’automobiles de 64,2 %, celle d’acier de 64,9 %, celle du fer de 70,3 %, la construction navale de 83,6 %.

Au plus fort de la crise, l’industrie tournait au 2/3 seulement, avec entre 6 et 8 millions de chômeurs, alors qu’en 1931 l’État était obligé de prendre le contrôle de la grande majorité des banques privées pour les soutenir alors qu’elles s’effondraient. De 1929 à 1935, les exportations allemandes chutèrent de 69,1%, les importations de 70,8 %.

Mais comme on le sait, le niveau de formation de cartels et de monopoles étaient très avancé en Allemagne et cela produisit la victoire des nazis, qui procédèrent à la marche à la guerre. De 1933 à 1939, la production de biens de consommation augmenta de 43 %, celle des moyens de production de 310 %, celle de l’armement de 1 350 %.

L’Allemagne était en fait une sorte de nexus de toute la question de la première crise générale du capitalisme, car c’était le pays le plus avancé de tous ceux de l’Europe centrale et orientale touchés le plus violemment. D’où le contexte littéralement de guerre civile de 1918 à 1933.

Les chiffres montrent bien comment l’Allemagne a été mortellement touchée en 1920.


Indice de la production industrielleExportations en millions de marksImportations en millions de marksVolume de production automobile en milliersProduction de blé en milliers de tonnesMillions
de bovins
Millions d’ovins
191088,68 9347 47593 86020,165,79
191310010 77010 097164 66018,57
192055,13 9293 709
2 25016,816,15
192910213 44713 483115
18,033,51
193259,4





1939128,5
(en 1938)
5 2075 6533384 16019,915,21

Toute l’histoire allemande des années 1920-1930 est caractérisée par une grande instabilité, de profonds changements de situations, des relances économiques puissamment inégales, rendant extrêmement difficile une analyse concrète pour le jeune Parti Communiste d’Allemagne.

Ce n’est pas avant le début des années 1930 qu’un semblant d’unité à sa direction se pose, après des débats sans fin, des scissions, des querelles d’analyses.

Et cela a eu lieu malgré tout le soutien de l’Internationale Communiste, qui œuvrait à étudier en détail la situation allemande, la question allemande étant par ailleurs la plus importante de toute, celle considérée comme décisive.

On ne peut pas comprendre la victoire nazie sans saisir la question de ce rythme. Pour prendre un exemple concret, voici les salaires hebdomadaires en marks en Allemagne.


Septembre 1931Janvier 1932Octobre 1932
Métallurgie25.7020,0518,20
Industries chimiques29.4522,6522,45
Textile18.7016,1515,60
Bâtiment22.4513,8612,05
Imprimerie33,3527,2525,40

On voit l’incroyable dégradation. De manière spécifique, pour les différents secteurs, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1929
Production de charbon– 35,9 %
Production de fer– 70,3 %
Production d’acier– 64,9 %
Consommation de coton– 21,4 %
Production de sucre– 57,2 %
Exportations– 69,1 %
Importations– 70,8 %

La crise a terriblement frappé l’Allemagne en 1929 et en 1931-1932 les salaires fondent.

Or, aux élections législatives allemandes de juillet 1932, les nazis ont 37,27 % des voix, les socialistes 21,58 %, les communistes 14,3 %. Mais aux élections législatives allemandes de novembre 1932, les nazis ont 33,1 % des voix, les socialistes 20,4 %, les communistes 16,9 %.

Cela signifie que juste avant la prise du pouvoir par les nazis, ceux-ci commençaient à refluer, alors que les communistes allaient de l’avant. Mais ces derniers étaient en retard dans le tempo de la crise et furent débordés, le capitalisme proposant une sortie par la fuite en avant satisfaisant les masses emprisonnées dans les difficultés de la crise.

C’est un exemple terrible de l’importance de la question du rythme de la crise.

En fait, on ne peut saisir les modalités de la crise générale dans chaque pays qu’en étudiant sa base, ce qui implique, de manière dialectique, de regarder également avant l’expression de la crise, car celle-ci s’exprime en amont d’elle-même. Il n’y a pas de cause et de conséquence, mais un mouvement général aux multiples aspects.

Voici par exemple le très intéressant constat que fait par exemple La Suisse Libérale, dans son numéro du 7 juillet 1926, sur la crise agricole aux États-Unis.

Ce qu’on y lit est caractéristique, car exprimant bien que les États-Unis, la plus grande puissance économique, était en surchauffe dans une économie mondiale en crise.

« L’agriculture subit, sur toute l’étendue de l’immense territoire des États-Unis, une crise dont il est intéressant de connaître la genèse et le développement devenu tel qu’il menace gravement l’avenir d’un pays par ailleurs incroyablement prospère.

De 1900 à 1920, l’écoulement des récoltes était assuré à des prix rémunérateurs, la valeur des terre cultivables alla en augmentant régulièrement. Les années de guerre et l’après-guerre accélérèrent encore cette progression.

De 1914 à 1918 en effet, on achetait à n’importe quel prix tout ce qui servait au ravitaillement des armées ; au lendemain de la guerre il fallut reconstituer les stocks épuisés, garnir les entrepôts.

On ne doit donc pas s’étonner que dans l’ensemble des États-Unis le prix des terres ait connu de 1900 à 1920, une augmentation de 257 pour cent ; dans certains États, le Kentucky, l’Iowa, la Géorgie, elle fut de 4 à 500 et même 700 pour cent.
Ce phénomène économique est naturel : le prix de te terre augmente avec le prix des produits facilement écoulés. Puisque la terre rapporte, tout le monde, ou presque, en veut, quitte à la faire valoir par des fermiers.
Qui ne possède pas l’argent comptant emprunte à gros intérêts, hypothèque sa propriété. On s’en tirera toujours, pense-t-on, en haussant le prix du blé, du maïs, du coton, de tant de produits pour lesquels la demande est formidable.

Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Pour n’avoir pas suffisamment médité ce proverbe, les propriétaires terriens connaissent depuis peu un vent qui pourrait bien, avant peu, souffler en tempête. Déjà la casse est considérable.

Il a suffi, pour cela, que les produite surabondants se vendent soudain à des prix inférieurs aux prix escomptés, que le rapport soit rompu entre ces prix et ceux que l’on déboursa pour l’achat des terres. Dès que la chose fut évidente, on voulut se débarrasser de ses propriétés, parfois même, plutôt que de travailler à perte, on les laissa en jachère.

Résultats : de 1920 à 1925, la valeur des exportations agricoles aux États-Unis a diminué de 17 milliards de dollars, soit du tiers ; le nombre des fermes s’est abaissé de 117 000, la superficie cultivée de 31 millions d’acres et le cheptel national de plus de 5 millions de têtes.

Telle est l’immédiate conséquence de la ruée à l’achat des terres à n’importe quel prix. Cette conséquence développera encore ses effets car nombre de propriétés écrasées sous le poids des emprunts seront abandonnées ou vendues à vil prix avant qu’il soit longtemps.

Autre résultat, en naturelle liaison avec ce qui précède : au 1er janvier 1925, 31 134 000 personnes vivaient dans les exploitations agricoles ; au 1er janvier 1926, 30 650 000 soit une diminution de près d’un demi-million.

Veut-on quelques précisions ?

En 1925, 2 millions de personnes ont abandonné l’agriculture pour se fixer dans les villes, alors qu’un million cent mille, seulement, s’établissaient dans les exploitations rurales. Perte 900 000.

Mais comme il y a eu d’ans les fermes 700 mille naissances et seulement 288 000 décès, le déficit tombe à un demi-million d’individus. Il reste considérable. De1920 à 1925, il comporte plus de deux millions de départs des campagnes à la ville.

Cette désertion de la terre est pour les États-Unis, surindustrialisés, grosse de conséquences économiques et sociales. »

On comprend que la guerre était vitale pour l’impérialisme américain. Véritable mastodonte, il n’avait pas les moyens de se développer de manière suffisamment autonome sur son propre territoire de par l’immense capacité productive déjà obtenue.

En 1938, sa part dans la production industrielle mondiale était de 32,2 %, contre 48,5 % en 1929 et même 36 % en 1913.

Et, justement, le phénomène de monopolisation ne s’était bien entendu pas arrêté. Hors finance, les 200 plus grandes entreprises virent leur part dans les richesses produites passer de 33,3 % en 1909 à 47,9 % en 1929.

Entre 1921 et 1929, le nombre de banques diminua de 17,9 %, alors que le nombre de filiales de celles restantes fut multiplié par six. La part de la traction mécanique dans l’agriculture était passé de 23,1 % en 1920 à 56,2 % en 1930.

En 1922, les États-Unis avaient dépassé le Royaume-Uni pour les investissements au Canada et se rapprochaient considérablement de celui-ci pour les investissements en Amérique latine. Le pays possédait d’ailleurs la moitié des réserves mondiales d’or.

On a ici tous les ingrédients pour comprendre comment les États-Unis, de par leur poids, devaient être amenés à vouloir façonner l’ensemble du monde capitaliste à son image. Voici un tableau général montrant bien comment les États-Unis étaient obligés d’aller de l’avant.


Revenu national en millions de dollarsIndice de la production industrielleVolume de production automobile en milliersImportations en millions de dollarsExportations en millions de dollars
191028 170
1811 5571 710
191331 450100 (en 1914)4621 7572 448
192068 4301411 9065 2788 080
192979 5002164 587

193972 8002142 8673 1023 311

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci pour les deux phases de la crise, 1920 et 1929.


19201929
Production de charbon– 27,5 %– 40,9 %
Production de fer– 54,8 %– 79,4 %
Production d’acier– 53,1 %– 75,8 %
Consommation de coton– 20 %– 31 %
Production automobile– 28,3 %– 74,4 %
Production pétrolière+ 6,4 %– 22,1 %
Construction de locomotives– 58,2 %– 94,6 %
Indice des prix des gros– 37,6 %– 53,9 %
Exportations
(sans les réexportations)
– 53,4 %– 75,7 %
Importations– 53,2 %– 77,6 %

Mais il faut également se tourner vers la contradiction villes-campagnes, si importante. En effet, la première crise générale du capitalisme repose avant tout sur la contradiction entre le travail manuel et le travail intellectuel. Cela ne signifie pas pour autant que le second aspect ne joue pas.

Il a sa signification et il va en fait jouer de manière grandissante, jusqu’à être au premier plan, comme on le voit avec la seconde crise générale en 2021. Il y a donc d’autant plus d’importance à saisir comment cela s’est déroulé, comme cela a concrètement joué sur l’ensemble du mode de production capitaliste.

Pour prendre un exemple, l’un des aspects importants de la première crise générale aux États-Unis tient aux « dust bowls », des tempêtes de poussière liées à la sécheresse issue du sur-labourage des plaines du sud par des agriculteurs cherchant à compenser la perte de leurs revenus en développant la production.

On parle ici d’une surface de 400,000 km², la poussière engloutissant tout et jetant sur les routes 500 000 personnes sans abri, 3,5 millions de personnes quittant en tout la région.

L’épisode est le thème du roman « Les raisins de la colère », de John Steinbeck. Une photographie très connue de Dorothea Lange montre également une femme avec ses enfants fuyant un dust bowl.


Ce qui s’est passé est simple à comprendre. L’immense croissance américaine, qui échappe qui plus est à la première guerre mondiale, a un potentiel inemployé.

On comprend ici comment les formidables forces dans l’agriculture, sous-employées, forment le terreau pour l’agro-industrie de la seconde moitié du XXe siècle, avec une systématisation de la viande et plus généralement des produits de consommation d’origine animale.

L’incroyable capacité productive américaine, aux mains du capitalisme de plus en plus monopoliste, conduit directement à vouloir refaçonner le consommateur de telle manière à étendre les profits.

C’est une tendance irrépressible au sein du mode de production capitaliste.

Dans les chiffres suivants, on lit déjà la guerre pour le repartage du monde et McDonald’s afin de répondre à la « sous-consommation » mondiale.


Production de blé en millions de boisseauxProduction de maïs en millions de boisseauxProduction de coton en milliers de balesMillions de bovinsMillions de porcinsMillions d’ovins
1910625,482 852,7911 61058 99048 07046 940
1913751,102 272,5414 15056 59053 75040 540
1920843,283 070,6013 43070 40060 16037 330
1929824,182 515,9414 83058 88059 04043 480
1939741,212 580,9911 82066 03050 01045 460

On lit précisément à ce sujet, dans l’article L’Amérique a trop de biens du journal suisse Le Rhône, le 6 décembre 1940 :

« D’Amérique, une plainte s’élève. Et elle a pour l’Europe quelque chose de cynique : « Nous avons trop de produits, trop de tout. Nous succombons sous notre abondance. »

Et l’Europe, elle, n’a assez de rien. L’Europe menace de succomber sous la disette.

Écoutez plutôt ce bref communiqué du département de l’agriculture à Washington : « Notre récolte de blé de 1940 s’annonce comme supérieure de 10 % à celle de l’an passé. Elle atteindra en chiffres ronds 730 millions de boisseaux — ce qui, avec le report de 1939, donnera un disponible de 1 milliard de boisseaux. Notre consommation annuelle est seulement de 650 millions de boisseaux. »

D’où il suit que les États-Unis disposent d’un stock formidable de 350 millions de boisseaux de blé, dont ils ne savent que faire.

A qui les envoyer ? Pas à l’Argentine, qui annonce elle-même qu’elle a en mains 300 millions de boisseaux à offrir à qui voudra les acheter.

Pas au Canada, qui déclare que son surplus de blé égale celui des États-Unis. Pas à l’Australie, qui est à la tête d’un stock de 100 millions de boisseaux.

Que faire de ce monceau de blé, dont la dixième partie suffirait à nourrir l’Europe affamée ?

Le jettera-t-on à la mer ou le brûlera-t-on dans les cheminées des fermes comme le Brésil brûle son café dans les chaudières de ses locomotives ? Paradoxal problème.

Et ce qui est vrai du blé l’est aussi de la viande. Écoutez cet autre communiqué du même département de Washington : « La masse de notre cheptel est la plus forte que nous ayons connue depuis vingt ans. Le stock de lard dépasse actuellement 266 millions de livres — ce qui constitue de loin un record. »

Mais, à la même heure, le gouvernement canadien annonce, de son côté, qu’il est, lui aussi, submergé de viande de porc dont il ne trouve pas l’écoulement. Et le gouvernement argentin ne sait à qui vendre ses conserves de viande de bœuf, qu’il ne parvient pas à exporter.

Et la plaintive chanson est la même pour le coton : « Nous n’avons pas encore ramassé, disent les États-Unis, notre récolte de 1940, alors que nous avons toujours sur les bras notre récolte de 1939. »

Et elle est la même pour le café, dont le Brésil a dû détruire le cinquième de sa production, l’an dernier, et dont il menace de flamber le tiers cette année.

Feux de joie ou feux de tristesse qui viennent s’ajouter aux feux de destruction de la vieille Europe ? »

On sait comment l’impérialisme américain, après 1945, parviendra à modifier le style de vie des gens afin de trouver un terrain pour l’expansion de la consommation. Cela passait toutefois par la mise en place d’un réel secteur militaro-industriel alors que l’État devenait un vecteur majeur de l’impérialisme américain dans sa quête d’hégémonie.

Le New Deal – la « nouvelle donne » – de Franklin Delano Roosevelt, entre 1934 et 1938, fut le point de départ d’une remise à niveau général de l’État américain en ce sens. Le gouvernement américain ne fut bien entendu pas en mesure d’organiser le capitalisme, mais il fut un outil essentiel des monopoles pour parvenir à organiser la société selon ses besoins, notamment par la criminalisation complète des communistes.

C’est le sens de la loi d’exception sur les banques, de la loi sur les valeurs c’est-à-dire les dépôts d’argent, de la loi sur le redressement industriel national, de la loi sur la réorganisation de l’agriculture, de la loi de crédit pour les fermes.

Voici comment Roosevelt présente le New Deal lors d’un discours à Chicago en juillet 1932 :

« Alors que nous entrons dans cette nouvelle bataille, gardons toujours présent avec nous certains des idéaux du parti : le fait que le parti démocrate, par tradition et par la logique continue de l’histoire passée et présente, est le porteur du libéralisme, du progrès, et dans le même temps de la sûreté pour nos institutions.

Et si cet appel n’est pas entendu, souvenez-vous bien, mes amis, que le ressentiment envers l’échec de la direction républicaine – et notez bien que dans cette campagne je n’utiliserai pas les mots « parti républicains » mais, tout le temps, les mots « direction républicaine » – l’échec de la direction républicaine à résoudre nos troubles peut dégénérer en un radicalisme irrationnel (…).

Il est inévitable – et ce choix est celui de l’époque – il est inévitable que la principale question de cette campagne tourne clairement autour de notre condition économique, une dépression si profonde qu’elle est sans précédent dans l’histoire moderne (…).

Vint le crash. Vous connaissez l’histoire. Les surplus investis dans les usines inutiles s’y figèrent. Les gens perdirent leurs emplois ; le pouvoir d’achat s’assécha ; les banques s’effrayèrent et commencèrent à rappeler leurs prêts.

Ceux qui avaient de l’argent avaient peur de s’en séparer. Le crédit se contracta. L’industrie stoppa. Le commerce déclina, et le chômage monta (…).

Que veut plus que tout le peuple américain ? je pense qu’il veut deux choses : du travail, avec toutes les valeurs morales et spirituelles qui l’accompagne ; et avec celui-ci, un niveau raisonnable de sécurité – de sécurité pour eux-mêmes, pour leurs femmes et enfants.

Travail et sécurité sont bien plus que des mots, que des faits. Ce sont les valeurs spirituelles, le véritable but vers lequel nos efforts de reconstruction doivent nous diriger. »

Avec la seconde vague de crise, apparue en 1929, il y avait besoin de ré-impulser le régime américain, alors qu’une contestation de masses cherchait à s’exprimer, reprenant le fil rouge perdu historiquement au moment de la première guerre mondiale par la pression nationaliste et anti-communiste.

C’était une tendance par ailleurs très marquée dans tous les pays capitalistes, avec une irruption générale des masses sur le terrain de la politique, le capitalisme lançant le fascisme pour dévier le mouvement.
On en revient à la question du rythme de la crise, de la question de comment s’y adapter.

Georgi Dimitrov formule cela ainsi au septième congrès de l’Internationale Communiste en 1935 :

« Dans les conditions de la crise économique extrêmement profonde, de l’aggravation marquée de la crise générale du capitalisme, du développement de l’esprit révolutionnaire dans les masses travailleuses, le fascisme est passé à une vaste offensive.

La bourgeoisie dominante cherche de plus en plus le salut dans le fascisme, afin de prendre contre les travailleurs des mesures extraordinaires de spoliation, de préparer une guerre de brigandage impérialiste, une agression contre l’Union soviétique, l’asservissement et le partage de la Chine et sur la base de tout cela de conjurer la révolution.

Les milieux impérialistes tentent de faire retomber tout le poids de la crise sur les épaules des travailleurs.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de résoudre le problème des marchés par l’asservissement des peuples faibles, par l’aggravation du joug colonial et par un nouveau partage du monde au moyen de la guerre.
C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Ils s’efforcent de devancer la montée des forces de révolution en écrasant le mouvement révolutionnaire des ouvriers et des paysans et en lançant une agression militaire contre l’Union soviétique, rempart du prolétariat mondial. C’est pour cela qu’ils ont besoin du fascisme.

Dans une série de pays, notamment en Allemagne, ces milieux impérialistes ont réussi, avant le tournant décisif des masses vers la révolution, à infliger une défaite au prolétariat et à instaurer la dictature fasciste. »

Les États-Unis eux-mêmes furent touchés par une vague révolutionnaire, bousculant l’ordre établi, le New Deal de Roosevelt devant justement être un pare-feu. C’était une réponse de la contre-révolution à la menace que représentait la révolution. C’était une opération de restructuration.

Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes, aux États-Unis.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
1918560
1919950
19201 670
19215 010
19223 220
19231 380
19242 440
19251 800
1926880
19271 890330
19282 080310
19291 550290
19304 340180
19318 020340
193212 060320
193312 8301 170
193411 3401 470
193510 6101 120
19369 030790
19377 7001 860
193810 390690
19399 4801 170

La difficulté est bien entendu de saisir cela en rapport avec le développement inégal du capitalisme en général. Le développement du capitalisme dans un pays est à la fois indépendant du développement du capitalisme dans les autres pays et dépendant de celui-ci. Il y a une interaction extrêmement complexe, toujours en mouvement.

Pour prendre un exemple concret, les États-Unis se développent en prenant la place de numéro 1 au Royaume-Uni.

Les contradictions ont été innombrables, la concurrence a été très rude, au point qu’objectivement, il était tout à fait possible de s’attendre à une guerre entre les deux pays dans le cadre de la bataille pour le repartage du monde.

Et pourtant, le Royaume-Uni s’est placé comme aide de camp des États-Unis historiquement.

L’exemple le plus connu est la prise de la Grèce par le Royaume-Uni en 1945 et, devant le succès du Parti Communiste de Grèce à mener une véritable guerre populaire, ce sont les États-Unis qui sont intervenus, écrasant le mouvement révolutionnaire trahi par la Yougoslavie de Tito et faisant de la Grèce son satellite.

Le Royaume-Uni n’a pas « choisi » une telle évolution ; celle-ci a été le produit du cours des choses. La première crise générale du capitalisme avait frappé le Royaume-Uni de telle manière que cet impérialisme s’est enlisé.

Ces chiffres sur la production industrielle du Royaume-Uni montrent bien comment l’élan a été relativement cassé.


Revenu national en millions de livresIndice de la production industrielleConstruction navale en milliers de tonnesConsommation automobile en milliers de véhicules
19102 063100,5700
19132 3681001 20034
19205 66495,11 28095 (en 1923)
19294 178112,3930239
19395 037137920 (en 1937)504 (en 1937)

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux moments forts de la crise.


19201929
Volume de production de charbon– 28,9– 19,7
Volume de production de fer– 67,4– 52,9
Volume de production d’acier– 59,2– 46
Tonnage de la construction navale– 68– 91
Consommation de coton– 42,9– 27,5
Trafic portuaire des longs courriers+ 0,3– 12,6
Indice général des prix de gros– 48,6– 57,8
Exportations
(sans les réexportations)
– 44,6– 66,4
Importations– 41,8– 62,2

Un tel cadre renforça le développement des monopoles. On doit ici mentionner le cartel de la British Iron and Steel Federation (avec 47 % de la fonte de fer et 67 % de l’affinage de l’acier), mis en place par le gouvernement du travailliste Ramsay MacDonald œuvrant pour les conservateurs.

On a également dans le pétole la Anglo-Persian Oil Company, la compagnie hollando-britannique Shell, la Burmese Oil Company ; dans le coton on a la Lancashire cotton Corporation fusionnant plus d’une centaine d’entreprises sous l’égide de la Banque d’Angleterre.

Dans la métallurgie, on a la English Steel Corporation unissant l’entreprise de construction navale Cammell Laird Company et le spécialiste de l’acier Vickers ; dans la chimie c’est l’unité sous la forme de la Imperial Chemical Industries (contrôlant notamment 95 % de la production chimique).

Et, ce qui est caractéristique du cas britannique, la contestation ne grandit pas vraiment. Voici un tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de chômeursNombre de grévistes
19221 560550
19231 300410
19241 090610
19251 410440
192617502 730
19271 070110
19281 270120
19291 160530
19301 910310
19312 710490
19322 840380
19332 500140
19342 120130
19352 000270
19361 710320
19371 370600
19381 880270

C’est comme si les travailleurs restaient paralysés parce qu’ils maintenaient leur croyance en le développement britannique pour ainsi dire unique au monde. Alors qu’en réalité le Royaume-Uni avait raté sa transition, s’appuyant surtout sur son élan du développement du capitalisme d’avant 1880.

Il y a ici un véritable ratage historique et, de fait, le mouvement ouvrier en Angleterre n’a jamais dépassé le travaillisme et sa socialisation très avancée, mais incapable d’idéologie et de politique.

Pour caractériser l’économie britannique en tant que tel, on peut sans doute dire que le Royaume-Uni était en fait dépassé par les États-Unis et, en ce sens, en partie emporté dans son sillage. Il y a ici une grande réflexion à avoir sur ce type d’interaction, pour bien comprendre de quelle manière il y a un effet d’entraînement.

Cela joue tant pour une situation de compétition ouverte comme celle actuellement entre les États-Unis et leur challenger chinois, que par exemple pour l’histoire économique de l’Union Européenne.

En tout cas, donc, le Royaume-Uni est comme aspiré en raison de son décalage. La mécanisation de la production de charbon et des métaux n’était en 1931 que de 35 % (contre 80 à 90 % pour les États-Unis et l’Allemagne), en 1930 dans le textile on a 42 % des machines étant des modèles d’avant 1870-1880…

Ce retard avec une certaine stabilité est également ce qui marque la France, avec de grandes nuances toutefois.

La stabilité profite du fait que le pays est beaucoup plus agraire que les autres pays capitalistes : ce n’est qu’en 1926 que le nombre de travailleurs dans l’industrie dépasse ceux dans l’agriculture. Cela forme un marché relativement fermé.

Et la France a profité du paiement en nature, à des prix très avantageux, des réparations allemandes. Si on ajoute l’immense empire colonial, il y a les ingrédients pour une relative stabilité, marginalisant d’ailleurs de manière complète le Parti Communiste durant toutes les années 1920.

On ne sera guère étonné qu’un tel environnement ait été propice à l’industrialisation.

La part de la France dans la production industrielle mondiale passe d’ailleurs de 5 % en 1920 à 8 % en 1930 ; il faut notamment souligner le développement des constructeurs automobiles français (Panhard & Levassor, Automobiles Citroën, Peugeot, Renault) : la production automobile passa de 40 000 véhicules en 1920 à 254 000 en 1929.

Un tel développement, parallèle à la reprise américaine, ne pouvait qu’être terriblement frappé par la seconde vague de la crise. Voici les chiffres pour la France.


Indice de la
production industrielle
Indice de la production agricole (100 en 1938)
191089
191310091
19206280
192913998
193972 (en 1938)99

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci.


1930
Production de charbon– 15,8
Production de fer– 46,6
Production d’acier– 41,9
Consommation de coton– 38,3
Indice des prix des gros– 45,1
Exportations– 69,1
Importations– 64

La part de la France dans la production industrielle mondiale retomba alors à 5,1 %.

C’était une crise de développement, tout comme aux États-Unis : même les pays échappant formellement à la première crise générale se sont heurtés à un mur, en raison de leur dimension trop restreinte.

Cela réactiva la lutte des classes, comme on le voit ici avec le tableau avec le nombre de chômeurs et de grévistes, par année, en milliers de personnes.


Nombre de grévistes
1918176
19191 151
19201 317
1921402
1922290
1923331
1924275
1925249
1926349
1927111
1928204
1929240
1930582
193148
193272
193387
1934101
1935109
19362 423
1937324
19381 333

Il faut bien se rappeler ici que les forces productives ne sont pas encore assez développées pour étendre les marchés à marche forcée, comme c’est le cas au début du 21e siècle. Un blocage se révèle complet et la bataille pour le repartage du monde s’impose beaucoup plus rapidement.

La France pouvait espérer bien entendu que son empire lui permettrait d’arracher des richesses, d’ailleurs le système bancaire s’était largement centralisé, avec le Crédit Lyonnais, le Comptoir National d’Escompte et la Société Générale (3 300 succursales en 1930 contre 1 700 en 1913).

Mais les forces productives étaient bien trop peu développées dans l’empire français, il aurait fallu des investissements véritablement massifs, et c’était hors de portée.

Les tendances autoritaires du régime se firent ainsi toujours plus fortes, poussées par les 200 familles les plus riches de France formant une haute bourgeoisie de plus en plus aux commandes. Les masses réagirent avec le Front populaire, mais sans réelle lecture des événements et cela ne produisit rien.

Enfin, il faut bien entendu mentionner, pour souligner le développement inégal, le développement du Japon. Ce pays se développe littéralement parallèlement à la première crise générale du capitalisme. Cela tient à son caractère économiquement arriéré, son régime féodal-militaire, son isolement géographique.

Les chiffres pour le Japon montrent que le pays, tout en étant inévitablement touché par la crise générale, avance tout de même à marche forcée.


Indice de la production industrielleValeur de la production agricole en millions de dollars
191073,91 204
1913107,71 975
1920413,74 210
1929539,53 480
19391 144,14 050

De manière spécifique, voici les pourcentages indiquant la différence entre le point le plus haut avant la crise et le plus bas pendant celle-ci, pour les deux temps forts de la crise.


19201929
Production de fer– 16,1 %– 18,3 %
Production de charbon– 17,7 %– 15,3 %
Construction navale– 88,2 %– 67,1 %
Production de coton– 7 %– 9,7 %
Exportations– 40,3 %
Importations– 30,9 %– 62,3 %

Le Japon est, avec les États-Unis, le pays avec le plus de potentiel lors de la première crise générale du capitalisme. Cela va justement se voir avec la période de l’après-guerre.

Le chemin vers la seconde crise générale

Il n’est possible que de tracer à grands traits la période 1945-1989 et 1989-2021, tellement il y a d’aspects, mais en même temps ces faits sont faciles à comprendre, puisqu’on se rapproche de notre situation en 2021 et que cela parle de soi-même.

En 1945, les États-Unis sont en position de force : le nombre de morts pendant la guerre est extrêmement faible, le territoire national n’a pas été touché, l’industrie militaire fonctionne à plein rendement.

Qui plus est, trois territoires vont passer sous contrôle direct : le Japon, l’Allemagne de l’Ouest devenant la République Fédérale Allemande, à quoi il faut ajouter l’Autriche. Or, ces trois pays n’ont pratiquement pas eu de destructions provoquées par la seconde guerre mondiale en ce qui concerne l’industrie. Leurs régimes s’étant effondrés, les États-Unis ont pu qui plus est les façonner selon leurs besoins.

L’Autriche revient ainsi à son niveau d’avant-guerre dès 1950, le Japon en 1951, l’Allemagne de l’Ouest en 1952. Et c’est alors que jouent à fond les plans Marshall et Schuman.

Le plan Marshall n’est pas une « aide », mais un vaste prêt à l’Europe occidentale (16,5 milliards de dollars soit 173 milliards de dollars en 2020) assorti de la condition d’utiliser l’argent pour acheter des biens américains. C’était un moyen de canaliser la surproduction américaine, en modernisant l’appareil productif d’Europe occidentale pour l’intégrer dans son propre dispositif.

Pour ce faire, il y eut le plan Schuman de 1950, de Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères français, épaulé par Jean Monnet.

Il s’agissait de mettre en place une production commune du charbon et de l’acier, ce qui va déboucher en 1951 sur la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier, avec la Belgique, la France, l’Allemagne de l’Ouest, l’Italie, les Pays-Bas et le Luxembourg. Cela débouchera en 1957 sur la Communauté Économique Européenne et la Communauté européenne de l’énergie atomique, concernant 150 millions de personnes.

Ce plan de Communauté Européenne fut porté les forces politiquement centristes alliés à l’aile droite de la social-démocratie, directement en convergence avec les intérêts des États-Unis.

Dans une déclaration de 1950, les Partis Communistes de France, d’Allemagne, d’Italie, de Grande-Bretagne, de Hollande, de Belgique et du Luxembourg constatent que :

« Le plan Schuman, qui est une prolongation du plan Marshall, tend à faire de l’Ouest de l’Allemagne, placé sous contrôle américain, une base politique et économique et militaire essentielle en Europe, pour la troisième guerre mondiale.

Il vise à intégrer complètement dans le bloc atlantique les capitalistes allemands, considérés par les fauteurs de guerre américains comme la force d’agression la plus sûre en Europe.

Il facilite la reconstitution d’une armée en Allemagne occidentale sous la direction des anciens généraux hitlériens.

La réalisation du projet Schuman aboutirait à mettre les industries minières et sidérurgiques – et par voie de conséquence l’ensemble de l’économie – de la France, de la Grande-Bretagne, de la Belgique, du Luxembourg, de l’Italie et de la Hollande sous le contrôle des magnats capitalistes de la Ruhr, eux-mêmes aux ordres des financiers de Wall Street.

L’industrie et l’agriculture de ces pays deviendraient ainsi le complément de l’industrie de guerre de l’Ouest allemand pour le compte des impérialistes américains.

Il s’agit de constituer un arsenal du bloc atlantique, c’est-à-dire l’ensemble guerrier le plus formidable que l’Europe ait jamais connu.

C’est l’alliance des marchands de canons rassemblant, sous la direction des potentats du dollar, les grands industriels nazis de la Ruhr, le Comité des Forges qui trahit depuis des décades les intérêts de la France, certains rois de l’industrie guerrière anglaise et les gros industriels de Belgique et du Luxembourg.

Le Plan Schuman consacrerait la mise au pas des pays marshallisés, il achèverait de détruire la souveraineté nationale de ces pays en livrant leur économie aux impérialistes américains. Il confirmerait l’état de colonisation de l’Ouest allemand. »

Cependant, cette critique du plan Schuman s’appuie sur un raisonnement à court terme : il s’agirait de faire bloc contre l’URSS, dans un préparatif rapide de guerre.

En réalité, c’était lié à l’expansion capitaliste américaine à travers le développement de l’Europe de l’Ouest, avec l’Allemagne de l’Ouest comme moteur, comme « modèle ».

Ulrike Meinhof, de la Fraction Armée Rouge, constate la chose suivante au sujet de l’Allemagne de l’Ouest, en 1976 :

« Dans les trois zones occidentales de l’après-guerre, c’est le capital américain, avec l’aide de la social-démocratie, vendue au capital américain, et des syndicats, financés et contrôlés par la CIA, qui organisa directement le prolétariat, depuis le début il s’agissait de dépolitiser les luttes de classes en Allemagne et de structurer, d’organiser dans la légalité, toute l’opposition politique, sur la base de l’anti-communisme.

C’est ainsi qu’il peut s’expliquer qu’aucun mouvement d’opposition ne se soit développé en R.F.A., jusqu’à l’époque du mouvement étudiant [dans les années 1960) – tout mouvement d’opposition ayant été usurpé et étouffé par la social-démocratie (…).

Ce qui caractérise la dépendance spécifique de l’impérialisme ouest-allemand c’est qu’outre que l’Etat est obligé de s’adapter aux conditions de reproduction du capital hégémonique dans sa politique et ses institutions, dès l’instant où, comme tous les États sous la dépendance du système mondial américain, il est soumis à la totale hégémonie du capital américain, c’est que, dans cet état, le pouvoir politique n’a jamais été remis à ces propres organes constitutionnels (…).

Autrement dit, après 1945, le capital américain a non seulement intégré la constitution de l’Allemagne fédérale dans ses éléments opératoires (une démocratie, dirigée par un chancelier; et un parlement, aux compétences restreintes par le fédéralisme; l’intégration des fonctionnaires fascistes par l’appareil judiciaire et l’administration allemande), il a de plus mis la main sur toutes les autres instances de contrôle caractérisant l’état impérialiste (les partis, les organisations du patronat, les syndicats, les mass-médias). »


Et Andreas Baader, Gudrun Ensslin, Ulrike Meinhof et Jan-Carl Raspe, de la Fraction Armée Rouge, de souligner en 1976 que :

« Dans aucun État, à part les États-Unis, la guerre froide n’a été menée à l’intérieur de manière aussi aiguë, tant en termes de propagande que matériellement (…).

Dans le développement du système impérialiste mondial sous l’hégémonie du capital américain et de son expression politico-militaire, la politique étrangère américaine, et son instrument principal, l’armée américaine, les États-Unis ont fondé trois États après 1945.

Ceux-ci servaient de base d’opération de la politique étrangère américaine en-dehors des États-Unis eux-mêmes : la République Fédérale Allemande, la Corée du Sud, le Vietnam du Sud.

La fonction de ces États pour l’impérialisme américain joue dès le départ sur deux directions : comme bases d’opération de l’armée américaine pour encercler et faire reculer l’Union Soviétique, plus précisément l’armée soviétique.

Et c’était des bases d’opération pour le capital américain pour l’organisation en fonction de ses intérêts de la région de l’Asie du Sud-Est et du Sud là-bas, pour l’Europe de l’Ouest ici (…).

Les conditions dans lesquelles la République Fédérale Allemande est relativement vite parvenu à une prospérité économique ne se distinguent pas de celles dans lesquelles le fascisme a consolidé le rapport capitaliste après 1933, à ceci près que la famine dans les zones occidentales en 1946-1947 n’a pas été le produit de la crise mais artificielle, afin de forcer le consensus à l’intégration occidentale des trois zones (…).

Cette intégration totale dans l’État américain est une conséquence de la stratégie contre-révolutionnaire mondiale de l’impérialisme et une condition nécessaire de la fonction de l’État République Fédérale Allemande pour cette stratégie (…).

Les salaires réels en Allemagne de l’Ouest étaient en juin 1949 13,5 % sous le niveau de 1930, qui lui-même était en-dessous du niveau de 1932 au plus fort de la crise (…).

Avec l’aide du plan Marshall, l’impérialisme US procurait aux monopoles ouest-allemands les fondements économiques pour leur développement expansionniste, désormais sous son hégémonie (…).

Plus de la moitié des ouvriers de R.F.A. (63 % en 1970) travaillent dans moins de cent konzerns, qui sont tellement entremêlés qu’on pourrait dire que la socialisation de la production sous l’hégémonie du capital américain est totale (…).

En 1970, 3,1 % des entreprises disposaient 64,4 % du chiffres d’affaires de la production industrielle. »

Ce n’était cependant qu’un aspect de la question. En effet, de par le développement des forces productives, il s’ensuivait une situation nouvelle, avec une consommation de masse, ouvrant elle-même de nouveaux espaces productifs et cela d’autant plus que l’impérialisme américain imposait son style de vie.

Il est notable que ni Ulrike Meinhof ni ses camarades ne soulignent à ce titre l’importance du Japon comme moteur capitaliste, tout comme l’Allemagne de l’Ouest.

C’est là un paradoxe assez inexplicable, car la Fraction Armée avait tout à fait compris cet impact sur la vie quotidienne, cette capacité du capitalisme relancé après 1945, en profitant des forces productives disponibles, pour s’élargir et ouvrir de nouveaux marchés en modifiant la vie des gens. Elle constate dès 1972 que :

« La définition du sujet révolutionnaire à partir de l’analyse du système, avec la reconnaissance que les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde, et avec l’utilisation du concept de Lénine d’« aristocratie ouvrière » pour les masses dans les métropoles, n’est pas périmée et terminée.

Au contraire, elle ne fait même que commencer. La situation d’exploitation des masses dans les métropoles n’est plus couverte par seulement le concept de Marx de travailleur salarié, dont on tire la plus-value dans la production.

Le fait est que l’exploitation dans le domaine de la production a pris une forme jamais atteinte de charge physique, un degré jamais atteint de charge psychique, avec l’éparpillement plus avancé du travail s’est produite et développée une terrifiante augmentation de l’intensité du travail.

Le fait est qu’à partir de cela, la mise en place des huit heures de travail quotidiennes – le présupposé pour l’augmentation de l’intensité du travail – le système s’est rendu maître de l’ensemble du temps libre des gens.

À leur exploitation physique dans l’entreprise s’est ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits et de leurs utopies – au despotisme des capitalistes dans l’entreprise s’est ajouté le despotisme des capitalistes dans tous les domaines de la vie, par la consommation de masse et les médias de masse.

Avec la mise en place de la journée de huit heures, les 24 heures journalières de la domination du système sur les travailleurs a commencé sa marche victorieuse – avec l’établissement d’une capacité d’achats de masse et la « pointe des revenus », le système a commencé sa marche victorieuse sur les plans, les besoins, les alternatives, la fantaisie, la spontanéité, bref : de tout l’être humain !

Le système a réussi à faire en sorte que dans les métropoles, les masses sont tellement plongées dans leur propre saleté, qu’elles semblent avoir dans une large mesure perdu le sentiment de leur situation comme exploitées et opprimées.

Cela, de telle manière qu’elles prennent en compte, acceptant cela tacitement, tout crime du système, pour la voiture, quelques fringues, une assurance-vie et un crédit immobilier, qu’elles ne peuvent pratiquement rien se représenter et souhaiter d’autre qu’une voiture, un voyage de vacances, une baignoire carrelée.

Il se conclut de cela cependant que le sujet révolutionnaire est quiconque se libère de ces encadrements et qui refuse de participer aux crimes du système.

Que quiconque trouve son identité dans la lutte de libération des peuples du tiers-monde, quiconque refuse de participer, quiconque ne participe plus, est un sujet révolutionnaire – un camarade.

De là il s’avère que nous devons analyser la journée de 24 heures du système impérialiste.

Qu’il nous fasse présenter pour chaque domaine de la vie et du travail comment la ponction de la plus-value se déroule, comment il y a un rapport avec l’exploitation dans l’entreprise, car c’est précisément la question.

Avec comme postulat : le sujet révolutionnaire de l’impérialisme dans les métropoles est l’être humain dont la journée de 24 heures est sous le diktat, sous le patronage du système.

Nous ne voulons pas élargir le cadre où doit être réalisée l’analyse de classe – nous ne prétendons pas que le postulat soit déjà l’analyse.

Le fait est que ni Marx ni Lénine ni Rosa Luxembourg ni Mao n’ont eu à faire au lecteur du [journal populiste à gros tirage] Bild, au téléspectateur, au conducteur de voiture, à l’écolier psychologiquement formaté, à la réforme universitaire, à la publicité, à la radio, à la vente par correspondance, aux plans d’épargne logement, à la « qualité de la vie », etc.

Le fait est que le système se reproduit dans les métropoles par son offensive continue sur la psyché des gens, et justement pas de manière ouvertement fasciste, mais par le marché.

Considérer pour cela que des couches entières de la population sont mortes pour la lutte anti-impérialiste, parce qu’on ne peut pas les caser dans l’analyse du capitalisme de Marx, est pour autant délirant, sectaire comme non-marxiste.

Ce n’est que si l’on arrive à amener la journée de 24 heures au concept impérialiste / anti-impérialiste que l’on peut parvenir à formuler et à présenter les problèmes concrets des gens, de telle manière qu’ils nous comprennent. »

C’est ce 24 heures sur 24 du capitalisme qui est la source de ce qu’on appelé en France les « trente glorieuses », et inversement : c’est en pratique une formidable expansion des forces productives, dans le cadre du capitalisme.

Le niveau de vie des masses a cru de manière ininterrompue, avec des améliorations tant qualitatives que quantitatives. Depuis l’assurance-chômage à l’assurance-santé, il y a eu un tel progrès dans la vie quotidienne qu’il s’en est suivi une dépolitisation complète, une acceptation de l’idéologie dominante.

Les masses se sont laissé entraîner, dans les pays impérialistes, dans la croissance capitaliste. Voici le développement du PIB de la Belgique et de la France pour la période 1950-2018.

Et de par la domination des pays impérialistes, les pays d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie eux-mêmes ont obéi aux exigences productives. Cela se lit bien dans l’urbanisation du monde, avec une part désormais dominante de gens vivant en villes et non plus dans les campagnes.

Dans les pays soumis aux puissances impérialistes, des bourgeoisies bureaucratiques et des bourgeoisies compradores ont servi de tête de ponts pour façonner les forces productives selon les besoins propres à un noyau dur de pays capitalistes désormais extrêmement développés, particulièrement avancés sur le plan scientifique, technique et culturel.

Pour les masses des pays impérialistes, il est ainsi inconcevable qu’il n’y ait pas une croissance ininterrompue de leur niveau de vie, et ce quel qu’en soit le prix au niveau mondial ou sur le long terme.

Voici l’évolution de la production mondiale de céréales.

Voici l’évolution de la consommation mondiale d’énergies.

Il y a ainsi une aliénation complète des masses des pays impérialistes par rapport à la réalité du mode de production capitaliste.

Voici l’évolution du nombre d’heures de travail en Belgique et en France.

Le capitalisme a su laisser du temps libre pour la consommation tout en obtenant une élévation insensée de la productivité, au prix de la déformation des personnalités, de l’utilisation maximisée de leur potentiel nerveux et psychique.

L’un des aspects essentiels de cette aliénation se lit particulièrement dans la passivité et l’incompréhension des masses de la nature de ce que propose le capitalisme : des produits moches, de mauvaise qualité, cela pour les aliments comme pour les meubles, avec une capacité à accepter et vouloir ce qui est jetable, changeable.

L’incohérence se lit particulièrement dans le rapport aux animaux, alors que l’utilisation de ceux-ci a pris des proportions dantesques. Voici l’évolution de la production de viande.

Voici justement une présentation de l’importance de l’intégration toujours plus massive des animaux, dans l’article de décembre 2008, Crise du capitalisme et intensification de la productivité : le rôle des animaux dans la chute tendancielle du taux de profit :


« Qu’est-ce qui fait que le capitalisme a pu disposer d’une large période de stabilité relative ? Tout d’abord, nous devons voir que même au sein de cette stabilité, ce n’est que pendant ce que les historiens bourgeois appellent les 30 glorieuses (les années 1945-1975) que cette stabilité a été réelle.

Cette période de trente années suivant 1945 a été marquée par la reconstruction des pays de l’ouest européen après l’affrontement impérialiste de 1939-1945, mais également par des avancées technologiques redynamisant le capitalisme, que les historiens bourgeois appellent sous le nom de « société de consommation ».

A ce niveau, le mouvement de mai 1968 apparaît également comme un mouvement culturel au sein des superstructures pour suivre la modernisation du capitalisme, en plus d’être aussi en partie un réel mouvement ouvrier (en pleine expansion) en confrontation avec le mode de production.

On remarque également que depuis une dizaine d’années l’informatique joue un grand rôle dans la modernisation du capitalisme ; là aussi cela s’accompagne d’une évolution culturelle, avec également au sein de celle-ci une radicalité petite-bourgeoise intellectuelle passant par l’informatique.

Mais il est également un autre facteur de réimpulsion du capitalisme, un facteur de modernisation très profond et se déroulant au sein même de l’appareil productif.

Quelle a été cette modernisation ? Comprenons d’abord que la modernisation consiste en des modifications technologiques, qui jouent sur le travail, en permettant une augmentation de la productivité.
Ce jeu sur la productivité ne peut pas empêcher à terme la crise du capitalisme, pour autant il joue un rôle dans le rythme du cycle d’accumulation.

Rappelons donc à ce titre que ce qui détermine la valeur du travail, c’est sa durée (l’aspect extensif), son degré d’intensité (la quantité de travail plus ou moins grande qui est fournie), son degré de productivité (c’est-à-dire la quantité plus ou moins grande de produits fournis pour une même quantité de travail).

Les capitalistes cherchent à valoriser le plus possible la valeur travail au sein de la production, tout en rémunérant ce travail le moins possible. C’est le principe de l’exploitation, exploitation masquée par l’idéologie dominante.

Et la crise du capitalisme réside justement en ce que la part de la valeur-travail au sein de la production diminue avec la modernisation : en fait, moins il y a d’ouvriers employés, moins les capitalistes volent du surtravail aux ouvriers.

C’est la chute tendancielle du taux de profit. Karl Marx explique à ce sujet :

« Le développement de la force productive et l’élévation correspondante de la composition organique du capital permettent de faire fonctionner une quantité de plus en plus grande de moyens de production à l’aide d’une quantité de travail de plus en plus petite, chaque partie aliquote du produit total, chaque marchandise prise à part ou encore chaque portion déterminée de la masse totale des marchandises produites absorbe moins de travail vivant et contient moins de travail matérialisé aussi bien dans l’usure du capital fixe utilisé que dans les matières premières et auxiliaires consommées.

Chaque marchandise singulière recèle donc une somme moindre et de travail matérialisé en moyens de production et de travail nouvellement ajouté dans la production. » (Le Capital, 2, XIII).

Le Capital de Karl Marx n’est pas une œuvre philosophique, mais elle reste une œuvre dialectique, et donc Karl Marx, après avoir présenté la chute tendancielle du taux de profit, se demande avec nous de manière dialectique :

« Comment expliquer que cette baisse n’ait pas été plus importante ou plus rapide ? Il a fallu que jouent des influences contraires, qui contrecarrent et suppriment l’effet de la loi générale et lui confèrent simplement le caractère d’une tendance.

C’est pourquoi nous avons qualifié la baisse du taux de profit général de baisse tendancielle. » (Le Capital, 3, XIV)

Et Karl Marx de nommer comme causes les plus générales :

– augmentation du degré d’exploitation du travail,

– réduction du salaire au-dessous de sa valeur,

– baisse de prix des éléments du capital constant,

– la surpopulation relative,

– le commerce extérieur,

– augmentation du capital par actions.

Intéressons-nous à l’augmentation du degré d’exploitation du travail. Karl Marx explique que :

« Tout ce qui favorise la production de la plus-value relative par simple perfectionnement des méthodes, comme dans l’agriculture, sans augmentation du capital utilisé, a le même effet.

Ici, il est vrai, le capital constant employé n’augmente pas par rapport au capital variable, si nous considérons ce dernier comme l’indice de la force de travail occupée, mais c’est la masse du produit qui augmente par rapport à la force de travail utilisée. »

Y a-t-il alors un produit dont la masse ait pu être augmentée sensiblement à très faible coût, permettant une intensification capitalistique de la production durant cette période de relative stabilité ?

La réponse est oui, et il y en a même plusieurs, qui font que même s’il y a moins d’ouvriers (et donc moins de surtravail volé), le capitalisme se « rattrape » grâce à l’intensification du travail, permettant un accroissement du taux de plus-value arraché sur le dos de la classe ouvrière.

Reprenons les trois éléments déterminant la valeur du travail :

– l’aspect extensif,

– le degré d’intensité,

– le degré de productivité.

Et fournissons des exemples concrets, ayant joué un rôle dans le ralentissement de la chute tendancielle du taux de profit.

a) l’aspect extensif

Quand on pense au caractère extensif, on pense traditionnellement à l’agrandissement d’un lopin de terre. Mais c’est erroné, ce n’est pas dialectique. Prenons ici l’exemple concret du sucre : l’aspect extensif n’a pas porté sur la source, mais sur son utilisation.

Si chaque personne en France consomme 35 kilos de sucre par année, c’est en raison de l’utilisation massive et nouvelle du sucre par les capitalistes (dans les soupes, les aliments transformés, les yaourts, les biscuits, des cosmétiques, etc.).

La France étant le premier producteur européen de sucre et le deuxième producteur mondial de sucre de betterave, on voit tout de suite l’intérêt d’une extension du domaine du sucre : en 2007, le chiffre d’affaires des monopoles du sucre était de 3,5 milliards d’euros.

En 1960-1961, étaient mises sur le marché 1 385 467 tonnes de sucre blanc. En 2004-2005, le chiffre était passé à 2 180 000.

Évidemment, l’exploitation des pays semi-coloniaux semi-féodaux joue aussi : en 2007 l’Union Européenne a importé 2,5 millions de tonnes de sucre ! Sont concernés 18 millions d’agriculteurs et 1,8 million d’ouvriers exploités dans 113 pays.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes, tout autant que la crise sanitaire causée par le sucre : en 1826, la consommation de sucre en France était de 2 kilos par habitant ; en 2007 elle est de 35 kilos !

On voit donc comment les capitalistes ont su étendre leur exploitation de la classe ouvrière grâce au sucre. Cette forme s’est appliquée à un très grand nombre de domaines de la production (les médicaments, les produits chimiques, les emballages, etc.…).

b) le degré d’intensité

Les capitalistes jouent bien entendu sur la quantité de travail qui est fourni. Ils tentent de faire en sorte qu’elle soit de plus en plus grande. Voilà ce qui explique pourquoi, malgré qu’il y ait moins d’ouvriers en France ces trente dernières années, la chute tendancielle du taux de profit n’ait pas été vertigineuse.

Les capitalistes ont réussi à avoir un accroissement du taux de la plus-value, en faisant en sorte que la valeur du travail des ouvriers grandisse.

Pour cela, ils ont profité de l’automation, de la robotisation, de l’informatique et de l’augmentation des cadences. C’est ce que les capitalistes appellent la « rationalisation » de la production (ou la « démarche qualité » en langage de gestionnaire) ; tout un ensemble de tâches ont été réorganisées de telle manière à ce que chaque ouvrier soit plus efficace.

Il faut bien voir que les capitalistes ont profité durant toutes les 30 glorieuses, et ce jusqu’à aujourd’hui, de la participation active des syndicats au processus productif. Cela a grandement aidé le capitalisme dans son intégration de la classe ouvrière à ses projets.

Les capitalistes ont également profité des expériences au niveau international ; ils ont subventionné tout un secteur intellectuel pour analyser et les faire profiter de leurs études (comme par exemple le principe japonais du « kaizen », c’est-à-dire de l’amélioration continue grâce à la participation des travailleurs).

Voilà pourquoi l’histoire des pays capitalistes est si similaire durant les 30 glorieuses, avec dans tous les cas une classe ouvrière majoritairement encadrée par les syndicats et ne se préoccupant pas de révolution mais seulement de gestion (cogestion, autogestion, etc.). La question du pouvoir a disparu derrière la question de l’organisation du travail.

Ainsi, la chute tendancielle du taux de profit a été temporairement ralenti par l’élévation de l’intensité du travail.

c) le degré de productivité

Ici, tout comme pour le sucre, les capitalistes ont mené une véritable révolution culturelle, combinant en fait l’aspect extensif avec le degré d’intensité. Comment ont-ils fait cela ?

En fait, le but des capitalistes est de faire en sorte qu’une plus grande quantité de produits soit fournie pour une même quantité de travail.

Habituellement, la question des matières premières est simple : quand on a un kilo de blé, on a un kilo de blé. On peut bien jouer sur le caractère extensif et faire en sorte que le blé soit davantage utilisé (nous l’avons vu dans le cas du sucre), mais on ne peut pas transformer un kilo de blé en plusieurs kilos de blé.

Cela existe en fait, comme activité commerciale, par exemple en remplaçant une matière par une autre qui est moins chère (le sucre notamment), afin de rogner les marges. Mais aussi courant que cela soit, cela ne peut pas jouer sur l’ensemble du processus, de par son caractère marginal et sectorisé.

En fait, les capitalistes ont cherché et ont tenté de combiner l’aspect extensif avec le degré d’intensité, c’est-à-dire qu’ils ont tenté de trouver une matière première qui, grâce aux techniques de la rationalisation de la production (fordisme, toyotisme, etc.) se multiplient comme par magie.

Les capitalistes ont alors trouvé la poule aux œufs d’or. Et quelle est-elle ? Eh bien une poule justement. Les capitalistes ont compris que les animaux étaient vivants et qu’il serait donc possible d’utiliser cette source de production « gratuite » pour un rendement maximum.

Les capitalistes ont découvert que si un kilo de blé et un autre kilo de blé n’amenait pas à ce qu’apparaisse un troisième kilo de blé, tel n’était pas les cas pour les animaux.

Ils ont alors généralisé l’utilisation des animaux dans l’industrie : c’est l’apparition d’un côté des gigantesques abattoirs industriels, où l’intensité du travail est énorme, et est combiné avec une productivité en hausse permanente.

Et de l’autre côté l’extension de l’utilisation des animaux au-delà de l’alimentation pour toute l’industrie (les farines animales, les graisses pour les machines, les pellicules photos, etc…).

Il y a en France 339 abattoirs (en 2000), dont un quart génère les 2/3 de la production ; le nombre d’abattoirs a décru de plus de 30% entre 1990 et 2000 en raison de la concentration monopolistique.

Les vingt plus grands abattoirs sont même à la base de 47% de la viande ! Pour le veau, ce sont dix abattoirs qui contrôlent 59% de la production ! L’abattoir Olympig dans le Morbihan s’occupe de deux millions de porcs par an !

C’est-à-dire qu’entre 1980 et 2000, il y a deux fois moins d’abattoirs… Mais 10% de production en plus. Voilà un excellent exemple de gestion de la productivité par les capitalistes. Et cette productivité tient précisément à la nature particulière des matières premières.

Si d’ailleurs culturellement apparaissent aujourd’hui des mouvements de protection animale, ce n’est qu’indirectement en liaison avec leurs ancêtres du 19ème siècle.

Il s’agit d’un phénomène nouveau, qui accompagne la généralisation d’un nouveau type de production qu’ont choisi les capitalistes. De fait, entre 1990 et 2007, la consommation mondiale de viande toute espèce confondue est passée de 143 à 271 millions de « tonnes équivalent carcasses ».

Au 19ème siècle la consommation annuelle de viande était en moyenne inférieure à 20 kg par personne en Europe. En 1920, elle passe à 30 kg puis en 1960 à 50 kg. En 2008, on passe à peu près à 100 kg de viande par personne et par an (107 kilos en France, 93 en Italie, 136 dans l’État espagnol, 107 en Belgique, 88 en Allemagne, etc.).

Il va de soi que cette production est déterminée par les capitalistes et n’est nullement un choix social effectué par les masses.

Ce qui est vrai pour la viande l’est tout autant pour le lait, et l’on voit d’ailleurs que les capitalistes font tout pour imposer le lait en Asie (si le lait est très controversé, en Asie son impact sur la santé est connu pour être particulièrement nocif sur les populations locales).

L’argument capitaliste concernant l’élévation du niveau de vie ne fonctionne pas : aux problèmes sanitaires (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers divers…) causés par la viande s’ajoute celle de l’hygiène, en raison de la nature même de la production.

Selon une note de service de la Direction Générale de l’Alimentation (DGAL), datée du 21 novembre 2007 et diffusée dans la revue Le Point, 42 % des établissements où l’on abat veaux, vaches, cochons… et 46 % des abattoirs de volailles et de lapins sont hors la loi au regard des normes d’hygiène européennes, ce qui signifie que plus de 700 000 tonnes de viandes de bœuf, veau, mouton… et environ 500 000 tonnes de poulets qui, chaque année, sortent d’abattoirs sont non conformes.

Autres formes de l’augmentation du degré de productivité, l’utilisation des farines animales et la production de viande recomposé (viande mélangée avec une combinaison d’eau, de phosphates et de produits à la « formule secrète ») sont la cause de problèmes sanitaires incommensurables.

A cela s’ajoute le problème écologique : la production des aliments concentrés pour l’élevage et l’élevage lui-même monopolisent aujourd’hui 78% des terres agricoles mondiales.

A cela s’ajoute la production de déchets in-absorbables par la planète (les tonnes de déjections des cochons par exemple). Un des problèmes qui fait partie des contradictions inhérentes au capitalisme.

Ainsi donc, le passage de la production de viande de 75 millions de tonnes à 265 millions de 1961 à aujourd’hui est clairement lié à l’intensification gérée par les capitalistes, dans leur bataille pour le profit.

Une tendance qui ne s’arrête pas : à l’horizon 2050 les capitalistes pensent que leur production atteindra 465 millions de tonnes.

Mais ces solutions entreprises par les capitalistes et résumées ici ne font que ralentir la chute tendancielle du taux de profit, pour même l’accélérer après : la formidable croissance du Capital se heurte aux contradictions insolubles qui le travaillent. Le capital n’utilise la production que pour s’agrandir, sa mise en valeur étant le point de départ et le point final.

Sa mise en valeur passant par le « développement inconditionné de la productivité sociale », elle affronte la classe ouvrière, qui est la classe la plus exploitée dans le mode de production capitaliste (les animaux dans le cadre de l’industrie n’étant pas « exploités » mais utilisés, ils ne forment pas une classe sociale, mais une catégorie opprimée, à l’instar d’une nation par exemple).

Les capitalistes s’imaginent que, par les gains de productivité, ils peuvent réduire la dimension de la classe ouvrière dans le cadre du processus productif – une erreur fatale, la pierre qu’ils soulèvent étant trop lourde pour eux.

Ainsi, la crise, loin d’être évitée, n’a donc été que repoussée. L’accumulation du capital durant les 30 glorieuses n’a fait que renforcer la tendance aux monopoles et n’est que le prélude à la révolution socialiste. »

La seconde crise générale

Les bouleversements à l’échelle planétaire provoqués par la croissance de la production capitaliste ne pouvaient que provoquer un choc mondial.

C’est d’autant plus vrai que, si le capitalisme connaît un tassement dans les années 1980, l’effondrement du social-impérialisme soviétique d’une part et l’intégration de la Chine dans le marché capitaliste mondial ont amené une nouvelle relance.

Ainsi, si de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 la tendance à la guerre était principale, de par l’agressivité du social-impérialisme soviétique cherchant à prendre la place de la superpuissance américaine, à partir de 1989 et jusqu’en 2021 il y a de nouveau une croissance, avec comme pour la période 1945-1975 une vague de dépolitisation, de croyance absolue en le capitalisme.

Cette croyance apparaissait d’autant plus forte qu’il était prétendu que le capitalisme ne consistait qu’en la croissance.

Les années 1920 et 1930 se voyaient réécrites, et mises de côté, alors que l’idéologie dominante mettait en avant une société stable, un capitalisme organisé, une continuité de la production.

Il suffit de donner ici quelques chiffres vertigineux.

La production mondiale d’amandes est passée de 756 588 tonnes en 1961 à 3 497 148 tonnes en 2019 (soit une multiplication par 4,62).

En 1961, la production mondiale de lait était de 344 millions de tonnes, en 2019, elle était de 883 millions de tonnes. La production totale d’œufs est passée de 16,3 millions de tonnes en 1964 à 76,7 millions de tonnes en 2018.

Et il est possible de multiplier ces exemples. Les masses ont été écrasées par l’impressionnante montée des forces productives, alors que la Chine devenait l’usine du monde.

Au XVIIIe siècle, on utilisait l’eau, le bois et le vent comme sources d’énergie, les masses ne pouvaient que se procurer du textile ou de la poterie. Au XIXe siècle on passait au charbon et à l’acier, avec une consommation s’ouvrant internationalement comme avec le thé, le café, les épices.

Au XXe siècle, le charbon a vu s’associer à lui le pétrole, le gaz puis l’énergie atomique, avec une consommation de masse montant en puissance, à travers l’aluminium, les produits pétrochimiques, les plastiques…

La seconde moitié du XXe siècle, c’est le capitalisme proposant aisément des biens de consommation courante, des loisirs, des services, une alimentation très diversifiée, du matériel électronique, des activités culturelles, etc.

Le pendant, c’est bien entendu le dérèglement climatique, mais dans les pays capitalistes les masses sont paralysées et ne vivent qu’à travers les cycles de consommation, sans avoir de considération collective ou sur le long terme.

Même le rejet de CO2, pourtant largement connu et reconnu, n’aboutit pas à des changements de mentalités.

En fait, pour les gens vivant dans les pays capitalistes, il n’y a pas d’autre horizon que les cycles de la production et de la consommation capitalistes, qui sont par ailleurs très nombreux, puisque le capitalisme a multiplié les modes, les marchés, les possibilités de se « différencier », d’occuper son temps.

Et c’est pour cela, notamment, que la cassure imposée par la pandémie marque la seconde crise générale du capitalisme. Le rythme du capitalisme a été cassé, son cours normal a été stoppé et modifié.

Or, le capitalisme repose sur la propriété privée, sur la concurrence, sur la compétition. Cela implique qu’il ne peut pas se sortir de manière collective de la crise, qu’il est obligé de le faire de manière divisée, incohérente, avec des parties de lui-même en opposition aux autres.

Voici ce que constate la Banque Mondiale le 14 juillet 2021 dans son article La reprise mondiale ne s’étend pas aux pays les plus pauvres :

« L’économie mondiale est en plein essor — du moins en apparence. La croissance mondiale s’envole à nouveau, un an seulement après que la pandémie de COVID-19 ait déclenché la récession la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale.

Cette année sera probablement marquée par la plus forte reprise à l’issue d’une récession observée depuis 80 ans puisque le PIB mondial devrait croître de 5,6 %.

Le taux de croissance des pays avancés atteindra probablement 5,4 % — soit un niveau sans précédent depuis près de 50 ans — grâce à la rapidité des mesures de vaccination et au soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires depuis le début de la pandémie.

Le revenu par habitant retrouvera en 2022 le niveau qu’il avait avant cette dernière dans presque tous les pays avancés. Les dommages provoqués par la pandémie sont, à l’évidence, rapidement réparés dans certaines parties du monde.

Ce n’est toutefois pas le cas dans les 74 pays admissibles à emprunter à l’Association internationale de développement (IDA) de la Banque mondiale. Ces derniers sont les plus pauvres du monde, et comptent environ la moitié des habitants de la planète ayant moins de 1,90 dollar par jour pour vivre.

Pour eux, il n’existe aucun signe de « reprise » mondiale. En 2021, leur taux de croissance sera le plus faible depuis 20 ans (abstraction faite de l’année 2020), ce qui aura pour effet d’éliminer des progrès accomplis dans le cadre de la lutte de la pauvreté des années durant. Pour eux, les dommages ne seront pas rapidement réparés. En 2030, un quart de leurs habitants se trouveront toujours en dessous du seuil de pauvreté international. »

Naturellement, la Banque Mondiale souligne que la croissance repart pour les autres pays. Cependant, elle ne dit rien des conséquences du « soutien exceptionnel apporté par les politiques budgétaires et monétaires ».

Et, pour conclure, comment définir ce soutien ? Relève-t-il du capitalisme organisé ? Absolument pas. Il relève du capitalisme développé, mature. Un capitalisme qui a réussi à s’étendre, à multiplier les marchés, implique en effet un haut niveau d’organisation de sophistication.

En ce sens, les communistes qui dans les années 1960 ont compris l’institutionnalisation de structures comme les syndicats ont parfaitement compris que le capitalisme s’emparait de toute formation sociale afin de l’intégrer dans son propre dispositif.

Il y a désormais assez de décennies pour voir comment le capitalisme a récupéré tout ce qu’il pouvait, depuis le syndicat de masse jusqu’au groupe de punk revendicatif.

En fait, à moins d’avoir un réel niveau idéologique et culturel et d’assumer subjectivement la rupture, il est impossible d’échapper à la pression du capitalisme.

Qui assume cette rupture était capable de saisir qu’un moment clef allait se produire. Voici ce que dit le PCF(mlm) en janvier 2020, dans le document Les années 2010, dernière étape de la période-parenthèse ouverte en 1989 :

« Nous sommes issus d’une culture politique qui considère que, au milieu des années 1980, l’impérialisme n’est plus que réaction. Il représente à la fois la tendance inéluctable à la guerre et l’aliénation des plus larges masses dans la cadre d’une consommation capitaliste particulièrement développée (…).

Il existe quatre facteurs ayant rejeté cette situation dans le futur – précisément dans la période où nous sommes entraînés. Il s’agit de

– l’effondrement du social-impérialisme soviétique ;

– le démantèlement de sa domination sur l’Europe de l’Est (et, relativement, en Asie), permettant une nouvelle vague d’accumulation capitaliste de la part des vainqueurs occidentaux ;

– l’intégration complète de la Chine social-fasciste dans le dispositif capitaliste mondial ;

– l’émergence de nouvelles capacités technologiques, avec l’informatisation et la robotisation.

Cela a permis une nouvelle immense vague d’accumulation capitaliste. Toutes les échéances étaient alors repoussées.

Cela a donné, dans les années 1990, l’illusion que le capitalisme était inébranlable et l’altermondialisme est alors apparu sur le devant de la scène comme seule alternative censée être possible, alors que l’Est européen se transformait en semi-colonies occidentales.

Puis, les années 2000 ont été marquées par d’immenses modifications technologiques généralisées – depuis les téléphones portables jusqu’à l’informatisation et internet – permettant au capitalisme d’affiner ses initiatives, de procéder à des modernisations, de relancer de nouvelles consommations, certains secteurs l’emportant sur d’autres.

Les années 2010 ont été le prolongement des années 2000, avec à la fois une consommation de masse encore plus élargie et, en même temps, un gouffre séparant une haute bourgeoisie aux mœurs toujours plus oligarchiques, décadentes, et les larges masses.

Pour nous, la période 1989-2019 n’a été qu’une parenthèse et c’est justement parce que telle a été sa nature qu’il y a eu un développement significatif des idéologies post-modernes, à l’initiative d’intellectuels identitaires produits par l’impérialisme (fondamentalisme islamiste, théorie du genre et LGBT, idéologie de la décroissance, etc.).

Les années 2010 ont comme aspect principal précisément d’aboutir à un retour aux années 1980, ou aux années 1930, ou aux années 1910, c’est-à-dire à une période où la bataille pour le repartage du monde est engagée, où le capitalisme s’enlise et n’est plus capable de satisfaire à ses propres exigences d’élargissement du profit. »

C’était là saisir adéquatement une période débouchant sur la seconde crise générale, en 2021.

L’expansionnisme russe anti-ukrainien et sa base idéologique « eurasienne »

Né en 1962, Alexandre Douguine est le principal théoricien nationaliste russe ; il avait notamment fondé en 1993, avec Edouard Limonov, le Parti national-bolchevique. Son importance idéologique est ensuite devenue immense dans la vision du monde de l’expansionnisme russe en général.

Alexandre Douguine fournit en effet les éléments idéologiques justifiant l’ensemble des manœuvres russes pour satisfaire ses ambitions et permettre de former des alliances en ce sens. Et l’idée de base est relativement simple, même si elle est ornée de justifications métaphysiques, religieuses, mystiques, etc.

La Russie ne serait pas un pays, mais un pays continent, où viendrait s’enliser tout ce qui vient des États-Unis. Cela signifie que tout ce qui s’oppose aux États-Unis doit, logiquement, venir s’appuyer sur la Russie, entrer en convergence avec elle.

C’est un appel ouvert aux pays capitalistes de moyenne taille cherchant à s’arracher à l’hégémonie américaine, tels l’Allemagne et la France, mais aussi aux pays semi-féodaux semi-coloniaux, telle la Turquie, l’Iran ou encore la Syrie.

Mais c’est surtout un moyen de s’étendre territorialement, comme avec le Donbass et la Transnistrie.

L’Eurasie ou la Russie comme continent

Dans la conception d’Alexandre Douguine, la Russie aurait été irriguée par les invasions asiatiques et est ainsi devenue porteuse d’une psychologie impériale supra-nationale, de type conservatrice « révolutionnaire ».

Le vaste territoire impliquerait la psychologie de la conquête, de l’expansion, d’une virilité guerrière ; l’existence de multiples communautés au sein de ce vaste territoire s’associerait à l’idée de petites sociétés conservatrices repliées sur elles-mêmes au sein de l’empire.

La Russie, cœur d’un large territoire appelé « l’Eurasie », mêlerait ainsi les religions catholique orthodoxe et musulmane, dans un élan communautaire opposé à l’esprit insulaire de la Grande-Bretagne et des États-Unis, bastion du protestantisme « matérialiste » et individualiste.

Le bien serait porté par la Russie ancrée dans la terre, le mal serait porté par les Anglo-saxons et leur puissance maritime.

Une lecture apocalyptique

La conception « eurasienne » se fonde directement sur le catholicisme orthodoxe avec une insistance très grande sur la dimension apocalyptique. On est, tout comme dans le national-socialisme, dans la tentative de fournir l’idée d’une révolution totale… mais de manière contre-révolutionnaire.

Voici comment Alexandre Douguine présente sa vision à une revue conservatrice révolutionnaire belge en 1991 :

« Après la perestroïka, il adviendra un monde pire encore que celui du prolétarisme communiste, même si cela doit sonner paradoxal.

Nous aurons un monde correspondant à ce que l’eschatologie chrétienne et traditionnelle désigne par l’avènement de l’Antéchrist incarné, par l’Apocalypse qui sévira brièvement mais terriblement. Nous pensons que la “deuxième religiosité” et les États-Unis joueront un rôle-clef dans ce processus.

Nous considérons l’Amérique, dans ce contexte précis, non pas seulement dans une optique politico-sociale mais plutôt dans la perspective de la géographie sacrée traditionnelle. Pour nous, c’est l’île qui a réapparu sur la scène historique pour accomplir vers la fin des temps la mission fatale.

Tout cela s’aperçoit dans les facettes occultes, troublantes, de la découverte de ce continent, juste au moment où la tradition occidentale commence à s’étioler définitivement. Sur ce continent, les positions de l’Orient et de l’Occident s’inversent, ce qui coïncide avec les prophéties traditionnelles pour lesquelles, à la fin des temps, le Soleil se lèvera en Occident et se couchera en Orient. »

L’eurasisme originaire renversé

L’eurasisme n’a pas été inventé par Alexandre Douguine, qui développe son point de vue au tout début des années 1990.

C’est initialement une conception délirante provenant de milieux ultra-conservateurs à la fin du XIXe siècle, comme le moine Constantin Léontiev qui voit en « l’asiatisme » un support à la religion catholique orthodoxe face au monde moderne, alors que l’historien Nikolaï Danilevski pense que ce support se trouve à l’opposé dans le panslavisme (« La Russie et l’Europe », 1869).

Le baron Roman von Ungern-Sternberg tenta, pendant la guerre civile suivant la révolution russe, de former une armée blanche nommée la « division sauvage » au moyen de cavaliers de la partie asiatique de la Russie, dans un syncrétisme orthodoxe-bouddhiste littéralement apocalyptique d’ailleurs soutenu par le Dalaï-Lama.

Puis cet espoir de revivifier le conservatisme russe au moyen d’un soutien extérieur a été développé par des émigrés russes fuyant la révolution d’Octobre 1917 établis en Bulgarie.

Le géographe et économiste Piotr Savitsky, le pionnier de cette idéologie, considérait que l’Eurasie était un « lieu de développement » façonnant un mode de pensée continental, non océanique, les Russes passant dans l’esprit des steppes grâce aux Mongols.

On trouve à ses côtés le linguiste Nikolai Troubetskoï, le théologien Georges Florovski, le critique musical Piotr Suvchinski ; ce groupe publia en 1921 Exode vers l’Orient, renversant les arguments anti-bolcheviks des sociaux-démocrates occidentaux. Ceux-ci accusaient les bolcheviks, c’est-à-dire les sociaux-démocrates russes, d’être trop orientaux dans leur approche ; les eurasistes affirmèrent que les bolcheviks ne l’étaient pas assez.

Des émigrés russes à Prague développèrent la même année une conception très similaire, avec la publication commune Orientations ; ce fut également le cas de George Vernadsky, le fils de l’immense savant Vladimir Vernadsky, qui devint professeur d’université aux États-Unis.

Après 1991, cette idéologie fut récupérée par le régime post-soviétique… Cependant, l’eurasisme est renversé. Alors qu’initialement il s’agissait de soutenir la Russie en appuyant son propre conservatisme par des aides extérieures, asiatiques, désormais la Russie se veut le bastion du conservatisme prêt à épauler les autres.

Une idéologie impériale

L’eurasisme a un aspect impérial : la Russie serait le seul moyen, de par son poids, de s’opposer au « monde moderne ». Il faut donc se tourner vers elle, d’autant plus qu’elle serait naturellement encline à abriter des communautés très différentes.

L’eurasisme s’oppose ainsi aux affirmations nationales, il est d’ailleurs de ce fait résolument opposé au romantisme slave. Il affirme une logique communautaire, où une sorte d’empire protège ses communautés intérieures vivant selon ses valeurs traditionnelles.

La Tchétchénie, avec son président qui est polygame, revendique son identité islamique précisément au nom d’une telle intégration communautaire dans une Russie « continent ».

Il ne s’agit pas d’une idéologie de type nationaliste classique, mais d’une logique impériale-syncrétiste, ce qui fait que n’importe qui n’importe où en Europe ou en Asie peut prétendre que « sa » communauté doit relever de l’approche eurasienne.

De manière « philosophique », on peut dire que les tenants de l’Eurasie opposent un espace au temps du libéralisme : c’est un anti-capitalisme romantique, une révolte irrationaliste contre le monde moderne.

Le « récentisme », une variante de l’eurasisme

Les « récentistes » sont un aspect de l’idéologie eurasiste. Ce sont des illuminés affirmant que la chronologie historique telle qu’on la connaît est fausse ; les civilisations antiques auraient en réalité existé durant le moyen-âge et c’est au 16e-17e-18e siècles qu’il y aurait eu une réécriture du passé.

Il y aurait ainsi au moins 800 années d’événements en trop ; la guerre de Troie serait en réalité une écriture poétique des Croisades, Jésus aurait été crucifié au 11e siècle, les Hittites seraient les Goths, Salomon serait le Sultan ottoman Soliman le Magnifique, etc.

Le fondateur du récentisme est le mathématicien russe de haut niveau, Anatoli Fomenko, né en 1945, qui affirme qu’il faut étudier l’histoire au moyen des statistiques, notamment afin d’éviter les « copies fantômes » relatant les mêmes faits historiques de manière « différente ».

Prenant par exemple les textes historiques de la Rome antique et de la Rome médiévale de manière statistique, il les compare et considère par exemple que la première est une « copie » de la seconde.

Et il explique que la falsification de la chronologie historique vise à « cacher » que, jusqu’à la fin du moyen-âge, le monde avait comme base une « horde russe » de type slave et mongole, qui aurait d’ailleurs même colonisé l’ouest américain ! Les Ukrainiens, les Mongols, les Turcs… seraient une composante historique de cette « horde russe ».

Le récentisme, idéologie relativiste jusqu’au délire, est le prolongement de l’eurasisme comme vision « civilisationnelle », où la Russie serait à travers l’Eurasie la vraie porteuse de la civilisation. L’Histoire est réécrite s’il le faut.

Le club d’Izborsk et les milieux du pouvoir

L’eurasisme ne réécrit pas seulement l’Histoire passée : il prône des orientations dans le temps présent, ce qui est sa véritable fonction en tant qu’idéologie justifiant l’expansionnisme russe. Un élément-clef est ici joué par le Club d’Izborsk.

Izborsk est une localité du nord-ouest de la Russie où l’on trouve des tumulus slaves du 6e siècle et une forteresse historique ayant entre le 12e et le 16 siècle résisté à huit sièges. C’est un symbole de la « résilience » russe, de son caractère « imprenable ».

Le Club d’Izborsk, qui est très lié à Vladimir Poutine et dont fait partie Alexandre Douguine, est le lieu de synthèse « géopolitique » de l’eurasisme. C’est là où sont produits les conceptions concrètes de l’eurasisme, les objectifs d’un expansionnisme agressif au nom d’un « traditionalisme technocratique», qui « allie modernisation technologique et conservatisme religieux ».

Le club dit d’ailleurs ouvertement que :

« Le club d’Izborsk est inclus dans des réseaux de pouvoir influents qui lui permettent de diffuser ses idées. En juillet 2019, le président du club, Alexander Prokhanov, a été invité au Parlement pour projeter son film « Russie – Une nation de rêve », dans lequel il promeut sa vision d’une mythologie scientifique et spirituelle nationale.

Le club d’Izborsk est également proche de personnalités clés de l’élite conservatrice, comme l’oligarque monarchiste Konstantin Malofeev ou le directeur de l’agence [spatiale] Roskosmos, Dmitri Rogozin. Enfin, il est proche du cœur du complexe militaro-industriel. Témoin de ces liens, le bombardier à missiles stratégiques Tupolev Tu95-MK, qui a été baptisé Izborsk en 2014. »

Ce club a publié une déclaration à sa fondation en janvier 2013 :

« Afin de prévenir une catastrophe imminente, nous appelons tous les hommes d’État qui apprécient l’avenir de la Russie à agir comme un front patriotique et impérial uni, opposé à l’idéologie libérale de la mondialisation et à ses adhérents qui agissent dans l’intérêt de nos ennemis géopolitiques.

L’aspect le plus important de notre unité est la compréhension correcte de la difficile situation actuelle.

La Russie a besoin d’une fusion de deux énergies puissantes issues des idéologies « rouge » et « blanche » du patriotisme russe. Cette fusion implique l’introduction dans la structure et le système de l’activité de l’État d’un puissant élément de justice sociale hérité de l’URSS, et un retour aux valeurs orthodoxes – spiritualité chrétienne et universalité de la Russie traditionnelle.

Une telle synthèse rendra notre pays et notre puissance invincibles, nous permettra d’offrir à l’humanité une voie universelle de développement social basée sur l’expérience de la civilisation russe. »

Une idéologie d’alliance

Si l’on regarde les idéologies des « républiques populaires » de Donetzk et Lougansk dans le Donbass, elles témoignent dans un mélange de religiosité orthodoxe et de nostalgie « soviétique » sur un mode impérial. Elles sont dans la ligne droite du Club d’Izborsk et de l’eurasisme.

Un militaire français engagé comme volontaire dans les forces armées de la « République populaire » de Donetzk présente de la manière suivante la mentalité des combattants :

« Ici, les fantasmes hégémoniques d’une Russie blanche, d’un empire soviétique, d’une Europe chrétienne sont incompatibles avec la réalité d’un front où se battent ensemble dans la même tranchée des européens, caucasiens, ouzbeks, tatars, tchétchènes, asiatiques, des orthodoxes, musulmans, païens, athées, des communistes, nationaux-bolcheviques, impériaux, cosaques, anarchistes etc. »

Il est du propre de l’eurasisme de considérer que l’idéologie est un moteur idéaliste personnel et que la question concrète est celle d’un « front » anti-libéral. C’est valable au niveau des États : en 2014 a été fondée l’Union économique eurasiatique avec la Biélorussie, le Kazakhstan et la Russie, rejoints par l’Arménie ; les idéologies des États biélorusse, russe et kazakh sont directement « eurasiennes » d’ailleurs.

Ces États se veulent les bastions d’un conservatisme impénétrable à « l’occidentalisme », avec un idéalisme conservateur. Et cet anti « occidentalisme » serait populaire et donc révolutionnaire.

Il n’est pas difficile ici de voir justement qu’en Europe il existe de nombreuses structures « conservatrices » mais « révoltées » qui convergent directement avec l’eurasisme (comme en France La France Insoumise, le PRCF, l’hebdomadaire Marianne, Égalité & Réconciliation), ou bien convergent avec malgré des réticences concernant l’Islam (le Vlaams Belang en Belgique, Marine Le Pen en France).

La question de l’alliance avec les républiques séparatistes en Ukraine a cependant amené le premier grand défi.

Alexandre Douguine et la partition de l’Ukraine

Dans une interview de 2014 à une revue conservatrice autrichienne, Alexandre Douguine expliqua que l’Ukraine était condamnée, en raison de l’appel de l’eurasisme pour sa « meilleure » partie.

C’est là très exactement l’idéologie de l’expansionnisme russe aux dépens de l’Ukraine.

Il dit :

« Professeur Douguine, le 1er janvier 2015, l’Union Économique Eurasienne deviendra une réalité. Quel potentiel détient cette nouvelle organisation internationale ?

L’histoire nous enseigne que toute forme d’intégration économique précède une unification politique et surtout géopolitique. C’est là la thèse principale du théoricien de l’économie allemand, Friedrich List, initiateur du Zollverein (de l’Union douanière) allemand dans la première moitié du XIXe siècle.

Le dépassement du « petit-étatisme » allemand et la création d’un espace économique unitaire, qui, plus tard, en vient à s’unifier, est toujours, aujourd’hui, un modèle efficace que cherchent à suivre bon nombre de pays.

La création de l’Union Économique Eurasienne entraînera à son tour un processus de convergence politique. Si nous posons nos regards sur l’exemple allemand, nous pouvons dire que l’unification du pays a été un succès complet : l’Empire allemand s’est développé très rapidement et est devenu la principale puissance économique européenne.

Si nous portons nos regards sur l’Union Économique Eurasienne, on peut s’attendre à un développement analogue. L’espace économique eurasien s’harmonisera et déploiera toute sa force. Les potentialités sont gigantesques.

Toutefois, après le putsch de Kiev, l’Ukraine n’y adhérera pas. Que signifie cette non-adhésion pour l’Union Économique Eurasienne ? Sera-t-elle dès lors incomplète ?

Sans l’Est et le Sud de l’Ukraine, cette union économique sera effectivement incomplète. Je suis d’accord avec vous.

Pourquoi l’Est et le Sud ?

Pour la constitution d’une Union Économique Eurasienne, les parties économiquement les plus importantes de l’Ukraine se situent effectivement dans l’Est et le Sud du pays.

Il y a toutefois un fait dont il faut tenir compte : l’Ukraine, en tant qu’État, a cessé d’exister dans ses frontières anciennes.

Que voulez-vous dire ?

Nous avons aujourd’hui deux entités sur le territoire de l’Ukraine, dont les frontières passent exactement entre les grandes sphères d’influence géopolitique. L’Est et le Sud s’orientent vers la Russie, l’Ouest s’oriente nettement vers l’Europe.

Ainsi, les choses sont dans l’ordre et personne ne conteste ces faits géopolitiques. Je pars personnellement du principe que nous n’attendrons pas longtemps, avant de voir ce Sud et cet Est ukrainiens, la “nouvelle Russie”, faire définitivement sécession et s’intégrer dans l’espace économique eurasien.

L’Ouest, lui, se tournera vers l’Union Européenne et s’intégrera au système de Bruxelles. L’État ukrainien, avec ses contradictions internes, cessera pratiquement d’exister. Dès ce moment, la situation politique s’apaisera. »

Alexandre Douguine prônait ainsi que les séparatistes pro-russes en Ukraine établissent une « Nouvelle Russie » dans tout l’Est du pays. Ce fut même le plan initial du séparatisme pro-russe.

Toutefois, les défaites militaires amenant une perte de territoire et de ce fait l’incapacité à conquérir la partie orientale de l’Ukraine amena un « gel » en 2015 du projet, alors qu’en novembre 2014 est limogé le gouverneur de la « République populaire » de Donetzk, Pavel Goubarev.

Alexandre Douguine fut parallèlement mis de côté en Russie, considéré comme allant trop loin dans la logique du conflit avec l’occident, nuisant ainsi à une partie des oligarques profitant largement du capitalisme occidental.

Alexandre Douguine au club d’Izborsk

Dans un article du 9 avril 2021 pour le club d’Izborsk, intitulé « La géopolitique de la Nouvelle-Russie sept ans après », Alexandre Douguine formule le point de suivant au sujet de la crise du Donbass :

« En 2014, c’est-à-dire il y a 7 ans, la Russie a fait une énorme erreur de calcul. Poutine n’a pas utilisé la chance unique qui s’est présentée après [la révolte pro-occidentale de la place] Maidan, la prise de pouvoir de la junte à Kiev et la fuite de Ianoukovitch en Russie. Cohérent dans sa géopolitique, le Président n’a pas été fidèle à lui-même cette fois-ci. Je le dis sans aucune réjouissance, mais plutôt avec une profonde douleur et une rage sincère.

Cette occasion manquée a été appelée « Novorossiya » [Nouvelle-Russie, un nouvel « État » dans l’Est de l’Ukraine], « printemps russe », « monde russe ». Sa signification était la suivante :

– Ne pas reconnaître la junte de Kiev, qui avait pris le pouvoir lors d’un coup d’État violent et illégal, – demander à [Viktor] Ianoukovytch [alors président ukrainien et destitué lors de l’Euromaïdan] de se lever pour restaurer l’ordre constitutionnel, – soutien au soulèvement dans l’est de l’Ukraine,

– introduction de troupes à la demande du président légitime (modèle Assad),

– établir le contrôle sur la moitié du territoire ukrainien,

– mouvement sur Kiev (…).

Le rejet d’un tel développement était motivé par un « plan astucieux ». Sept ans plus tard, il est clair qu’il n’y avait, hélas, aucun « plan astucieux ». Ceux qui l’ont préconisé étaient des scélérats et des lâches (…). C’est alors, et précisément pour ma position sur la Novorossiya, que le Kremlin m’a envoyé en disgrâce. Qui dure jusqu’à aujourd’hui (…).

Le projet Novorossiya a été esquissé par Poutine lui-même, mais il a immédiatement été abandonné (…). La Syrie a été une manœuvre géopolitique réussie et correcte, mais elle n’a en rien supprimé ou sauvé l’impasse ukrainienne. Une victoire tactique a été obtenue en Syrie. C’est bien.

Mais pas aussi important qu’une transition vers un effort eurasien complet pour restaurer une puissance continentale. Et cela ne s’est pas produit. La Nouvelle-Russie était la clé (…).

Aujourd’hui, après l’arrivée brutale de Biden à la Maison Blanche, les choses sont revenues là où elles s’étaient arrêtées en 2014 (…).

Seule l’armée ukrainienne a pu, en 7 ans, se préparer, se rapprocher de l’adhésion à l’OTAN et élever une génération entière de russophobes radicaux. Pendant tout ce temps, le Donbass a été dans un état de flottement. Oui, il y a eu de l’aide ; sans elle, il n’aurait tout simplement pas survécu. Mais pas plus que ça (…).

Au cours des 20 dernières années, la Russie a tenté de trouver un équilibre entre deux vecteurs :

– continental-patriotique et

– modéré-occidental.

Il y a 20 ans déjà, lorsque Poutine est arrivé au pouvoir, j’ai écrit que cet exercice d’équilibre serait extrêmement difficile et qu’il valait mieux choisir l’Eurasie et la multipolarité. Poutine a rejeté – ou plutôt reporté indéfiniment – le continentalisme ou s’en rapproche au rythme d’un petite cuillère par heure.

Ma seule erreur a été de suggérer qu’une telle tiédeur ne pouvait pas durer longtemps. C’est possible et c’est toujours le cas. Mais tout a toujours une fin. Je ne suis pas sûr à 100% que c’est exactement ce qui se passe actuellement, mais il y a une certaine – et très significative – possibilité (…).

Je dis simplement que si Kiev lance une offensive dans le Donbass, nous n’aurons pas la possibilité d’éviter l’inévitable.

Et si la guerre ne peut être évitée, elle ne peut être que gagnée.

Ensuite, nous reviendrons sur ce qui a été décrit en détail dans le livre « Ukraine. Ma guerre » – c’est-à-dire à la Novorossiya, le printemps russe, la libération finale de la sixième colonne [=« c’est-à-dire les libéraux au pouvoir, les oligarques et une partie importante, sinon la majorité, de l’élite russe qui, bien que formellement loyale au cours patriotique du président Poutine, est organiquement liée à l’Occident], la renaissance spirituelle complète et finale de la Russie. C’est un chemin très difficile. Mais nous n’avons probablement pas d’autre issue. »

Pas d’espace pour l’Ukraine

La ligne dure appliquée par la Russie au début avril 2021 indique un retour à la ligne d’Alexandre Douguine. On est dans une perspective annexionniste agressive, plus dans une temporisation comme choisie en 2014. C’est bien évidemment la crise générale qui est la source du renforcement de la fraction la plus agressive de l’expansionnisme russe.

Et dans une telle approche eurasiste, l’Ukraine n’a pas le droit à l’existence, pour deux raisons.

La première tient à ce que dans une perspective purement « eurasiste », l’Ukraine est une petite Russie, une annexe, qui ne peut exister face au « libéralisme » que comme communauté inféodée à l’État-continent. L’expansionnisme russe peut en fait légitimer n’importe quelle subversion en prétendant que les forces « saines » prennent le dessus et qu’il s’agit de les soutenir – en attendant la suite.

La seconde, c’est que la nature nationale ukrainienne n’est finalement qu’une sorte d’accident, de malentendu, la Russie étant le véritable noyau civilisationnel authentique.

La Russie-continent s’imagine ainsi avoir une vocation expansionniste naturelle, allant de l’Atlantique à l’Oural. Et l’Ukraine est sur sa route.

L’origine du conflit Russie-Ukraine : la compétition entre l’expansionnisme russe et la superpuissance américaine

Pour comprendre le conflit russo-ukrainien, il faut cerner ses deux aspects principaux. Il y a tout d’abord la tendance à la guerre, avec des interventionnismes américain et russe très marqués. Il y a ensuite les rapports historiques entre la Russie et l’Ukraine.

La question du rôle du challenger

Dans les années 1960-1970, Mao Zedong a considéré que l’URSS social-impérialiste était la principale menace pour la paix du monde. La raison en est que l’URSS était le challenger. La superpuissance américaine ayant l’hégémonie, elle cherche surtout à maintenir ses positions, alors que le challenger doit venir chercher le numéro un sur son terrain.

Cela ne veut nullement dire que la superpuissance américaine ne poussait pas à la guerre. Néanmoins, la superpuissance soviétique était l’aspect principal de la contradiction entre superpuissances. On voit d’ailleurs que le pacte de Varsovie avait en 1982 pratiquement deux fois plus de tanks que l’OTAN, que l’URSS avait bien plus de têtes nucléaires que les États-Unis, etc.

Le piège de Thucidyde

L’universitaire américain Graham Allison, qui a été notamment conseiller de plusieurs secrétaires d’États (sous Reagan, Clinton et Obama) et est une figure des thinks tanks impérialistes américains, a publié en 2017 un ouvrage intitulé « Destinés à la guerre : l’Amérique et la Chine peuvent-elles échapper au piège de Thucydide ? ».

Il se fonde sur l’ouvrage La Guerre du Péloponnèse de l’Athénien Thucydide, où on lit que « Ce qui rend la guerre inévitable était la croissance du pouvoir athénien et la peur qui en résultait à Sparte. » Plus qu’une analyse géopolitique, cela reflète surtout la ligne stratégique américaine.

Car il ne faut pas confondre l’engrenage menant à la guerre et le caractère inéluctable de la guerre dans un cadre capitaliste, en raison de la nécessité du repartage du monde.

Le caractère inéluctable de la guerre

Staline, évaluant la situation, précise bien en 1952 dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS :

« Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.

Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.

Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »

On doit bien distinguer l’engrenage, qui peut porter sur tel ou tel point et est toujours relatif, de la tendance à la guerre qui est-elle absolue.

Le conflit russo-ukrainien : la compétition impériale

Il n’existe pas de conflit entre les peuples russe et ukrainien, qui historiquement sont fondamentalement liés. L’amitié entre les peuples a cependant été pris en étau par l’expansionnisme russe et par la superpuissance américaine.

La Russie, dans un esprit chauvin où elle est de caractère « grand-russe », par opposition aux « petits-russes », a exigé la satellisation de la Biélorussie et de l’Ukraine. Les forces capitalistes bureaucratiques ont été soutenus, avec une oligarchie contrôlant des pays corrompus où l’opposition est écrasée.

La superpuissance américaine avait-elle préparé le terrain pour mener une révolution idéologique et culturelle et donner naissance à sa propre couche capitaliste bureaucratique.

Cet affrontement va provoquer la partition de l’Ukraine en 2014.

Le conflit russo-ukrainien : le rôle américain

En fait, à partir des années 1980, la superpuissance américaine a, depuis ses universités et surtout Harvard, proposé une relecture de l’histoire russo-ukrainienne des années 1920-1930.

L’URSS aurait voulu briser l’Ukraine, et ce dès le départ. Elle aurait sciemment laissé des gens mourir de faim en Ukraine, afin de l’écraser nationalement.

Il y aurait une extermination par la faim (« Holodomor » en ukrainien), coûtant la vie à entre entre 2,6 et 5 millions de personnes. Cette théorie a été reprise officiellement par l’État ukrainien après l’effondrement de l’URSS, avec une négation systématique de tout ce qui avait un rapport culturel ou historique avec le passé soviétique.

Quant à l’historien américain James Mace, à la tête de la commission américaine sur la « famine en Ukraine » dans les années 1980, et le théoricien du prétendu « holodomor » servant à détruire l’Ukraine en tant que nation, il a été enterré en Ukraine, dans un cimetière dédié désormais aux « patriotes ».

Et la rue de l’ambassade américaine à Kiev, auparavant rue de la Collectivisation puis Yuri Kotsyubinsky (du nom d’un renégat fusillé en 1937), a pris son nom en 2016.

La théorie de l’holodomor

L’idéologie de l’État ukrainien à partir du début des années 1990 est ainsi un pur produit américain. La nation ukrainienne aurait manqué d’être exterminé par l’URSS. L’historien américain James Mace résume cela ainsi en 1982 à Tel Aviv :

« Pour centraliser le plein pouvoir entre les mains de Staline, il était nécessaire de détruire la paysannerie ukrainienne, l’intelligentsia ukrainienne, la langue ukrainienne, l’ukrainien, l’histoire telle que comprise par les Ukrainiens, pour détruire l’Ukraine en tant que telle… Le calcul est très simple et primitif : s’il n’y a pas de peuple, alors il n’y a pas de pays séparé, et par conséquent, il n’y a pas de problèmes. »

On lit, dans cette optique nationale fantasmagorique, dans le document officiel de l’État ukrainien « Holodomor Le génocide en Ukraine 1932-1933, que :

« LES FERMIERS UKRAINIENS n’ont pas été privés de nourriture dans le but de les obliger à rejoindre les fermes collectives ; le processus de la collectivisation bolchevique des terres était pratiquement achevé en été 1932.

Le génocide par la famine a été volontairement dirigé dès l’origine contre la paysannerie ukrainienne en tant que noyau central de la nation ukrainienne qui aspirait à un État indépendant.

Elle était gardienne des traditions séculaires d’une agriculture libre et détentrice de valeurs nationales ; l’un et l’autre contredisaient l’idéologie communiste et suscitaient l’hostilité débridée des dirigeants bolcheviks. »

L’inanité de la théorie de l’holodomor

Les tenants de cette fantasmagorie sont pourtant en même temps obligés de reconnaître que la systématisation de la langue ukrainienne date précisément des années 1920-1930, que l’ukrainisation généralisée a caractérisé la politique soviétique.

Il n’y avait auparavant pas de presse ukrainienne, pas de maisons d’édition, le tsarisme écrasait l’Ukraine. Avec l’URSS, l’Ukraine s’affirme ouvertement sur le plan culturel et national. Il est donc absurde de constater cette affirmation et d’en même temps prétendre que l’URSS aurait voulu « anéantir » l’Ukraine. Il s’agit très clairement d’une interprétation façonnée par la superpuissance américaine afin de faire converger les multiples courants nationalistes ukrainiens.

Le rapport historique entre l’Ukraine et la Russie

Le rôle de la Russie n’est pas moins pervers que celui de la superpuissance américaine. En effet, la Russie abuse des liens culturels et historiques.

Car l’Ukraine est « russe » autant que la Biélorussie et la Russie. La première structure étatique est d’ailleurs la Rus’ de Kiev, qui a existé du 9e au 13e siècle. Elle s’est effondrée sous les coups des Mongols. Il y a alors, pour simplifier, trois forces dans la région :

– un bloc polonais-lituanien-biélorusse-ukrainien, qui existe jusqu’en 1795 comme grand-duché de Lituanie puis République des Deux Nations ;

– une Ukraine cherchant à se libérer de la domination du premier bloc, tout en étant la cible régulière des Tatars passant par la Crimée ;

– un bloc russe avec la grande-principauté de Moscou qui parvient à supprimer le joug mongol pour former un tsarat qui ne va pas cesser de s’agrandir, notamment aux dépens du khanat de Sibérie.

La Pologne, qui aujourd’hui se présente comme un martyr de l’Histoire, a ainsi en fait été une grande puissance visant à l’hégémonie régional, allant jusqu’à occuper Moscou au début du 17e siècle.

Les Ukrainiens devaient quant à eux choisir un camp. Le chef des cosaques, Bogdan Khmelnitski, fit alors le choix de la Russie, après s’être rebellé contre la noblesse polonaise.

Le traité de Pereïaslav de 1654 marque alors littéralement la fusion de l’histoire russe et ukrainienne, comme peuples « russes » parallèles.

Le conflit russo-ukrainien : le rôle russe

L’expansionnisme russe abuse cette histoire « russe » parallèle de manière complète, avec une démagogie sans limites. Elle le fait dans une optique grand-russe, où l’Ukraine ne serait jamais qu’une petite-Russie ne pouvant exister sans sa réelle base historique. Elle diffuse un ardent nationalisme en Russie.

Et aux gens en Ukraine qui sont attachés à la Russie, car il s’agit de deux peuples frères, elle dit que ne pas obéir à la Russie serait perdre tout caractère russe, comme si seule la Russie portait historiquement la Rus’ de Kiev.

Cela marque surtout les gens tout à l’est de l’Ukraine, du Donbass, le bassin houiller du Donets, mais même la partie est du pays en général, particulièrement lié à la Russie et parlant couramment le russe dans leur vie quotidienne, voire le pratiquant comme principale langue.

Il y a bien entendu une part de vérité, car les forces au service de la superpuissance américaine veulent inventer une Ukraine qui n’aurait aucun rapport historique avec la Russie. Et c’est d’autant plus vrai que les forces nationalistes ukrainiennes sont ultra agressives.

Le conflit russo-ukrainien : le nationalisme ukrainien

Le nationalisme ukrainien a une forme très particulière. Sa base historique vient en effet de l’extrême-ouest du pays, ce qui lui confère des traits déformés au possible.

Lorsque le tsarisme s’effondra, les forces bourgeoises ukrainiennes fondirent une « République populaire ukrainienne », qui ne dura que jusqu’en 1920 avec la victoire de l’armée rouge.

La Galicie orientale resta cependant aux mains de la Pologne. Cette région et l’Autriche deviennent alors le bastion des nationalistes ukrainiens, qui fondent en 1929 l’Organisation des nationalistes ukrainiens, avec comme dirigeant Stepan Bandera.

Anti-polonaise, antisémite, antisoviétique, pratiquant dans les années 1930 régulièrement le meurtre jusque des opposants, l’organisation convergea ensuite avec l’Allemagne nazie et forma une légion ukrainienne, puis une Armée insurrectionnelle ukrainienne massacrant notamment 100 000 Polonais dans une perspective de purification ethnique.

Cette « armée » finit par se retrouver à combattre très brièvement l’Allemagne nazie en cherchant un appui américain, avant d’être écrasée par l’avancée de l’armée rouge, alors que Stepan Bandera est exécuté par le KGB en Allemagne de l’Ouest en 1959.

La Galicie orientale devint alors soviétique, mais reste marqué par cette aventure « banderiste », surtout que la mouvance banderiste des pays occidentaux s’est précipité dans le pays après l’effondrement de l’URSS.

La valorisation de Stepan Bandera et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne relève désormais de l’idéologie officielle et est portée par de multiples organisations nationalistes extrêmement actives et militarisées.

L’Euromaïdan et les nationalistes ukrainiens

Les organisations nationalistes ukrainiennes ont été très médiatisées au moment des rassemblements appelés « Euromaïdan », de par leur activisme violent et leur iconographie ouvertement nazie.

Ces organisations, comme Secteur droit ou Svoboda, se veulent les successeurs de Stepan Bandera, leur bastion est la partie extrême-occidentale du pays, la Galicie qui n’a rejoint le reste de l’Ukraine qu’en 1945.

Elles ont joué le rôle des troupes de choc lors de l’Euromaïdan, c’est-à-dire les rassemblements sur la place Maïdan (c’est-à-dire de l’indépendance) à Kiev, fin 2013 – début 2014. Jusqu’à 500 000 personnes ont protesté contre le régime, corrompu et à bout de souffle.

Ce fut alors la « révolution », c’est-à-dire la mise de côté de l’oligarchie pro-russe et son remplacement par une autre oligarchie, cette fois pro-américaine ou pro-européenne.

La dénomination du mouvement vient de Radio Free Europe, la radio américaine, alors que les États-Unis ont déversé des milliards par l’intermédiaire d’associations et d’ONG. Depuis 2014, le régime en place est ainsi pro-occidental, violemment anti-russe, farouchement anti communiste, réécrivant l’histoire ukrainienne.

Le séparatisme au Donbass et la question de la Crimée

Initialement, il y a eu des révoltes contre la ligne triomphant à l’Euromaïdan. Ces révoltes, manipulées par la Russie, ont immédiatement abouti à des mouvements séparatistes, usurpant l’antifascisme et les références soviétiques. Cela a donné deux pseudos-républiques populaires, celle de Donetsk et celle de Louhansk.

Dans les deux cas il s’agit de régimes satellites de la Russie, de forme anti-démocratique, patriarcale-clanique, avec les exécutions sommaires et la torture, tout comme d’ailleurs chez les unités anti-séparatistes néo-nazies quelques kilomètres plus loin.

L’idée était initialement d’unifier ces deux « républiques populaires » avec l’Est de l’Ukraine, pour former une « Nouvelle-Russie ». D’ailleurs, initialement les séparatistes avaient davantage de territoires ; à la suite de l’intervention ukrainienne, ils en perdu les deux-tiers.

La Russie a également profité de la situation pour annexer la Crimée. Cette région avait été littéralement offerte à l’Ukraine par le révisionniste Nikita Khrouchtchev, alors qu’historiquement la région est russe. Le prétexte était le 300e anniversaire du traité de Pereïaslav signé par Bogdan Khmelnitski avec la Moscovie, liant l’Ukraine à la Russie.

L’écrasante majorité des gens de Crimée a accepté le coup de force et l’annexion russe. Il n’en reste pas moins que c’est une invasion et une annexion contraire au principe du droit international, avec qui plus est des troupes russes sans uniformes afin de masquer les faits.

La Crimée ou la Nouvelle-Russie ?

L’expansionnisme russe fait face à un dilemme qui caractérise toute son attitude militaire et politique. D’un côté, la Crimée est alimentée en eau potable par un canal partant d’Ukraine et désormais fermé. Il lui faut impérativement débloquer cette situation.

Cependant, cela impliquerait, du point de vue expansionniste, d’effectuer un débarquement massif et de s’approprier une bande de terre au bord de la mer Noire, ce qui est délicat à défendre. Il faudrait en fait même étendre cette bande jusqu’aux pseudos « républiques populaires » et cela veut dire que le débarquement doit s’accompagner d’une pénétration massive par les troupes pour maintenir la conquête.

De l’autre, la Russie a l’espoir de disposer de l’accord passif d’une partie de la population à l’Est du pays en cas de passage à une hégémonie russe. Cela veut toutefois dire qu’il faudrait une pénétration militaire massive et, de ce fait, cela ne résoudrait pas la question de l’eau potable pour la Crimée.

Une troisième option serait une double combinaison débarquement – pénétration massive, mais ce serait là littéralement mener une guerre ouverte à l’Ukraine, alors que les deux autres options peuvent se maintenir comme opérations « localisées ».

L’expansionnisme russe se heurte à l’hégémonie de l’OTAN

Dans tous les cas, l’expansionnisme russe à l’Est se heurte à l’hégémonie de l’OTAN, qui s’est installé en Europe centrale et dans pratiquement tous les pays de l’Est européen. Les velléités impérialistes des uns et des autres ne peuvent qu’entrer en contradiction antagonique.

La tendance à l’affrontement impérialiste est inéluctable de par la prise d’initiative des uns et des autres, alors que le conflit sino-américain se dessine en toile de fond comme base pour la troisième guerre mondiale. La question russo-ukrainienne doit être réglée en un sens ou un autre, telle est la logique des deux blocs : les Américains pour passer à la Chine, la Russie pour assumer son expansionnisme.

La prise d’initiative des peuples du monde face à la guerre va être essentielle et cela dans un contexte de seconde crise générale du capitalisme qui va exiger un haut niveau d’engagement de leur part. L’époque va être particulièrement tourmentée et nécessitera une implication communiste à la hauteur.

La vie dans la métropole impérialiste mise à nue par la pandémie

[Crise numéro 9, février 2021]

La pandémie a mis à nu la base de la vie dans la métropole impérialiste, avec le fait que sans la consommation, les gens sont perdus car livrés à eux-mêmes. Incapables de s’orienter par eux-même pour la plupart, ils sombrent dans la dépression, au point que la France connaît en janvier 2021 une rupture de stocks d’anxiolytiques.

C’est bien en cela que la crise générale du capitalisme s’exprime ici. D’un côté, l’expansion du capitalisme dérègle le rapport de l’humanité à la nature, produisant une pandémie. De l’autre, la pandémie agit sur sa source en apportant une perturbation terrible.

Comment le capitalisme s’est insidieusement installé

Le capitalisme s’installe sans que les gens ne possèdent de recul suffisant pour comprendre le sens de cette installation ; prisonniers de la consommation capitaliste, ils participent à l’enracinement d’un mode de production à tous les niveaux de la vie, sans s’en apercevoir.

Un excellent exemple est l’extension du réseau routier en France accompagnant l’expansion de la consommation d’automobiles. Le nombre de morts et de blessés a connu une croissance vertigineuse associée au développement du capitalisme en ce domaine, sans que cela soit dénoncé ou remarqué. Il était en même temps parlé du nombre de morts du contingent en Algérie française, mais celui-ci était pourtant inférieur.

AnnéeNombre d’accidentsNombre de blessésNombre de tués
194925 24722 0002 878
1955140 232147 5518 058
1967215 470302 24512 696
1972259 954386 87418 034

Cette installation du capitalisme a d’autant plus été accepté que l’accès à l’automobile a été un progrès matériel sur le plan pratique, que les automobiles se sont améliorés, ainsi que la sécurité routière. Cela a été un long processus, s’étalant sur plusieurs décennies. Cependant, cela a largement suffi pour qu’il n’y ait aucune remise en cause par les masses tant du réseau routier que de son extension, tant des automobiles que des accidents.

AnnéeNombre d’accidentsNombre de blessésNombre de tués
1979242 975335 90412 197
1984199 454282 48511 525
2000121 223162 1177 643
201956 01970 4903 244

Le modèle américain

Ce qui est vrai pour l’installation du parc automobile et du réseau routier est vrai pour l’ensemble des marchandises. Les différents marchés capitalistes se sont non seulement développés, mais ils se sont en plus répondus les uns aux autres. Cela est vrai à l’intérieur des pays, mais également entre les pays, et encore davantage avec l’instauration de la Communauté européenne et l’intégration de la Chine devenue social-fasciste dans le marché capitaliste international.

Le problème de fond, très facile à comprendre et immédiatement remarquée par l’Internationale Communiste dès sa fondation à la suite de la révolution russe, c’est que les États-Unis d’Amérique n’ont initialement pas été touchés par la première crise générale du capitalisme. En profitant de la modernisation productive (le « fordisme »), ils ont pu s’imposer comme la principale force impérialiste et ont contribué à relancer le capitalisme alors tellement à sec qu’il se précipitait dans la guerre mondiale.

Le mode de vie américain s’est généralisé, avec une consommation présente à tous les niveaux de l’existence, avec tout choix trouvant la possibilité de se réaliser par la consommation. Exister, c’est consommer de telle ou telle manière, un nombre incroyable de marchés se proposant pour satisfaire des goûts d’autant plus multiples que la différence, la différenciation, l’isolement individualiste sont promus par le capitalisme.

Cela représente un saut qualitatif pour le capitalisme, car davantage de marchés capitalistes dans une société, c’est autant d’échos en plus dans le circulation des capitaux et des marchandises. On a alors un cercle en apparence vertueux pour le capitalisme, qui semble toujours s’en sortir, avec une capacité perpétuelle de se récupérer et de récupérer les oppositions.

Avec davantage de capitaux, il y a la capacité d’utiliser de plus en plus d’initiatives venant d’en bas, de récupérer pour le capitalisme toutes les idées, toutes les actions. La capacité du capitalisme à intégrer en son sein même des formes rebelles comme le hip hop, le punk, le grunge… est bien connue.

Le 24 heures sur 24 du capitalisme

C’est ainsi que s’est formé le 24 heures sur 24 du capitalisme, à partir des années 1960, pour se généraliser toujours davantage jusqu’au début du 21e siècle, avec de nombreux secteurs des masses des pays impérialistes se faisant corrompre.

La Fraction Armée Rouge constate en 1972 que :

« La définition du sujet révolutionnaire à partir de l’analyse du système, avec la reconnaissance que les peuples du tiers-monde sont l’avant-garde, et avec l’utilisation du concept de Lénine d’« aristocratie ouvrière » pour les masses dans les métropoles, n’est pas périmée et terminée.

Au contraire, elle ne fait même que commencer. La situation d’exploitation des masses dans les métropoles n’est plus couvert par seulement le concept de Marx de travailleur salarié, dont on tire la plus-value dans la production.

Le fait est que l’exploitation dans le domaine de la production a pris une forme jamais atteinte de charge physique, un degré jamais atteint de charge psychique, avec l’éparpillement plus avancé du travail s’est produite et développée une terrifiante augmentation de l’intensité du travail. L

e fait est qu’à partir de cela, la mise en place des huit heures de travail quotidiennes – le présupposé pour l’augmentation de l’intensité du travail – le système s’est rendu maître de l’ensemble du temps libre des gens.

À leur exploitation physique dans l’entreprise s’est ajoutée l’exploitation de leurs sentiments et de leurs pensées, de leurs souhaits et de leurs utopies – au despotisme des capitalistes dans l’entreprise s’est ajouté le despotisme des capitalistes dans tous les domaines de la vie, par la consommation de masse et les médias de masse.

Avec la mise en place de la journée de huit heures, les 24 heures journalières de la domination du système sur les travailleurs a commencé sa marche victorieuse – avec l’établissement d’une capacité d’achats de masse et la « pointe des revenus », le système a commencé sa marche victorieuse sur les plans, les besoins, les alternatives, la fantaisie, la spontanéité, bref : de tout l’être humain !

Le système a réussi à faire en sorte que dans les métropoles, les masses sont tellement plongées dans leur propre saleté, qu’elles semblent avoir dans une large mesure perdu le sentiment de leur situation comme exploitées et opprimées.

Cela, de telle manière qu’elles prennent en compte, acceptant cela tacitement, tout crime du système, pour la voiture, quelques fringues, une assurance-vie et un crédit immobilier, qu’elles ne peuvent pratiquement rien se représenter et souhaiter d’autre qu’une voiture, un voyage de vacances, une baignoire carrelée.

Il se conclut de cela cependant que le sujet révolutionnaire est quiconque se libère de ces encadrements et qui refuse de participer aux crimes du système. Que quiconque trouve son identité dans la lutte de libération des peuples du tiers-monde, quiconque refuse de participer, quiconque ne participe plus, est un sujet révolutionnaire – un camarade.

De là il s’avère que nous devons analyser la journée de 24 heures du système impérialiste.

Qu’il nous fait présenter pour chaque domaine de la vie et du travail comment la ponction de la plus-value se déroule, comment il y a un rapport avec l’exploitation dans l’entreprise, car c’est précisément la question.

Avec comme postulat : le sujet révolutionnaire de l’impérialisme dans les métropoles est l’être humain dont la journée de 24 heures est sous le diktat, sous le patronage du système.

Nous ne voulons pas élargir le cadre où doit être réalisée l’analyse de classe – nous ne prétendons pas que le postulat soit déjà l’analyse.

Le fait est que ni Marx ni Lénine ni Rosa Luxembourg ni Mao n’ont eu à faire au lecteur du [journal populiste à gros tirage] Bild, au téléspectateur, au conducteur de voiture, à l’écolier psychologiquement formaté, à la réforme universitaire, à la publicité, à la radio, à la vente par correspondance, aux plans d’épargne logement, à la « qualité de la vie », etc.

Le fait est que le système se reproduit dans les métropoles par son offensive continue sur la psyché des gens, et justement pas de manière ouvertement fasciste, mais par le marché.

Considérer pour cela que des couches entières de la population sont mortes pour la lutte anti-impérialiste, parce qu’on ne peut pas les caser dans l’analyse du capitalisme de Marx, est pour autant délirant, sectaire comme non-marxiste.

Ce n’est que si l’on arrive à amener la journée de 24 heures au concept impérialiste / anti-impérialiste que l’on peut parvenir à formuler et à présenter les problèmes concrets des gens, de telle manière qu’ils nous comprennent. »

L’ennui, la laideur, l’anxiété, l’angoisse
dans un espace urbain aliénant

Le 24 heures sur 24 du capitalisme ne permet aucun temps mort et pourtant la capacité à consommer est limitée, sans compter que les bonheurs relèvent du consommables : ils sont éphémères, il faut les renouveler constamment et ainsi avoir les moyens de les renouveler. Or, l’acquisition d’argent pour la consommation implique de participer à la production, qui est bien plus épuisante psychiquement et physiquement qu’auparavant. Le travail épuise les nerfs, la consommation est superficielle sur le plan humain, il s’ensuit une déprime exprimant une certaine conscience de vivre dans une course folle.

C’est que cela se déroule dans un environnement façonné par le capitalisme.

Les villes et les campagnes sont, au début du 21e siècle, entièrement façonnés par le capitalisme.

S’il existe des décisions au niveau des États, des régions, des communes, s’il y a bien un rôle pour les architectes, s’il y a bien une réflexion de la part des urbanistes, s’il existe même des paysagistes, c’est en dernier ressort le mode de production capitaliste qui décide de la tendance générale.

L’habitat répond, dans sa substance même, entièrement aux exigences, à la terreur de la consommation du capitalisme. Un habitat est avant tout un lieu où vit un consommateur et il doit être en mesure de consommer sur cette base. Et cet habitat est défini par lui-même par sa capacité à consommer.

Les bourgeois des centre-villes peuvent se permettre de vivre là, car ils consomment et que leur propre habitat relève de la consommation. Inversement, le prolétariat se fait placer en périphérie, puisque de toutes façons sa consommation est elle-même périphérique.

L’habitat répond cependant également entièrement aux exigences de production du capitalisme. Il faut que le personnel nécessaire à la production soit à disposition. Là encore, il y a une différence entre la Défense comme pôle de décision et les usines de Picardie, entre les périphéries lieux de production et de diffusion des marchandises et des centres focalisés sur la distribution des marchandises.

L’espace urbain maximalise les potentialités de la production et de la consommation et chaque personne doit suivre, se plier, s’adapter, quitte à être broyé. Une fuite n’est pas possible de par les exigences d’un capitalisme qui tourne et qui ne laissent personne à l’écart.

Les villes deviennent ainsi toujours plus laides, les campagnes se vident, tout se dégrade, alors que l’angoisse apparaît inéluctablement comme émotion pour quiconque cherche à se projeter dans un tel environnement.

Cette anxiété produit, tant dans les villes que les campagnes, la fuite dans les jeux d’argent, les drogues, le sado-masochisme, l’idéologie LGBT, l’émigration. Or, tout cela est également une fuite de type capitaliste : c’est simplement un changement de marché, un changement de terrain de la production et de la consommation. Et cela ne modifie pas la laideur générale que produit le capitalisme développé, où une ville comme Dubaï a plus de statut que Prague.

Et encore est-ce là raisonner en termes locaux. Si l’on se déplace dans le pays, on voit à quel point tout se dégrade sans commune mesure, avec un étalement urbain progressant en France de 165 hectares par jour (et bien moins en Belgique pour des raisons géographiques et historiques).

La laideur des réalisations capitalistes entièrement décidées par les intérêts du capital et le mauvais goût de couches dominantes décadents défigure absolument tout le pays, empêchant de trouver sa place et produisant une quête romantique anticapitaliste nihiliste, par absence de compréhension de la lutte des classes et du matérialisme dialectique.

Le piège de la petite propriété

Les villes et les campagnes subissent ainsi de plein fouet la contradiction entre la production et la consommation existante dans le capitalisme. Les intérêts de la production ne sont pas nécessairement ceux de la consommation et inversement.

On arrive alors à une géographie en générale façonnée par les échanges et des zones de vie où les gens sont soit isolés les uns des autres, soit les uns sur les autres. La pandémie se développe en raison de cette accumulation de gens dans le béton, ou bien en raison des échanges à travers un pays entièrement structuré par les échanges capitalistes.

De plus, tout se déroule dans le chaos du marché, même s’il y a des interventions des institutions, qui sont de toutes façons par la rapidité de l’évolution du marché.

Et, surtout, le capitalisme transporte des valeurs amenant à une valorisation, une généralisation de la petite propriété. Pratiquement 60 % des Français sont propriétaires de leurs logements, 72 % en Belgique.

Cela fait que si une minorité peut accuser les propriétaires de leur logement de leur situation insupportable de locataires, la majorité ne peut s’en prendre qu’à elle-même. C’est toutefois au-delà de ses forces, tellement elle est prisonnière de la course capitaliste.

La pandémie met à nu le quotidien
dans la métropole impérialiste

Le 24 heures sur 24 du capitalisme a été fortement perturbé par la pandémie et les gens se sont retrouvés désemparés. Ils ont montré qu’ils n’étaient pas capables d’autonomie, qu’ils attendaient passivement ce que le capitalisme est capable de leur proposer en termes culturels.

Il y aurait pu y avoir un grand retour à la lecture de classiques de la littérature, un vaste passage à des activités comme le dessin, la peinture, l’écriture. Rien de tout cela n’a eu lieu, car cela n’est pas possible pour des gens formatés à consommer et à vivre par la consommation.

Comment un propriétaire, qui est de ce fait impliqué lui-même dans le fonctionnement du capitalisme, dans son succès, peut-il résister à la terrible pression produite par la pandémie ? C’est tout simplement impossible.

Et si on ajoute à cela ceux qui veulent accéder à la propriété, on a une grande majorité de la population.

Bien entendu, on parle ici le plus souvent de ce qui forme une vaste petite-bourgeoisie, ou bien de couches populaires cherchant à accéder à un mode de vie ouvertement petit-bourgeois.

Derrière, il y a un besoin de sécurité, recherché individuellement par la méfiance, l’absence de confiance ou le refus d’une sortie collective aux problèmes posés par le capitalisme.

Cela ne change cependant pas le problème de fond : les gens se sont engagés dans le capitalisme et ils se retrouvent piégés. Il faudrait une classe ouvrière capable d’une mobilisation générale crédible pour être capable d’arracher la petite-bourgeoisie à ses fétiches.

La question collective

Le 24 heures sur 24 du capitalisme a toujours connu des éléments capables de critiques et le désespoir d’une vie quotidienne au ralenti n’a pas touché certains secteurs. Une minorité a compris que cette course capitaliste était insensée, qu’elle était vaine, qu’on gâche sa vie dans un tel système où l’on est subordonné à la production afin de satisfaire une consommation superficielle.

Cependant, sans orientation de classe, cela aboutit en initiatives qui immanquablement s’inscriront dans le capitalisme.

De plus, cela passe à côté du problème central. Le capitalisme défigure la nature et la pandémie a révélé que les espaces de la métropole impérialiste sont ingérables. Soit les hôpitaux sont trop loin, soit ils sont surchargés, alors que les logements s’avèrent largement inaptes pour qu’on y vive de manière prolongée.

C’est qu’en fait la dimension collective est entièrement absente du capitalisme et, lorsque la pandémie a fait que l’accès systématique à la consommation capitaliste a été affaiblie, les individus atomisés ont été livrés à eux-mêmes et c’est alors l’explosion, ou plus exactement l’implosion.

D’où les comportements individualistes, relativistes, notamment dans la petite-bourgeoisie au mot d’ordre de « fêtes » et de « libertés ». Mais la pandémie n’est pas terminée et le mode de production capitaliste apparaît alors comme incapable de faire face à une question collective.

Le mode de production capitaliste, en ayant façonné les gens à son image, n’est plus en mesure de puiser un sens du collectif qu’il pourrait utiliser de manière pragmatique pour s’en sortir.

Ce n’est pas le cas en Chine, car c’est un pays social-fasciste, sur la base d’un capitalisme monopoliste d’État conséquent à la prise du pouvoir des révisionnistes en 1976 à la mort de Mao Zedong. C’est un régime construit par en-haut et il est encore en mesure de prendre des décisions par en-haut, malgré la bureaucratisation généralisée et un capitalisme ultra-violent s’appuyant sur de très puissants monopoles.

Cela produira immanquablement une contradiction en Chine, entre la dimension collective de l’intervention dans la pandémie et sa gestion uniformisée, de type terroriste, par en haut. Inversement, dans les pays impérialistes où le capitalisme s’est développé sans entraves, la contradiction est celle entre des individus atomisés par la vie quotidienne dans le 24 heures sur 24 du capitalisme et les exigences historiques de collectivisme face à la pandémie.

Et c’est là un aspect seulement de la crise générale du capitalisme où les défis sur la table – réchauffement climatique, protection de la nature, condition animale, possibilités d’épanouissement personnel – sont innombrables.

Un aperçu de l’état et du rôle des zones humides dans le monde grâce à la Convention de Ramsar

[Crise numéro 9, février 2021]

La question de la pandémie est indissociable de celle du rapport de l’humanité à la nature. Cette question prend une importance d’autant plus grande que la crise générale du capitalisme implique une accélération des déséquilibres. L’un des points essentiels en ce domaine consiste en les zones humides. Avoir un aperçu sur cet aspect de la nature est incontournable.

Le 2 février 2021 est la vingt-troisième journée internationale des zones humides, lancée pour la première fois en 1997 par la convention de Ramsar afin de faire des zones humides une question publique de premier ordre. La conférence de Ramsar est issue de la signature d’une convention en faveur des zones humides à Ramsar, en Iran en 1971. C’est l’un des « seul traité international ayant force de loi ».

Mise en œuvre en 1975, il y a aujourd’hui 46 ans, ce sont 171 parties qui ont signé cette convention. Cela a pour résultat le classement de 2 300 sites au statut « Ramsar », ce qui recouvre un peu plus de 254 millions d’hectares, soit la surface du Canada. Ici, on peut trouver la présentation des sites « Ramsar » en France.

En cette année 2021, le thème de la journée mondiale porte sur « l’eau, les zones humides et la vie ». C’est l’occasion pour se pencher sur la nature de ces écosystèmes par le biais du rapport « Perspectives mondiales des zones humides. L’état mondial des zones humides et de leurs services à l’humanité 2018 » publié à la même date par le secrétariat de la Convention de Ramsar.

L’enjeu du rapport est annoncé dès le début de la manière suivante : « préserver les fonctions et la bonne santé des zones humides naturelles est essentiel pour garantir un développement durable et assurer la survie de l’humanité ».De 88 pages, ce rapport se décompose en six parties, dont une d’introduction, deux de conclusions (5) et bibliographie (6). Le cœur du rapport est une mise en perspective de l’état et des tendances (2), des moteurs du changement (3) puis des réponses à apporter (4) (Lire le rapport complet).

1. État des lieux

A la page 11, un constat des plus justes est dressé (les éléments importants sont mis en gras) :

« L’importance des zones humides pour le bien-être humain a souvent été négligée ou sous-estimée, d’où la place secondaire occupée par la gestion des zones humides dans la planification du développement.

Au sein d’un secteur donné, les parties prenantes prennent des décisions fondées sur des intérêts étroits et à court terme, perdant ainsi des occasions d’obtenir une multitude d’avantages et provoquant la disparition et la détérioration de nouvelles zones humides. »

Cela est évidement le résultat d’une société où c’est le profit qui guide la production sociale et où le développement est soumis aux aléas de l’échange marchand. Le temps de valorisation du capital, visant nécessairement un taux de rotation le plus élevé, se heurte aux limites naturelles du temps long de formation d’une zone humide.

Globalement, le rapport atteste de la forte pression subie par les zones humides. Elles sont, au mieux dégradées, au pire détruites. On connaît ainsi la donnée comme quoi, entre 1960 et 1990, 35 % des zones humides ont disparu sur la Planète.

On sait moins que :

« Depuis 1700, 87% de la ressource mondiale en zones humides ont été perdus dans les endroits où les données existent (ce qui signifie que ce pourcentage peut ne pas être représentatif de l’évolution au niveau mondial), avec des taux d’appauvrissement en hausse depuis la fin du 20e siècle (Davidson 2014). » (p. 21)

Remarquons d’ailleurs que la connaissance de la dégradation (destruction ou réduction/altération) des zones humides est réalisée grâce à la naissance en 2014 de l’indice WET. Cet indice qui signifie « Wetland Extent Trends » (« Tendances de l’étendue des zones humides ») est donc récent et reste assez limité puisqu’il se base uniquement sur un principe quantitatif (étendue), et non pas directement sur leur rôle qualitatif, ainsi que sur une base de données recueillies.

L’indice se base donc sur les zones humides répertoriées. Cela pose un problème puisque de très nombreuses zones humides ne le sont pas, en raison des manques de moyens par les organismes chargés de cette tâche.

De nombreuses zones sont ainsi peu ou pas connues, parfois classées en « zones potentielle » pendant plusieurs années avant d’avoir un véritable étude pédologique (sol) confirmant ou non le caractère humide. Ces zones « potentielles » sont donc hors champ législatif, plus vulnérables face aux destructions.

Enfin, on apprend de manière fort intéressante que si la superficie des zones humides naturelles diminue, celles des zones humides artificielles ne cesse d’augmenter. Ces zones artificielles sont des réservoirs, des lacs, des rizières qui, malgré qu’elles soient « mieux que rien », restent pauvres en termes de fonctions écologiques (tournées surtout vers l’eau potable et la maîtrise des risques d’inondations).

2. Au cœur de la biosphère

Il n’est de secret pour personne qui se penche sur les zones humides qu’elles sont des formidables écosystèmes. A la lecture du rapport, on comprend qu’elles sont surtout ce qu’on pourrait appeler des canevas de la Biosphère. Ce ne sont pas simplement des zones secondaires (au sens maoïste), dont les fonctions seraient relativement en retrait du reste de la Planète : tout comme les océans et les forêts, elles sont un maillon principal de la chaîne trophique et écologique de la Planète.

Une zone humide se retrouve au centre de cycles aussi variés que ceux de l’azote, du carbone et de l’eau.

Ainsi,

« il se pourrait qu’une grande partie des quelque 19 millions de km2 de roches carbonatées à la surface de la planète reposent sur des zones humides souterraines (Williams, 2008), soit une superficie plus grande que celle des zones humides de surface intérieures et côtière.s » (p. 23)

C’est que les zones humides sont le ferment à toute une vie organique. Elles en concentrent tous les ingrédients : eau stagnante, végétaux divers et variés, intense activité minéralogique et bactérienne.

Pour le comprendre, il ne faut pas séparer les cycles naturels les uns, des autres. On a donc le cycle de l’eau avec un ruisseau avec un volume, et un débit précis. En fonction de cela, il apporte des azotes (sous forme minérale). Ces sédiments viennent se fixer dans le sol des zones humides.

Dans les endroits où l’eau stagne, il y a une absence d’oxygène. Dans ces conditions, des bactéries dites anaérobies (vivant sans air) respirent en captant l’air présents dans les azotes (d’ammoniac par exemple) et les transforment alors en nitrites. C’est le processus d’oxydoréduction, visible lors des études pédologiques permettant d’identifier une zone humide.

Lorsque ces nitrites ont été produites par les bactéries anaérobies, elles entrent alors à leur tour dans le développement d’autres bactéries qui les transforment à leur tour en nitrates minéralogiques, mais aussi gazeux (rejetés dans l’atmosphère, comme le méthane). C’est ce qu’on appelle le processus de dénitrification.

Ces deux processus d’oxydoréduction et de dénitrification aident à purifier l’eau, en contribuant à la croissance des végétaux.

Au même titre que le carbone capté grâce la photosynthèse (cycle atmosphérique du carbone), le cycle de l’eau apporte ainsi des sédiments minéralogiques qui sont transformés par le « travail » des bactéries, et dont le produit devient les nutriments pour la flore, comme le nitrate transformé en diazote par exemple.

Les plantes consomment alors une partie du carbone (CO2) et lors de leur décomposition, celui-ci est absorbé par le sol. C’est la respiration écologique qui fait qu’on parle des zones humides comme des puits de carbone, résultat d’un processus de transformation organique au carrefour des cycles de l’eau et de l’air.

On estime que les zones humides telles que les tourbières, qui représentent seulement 3 à 4% des terres émergées, « piègent » 25 à 30 % du carbone, soit deux fois plus que les forêts. Évidemment, détruire une zone humide, c’est re-libérer dans l’atmosphère ce carbone « emprisonné ».

Enfin, l’eau stagnante est renouvelée, évacuant ainsi le surplus de nitrates, après l’avoir conservé. L’eau est ainsi filtrée, dépolluée. Le reste des composés transformés sont « évacués » dans l’atmosphère sous la forme de gaz (diazote, dioxyde d’azote, dioxyde de carbone, méthane et aussi bien sûr de l’oxygène) s’intégrant à leur tout dans leurs cycles naturels respectifs.

Il faut donc bien voir les zones humides comme un maillon essentiel de la Biosphère ; jouant un rôle précis, en fonction d’équilibres déterminés à l’intérieur de cycles particuliers mais inter-reliés.

Il suffit qu’un paramètre de tel ou tel cycle soit modifié, même de manière minime, pour que tout le système d’équilibre soit perturbé. Pour ne prendre qu’un exemple : le changement de débit d’un ruisseau ou des pluies trop intenses vont engendrer un surplus de sédiments liés au cycle de l’eau.

Cela peut aboutir en définitive à l’eutrophisation du cours d’eau par un apport déséquilibré de « nourriture », avec des plantes qui se développent et asphyxient la zone. C’est là qu’entre en jeu les pollutions qui, engendrées par des activités humaines non planifiées, viennent dégrader, et même détruire l’équilibre de ces écosystèmes.

3. Des destructions ou dégradations de diverses natures

La convention Ramsar cible trois sortes d’impacts qu’ils nomment « moteur du changement » (ce qui devrait plutôt être qualifiés comme des pollutions, voir en certains cas un écocide). Ces moteurs sont à la fois directs et indirects, et reliés à des tendances mondiales.

En tout premier lieu, il convient de citer la pollution maintenant connue des micro-plastiques, dont

« On estime à 5,25 trillions au moins le nombre de particules de plastique à la surface des océans du monde, soit plus de 260 000 tonnes (Eriksen et al. 2014).

Ces débris peuvent persister dans l’environnement pendant des siècles (Derraik 2002). Les particules de plastique perturbent les chaînes alimentaires, nuisent à la faune et libèrent des polluants organiques persistants. » (p. 34)

Au cœur de agressions des zones humides, il y a les canalisations d’eau liées à son exploitation, les constructions en tout genre, et les pollutions d’origine agricole ou industrielle. La surexploitation de l’eau est principalement due à l’agriculture, et notamment à l’élevage d’animaux destinés à la viande, un secteur grand consommateur d’eau et surtout transformant des zones en pâturages et en culture de soja. L’agriculture est à l’origine du phénomènes dit de « poldérisation », soit la conquête des marais par des terres cultivables.

Les centrales électriques participent également d’une pollution thermique, ayant pour conséquence une raréfaction de l’oxygène dans les cours d’eau (perte de biodiversité). Elles ont également un impact en modifiant le régime d’écoulement des eaux, importants pour l’apport en sédiments.

Il peut donc y avoir un manque de nutriments, mais aussi un surplus à cause des engrais azotés rejetés par l’agriculture, mais aussi à cause des dioxydes d’azote, des métaux lourds émis dans l’atmosphère par les activités humaines (usines, transport) qui retombent avec les pluies.

Pour la convention de Ramsar,

« Face à un apport excessif de nutriments, les zones humides peuvent être envahies par des espèces agressives à taux de croissance élevé comme les massettes (Typha spp.) ou, selon l’endroit, le roseau commun (Phragmites spp.) (Keenan & Lowe 2001).

La prédominance d’espèces végétales à forte productivité peut représenter un compromis par rapport à d’autres fonctions des zones humides.

En règle générale par exemple, on assiste à une diminution de la biodiversité, laquelle s’accompagne d’une augmentation du volume de matière organique et de carbone dans les sols » (p. 39)

Tout comme

« De plus fortes concentrations de dioxyde de carbone dans l’atmosphère peuvent également stimuler la croissance des plantes, bien que ce phénomène soit différent d’une espèce et d’un type de zone humide à l’autre (Erickson et al. 2013). » (p. 39)

Ces raisonnements sont erronés car ils isolent les cycles, les séparent de l’équilibre général. Cela peut être juste, mais seulement en partie. Car par exemple, un apport excessif de dioxyde de carbone (Co2) permet la croissance des plantes, mais alors cela va accroître la demande en eau, mais aussi en diazote. La modification d’un paramètre entraîne nécessairement la modification des autres, du paramétrage général.

Au cœur de la disparition et/ou de la dégradation écologique des zones humides, on retrouve des déséquilibres qui proviennent de l’anarchie de la production capitaliste. C’est évidemment le cas des pollutions mais aussi de l’étalement urbain :

« la rapidité de la croissance urbaine entraîne souvent un développement mal réglementé des zones périurbaines, avec des incidences sociales et environnementales préjudiciables » (p. 56)

Ces altérations, ces pollutions qui entraînent un réchauffement climatique, provoque à son tour une cassure dans les processus organiques bactériens que nous avons vu précédemment :

« La hausse des températures imputable au changement climatique se traduise par une augmentation des émissions de gaz à effet de serre à l’intérieur des zones humides, en particulier dans les régions du pergélisol où le réchauffement entraîne la fonte des glaces, ce qui augmente la proportion d’oxygène et d’eau dans le sol.

L’activité microbienne qui en découle génère de grandes quantités de dioxyde de carbone et/ou de méthane qui sont rejetées dans l’atmosphère (Moomaw et al. 2018). (p.38)

Tous ces déséquilibres sont le fruit d’un mode de production qui ne tient pas compte des cycles lent et long de la Biosphère. Ces dégradations sont donc liées au développement de l’Humanité dans un cadre historique de production et de consommation, qu’il s’agit maintenant de transformer pour le mettre en rapport avec les dynamiques géochimiques. Les réponses pour faire face aux déséquilibres sont assez faibles, voir même contre-productives.

4. Compenser… ou défendre ?

La convention énonce de nombreux « objectifs » ou « accords » auxquels la Convention Ramsar se joint. C’est par exemple le cas de l’Accord de Paris, de la COP 21. Dans le cadre de ces objectifs, pour la plupart non contraignants, la Convention établit un « plan stratégique 2016-2024 » liés à quatre buts, dont le premier est « la lutte contre la perte et la dégradation des zones humides ».

Le fait de concevoir un « plan stratégique » est évidemment positif. Mais pour que celui-ci ait un quelconque effet concret, il devrait être conçu dans le cadre d’une planification sociale à l’échelle mondiale. La Biosphère constituée du maillage essentiel des zones humides est une réalité mondiale appelant un gestion populaire, donc coercitive, et planifiée à l’échelle planétaire.

D’ailleurs cette tendance trouve à s’exprimer malgré tous les obstacles capitalistes-nationaux, avec les « zones transfrontalières », des zones humides gérées par différents pays dans le cadre du classement en site Ramsar (une vingtaine de sites actuellement).

Mais comment cela ne peut pas aller plus loin dans le cadre actuel des choses, la Convention Ramsar se replie sur le principe alors sur le principe neutre « éviter-réduire-compenser », principe énoncé d’ailleurs dès le début du rapport :

« L’approche « éviter-atténuer-compenser » préconisée par Ramsar et intégrée dans de nombreuses législations nationales constitue un outil précieux à cet effet » (p. 11)

Principe rappelé donc à la page 64 :

« Les lois nationales sur les zones humides et la biodiversité reposent fréquemment sur un cadre visant à « éviter-réduire-compenser » (Gardner et al. 2012) faisant souvent partie d’un processus d’autorisation d’activités de développement. La nécessité d’éviter la perte de zones humides est généralement identifiée comme un impératif ».

Ce principe est une véritable boite de pandore car finalement elle permet à la fois aux pays contractant de la convention de se montrer respectueux d’un accord international, tout en laissant l’appréciation au libre arbitre des porteurs de projets destructeurs.

Car les entreprises se montrent peu soucieuse d’ « éviter » leur impact : si « le profit en vaut la chandelle », elles prévoient quelques euros de plus pour réaliser un bassin d’eau, altérant ainsi grandement les fonctions écologiques générales de toute zone humide. Les basins d’eaux sont d’ailleurs souvent grillagés, ce qui forme un nouvel obstacles pour les animaux qui gravitent autour.

A cela s’ajoute que ces législations, notamment sur les compensations sont très peu suivies et contrôlées, si bien que qu’on ne sait pas

« si les Parties contractantes appliquant de telles politiques ont atteint cet objectif non seulement pour les zones humides elles-mêmes, mais également pour leurs fonctions. » (p. 65)

Et la convention de Ramsar d’ajouter, un peu naïvement :

« une politique « Aucune perte nette » ne devrait pas être mise en œuvre si elle réduit le principal impératif qui est d’éviter tout impact sur les zones humides naturelles ». (p.65)

Ce tableau montre toute la pauvreté écologique des « zones humides artificielles » en comparaison avec les zones humides naturelles. De fait, le principe de « compensation » absurde.

En juin 2019, la 57e réunion du Comité permanent de la Convention relevait de manière bien froide, dans un tableau également très « administratif » :

« Les solutions fondées sur la nature ne sont pas bien intégrées dans les stratégies nationales.

La gestion des zones humides fonctionne généralement indépendamment des autres stratégies et processus de développement [intérêts économiques et politiques].

Les avantages quantifiables des services écosystémiques sont mal compris. Souvent, les décideurs ne savent pas reconnaître tout l’éventail des valeurs des zones humides, ce qui limite leur capacité à plaider efficacement en faveur de leur inclusion dans les stratégies et plans nationaux.

Des niveaux élevés de coopération intersectorielle et institutionnelle font défaut. »

C’est dire comment la protection des zones humides n’est qu’un leurre, l’accumulation du capital prime forcément sur la reconnaissance de la nature puisqu’une zone humide se dresse comme un obstacle, comme une limite infranchissable. Elle est alors « supprimée » au pire, « déplacer » (compensation) au mieux…

La convention de Ramsar fait avec les moyens qu’elle a à sa disposition, dans le cadre de l’économie capitaliste.

Elle met en avant des sortes de « droits à polluer » avec des systèmes de bons points pour les entreprises, des crédits financiers pour inciter les agriculteurs à gérer une zone humide ou pour attirer des investisseurs à entretenir les zones naturelles.

Tout cela est vain. Étant intégré au jeu institutionnel mondial, la Convention Ramsar n’a qu’une très faible marge de manœuvre. Pour l’avoir, il faut être en dehors du circuit des intérêts économiques et institutionnels dominants, il faut porter la rupture.

Il est évident que la seule perspective est de mobiliser concrètement à la base pour défendre les zones humides, quel que soit leur taille ou leur niveau de fonctionnalité (on peut réparer !).

Mais pour cela, il faut d’abord maîtriser la connaissances de ces écosystèmes complexes, et savoir les identifier. Enfin, il paraît évident que la solution de long terme réside dans la formation d’un nouvel État, disposant d’un ministère spécifiquement dédié à la protection de ces écosystèmes dans le cadre d’une production sociale planifiée selon la dynamique de la biosphère.

Le Pôle de Renaissance Communiste en France, une structure nationaliste tentant de fausser le concept de crise générale du capitalisme

[Crise numéro 9, février 2021]

« Un quart des Français ne peuvent pas faire trois repas par jour »

Tel est le genre d’affirmations fantasmagoriques qu’on trouve de manière régulière à l’ultra-gauche. Il s’agit en l’occurrence ici du Pôle de Renaissance Communiste en France, qui représente la « gauche » du Parti « Communiste » Français. On reconnaît le misérabilisme qui sert à masquer qu’on vit en réalité dans un pays capitaliste avancé, où les larges masses sont corrompues par la société de consommation capitaliste.

En prétendant que les masses françaises sont « pauvres », on masque le caractère impérialiste de la France. De là à expliquer que la France serait un pays opprimé, il n’y a qu’un pas, et le Pôle de Renaissance Communiste en France l’a franchi. Il affirme, comme Jean-Luc Mélenchon, que la France serait un pays victime de l’Allemagne, qu’une oligarchie internationale en aurait pris le contrôle. Il faudrait donc lever le drapeau bleu blanc rouge de la libération nationale.

Mais le Pôle de Renaissance Communiste en France est plus dangereux encore que Jean-Luc Mélenchon, car si ce dernier se revendique populiste, le Pôle de Renaissance Communiste en France se prétend « communiste ». Il apport par conséquent une très grande confusion, en particulier parce qu’il parle parfois de crise générale du capitalisme.

Pour démasquer cela, il suffit de regarder les propos tenus par Georges Gastaud le 13 janvier 2021 dans une interview pour le site initiative communiste, qui relaie les conceptions du Pôle de Renaissance Communiste en France. Georges Gastaud en est le co-secrétaire national et dirigeant historique, depuis l’apparition de ce mouvement, en 2004, comme tendance de « gauche » du Parti « Communiste » Français, avec une influence notable dans la CGT.

Voici la première question et le début de la réponse, qui parle de « crise générale ».

Initiative Communiste – Quelles leçons tirer de la très chaotique “transition” présidentielle aux États-Unis ?

Georges Gastaud – Que la première puissance impérialiste mondiale en soit à offrir au monde médusé le spectacle d’une guerre civile larvée, cela donne la mesure de la crise générale du système capitaliste-impérialiste, laquelle frappe désormais de plein fouet les superstructures de la domination capitaliste états-unienne. 

Quand on lit cela, on peut penser que Georges Gastaud parle d’une situation nouvelle. Or, en réalité, pour le Pôle de Renaissance Communiste en France, cela fait… 30, 50 ans que le capitalisme connaîtrait une crise générale, voire même 90 ou 100 ans, selon les articles. Le concept apparaît en fait très rarement, et de manière incantatoire.

La raison en est très simple : le Pôle de Renaissance Communiste en France se revendique du concept révisionniste de « capitalisme monopoliste d’État » élaboré par le Parti Communiste Français dans les années 1960, sous l’égide de Paul Boccara. Le stade impérialiste du capitalisme aurait été dépassé par un capitalisme organisé au moyen de l’État.

Dans le même interview du 13 janvier 2021, Georges Gastaud dit ainsi :

« Bien entendu, le PRCF comme tel n’a pas pour autant vocation ni compétence pour garantir ou pas tel ou tel vaccin.

Il est en revanche de notre devoir politique de rappeler que dans le capitalisme monopoliste d’État qui règne aujourd’hui sous le pseudonyme de néolibéralisme, les intérêts capitalistes et l’intervention de l’État sont fondus en un mécanisme unique qui soumet la recherche scientifique aux énormes intérêts financiers.

Le dire n’est en rien participer du scepticisme antivaccinal, cet obscurantisme: il s’agit seulement de constater un fait patent. »

On a donc, pour le Pôle de Renaissance Communiste en France, une crise qui dure depuis plusieurs décennies, voire cent ans, avec un capitalisme qui n’est plus le capitalisme classique, ni celui parvenu au stade impérialiste, mais un « capitalisme monopoliste d’Etat », c’est-à-dire un capitalisme organisé.

C’est la thèse traditionnelle de la social-démocratie des années 1920, puis des révisionnistes en URSS au début des années 1950 avec Eugen Varga et son « capitalisme monopoliste d’Etat » justement, que Paul Boccara a repris et systématisé au sein du Parti Communiste Français dans les années 1960, avec une adoption dans l’idéologie officielle du social-impérialisme soviétique et de ses satellites.

Le Pôle de Renaissance Communiste en France est donc sur une ligne révisionniste. Il prétend avoir rejeté la « mutation » du Parti « Communiste » Français. Cependant, cette prétendue mutation est dans la droite ligne de la thèse du capitalisme monopoliste d’État : les analyses du Parti « Communiste » Français se revendiquent ouvertement de Paul Boccara.

Le Pôle de Renaissance Communiste en France n’agit pas différemment. Lui-même ne se revendique d’ailleurs pas de Staline, ni évidemment de Mao Zedong. Quant à la référence à Lénine, elle ne saurait avoir de sens puisque la thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » annule toutes les positions de celui-ci.

Dans la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », l’État est neutre et accaparé par les monopoles, il faut donc se les approprier dans le cadre des institutions et les « démocratiser ». Le Pôle de Renaissance Communiste en France est entièrement sur la ligne de l’acceptation de la légalité bourgeoise et du parlementarisme.

Il cherche bien entendu à masquer cela, pour se distinguer du Parti « Communiste » Français. Il a pour cette raison inventé le concept de « Frexit progressiste », une sortie « progressiste » de l’Union européenne. Ce concept lui permet de parler de révolte du peuple et même parfois de « démocratie populaire ». Le Pôle de Renaissance Communiste en France en fait d’ailleurs des tonnes dans le nationalisme, afin de prétendre qu’il y aurait une dimension populaire à son approche.

Cela n’a toutefois rien de vrai. Le nationalisme du Pôle de Renaissance Communiste en France est dans la droite ligne du Parti « Communiste » Français des années 1970. Et il exprime les intérêts de l’aristocratie ouvrière, d’où l’écho significatif du Pôle de Renaissance Communiste en France dans la CGT.

Car la France est un pays extrêmement riche, avec un État parmi les plus puissants du monde, un capitalisme dans les premiers rangs mondiaux, avec une population pacifiée et corrompue par un système social bien entendu très utile, mais visant à éteindre les luttes de classe. Depuis 1968, la stabilité est d’ailleurs complète, l’hypothèse révolutionnaire est totalement isolée. Le capitalisme avancé a neutralisé au maximum les antagonismes.

Le Parti « Communiste » Français, qui a trahi au début des années 1950 la cause communiste en rejetant Staline, en abandonnant l’objectif de la prise du pouvoir par la révolution, a joué un grand rôle dans ce processus d’écrasement de la lutte des classes. La CGT, en tant que syndicat dirigé par le Parti Communiste Français, s’est entièrement opposé à mai 1968, mettant tout son poids pour que les « gauchistes » n’influencent pas les masses populaires.

Le Pôle de Renaissance Communiste en France ne fait que prolonger ce positionnement social-impérialiste du Parti « Communiste Français ». Son discours rejoint alors toute la vague nationaliste qui accompagne la seconde crise générale du capitalisme.

La compétition internationale des pays impérialiste avait déjà provoqué, dans les années 2010, d’importants troubles, notamment dans la superpuissance américaine. Celle-ci, voyant la concurrence chinoise se mettre en place à l’horizon 2030-2050, est allé dans le sens d’un repli et d’une réorganisation stratégique, en vue de la confrontation. C’est le sens de l’élection de Donald Trump comme président et bien entendu il en va de même pour le brexit, qui représente un alignement britannique sur la superpuissance américaine.

Et avec la seconde crise générale du capitalisme, le repli sur la base nationale, afin de profiter des États dans l’affrontement impérialiste, est absolument général.

D’où une systématisation des thèses du « souverainisme » en France, à travers Marine Le Pen (Rassemblement National), Florian Philippot (Patriotes), François Asselineau (Union populaire républicaine), Nicolas Dupont-Aignan (Debout la France), le philosophe Michel Onfray (avec la revue « Front populaire »), le socialiste Arnaud Montebourg.

Il faut également ajouter à ce panorama souverainiste Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise, qui est cependant davantage populiste, ainsi que son accompagnateur François Ruffin.

Quelle place y a-t-il pour le Pôle de Renaissance Communiste en France dans un tel cadre ? Uniquement celui de la convergence avec les impérialistes, en se plaçant comme son aile « sociale ».

Rien d’autre n’est possible, parce que le Pôle de Renaissance Communiste en France rejette le concept d’impérialisme, au nom de la thèse du « capitalisme monopoliste d’État » et d’une crise générale qui ne serait pas nouvelle mais perdurerait depuis des décennies. En révisant l’idéologie communiste, le Pôle de Renaissance Communiste en France se place dans l’orbite de la restructuration capitaliste et, dans une période de crise générale, son « patriotisme » le fait servir le nationalisme des forces les plus agressives de la bourgeoisie.

La tendance à la guerre sera-t-elle le terrain de la restructuration dans la seconde phase de la seconde crise générale du capitalisme?

[Crise numéro 9, février 2021]

La première étape de la crise générale est passée : les États sont intervenus dans l’économie et ont injecté des quantités colossales d’argent : 10 000 milliards de dollars. C’est une somme énorme, alors que l’endettement était déjà une tendance étatique : la même somme avait été injectée entre 2012 et 2019. La dette mondiale des États s’élève désormais à 77 800 milliards de dollars, soit 94 % du PIB mondial.

Rappelons ici que les ménages ont également, dans les pays impérialistes, une année de PIB de dettes, et qu’il en va de même pour les entreprises.

Or, cette injection d’argent va avoir un coût, qui va nécessairement être porté par les masses populaires, et d’une double manière.

En effet, l’injection d’argent a servi à « combler » le manque d’activités. Donc, le capitalisme est censé avoir, sur le papier, continué comme avant, d’une part, et d’autre part prolonger le tir. Or, comme tout a changé, une reprise « normale » n’est pas possible et l’accumulation a été, qui plus est, artificielle.

Les capitalistes vont chercher à forcer, naturellement, et ce seront les masses populaires qui devront porter ce fardeau.

L’autre aspect est la question des sommes empruntées par les États pour injecter dans l’économie de quoi tenir. Il faudra rembourser ces sommes, avec intérêt, puisque les États étaient déjà endettés et ne disposaient pas de sommes propres. La dette publique française, c’est 870,6 milliards d’euros en 2000, 1608 dix ans plus tard, 2638 vingt ans plus tard ; la Belgique est elle à 500 milliards d’euros de dette, soit 115 % du PIB.

Cela implique un poids fiscal toujours plus grand afin de renflouer les caisses étatiques.

La restructuration : économique ou sociale, économique et sociale ?

Il existe plusieurs secteurs de la bourgeoisie qui disent qu’il faut geler la dette, laisser l’économie repartir et digérer la dette avec la reprise, tablant sur une croissance sur le long terme. Cela signifierait que l’État maintient son haut niveau d’engagement social et que la restructuration serait surtout dans le cadre des entreprises.

Pour d’autres secteurs, il faut casser les services sociaux afin de purger la dette de l’État. Il faut libéraliser en masse et laisser le capitalisme d’ailleurs se réorganiser de lui-même, sans forcer les choses.

Ces deux points de vue sont cependant insuffisant du point de vue du matérialisme historique. Le capitalisme aujourd’hui, c’est en effet désormais le 24 heures sur 24 du capitalisme, avec une production et une consommation présente tout au long de la vie quotidienne.

Quelqu’un qui publie du contenu personnel sur Facebook contribue à faire vivre cette entreprise sur le plan économique, au moyen des revenus, tout comme quelqu’un qui achète quelque chose sur Amazon fait vivre cette entreprise. Il en va de même bien sûr quand on achète quelque chose chez un commerçant, mais le système est désormais bien plus rôdé, plus rapide, tout circule plus vite. Si l’on regarde bien, un nombre très important d’actes du quotidien exige des achats de marchandises et l’intégration aussi aisée du smartphone dans la société tient beaucoup à cela.

Il ne faudrait donc pas croire que la restructuration sera seulement économique ou sociale, économique et sociale. Elle concerne le mode de production en lui-même, dans son ensemble. De la même manière que la pandémie est le produit d’un capitalisme déséquilibrant le rapport villes-campagnes, la restructuration va toucher tous les domaines de la vie.

Les outils pour délimiter le terrain de la restructuration

Pour comprendre le terrain de la restructuration, il faut saisir le mouvement du capital dans son accumulation. En cernant les aspects de ce mouvement, on aura les outils adéquats pour saisir comment le capital va forcer son accumulation.

Le mode de production capitaliste consiste en une production de marchandises, donc en du capital investi dans la production, avec un capital plus grand à la sortie de par l’exploitation des travailleurs et la vente des marchandises.

Il faut donc que les capitalistes soient capables d’accumuler du capital, de l’investir, de disposer d’un appareil productif, de disposer de travailleurs, de disposer d’un circuit de distribution, de voir leurs marchandises vendues.

Tous ces éléments peuvent connaître une restructuration. Par exemple, afin d’accumuler plus simplement du capital, les capitalistes peuvent faire tomber des barrières. S’ils voient par exemple que l’État interdit le cannabis, mais qu’il y a un moyen d’accumuler du capital pour investir en ce domaine, ils peuvent chercher à faire tomber l’interdiction. Ils peuvent également, dans un autre registre, faire tomber différentes lois empêchant tel et tel capital de s’allier, comme par exemple en permettant aux gens d’investir plus aisément dans des entreprises.

Afin de disposer d’un appareil productif adéquat, ils peuvent faire en sorte d’avoir des aides de l’État, des commandes de l’État, ou bien pousser l’État à mettre en place le protectionnisme. C’est également une restructuration, car cela renforce la place des capitalistes.

Il y a bien entendu le fait d’abaisser les salaires, que ce soit directement ou bien en passant par l’inflation, ce dernier aspect étant rendu difficile de par l’existence de l’euro, avec différentes économies imbriquées.

Il y a le fait de renforcer le circuit de distributions, comme Amazon et les livreurs de plats des restaurants sont de bons exemples. Il y a le fait de multiplier les marchés, par exemple en renforçant la dimension communautaire afin de multiplier les types de consommation, de pousser à la consommation justement en raison d’une « mode » se définissant selon des critères identitaires.

Bref, le capitalisme est plein de ressources, mais là n’est au sens strict pas la vraie question de la restructuration au sens strict.

La question de la nature particulière de la restructuration dans le cadre de la seconde crise générale du capitalisme

Pour comprendre ce qu’est la restructuration, il faut bien saisir que c’est une réorganisation des rapports entre bourgeoisie et prolétariat, dans le sens d’un renforcement de l’exploitation. Il va de soi que la restructuration, dans les faits, va se dérouler aux différents moments du processus de production et de consommation capitalistes. Cependant, tout ce qui a été défini jusque-là ne consiste en strictement rien d’original : les capitalistes ont toujours voulu faire en sorte que les salaires soient plus bas, que l’État fournisse des aides, que les marchés soient plus étendus, etc.

Or, on parle de la seconde crise générale du capitalisme et il faut bien que la restructuration soit quelque chose qui soit en phase avec celle-ci. Cela ne saurait être une restructuration simplement plus poussée, quantitativement plus forte. Il faut que sur le plan qualitatif, on voit une différence.

Il faut bien comprendre qu’on parle d’une question extrêmement difficile. Lors de la première crise générale du capitalisme, il y a eu d’énormes difficultés pour aboutir à une réponse correcte. Il y a ici un enseignement qu’il faut connaître, afin d’avoir une approche correcte. Ce qui est en jeu, c’est une lecture adéquate du profil même de la restructuration.

Ce question du profil est absolument essentiel.

La restructuration dans le cadre de la première crise générale du capitalisme

Lorsque s’est produit la révolution russe d’Octobre 1917, alors que la guerre impérialiste avait épuisé la plupart des pays capitalistes, Lénine et les bolcheviks ont parlé de première crise générale du capitalisme. Ils considéraient que le capitalisme s’effondrerait à court terme et ils ont fondé l’Internationale Communiste afin d’organiser la vague révolutionnaire.

Puis, voyant que le processus connaissait un tempo non linéaire, ils ont constaté qu’il y avait une stabilisation relative, accompagnée de soubresauts, puis d’une reprise de la vague révolutionnaire, puis d’une période de stabilisation relative, etc. Les analystes se cassaient la tête pour évaluer la situation et l’Internationale Communiste décidait ensuite des orientations à prendre dans chaque pays, selon les estimations de la situation générale et particulière.

Très vite toutefois, c’est le thème de la guerre impérialiste qui a pris le dessus sur la question de la restructuration. La France, la Grande-Bretagne, mais surtout l’Italie et l’Allemagne ont procédé à une restructuration allant dans le sens de la guerre impérialiste. Il est bien connu que l’Allemagne nazie a réorganisé profondément le pays en appuyant un capitalisme monopoliste, permettant un assainissement relatif mais au moyen d’une tendance à la guerre. La restructuration a donc fonctionné, paralysant les masses, au prix d’une guerre que les masses ont vu arriver trop tard. Le drame allemand est qu’en plus les terribles réussites allemandes du début de la guerre ont encore plus galvanisé dans le sens du nazisme.

La restructuration passe-t-elle par la guerre impérialiste ?

La question se pose alors de la manière suivante : la restructuration dans le sens de la guerre impérialiste est-elle inévitable ? Ne doit-on pas même considérer que la restructuration implique, dans sa définition même, la tendance à la guerre impérialiste ?

Il est très important de saisir cela, car l’axe principal n’est pas le même. Dans le premier cas, il y a avant tout une restructuration capitaliste et, à côté, un renforcement de la compétition capitaliste. Dans ce cadre, les États sont appelés à la rescousse puis directement utilisés. La guerre apparaît alors comme une possibilité à côté de la restructuration, comme réalisation de la restructuration si celle-ci ne parvient pas à atteindre un résultat suffisant.

Dans le second cas, la restructuration n’est qu’un accompagnement d’une marche à la guerre qui est immanente au capitalisme. Il y a une restructuration, car c’est inévitable de par la crise. Mais il y a surtout une bataille pour le repartage du monde, parce que la situation ne peut nullement rester la même, qu’il faut trouver un moyen d’accumuler et que cela ne peut, de toutes façons, qu’être fait aux dépens des autres.

L’aspect principal consiste-t-il en la restructuration ou en la bataille pour le repartage du monde ?

Il n’est nullement question de séparer abstraitement la restructuration de la guerre impérialiste. Après 1918, les socialistes ont fait l’erreur de penser que la guerre était évitable et que la restructuration devait être à la fois combattue et travaillée de l’intérieur, comme si le capitalisme allait miraculeusement se transformer en socialisme. Une autre erreur a été celle des courants gauchistes réfutant de lutter contre la restructuration, en disant que de toutes façons la révolution était immédiatement à l’ordre du jour.

La véritable approche ne peut être qu’en la compréhension dialectique entre la restructuration et la guerre impérialiste. Et la contradiction entre les deux pôles que sont restructuration et guerre impérialiste, c’est la politique. Or, pour la bourgeoisie, la politique, c’est l’État. Le véritable lieu de la restructuration, c’est l’État.

L’État comme terrain véritable de la restructuration

La bourgeoisie est la classe dominante ; dans les luttes de classes, le rapport de force est condensé sous la forme de l’État bourgeois. Cela signifie que le premier terrain de la restructuration, c’est l’État. La bourgeoisie va chercher à redéfinir ses rapports aux masses populaires, en restructurant tous ses rapports avec elle, depuis les impôts jusqu’à la police, en passant par les syndicats.

La bourgeoisie va chercher à former, à tous les niveaux, un pacte corporatiste afin de soumettre les masses populaires au préalable divisées.

Inversement, la classe ouvrière est la classe opprimée. De ce fait, c’est par la recomposition de la classe que se condense, de manière inversée à la bourgeoisie, le rapport de force devant aboutir à l’État socialiste. Cette recomposition a comme substance l’autonomie prolétarienne, le refus de tout ce qui sert le pacte corporatiste que la bourgeoisie veut mettre en place.

Mais ce n’est pas tout : l’appareil d’État connaît également de profondes modifications.

L’appareil d’État et sa modification dans la tendance à la guerre

Ce qui se passe, dialectiquement, c’est que certains secteurs capitalistes profitent avant tout de la restructuration, tandis que d’autres profitent avant tout de la tendance à la guerre, parce qu’ils ont déjà atteint un niveau monopoliste tellement parasitaire que la restructuration devient secondaire pour eux. Or, ce sont les secteurs monopolistes qui tendent à l’emporter, et avec eux la tendance à la guerre.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de restructuration en général. Mais les monopoles partent à la conquête de l’État, ils en prennent le contrôle, avec comme but un capitalisme monopoliste d’État comme force de frappe impérialiste, capable de mobiliser pour la guerre.

Cela implique que l’appareil d’État va changer de forme et de personnel, afin de se plier toujours plus entièrement aux exigences des monopoles. C’est un aspect essentiel, car cela veut dire que la fascisation accompagne la restructuration de l’État en général.

C’est là quelque chose de très compliqué, car comme on le sait les réformistes servent la restructuration, mais la restructuration est parallèle à la fascisation. Les réformistes sont pourtant opposés au fascisme, mais ils désarment l’antifascisme en participant à la restructuration.

Il y a ici quelque chose de particulièrement difficile à appréhender dans les faits et l’Internationale Communiste a eu de grandes difficultés à cerner le double caractère des réformistes.

Il faut ainsi distinguer entre la restructuration de l’État en général et son appropriation par les monopoles. Et cela implique de rejeter la thèse révisionniste qui, depuis les années 1960, prétend que l’État relèverait déjà d’un « capitalisme monopoliste d’État » post-impérialiste.

La fermeture des remontées mécaniques des stations des ski en France, un marqueur de la seconde crise générale du capitalisme

[Crise numéro 9, février 2021]

Le tourisme « hivernal » fondé sur les loisirs du ski s’est développé à partir des années 1920-1930. Les congés payés ainsi que le développement de multiples voies ferrées dans les zones montagneuses ont favorisé le développement de ce tourisme. Auparavant utilisé comme un moyen rudimentaire de déplacement par la paysannerie, le ski s’est généralisé comme sport grâce à l’essor des forces productives des années 1960.

Le coup d’arrêt de mars 2020, ainsi que la perspective d’une « saison blanche » 2020-2021 viennent fermer tout un cycle social, économique, et culturel ouvert dans les montagnes françaises au sortir de la seconde guerre mondiale.

La massification du ski dans les années 1970

C’est au sortir de la seconde guerre mondiale que se pose la généralisation du secteur touristique. Il s’ensuit dès les années 1960 une vaste politique de développement de stations de ski, construites de manière ad hoc à moyenne et haute altitudes.

C’est le « plan neige » lancé par le gaullisme, s’étalant de 1964 à 1977, visant à contre-carrer la prolétarisation des couches paysannes, et donc l’exode rural. L’affaiblissement de l’économie paysanne, principalement des alpages, a été le résultat direct de la concentration de l’agriculture dans les mains de quelques gros capitalistes dominés par la grande distribution.

C’est la massification du tourisme hivernal liée à la bourgeoisie et aux couches supérieures de la petite-bourgeoisie. La démocratisation du ski est quant à elle plutôt liée au travail social-démocrate des municipalités dirigées par le P.C.F., avec l’organisation de séjours pour les foyers ouvriers dans le cadres de comités d’entreprises, notamment d’entreprises telles que la SNCF, EDF-GDF.

Massification bourgeoise et relative « démocratisation » peuvent se lire à partir de deux choses culturelles. C’est d’un côté le film populaire « Les bronzés font du ski », de l’autre sa mise en avant pour moderniser l’ancien style bourgeois-conservateur. Cela fait qu’il y a 5,6 millions de français pratiquant le ski alpin, dont plus de 50 % proviennent des villes de plus de 100 000 habitants.

Si le gaullisme a vu les stations de ski comme une manière d’acheter la paix sociale dans les territoires montagneux, l’aile libérale de la bourgeoisie en a fait une partie intégrante de son life style. Cet élan a commencé dans le cadre de la première crise générale, avec notamment la construction d’hôtels et de chalets de luxe à Megève par Noémie de Rothschild, avec la Société française des Hôtels de Montagne fondée en 1919.

On a ainsi les images diffusées à la télévision au milieu des années 1970 du président Valéry Giscard d’Estaing dévalant les pentes de plusieurs stations savoyardes, sans bonnet, avec un simple pull-over et des lunettes de soleil classiques.

Certaines parties des zones montagneuses françaises se sont donc en grande partie développeés sur la base du tourisme hivernal lié à la pratique du ski. Avec l’Autriche et les États-Unis, la France et ses 295 stations, dont 112 sont dans les deux Savoie, sont les trois principaux marchés touristiques du ski dans le monde, suivis ensuite par le Canada, la Suisse, l’Italie et la Slovénie.

Les années 1970-1980 ont été l’apogée de ce qui fut appelé, à raison, l’or blanc

Cet essor social et culturel se base évidemment sur toute une infrastructure logistique, allant de l’hôtellerie-restauration en passant par les commerces de location de ski, jusqu’aux écoles de ski alpin. Mais il y a aussi, toutes la production matérielle qui sous-tend cette activité : industrie du ski, des accessoires vestimentaires, des pylônes de remontées mécaniques, etc.

Les domaines skiables sont de plus en plus concentrés dans des monopoles, que ceux-ci soient de type familial ou de type économique classique.

On a donc soit la grande famille bourgeoise qui gère un domaine tout en s’accaparant et gérant l’ensemble des ressources d’un village sur le mode du notable rural, avec parfois une délégation de gestion à un groupe spécialisé en la matière comme Labellemontagne (onze stations gérées en France).

Soit un monopole tel que la gigantesque Compagnie des Alpes, qui a la Caisse des dépôts et consignations comme actionnaire principal.

Ce monopole gère en partie les fonds de la Compagnie du Mont-Blanc. Elle détient une dizaine de stations françaises comme Val-d’Isère, les Deux Alpes, Serre Chevalier, Flaine, le Grand Massif, Méribel, mais aussi des stations italiennes comme Courmayeur. Elle a également des parts dans La Rosière, Valmorel, Megève, Avoriaz, mais aussi dans les stations suisses de Verbier et Saas Fee. A cela s’ajoute la détention de plusieurs espaces de loisirs et culturels, comme le Futuroscope, le Musée Grévin ou le parc Astérix, des restaurants, plus de 200 magasins de sports.

Avec un bénéfice net de 47,7 millions d’euros (profits) enregistré en mai 2020, la Compagnie des Alpes a perdu un peu plus de 15 millions d’euros suite au premier confinement du printemps 2020 (62,2 Millions d’euros de bénéfices net en 2018-2019).

À la suite des premières annonces de non-ouverture des stations de ski en décembre, des tensions sont d’ailleurs apparues entre le monopole CDA et les stations de ski à gestion familliale-notabilière. Ces dernières ont fustigé la CDA pour soutenir une fermeture en décembre car ayant la trésorerie pour encaisser le coup.

L’hébergement est lui aussi tiré par trois principaux monopoles que sont le « Club Med » avec la possession de 11 villages, « Pierre & Vacances » et ses 6 200 appartements pour 32 500 lits, et « Odalys Vacances », gestionnaire de 128 000 lits et de 257 établissements en France (été/hiver).

Du côté du matériel, on a également un processus de concentration avec principalement deux monopoles que sont Rossignol et Salomon. Ces deux entreprises sont largement élancées dans les années 1950-1960 dans le sillage des « Plan-neige », raflant aujourd’hui respectivement 25 % et 15 % du marché du ski.

Du côté des infrastructures, le secteur est d’autant plus concentré qu’il demande des investissements colossaux en capital constant, pour un taux de rotation du capital assez lent.

On a ainsi pour les remontées mécaniques des monopoles directement lié à leur base nationale : Bartholet pour la Suisse, CCM et Leitner pour l’Italie, Poma et dans une moindre mesure GGM pour la France, Doppelmayr-Garaventa pour l’Autriche et Sky trac pour les États-Unis.

Au niveau des cabines des téléphériques, le secteur est encore plus concentré avec surtout trois entreprises, filiales des groupes précédents : CWA, filiale suisse de l’autrichien Doppelmayr, Gargloff, filiale de BMF, et Sigma Cabins, filiale de Poma.

Ces mastodontes entretiennent toute une activité sous-traitante, comme par exemple la demande en câbles électriques et d’acier, des filiales comme l’usine de Doppelmayr à Modane en Savoie, qui emploie une cinquantaine de personnes fixes, les usines Poma en Isère et en Savoie, etc.

Le tournant des années 1990

Les années 1990 ont été un moment charnière dans les sports d’hiver et l’industrie touristique.

Tout d’abord il y a eu l’essor du snowboard, et du ski freestyle, qui a du être absorbé-intégré par les secteurs capitalistes. L’essor du snowboard est en lien direct avec la critique du ski aseptisé par la bourgeoisie, avec son style « guindé ».

Il fallait pouvoir surfer la neige : c’est ce que propose Jake Burton dès 1979 et qui se généralise progressivement dans les années 1990. Les « snowboarders » ont été très mal vus au départ, avec l’image de punks des neiges, cultivant un entre-soi marginal, alternatif, puisant dans le vie de « saisonniers », souvent vivant en camions aménagés, etc.

Évidemment, les secteurs capitalistes sont parvenus, sans grande difficultés, à intégrer tout cela dans sa machinerie d’accumulation. Il a fallu investir dans de nouveaux moyens de production, former de nouveaux ingénieurs, etc.

Ce qui va apparaître comme un obstacle objectif, lié ici directement à la seconde crise générale, c’est bien évidemment le réchauffement climatique.

L’hiver 1963-1964 avait déjà rappelé la réalité à la bourgeoisie : l’économie du ski est conditionnée à un important aléa climatique. Mais ce sont les hivers « sans neige » de 1988-1989, 1992-1993 puis 2006-2007 qui vont faire basculer les mentalités.

Tout cela a engendré une baisse progressive des volumes de production à partir de la fin des années 1990. À cela s’est ajouté un tassement des marchés asiatiques, principalement celui du Japon, dans le cadre des crises économiques régionales de 1997-1998.

C’est le moment de la restructuration pour les équipementiers, exprimant en fait la baisse tendancielle du taux de profit dans le secteur. On est loin de l’artisan-menuisier, travaillant le bois pour fabriquer des skis, avec des nouvelles technologies, des nouvelles matières, plus d’automation, etc.

Salomon a ainsi été racheté par le groupe finlandais Amer Sports en 1997 à la suite de sa vente par Adidas. En 2008, son dernier site de production de ski à Rumilly en Haute-Savoie est fermé.

Rossignol a quant lui été racheté en 2005 par le groupe américain Quicksilver, avec une série de suppressions d’emplois, avant d’être revendu à fonds australien Macquarie & Jarden courant 2008. En 2013, c’est le fonds norvégien Altor qui rachète finalement le groupe Rossignol.

Depuis les dernières années, ces équipementiers ont cherché à diversifier leur production dans le domaine des loisirs estivaux (trails, randonnées, vtt, etc.), mais cela ne va pas suffire à faire face à l’ampleur de la dégringolade liée à la crise sanitaire de 2020-2021.

Du côté des stations de ski, il y a eu investissement massif dans les canons à neige. Auparavant limités à telle ou telle grand domaine, et à tel piste exposé à l’adret (plein soleil), les canons à neige ont envahi toutes les stations de ski pendant les années 2000.

Cela modifie grandement le cycle d’écoulement des eaux, avec des conséquences négatives sur la faune et la flore. Des conflits ont également lieu quant à l’usage des cours d’eau pour les réserves de canons à neige, rendus explosifs avec les sécheresses de plus en plus régulière.

A ce titre, notons que l’ajout de Pseudomonas syringae pour fabriquer de la neige artificielle malgré des températures positives élevées, porté notamment par la marque Snomax, est interdit dans deux régions autrichiennes ainsi qu’en France. Elle est par contre autorisée en Suisse et aux Etats-Unis.

Le Pseudomonas syringae est une bactérie qui lorsque la neige artificielle fond, s’attaque et tue certains végétaux de l’intérieur. Les tensions produites par la seconde crise générale du capitalisme, sur fond de réchauffement climatique, pourrait rabattre les cartes de cette question.

Il y a également une course à l’extension des domaines, pour proposer des vastes étendues, avec des pentes douces à destination d’une clientèle peu sportive. Cela implique des travaux estivaux de terrassement délétères au plan écologique.

C’est le basculement des stations de ski dans la décadence complète, de plus en plus portée par une clientèle huppée cosmopolite, bien loin de l’effort sportif et très proche de l’esprit loisir-festif avec tout l’impact écologique occasionné.

Si la critique écologique a émergé dans le milieu des années 1970, elle était réduite à l’aspect romantique anthropocentré des « paysages » et de la disparition des milieux paysans. Cette dimension va s’effacer dans les années 1990-2000, avec une insistance plus forte sur un réchauffement climatique qui se découvre à vue d’œil.

Dans les Alpes, la température moyenne a augmenté de + 2°c, avec une baisse de l’enneigement en-dessous de 1600 mètres. Les stations de Pyrénées sont les plus directement touchées.

Le coup d’arrêt brutal de 2020

Les effets sociaux et culturels de la crise sanitaire

On assiste depuis le mois de novembre 2020 à une sorte de fuite en avant des dirigeants du secteur, qui se sont félicités du semi-confinement d’octobre dans l’espoir d’une ouverture pour la fin décembre afin d’attirer la clientèle française.

En décembre, des élus du Parti socialiste sont même allés jusqu’à signer une tribune corporatiste pour légitimer la ré-ouverture des remontées mécaniques. Cela témoigne du renforcement du fascisme, comme reflet du raidissement des monopoles.

Dans une lettre ouverte au premier ministre Jean Castex, Henri Giscard d’Estaing, fils de l’ancien Président décédé du covid-19, et président du Club Med demandait la ré-ouverture pour février. Il constatait que qu’avec plus de « 50 % du PIB de la Savoie, et un peu moins en Haute-Savoie […] plus de 100 000 emplois saisonniers pourraient disparaître ».

Guy Bloch, tout à la fois maire de la station des Plagnes en Savoie, président de l’Association nationale des maires de stations de montagne (ANMSM) et du « syndicat » France montagne, annonce la disparition de dizaines de milliers de commerces, tout en ajoutant dans un article du Figaro :

« Si nous ne sommes pas ouverts pour le 6 février ça va être dramatique car les aides seront insuffisantes pour permettre la survie de l’écosystème.

Ce qui est gagné en hiver est réinvesti le reste de l’année sur tout le territoire donc si le modèle économique disparaît ce sont des dizaines de milliers d’emplois qui seront supprimés et des dizaines de milliers de familles qui quitteront la montagne pour partir en milieu urbain »

Il y a bien là tout un cycle entamé à partir des années 1950, et maintenu coûte que coûte en vie depuis les années 1990. La seconde crise générale du capitalisme marque ainsi une gigantesque rupture, avec bien évidemment un inégale répartition. Ce sont les stations dite de seconde et troisième générations qui sont le plus touchées.

Alors que les premières stations sont celles de basse altitude développées autour d’un village pré-existant (Chamonix, Megève, Grand Bornand, etc.), les stations de seconde génération ont été créées au-delà du village d’origine. L’ensemble de l’espace foncier et commercial du village a été consommé pour les « besoins » du tourisme hivernal, comme Courchevel ou l’Alpe d’Huez.

Quant à la station de troisième génération, elle correspond plus directement au « Plan-neige » des années 1960-1970 : construite à plus haute altitude, elle a comme particularité d’être « intégrée » avec parkings, buildings de plusieurs étages et routes permettant d’accéder aux pistes « ski en main ». C’est le cas de Flaine et d’Avoriaz en Haute-Savoie, Tignes et Isola 2000 en Savoie.

Alors que les stations de moyenne altitude (première et seconde génération) enregistrent un recul de 35 % à 60 % de leur réservation, les grands domaines de type troisième génération ont connu un recul de près de 90 % de leur activité normale. Le village-station a pu limiter la casse en proposant d’autres activités.

Par exemple, à Val Thorens, le mois de décembre n’a enregistré que 2 000 touristes contre 25 000 d’ordinaires. De manière générale, la perte moyenne des stations de ski toutes confondues était estimé mi-janvier à 70 %.

L’apparition des variants britanniques, sud-africain et brésilien à la fin décembre 2020, notamment dans la station de ski suisse de Saint Moritz, a clôt toute perspective d’ouverture pour les vacances de février des stations françaises.

A l’inverse, les stations de ski en Autriche et en Suisse sont restées ouvertes, alors que celles en Italie sont également fermées. Ces inégalités provoquent forcément un aiguisement de la concurrence.

La saison blanche va donc être une véritable onde de choc, avec notamment le bouleversement en profondeur du mode de vie saisonnier. Un mode de vie qui, s’il cherche à s’échapper de manière justifiée de la monotonie prolétaire, est culturellement au service du capitalisme. A ce titre, il va bien leur falloir chercher une solution puisque la réforme de l’assurance-chômage prévue au printemps 2020 n’a fait qu’être repoussé du fait de la crise sanitaire.

Cette impossibilité d’avoir une activité a entraîné toute une contestation portée par une alliance de notables bourgeois des stations, de petits commerçants et d’une partie des travailleurs saisonniers. A l’inverse, une partie de la population montagnarde a vu dans cet arrêt un moment de répit pour les animaux sauvages.

C’est l’expression ici d’une opposition de classe, déjà présente mais que les effets de la crise sanitaire rendent de plus en plus antagoniste, ouvrant un nœud de contradictions révolutionnaires.

Une fuite en avant sous la domination unilatérale des monopoles

Forcées de fermer de manière prématurée en mars 2020, les stations de ski ont enregistré une perte d’environ 1,5 milliards d’euros. L’Agence Savoie Mont-Blanc annonce une perte de 5,8 milliards d’euros si la fermeture des stations est maintenue jusqu’à fin mars, et de plus de 4 milliards dans tous les cas.

Or, plus d’un tiers, voire plus, du PIB de ces départements provient des recettes touristiques. C’est un gigantesque crash. Le directeur générale du Tourisme en Savoie parle d’« une situation de crise totalement inédite » ; celui des Hautes-Alpes affirme que c’est « tout le territoire montagnard qui est mis en péril, par effet domino ».

Les prémices de la future secousse sont déjà là. Pour n’en citer que quelques exemples, l’autrichien Doppelmayr a annoncé le licenciement de 190 salariés.

L’entreprise de ski Rossignol a supprimé 92 postes dès la rentrée 2020, soit avant la saison blanche 2020-2021 et alors que près de 45 % des ventes de ski en France sont pris par les magasins de location en station. Dans la station des Carroz, seulement 80 saisonniers travaillent sur 450 embauchés (800 en temps normal).

Les secteurs les plus touchés vont être l’hôtellerie-restauration, les commerçants de location de matériel, puis les équipementiers de ski comme Rossignol et Salomon, entraînant une véritable effet en cascade sur les clients et fournisseurs qui leur sont liés. Avec 1,4 millions de lits à disposition, les pertes dans le secteur de l’hôtellerie vont être dantesques.

Pour les gestionnaires des remontées mécaniques elles-mêmes, le coût est d’autant plus rude que les charges fixes (loyers, entretien mécanique, damage, sécurisation des couloirs, etc.) sont très élevées. Des charges qui ont continué à être payé comme si la saison allait repartir.

Il y a eu une masse d’argent déboursée pour finalement zéro recettes, car le damage des pistes a continué, et les canons à neige ont continué de tourner. Rien que le damage d’un domaine d’une centaine de kilomètres de pistes coûte 15 à 20 000 euros par nuit.

Le remboursement des aides va être explosif, en plus du gonflement d’une dette faramineuse. La Compagnie des Alpes a contracté par exemple deux PGE (prêt garanti par l’État) avoisinant les 500 millions d’euros, alors même que ses bénéfices net en mai 2020 étaient de 47,7 million d’euros. Il y a un décalage énorme.

A noter d’ailleurs que Dominique Marcel, le Président-directeur général de la Compagnie des Alpes, a pris la présidence de l’Alliance France Tourisme, auparavant occupée par le directeur général du groupe hôtelier Accor.

Enfin dans une moindre mesure les producteurs des infrastructures vont aussi être touchées. Ce dernier secteur est intéressant à analyser, tant il exprime le renforcement des monopoles dans l’appareil d’État.

En effet, avec l’explosion des dettes publiques et privées, les monopoles des remontées mécaniques et des cabines vont également connaître un coup d’arrêt, avec des investissement en berne.

Alors que les monopoles du secteur cherchaient à ré-orienter progressivement leur activité vers le transport par câbles urbain du fait du réchauffement climatique, le coup d’arrêt brutal de 2020 met fin à cette transition « pacifique ». Si l’on regarde seulement ces entreprises, on constate en effet une course à la conquête de marchés extérieures des transports par câbles urbain.

Cela accentue les rivalités inter-impérialistes, comme le montre par exemple le décrochage par Poma de la construction du téléphérique à Oulan-Bator en Mongolie. L’État français a accordé un prêt à la Mongolie, conditionné à l’obtention par Poma de la construction d’un téléphérique à Oulan-Bator. C’est là une preuve de prise de contrôle de l’État par la fraction monopolistique du capital français.

Dans le même temps, au niveau des stations de ski elles-mêmes, il est déjà annoncé un partenariat entre la Banque des territoires (propriété de la Caisse des Dépôts) et le Crédit Agricole des Savoie pour développer, pour l’instant seulement à Aime-La Plagne et La Clusaz des projets, tels que des ascenseurs valléen (transport par câbles), de l’ « immobilier raisonnable », etc. Le prix de l’immobilier a dégringolé en quelques semaines, révélant la surproduction de marchandises.

L’impact de la seconde crise générale du capitalisme sur les stations de ski forme une onde de choc historique pour ces régions. C’est toute la dynamique qui est grippée, avec également une baisse des recettes fiscales pour les communes, les départements, bloquant les investissements publics.

À cela s’ajoutent des professions en dehors des aides de l’État, comme les cabinets de médecins, faisant courir le risque de déserts médicaux déjà prégnant dans ces zones.

Il est évident que les habitantes et les habitants des zones montagneuses voient s’ouvrir une nouvelle période historique, avec en toile de fond la problématique écologique qui se heurte à la bourgeoisie cosmopolite, principale clientèle tirant les stations de ski.

Il y a là une situation explosive pour les prochaines années, d’autant plus forte que ces départements ont été habitués à une richesse touristique débordante, impliquant la formation de subjectivités en rupture avec tout cela.

L’industrie de la reproduction humaine illustre une énième facette de la seconde crise générale du capitalisme

Plus le capitalisme avance, plus il doit trouver de nouveaux marchés pour se reproduire, et pour cela il doit de plus en plus se tourner vers du superflu et faire tomber les barrières morales. Cette dynamique va en s’intensifiant en temps de crise, puisqu’il existe alors une masse de capital cherchant à s’investir.

C’est le cas du marché de la reproduction humaine, qui profite de la stérilité causée par d’autres secteurs détruisant la nature et les capacités de reproduction des espèces, mais aussi de l’égocentrisme inhérent à une société individualiste.

Au lieu d’orienter les incroyables forces productives et technologiques vers le développement d’un mode de vie harmonieux, il y a un désordre caractéristique, où l’on ne raisonne qu’en court terme et en parades des développements anarchiques antérieurs.

En somme, on soigne les maux d’une industrie mortifère par une autre, encore plus aliénante avec de nouveaux intérêts en jeux.

Le grand « avantage » du marché de la reproduction est qu’il place son créneau dans le fondement même de la vie : perpétuer l’espèce. Et celle-ci passe par la capacité à se reproduire. C’est donc quelque chose qui peut passer facilement pour incontournable, dans lequel on ne va pas hésiter à investir.

Cette industrie a tout intérêt à transformer la procréation, déplaçant une production naturelle par une artificielle grâce à la technologie. C’est en cela que peuvent se créer de nouveaux secteurs dans lesquels les capitaux disponibles peuvent venir s’injecter.

Prenons par exemple les dispositifs de congélation des gamètes, l’imagerie médicale de pointe, le matériel obstétrique et bien sûr, le développement des outils génétiques, permettant d’isoler des gènes, de raccrocher des morceaux d’ADN tels que les ciseaux génétiques CRISPR-Cas9.

C’est que pour être réellement un marché viable, la reproduction va devoir toucher les couples hétérosexuels non-stériles, le plus gros marché potentiel. Le moyen d’y arriver est la génétique.

Pour ce marché en pleine expansion, la libéralisation de la PMA n’est pas un droit pour les homosexuels, c’est l’outil principal du processus permettant de faire passer un saut qualitatif au marché en allant à la rencontre des couples fertiles et des femmes seules.

Et pour toucher des couples stériles et des femmes seules, il faut proposer quelque chose d’attractif à banaliser, avec le pragmatisme génétique, « pour le bien de sa descendance ».

On a ainsi un développement extrêmement sophistiqué de la génétique pour pouvoir d’abord proposer l’implantation d’embryons « sains », puis pour pouvoir de plus en plus proposer des « options ».

Le bond de la pratique de la PMA depuis 2015 correspond d’ailleurs à l’amélioration des congélations d’ovocytes, mais aussi à la multiplication des possibilités de diagnostiques préimplantatoires (DPI), avec notamment des techniques permettant, outre d’éliminer un large spectre de maladies génétiques, de choisir le sexe depuis l’analyse génétique de l’embryon.

On a donc des parents non-stériles qui optent pour la PMA pour éviter des « problème génétiques », ceux-ci allant de la trisomie 21 à la dyslexie en passant par le strabisme comme cela peut être proposé au Royaume-Uni. Et d’autres encore, parce qu’ils ne veulent pas de fille, du fait d’une société encore fortement patriarcale comme c’est souvent le cas des couples chinois, par exemple.

Depuis ces améliorations, le marché de la procréation et ses multiples entreprises éparpillées commencent à connaître une activité intense de fusions – acquisitions, montrant une tendance au monopole.

Au début des années 2010, les entreprises étaient éparpillées, avec d’un côté des cliniques « indépendantes », de l’autre quelques banques de sperme et une industrie de niche.

En Europe, c’est l’Espagne qui a constitué le premier pôle à faire de la reproduction un secteur avec un ensemble de cliniques privées (IVI) essaimant à l’étranger, profitant des lois libérales. Dans ce pays, le marché de la procréation était estimé à un chiffre d’affaire de 500 millions d’euros environ en 2018.

À titre comparatif, le marché des jus de fruit dans ce même pays (premier vendeur européen) est de 730,63 millions d’euros. La procréation est un secteur du médical dans lequel l’Espagne est spécialisé, au même titre que les jus de fruits dans l’agro-alimentaire.

Mais pour gagner du terrain il faut pouvoir baisser les prix et bénéficier de lois favorables, cela ne peut se faire qu’en « pesant » toujours davantage.

C’est le sens de la fusion en 2017 d’IVI les cliniques espagnoles et RMANJ les américaines, faisant de IVI-RMA Global le leader mondial du marché de la procréation.

Aux USA, le marché de la reproduction est estimé à 3,6 milliards de dollars en 2017. Toujours à titre comparatif, 1,65 milliard c’est le chiffre d’affaire de Burger King en 2018.

En Asie aussi, le marché de la reproduction est en plein essor, avec une industrie des biotechnologies très développée. La discrimination sexuelle à la naissance au bénéfice des garçons, encore très présente, y promet la popularité du CGP (criblage génétique préimplantatoire, sorte de DPI permettant le choix du sexe).

Progressivement, les leaders du marché de la procréation vont inéluctablement arriver au stade de monopoles, avec 2 grands secteurs :

1) Les services, des cliniques liées aux banques de gamètes et aux agences de mères porteuses, qui sont en lien avec les clients.

2) Les bio-technologies et labos pharmaceutiques (avec les tests ADN, l’imagerie médicale, les outils génétiques, les traitements hormonaux, les instruments obstétriques…) représentant tout de suite des masses de capitaux énormes dont la procréation n’est qu’une nouvelle branche.

La tendance est également à racheter quelques acteurs des services pour disposer d’un contrôle complet de la chaîne de production de fœtus. Plus il y a de cliniques, plus leur industrie a des débouchés.

Viennent ensuite des secteurs adjacents comme l’assurance, le transport, le « tourisme de la santé »…

Évidemment tout cela se fait de manière absolument opaque et anti-démocratique, il est par exemple très difficile de trouver des chiffres, des données et de savoir où tout cela peut bien mener la société.

La pression du secteur est déjà énorme sur les pays n’ayant pas encore libéralisé la PMA, mobilisant toute une couche intermédiaire intellectuelle libérale sous couvert d’égalité des droits.

Il en va de même pour la Gestation Pour Autrui (GPA). Le sandale des nouveaux nés coincés dans le pays de leur « gestatrice » pendant les confinements amène les pro-réglementation à arguer en faveur d’une législation pour faciliter les filiations à l’internationale.

Avec la GPA on normalise le fait de louer le corps d’une femme pour accéder au « désir » d’enfant de tierces personnes. On connaît bien le cas des couples gays, deux hommes ne peuvent pas avoir d’enfants. On connaît aussi le cas des couples hétérosexuels dont l’utérus de la femme ne fonctionne pas. À cela s’ajoute une multitude de raisons tordues de recourir à une mère porteuse : Avoir un enfant après la ménopause, ne pas vouloir abîmer son corps de femme « objectifié » ou encore être un homme et vouloir un enfant tout seul.

À aucun moment il n’est question de morale, tout est une question de pseudo-égalité à posséder des enfants, de possibilités et de choix, et le rôle du libéralisme est de promouvoir une société où la pire des choses n’est pas la traite des êtres humains mais l’entrave à la liberté de choix.

Cependant pour la GPA, l’argument de l’égalité des droits à beaucoup plus de mal à faire son chemin puisque cette pratique relève purement et simplement de la traite des êtres humains.

D’autant plus que l’exploitation reproductive nécessite un réservoir de femmes précaires pour baisser ses prix et pouvoir prétendre à vendre une grossesse à des couples de classe moyenne.

C’est le sens des multiples tentatives d’ouverture de la GPA en Amérique Latine, ou de son développement dans les pays de l’Est de l’Europe. À l’inverse on a pu voir de scandaleuses usines à bébés en Inde, mais la pression populaire a mené à procéder à une législation restrictive en 2015.

La crise du mode de production va entraîner une accélération de ce phénomène avec des injections massives de capitaux et une bourgeoisie moderniste poussant à une élimination complète des barrières morales en contournant le débat démocratique, avec par exemple des résolutions internationales.

La bioéthique va donc être une question cruciale au niveau mondial, c’est un aspect supplémentaire de la friction entre le capitalisme et l’ensemble de la vie, de la biosphère, toujours plus méprisée et bafouée.

Le capital e-commercial dans la seconde crise générale du capitalisme

La crise générale a nécessairement un développent inégal selon les secteurs d’activités. D’ailleurs, c’est une nécessité pour les communistes que de comprendre les modalités de krach de tels et tels secteurs, avec en même temps, dialectiquement, les modalités d’essor accéléré d’autres secteurs. Sinon, on bascule dans une lecture unilatérale et on ne comprend pas la nature profondément contradictoire de la crise.

La plasticité du capitalisme permet à une partie du capital de s’engouffrer dans les possibilités de modernisation-restructuration offerte par la « crise » – en même temps, cela désaxe le capitalisme et accentue la pression sur les capitalistes en général.

À ce niveau, l’essor de la vente en ligne comme expression du capital commercial est un bon exemple pour comprendre le processus dialectique d’essor particulier d’une branche capitaliste qui renforce l’aspect général de la crise.

Dans un communiqué de presse de début décembre 2020, la « fédération e-commerce et vente à distance » (Fevad) note ainsi :

Avec un chiffre d’affaires cumulé de 77,9 milliards sur les 9 premiers mois, les ventes de produits et de services sur internet ont progressé de 5% par rapport à la même période l’an dernier.

A partir de l’analyse des données disponibles à ce jour, la Fevad table sur une progression des ventes de 8,5% au dernier trimestre. Si la croissance des ventes en ligne de produits devrait être plus importante que lors des précédents trimestres, celle-ci ne devrait toutefois pas suffire à compenser la baisse des services.

Dans ce contexte, le chiffre d’affaires annuel du e-commerce en 2020, tous produits et services confondus, devrait progresser de +6% sur un an, contre +11,5% en 2019, pour atteindre 109,6 milliards.

I. L’ « e-commerce » comme une forme spécifique du capital commercial dans la chute tendancielle du taux de profit

a) L’ « e-commerce » accompagne les monopoles industriels

Remarquons d’emblée que : la vente en ligne permet la rotation de telle industrie vestimentaire, telle industrie technologique et culturelle, etc., mais ne joue en rien dans la rotation par exemple de l’accumulation du capital dans l’acier, le pétrole, le ciment, etc. Reprenons donc la question de la baisse tendancielle du taux de profit.

On a des capitalistes qui cherchent à vendre toujours plus de marchandises pour élargir leur capital. Pour cela il faut baisser les coûts de production ainsi qu’élargir les marchés.

Comme on le sait, cela a pour conséquence de faire baisser la part du capital dédiée à l’emploi de la main d’œuvre (baisse coût de production) et d’augmenter la part dédiée à des moyens de production plus sophistiqués afin de produire plus vite, en moins de temps, et que donc que les marchandises soient moins chères et qu’ainsi elles se vendent mieux.

Or si le taux de profit baisse (la part des travailleurs diminue par rapport à la part de la machinerie), la logique même de cette baisse implique une hausse de la masse des profits puisque il y a une machinerie plus productive, donc plus de produits mis sur le marché.

Et comme on l’a compris avec Lénine, cette contradiction entre baisse qualitative (le taux de profit) et hausse quantitative (la masse de profits) aboutit à la formation de monopoles qui sont les seuls à mêmes d’assurer les énormes investissements en capital constant.

Le « e-commerce » qui appartient au capital commercial ne créé ni profit, ni ne produit de plus-value, il est donc entièrement dépendant de la dynamique de valorisation du capital industriel dont il s’approprie une part de survaleur. Il suit donc inévitablement la tendance monopolistique.

Comme le dit Marx à propos du capital commercial :

Le taux du profit de celui-ci est une grandeur donnée, qui dépend d’une part de la masse de profit produite par le capital industriel, et d’autre part du rapport du capital commercial au capital total avancé pour la production et la circulation.

De fait, on considère ainsi que 87 % du chiffre d’affaire du « e-commerce » est réalisé par 5% des acteurs du secteur.

b) Le capital e-commercial, comme un aspect de la contre-tendance à la chute du taux de profit

Dans l’explication de la baisse tendancielle du taux de profit dans le Capital, Karl Marx explique qu’il y a donc des contre-tendances. Au cœur de ce raisonnement, il y a la question du rapport entre le taux de plus-value, le taux de profit, et le capital organique. Et ce rapport se fonde sur un moment précis de l’accumulation du capital qui est le taux de rotation.

La rotation du capital, c’est l’ensemble du temps parcouru pour qu’un capital-argent investi initialement revienne sous la forme-argent, enrichie d’une plus-value produite dans la sphère de la production, « et » réalisée dans la sphère de la circulation. Bien qu’aspect secondaire de l’accumulation, le capital commercial est une clef du processus général d’accumulation.

Marx explique :

Le temps de rotation du commerce mondial a été diminué considérablement et l’activité du capital a été doublée et même triplée.

Il va de soi que cette révolution ne s’est pas accomplie sans contre-coup sur le taux du profit.

Pour apprécier d’une manière exacte l’influence de la rotation sur ce dernier, nous devons admettre que tous les autres éléments (taux de la plus-value, journée de travail, composition centésimale) sont les mêmes pour les deux capitaux que nous mettrons en parallèle. (…) Les taux de profit de deux capitaux de même composition, de même taux de plus-value et de même durée de travail, sont donc en rapport inverse des périodes de rotation.

Pour contrer la baisse continue et inéluctable de la main d’œuvre par rapport à la machinerie en général, le capital produit dans le cours de son accumulation des contre-tendances, des freins à la chute de sa baisse de valorisation.

Et pour bien saisir cela, il faut faire la différence entre le taux de profit et le taux de plus-value. Le taux de plus-value correspond au rapport d’exploitation entre le travail payé et le travail non payé. Le taux de profit correspond au rapport entre le taux de plus-value et le capital organique avancé.

On le voit le taux de plus-value reste central, mais ce taux connaît une tendance à la baisse du fait de l’augmentation de la machinerie « au détriment » de la main d’œuvre, source réelle de la plus-value. Pour un capitaliste, celle-ci peut donc au bien augmenter le taux d’exploitation (augmentation de la journée de travail, donner plus de tâches aux travailleurs, baisse du salaire, etc.).

Mais cela peut aussi donc jouer sur la rotation du capital, ce qui fait référence au taux de profit et non au taux de plus-value. Si le capital connaît 10 cycles de rotation au lieu de 5, cela signifie que lorsqu’il jette la somme initiale de capital-argent pour l’accumulation, il va obtenir 10 « retours sur investissements » (enrichis de la plus-value) sans avoir à rejeter à chaque fois la somme initiale.

Marx explique bien cela dans cet exemple :

Prenons un capital A, ayant la composition 80 c + 20 v = 100 C, et qui, pour un taux de plus-value de 100 %, accomplit deux rotations par an. Son produit annuel sera 160 c + 40 v + 40 pl . Le taux du profit devant être calculé en rapportant 40 pl , non pas au capital employé de 200, mais au capital avancé de 100, nous aurons p’ (profit) = 40 %.

Soit un second capital B = 160 c + 40 v = 200 C qui, pour le même taux de plus-value de 100 %, n’accomplit qu’une rotation par an. Son produit annuel sera également de 160 c + 40 v + 40 pl , mais les 40 pl devront être rapportés au capital avancé de 200, ce qui donnera un taux de profit de 20 %, la moitié de celui de A.

Donc, un capital d’un secteur industriel donné a tout intérêt à maximiser ses rotations, car cela lui permet de freiner la baisse inéluctable de sa valorisation.

On comprend ainsi quel rôle jouent les géants du « e-commerce » pour des branches industrielles, comme le high-tech, le textile, la culture.

Et comme le remarquait bien Lénine à propos du fait que « les monopoles n’éliminent pas la libre concurrence dont ils sont issus ; ils existent au-dessus et à côté d’elle », les monopoles du e-commerce laisse aux petits capitaux la possibilité de se lancer en accédant à la plateforme de vente en ligne qui leur fait économiser des coûts et leur permet d’accéder à un taux de rotation plus élevé.

c) Les géants du e-commerce comme expression de la tendance à la socialisation

En tant qu’agent du capital commercial, le e-commerce est donc l’expression de la chute tendancielle du taux de profit en ce sens qu’il suit la tendance à la concentration monopolistique, tout autant qu’une contre-tendance à cette chute elle-même (taux de rotation).

La chose est que comme il y a de plus en plus de marchandises produites dans le cadre d’une production monopolistique, il faut davantage écouler ces marchandises, au risque de voir la rotation, et donc l’accumulation, se gripper.

Comme le taux de profit ne fait que chuter et que ce qui compte toujours plus c’est sa masse, il faut absolument augmenter les rotations du capital. Pour cela, il faut arriver à faire correspondre au mieux le temps de production et le temps de circulation.

C’est là qu’émerge le « e-commerce », comme expression d’une tendance toujours plus marquée à la socialisation à travers et malgré le capitalisme. À ce niveau, le capital commercial moderne profite des avancées informatiques, et principalement de la combinaison du big data et de l’intelligence artificielle, pour écouler coûte que coûte les marchandises via des comptes individuels à l’abonnement mensuel.

Mieux même, en produisant des besoins-artificiels sur cette base algorithmique, il génère l’illusion comme quoi il n’y aurait plus le chaos entre la production et la consommation. Évidemment cela est illusoire car cela n’ôte en rien la question de la paupérisation dans le cadre de la crise générale.

Le capitalisme est dans l’impossibilité même de faire que la production et la circulation se correspondent : seul le socialisme est à même de réaliser ce saut qualitatif, grâce à la planification. Mais justement, comment bien analyser ce qui relève ici d’une tendance à socialiser sur la base de la révolution socialiste et ce qui relève d’une empreinte capitaliste à démanteler ?

II Le capital e-commercial, une superstructure liée à l’impérialisme

a) La généralisation du fétichisme de la marchandise

A lors que la grande distribution s’est principalement emparée de l’écoulement des biens alimentaires dans les années 1960-1970, les géants de la vente en ligne se sont principalement appropriés la vente de vêtements et d’objets culturels (high-tech compris). Il y a ici une continuité dans la tendance au monopole de la grande distribution, dans les nouvelles conditions de la mutation informatique des années 1990-2000.

On pensera ici à Cdiscount (groupe Casino, 1998), Ebay (1995), Vente Privée (2001), Zalando (2008), PriceMinister (2000, racheté par le japonais Rakuten en 2010), Wish (groupe Alibaba, 1999), Amazon (1994). En 2017, Cdiscount a écoulé 30 millions de colis, Alibaba 821 millions et Amazon plus de 3 milliards. C’est vertigineux.

Avec les modalités de la circulation à flux-tendu du capital, l’épuration rapide des stocks est encore plus nécessaire qu’auparavant – sans rien changer à la nature même du capitalisme. La surproduction de capital oblige à ce que les parties des capitaux investis aient un « retour sur investissement » le plus rapide possible, et donc, dans le même temps, que la surproduction de marchandises soit « évitée » par la garantie de leur écoulement.

De par cette configuration, ce secteur de l’ « e-commerce » pousse jusqu’à l’absurde les tendances à l’éparpillement-gâchis capitaliste. C’est là un des caractères typiques du fétichisme de la marchandise qui occulte les conditions même de sa production réelle.

Ce sont ces camions poids-lourds qui peuvent traverser l’Europe toute entière, avec seulement quelques colis chargés, afin de satisfaire la demande d’une livraison rapide (24 à 48 heures). Ou bien ces palettes entières de marchandises reçues, qui sont sorties de leur carton initial, pour être emballées une seconde fois dans un carton – aux proportions parfois démesurées par rapport à la valeur d’usage contenue – aux couleurs du distributeur.

Notons ici également que l’industrie du carton, et donc l’exploitation du bois, sont des secteurs capitalistes qui ont vu leurs profits exploser avec la crise sanitaire, puisqu’elle fournit les cartons des marchandises.

Cela se heurte là aussi à des contradictions, principalement l’écocide, avec notamment de nombreuses forêts exploitées qui sont rongées par le scolyte, un insecte en prolifération du fait du réchauffement climatique. L’essor de l’industrie du carton est également génératrice d’une forte pollution des eaux, comme cela est visible avec Smurfit Kappa dans le bassin d’Arcachon, provoquant des critiques et oppositions locales. 

L’augmentation de la vitesse de rotation du capital joue ici un rôle dans la contre-tendance à la chute du taux de profit, en accentuant l’aspect extensif-quantitatif de la circulation marchande. Évidemment, cela offre toujours plus de poids aux monopoles car il faut assumer une très lourde logistique.

Avec le boom de l’« e-commerce », on passe un seuil dans le rapport fétichisé à la marchandise. Tout le caractère social de la chaîne de production du bien utile disparaît derrière une valeur d’échange que l’on s’approprie par désir, dans l’isolement et l’atomisation sociale – la figure du livreur étant la seule figure comme fenêtre ouverte dans la saisie des producteurs.

Un maillon de la chaîne qui est d’ailleurs déjà en cours de dissolution avec l’essor des services de livraison en l’absence de clients « grâce » aux boites sécurisées par digicode (« smart box »).

Et avec le big bata « e-commercial », on a un capital commercial qui anticipe des nouveaux besoins, afin d’assurer l’écoulement des marchandises.

Il y a une généralisation à l’ensemble des rapports sociaux de la forme aliénée qu’est la marchandise, où les personnalités ne vivent et ne se réalisent que dans la valorisation marchande elle-même. Le caractère utile, productif, des besoins (et pensons ici aux besoins culturels et intellectuels) disparaît dans des personnalités façonnées, modelées par l’immense automate de l’auto-valorisation.

b) Le caractère parasite du « e-commerce »

L a tendance aux monopoles a ceci de bon qu’elle rapproche inéluctablement du socialisme, de la socialisation complète de la production.

En tant qu’expression de la chute tendancielle du taux de profit, les monopoles de l’« e-commerce » suivent l’augmentation de la productivité sociale du travail. On le voit avec des tas de technologies de stockages, l’approfondissement de l’automatisation de l’entreposage, etc.

T out cela est donc à socialiser dans le cadre de la Révolution socialiste, formant ensuite une base certaine pour la transition au communisme, tout en tenant compte de leur ré-organisation dans le cadre de la résolution de la contradiction ville-campagne.

Mais, il ne faudrait pas pour autant penser de manière unilatérale les choses. Car le « e-commerce » relève dialectiquement d’une infrastructure et d’une superstructure, la seconde étant l’aspect principal.

La superstructure concerne, non pas le contenu, mais la forme de l’ « e-commerce » passant par le fait de « faire son marché » en quelques clics sur internet pour se faire livrer quelques jours plus tard. Cet aspect est à démanteler par une révolution culturelle.

Nulle doute d’ailleurs que toute cette dynamique a suivi l’accès massif des français à la propriété privée, notamment par le biais d’un pavillon en périphérie urbaine ou en zone rurale. Il y a une généralisation du comportement des dominants à l’ensemble de la population qui veut qu’il y ait des gens dont la fonction est de servir leurs intérêts égo-centrés. Cette généralisation suffit de montrer à quel niveau de corruption se situent les masses en France, quel est le taux d’aliénation général.

Nul hasard donc à ce que la Fevad remarque début décembre que :

« Suite à l’annonce du second confinement, la Fevad a mis en place un panel d’une cinquantaine de sites e-commerce dans le secteur non-alimentaire. Si les résultats issus de ce panel n’ont pas valeur d’indicateur global pour l’ensemble du secteur, ils n’en permettent pas moins de mesurer l’évolution de l’activité dans le contexte du confinement.

Ainsi, le chiffre d’affaires global du panel a progressé de 77% pendant ce second confinement. Les enseignes à dominante Meubles-Décoration-Aménagement Maison réalisent près de trois fois le chiffre d’affaires de l’an dernier à la même période. Les enseignes à dominante Produits Techniques près du double. »

La généralisation du « life style » aristocratique, de l’esprit de châtelain pour lequel on paie pour être servi est le reflet de ce que l’on pourrait résumer par : société de service, société de serviteurs.

La société de services, tant vantée comme une société de « l’immatériel » et de l’emploi de couches moyennes, révèle dans la seconde crise générale son vrai visage : une société de serviteurs d’esprits aliénés aux mœurs bourgeois. Et ce ne sont pas des « employés » qui occupent cette tâche, mais tout simplement des prolétaires.

Et tout cela repose sur l’approfondissement de la destruction de la campagne par la ville. Comme le rappelait le président de la Fédération du e-commerce et de la vente à distance lui-même en 2017 :

Partout dans le monde, « on assiste à une mutation profonde et durable de la façon dont les gens font leurs courses, ce qui aura des répercussions sur la géographie des villes d’ici à 10 ans », notamment en ce qui concerne les points de livraison, les entrepôts, etc.

En fait, le principe de livraison de colis-marchandises répond ici à la tendance parasitaire du capitalisme monopoliste. On a des marchandises produites à moindre frais, là où le caractère d’exploitation est largement extensif ; marchandises qui inondent ensuite la métropole avec son esprit de consommation généralisée.

La seconde crise générale ouverte par le virus SARS-CoV-2 accélère alors ce processus du fait des confinements de la population.

Le confinement a posé une question antagonique au capitalisme : comment continuer à faire circuler les marchandises, alors que les flux de population sont sévèrement contraints, que les principaux magasins de vente ont été fermés ?

Comme tout mode de production basé sur la propriété privée le fait, le capitalisme a « répondu » en exploitant une couche sociale prolétarienne au bénéfice de toute la société. C’était là l’expression absurde, misérabiliste, d’esprit typiquement bourgeois, de « premiers de corvées ».

L a France se situe au troisième rang européen pour la vente en ligne, avec 37 millions d’acheteurs ayant dépensé en moyenne 2 200 euros, pour 33 clics-achats en moyenne avec un attrait poussé pour les vêtements. Au milieu des années 2000, la moyenne était de 763 euros. Se faire livrer du papier cadeau à Noël, un sèche-cheveux, des piles, du liquide vaisselle, on est bien loin du service de livraison du magasin de gros meubles…

Bref, on a là devant nous toutes les expressions économiques, sociales et culturelles de la métropole impérialiste ayant transformé le prolétariat en un prolétariat métropolitain, soumis au 24h sur 24h du capitalisme.

c) L’espace de la rupture subjective

C’est l’achèvement de ce que Lénine avait senti venir dans son livre « l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme » où il cite John Atkinson Hobson, un économiste britannique social-libéral qui décrivait le parasitisme des monopoles transnationaux sur les rapports sociaux de la Métropole :

« Telles sont les possibilités que nous offre une plus large alliance des États d’Occident, une fédération européenne des grandes puissances : loin de faire avancer la civilisation universelle, elle pourrait signifier un immense danger de parasitisme occidental aboutissant à constituer un groupe à part de nations industrielles avancées, dont les classes supérieures recevraient un énorme tribut de l’Asie et de l’Afrique et entretiendraient, à l’aide de ce tribut, de grandes masses domestiquées d’employés et de serviteurs, non plus occupées à produire en grandes quantités des produits agricoles et industriels, mais rendant des services privés ou accomplissant, sous le contrôle de la nouvelle aristocratie financière, des travaux industriels de second ordre. »

E t Lénine remarquait justement contre ce penseur libéral que toute la question était de savoir quelles luttes de classes auraient lieu pour résister et changer la tendance.

Or, on le sait, le premier cycle de la lutte de classe opposé à ce phénomène a eu lieu das les années 1970-1980 avec les avant-gardes révolutionnaires armées européennes. Des avant-gardes qui ont précisément théorisé à la suite de ce cycle la question du prolétaire métropolitain, de la domination générale du capitalisme sur les subjectivités.

L a seconde crise générale est l’ouverture d’un second cycle de lutte de classe dans lequel la rupture subjective va connaître une densité d’autant plus profonde que le caractère parasite de l’impérialisme pèse sur les mentalités.

Avec l’approfondissement de l’aspect économique de la crise qui voit paupérisme et précarité se renforcer, on voit l’espace qui se forme pour l’émergence de telles subjectivités. Car d’un côté, il y a le renforcement de toute cette dynamique absurde de l’ « e-commerce », avec comme aspect central la question écologique, et de l’autre il y a ratatinement des bases de la consommation, un effritement des bases du remboursement des crédits pour la voiture, le pavillon…

Dans la configuration d’une formation sociale atomisée, où le cannibalisme social va en progressant et l’individualisme s’épanouit, il n’y a aucune barrière morale, culturelle, à cet essor de la livraison à domicile, qui va même aller jusqu’à faire « disparaître » le livreur.

Pour les révolutionnaires, la livraison à domicile est une hérésie. Il faut à tout prix se désengager d’une telle pratique, cela fait partie d’un aspect de la rupture nécessaire avec ce monde. Cela correspond à la même nature que refuser le « fast-food » ou l’idéalisation du restaurant comme moment de détente. C’est là une expression de mentalités individualistes-atomisées qui se « font servir » passivement : un communiste refuse ce principe de la passivité.

L’ouverture d’un second cycle de lutte de classe sur la base de ruptures subjectives est nécessaire, et possible, et cela d’autant plus que l’avancée de la Guerre impérialiste forme tout un arrière-plan à la prise de conscience de tout le caractère parasite-impérialiste de la formation sociale capitaliste.

Les contours militaires des prochains conflits impérialistes et la substance de la guerre populaire au 21e siècle

Si elle n’est pas empêchée, la guerre impérialiste mondiale vers laquelle on tend ne se déclenchera pas de manière directe ; elle va passer par de violents accrochages, dont les contours militaires sont absolument nouveaux. Une importante réflexion est nécessaire à ce sujet.

Il ne s’agit pas seulement que la technologie a modifié la donne, c’est aussi que le matériau humain lui-même a changé. Les êtres humains sont en effet davantage formés dans l’utilisation de la technologie, des réseaux ; leur attention porte beaucoup plus facilement sur le court terme, aux dépens d’ailleurs d’efforts intellectuels et conceptuels prolongés.

Les êtres humains ont d’habitude l’avantage de devoir réagir et interagir, d’être placé dans un réseau d’activité. C’est le reflet d’exigences bien plus grandes du capitalisme quant aux réactions humaines dans les activités manuelles et intellectuelles.

C’est que la grande croissance des forces productives a modifié la donne, dans une situation de stabilité relative qui puise sa source dans la victoire de la superpuissance impérialiste américaine sur la superpuissance social-impérialiste soviétique, d’une part, et l’intégration du social-fascisme chinois dans le marché mondial, d’autre part.

Les êtres humains du début du 21e siècle seraient de ce fait absolument incapables de supporter les tranchées de la première guerre mondiale avec ses combats rudimentaires ; non seulement les conditions de vie leur sembleraient intenables, mais l’ennui et l’incompréhension de la simplicité des tâches leur seraient insupportables.

Même la seconde guerre mondiale, avec ses opérations conjuguées à grande échelle, ne correspond plus à des mentalités habituées à combiner, à apporter une certaine initiative, à ajouter quelque chose dans les activités, et cela à court terme.

Le travail d’aujourd’hui, même élémentaire, exige beaucoup plus d’intensité physique et psychique, de par une division du travail extrêmement approfondi. Les êtres humains sont bien plus insérés dans la production capitaliste qu’avant, même si un certain confort matériel apparaît comme pendant du développement de la consommation.

Cela modifie nécessairement les contours de la guerre.

Les états-majors et l’insertion du matériau humain dans la technologie

Les états-majors ont constaté cette importante modification des êtres humains et le matériau humain pour leurs troupes est désormais sélectionné. L’armée s’est professionnalisée ; elle n’est plus une troupe expérimentée organisant des appelés. C’est là une transformation radicale, parallèle à la spécialisation toujours plus poussée dans la société.

Les états-majors ont ainsi eu le souci d’intégrer cette spécialisation dans leur propre démarche. Ils ont cependant un souci de taille. Si les mentalités humaines sont désormais portés vers une plus grande rapidité de décision, il faut en même temps que cela corresponde aux vues de l’état-major.

Pour procéder à une image pittoresque, il suffit de penser à la contradiction dans le football. Les meilleurs entraîneurs sont devenus des experts en tactique de jeu, mais les joueurs sont le plus souvent peu éduqués et qui plus est aux mœurs simplistes ou décadentes. Les joueurs ne sont donc pas en mesure de suivre les entraîneurs, d’appliquer leurs consignes, voire même de les comprendre.

Les armées ont en un sens le même problème et cherchent à compenser cette contradiction en renforçant à tout prix la dimension « réseau ». Un joueur sur un terrain de football pourra toujours éviter les consignes en se positionnant de manière erronée. Mais les armées peuvent empêcher les soldats d’agir de manière « spontanée » en multipliant les couches de réseaux, c’est-à-dire en récoltant un maximum d’informations et en donnant des ordres en temps réel.

C’est le sens de la professionnalisation de l’armée, moyen essentiel pour systématiser les réseaux. L’expression consacrée en France pour cela est le « combat en réseau infocentré ».

Un soldat livré à lui-même agira relativement comme bon lui semble, en fonction de sa formation et de ses impulsions, alors qu’un soldat connecté en permanence, donnant des informations sur sa position en temps réel, recevant des ordres, dépendant des autres et du type de matériel fourni, n’aura pas d’autres choix possibles que celui de suivre à la lettre les décisions venant par en haut.

Le « combat en réseau infocentré »

Le « combat en réseau infocentré » suit une logique implacable et c’est même sa nature de se constituer comme un raisonnement logique systématique.

Chaque élément donne des informations à une centrale, qui fournit en réponse des ordres aux différents éléments afin d’être le plus efficace possible. C’est la reprise de la théorie de la cybernétique : tout mouvement consiste en des données quantitatives, qu’il faut agencer.

Un tel agencement serait possible de la manière la plus efficace au moyen de scénarios d’évaluation établis au préalable et de calculs rationnels des gains et des pertes. On est dans la logique formelle, avec des données fixées une fois pour toutes, qu’on prévoit avec des scénarios.

Afin de s’assurer que le scénario prévu triomphe, l’accent est mis sur la dimension technologique, car fournissant les paramètres les plus stables.

Le « combat en réseau infocentré » et la technologie comme clef

Le « combat en réseau infocentré » est obligé d’avoir comme aspect principal la technologie et non le matériau humain. Cela tient à sa lecture formelle, qui ne reconnaît pas la dignité du réel, le caractère vivant des processus. Il considère tout comme « mort » et étant donné que le matériau humain est instable, insuffisamment « mort », il cherche à le neutraliser de la manière la plus poussée possible.

Son objectif concret est de réduire autant que possible ce qui n’est pas automatique. C’est le même raisonnement que le capitalisme mettant des gens au chômage en se procurant des machines pour les remplacer, alors que la richesse vient pourtant de ces gens.

Le « combat en réseau infocentré » privilégie donc les couches technologiques, qui en se superposant se neutralisent les unes les autres et permet à l’état-major de tout paramétrer. En pratique, cela donne la chose suivante :

– brouillage électroniques des forces ennemies pour affaiblit leur capacité de réaction ;

– système satellitaire ultra-précis pour dégager les points à viser ;

– missiles guidées de haute précision pour atteindre ces points ;

– envoi de troupes spéciales afin de procurer des informations ou d’attaquer des centres névralgiques ;

– soutien aérien et pilonnage afin de maintenir une domination en surface ;

– emploi de blindés de haut niveau pour asseoir l’emprise territoriale ;

– actions de drones armés téléguidés afin de procéder au harcèlement.

En clair, c’est une progression par petits blocs. L’infiltration désorganise la ligne de front, avec immédiatement une double offensive par l’artillerie et les drones, puis un assaut des blindés.

La supériorité n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, qualitative. La supériorité est purement quantitative : la maîtrise technologique est censée déplacer la nature de la bataille pour asseoir une nouvelle supériorité purement numérique. L’idée est simplement d’anéantir le centre de décision et de désorganiser les troupes ennemies, afin d’être en mesure de prendre le dessus quantitativement. La technologie ouvre la voie.

La guerre populaire et le peuple comme clef

Le « combat en réseau infocentré » se présente sous la forme d’une logique. La guerre populaire est, inversement, un système.

La logique passe par la technologie, par l’assemblage de données sous une forme mathématique, avec un agencement logique, prévu par le calcul. Les « wargames » sont des entraînements aux multiples scénarios. L’armée française a d’ailleurs embauché en 2020 une série d’auteurs de science-fiction pour former une « red team » alimentant l’état-major en scénarios surprenants.

Le système, à l’inverse, passe par le peuple, par la combinaison systématique de la dignité du réel, avec un agencement dialectique, imprévu et construit dans l’interaction. Il ne peut y avoir d’entraînement scénarisé au sens strict, car chaque situation est par définition nouvelle et elle-même en mouvement, en transformation, nécessitant par conséquent un choix adéquat de nature politique.

Cela sous-tend que les forces militaires de la révolution n’existent pas au préalable : elles se construisent au fur et à mesure, dans un processus prolongé. Les états-majors passent par en haut : ils ont leurs troupes et leurs scénarios prévoyant tel ou tel mode opératoire ; les forces révolutionnaires passent par en bas.

La génération des forces militaires de la révolution

La révolution génère les forces pour la faire vaincre et inversement ; c’est un processus dialectique entre les masses populaires et le processus historique, à travers le Parti Communiste dont la substance est de permettre la réalisation de ce processus.

Le Parti ne peut pas, de lui-même, générer abstraitement des organismes de masse, a fortiori des organismes révolutionnaires de masse. Il faut pour cela que la crise générale du capitalisme soit enclenché et déchire tellement la situation historique que même les revendications concernant les besoins immédiats relèvent de l’antagonisme.

La base de cela, c’est la contradiction entre la restructuration capitaliste et la réalité prolétarienne. Lorsque la base prolétarienne ne tolère plus la restructuration, se produit la confrontation et l’émergence du terrain révolutionnaire comme aire de l’autonomie prolétarienne par rapport à l’État et à la bourgeoisie.

C’est dans cette aire que se constituent les forces militaires de la révolution ; c’est un processus à la fois similaire et convergent avec la reconstitution du tissu prolétarien en tant que tel.

Le besoin de communisme et la recomposition du prolétariat

Le Parti Communiste a un aperçu complexe du processus révolutionnaire parce qu’il sait que c’est le besoin de communisme qui s’exprime historiquement et que le prolétariat se recompose secteur par secteur dans la bataille face à l’État et la bourgeoisie, contre la crise et ses restructurations capitalistes, contre la guerre.

L’unification des masses populaires s’accompagne pour cette raison de l’établissement du programme démocratique populaire, dans l’accumulation/synthèse des éléments de ce programme par l’expérience révolutionnaire concrète.

Si l’état-major militaire d’une armée réactionnaire a déjà ses scénarios, ses plans, sa logique, la guerre populaire consiste en un processus concret, non linéaire, porté par la subjectivité révolutionnaire se confrontant au réel et le transformant, accumulant les éléments d’un programme qui, une fois synthétisée, reflète le triomphe de la révolution.

Le Système du pouvoir prolétarien

De par le lent processus de formation des forces militaires révolutionnaires, il ne peut pas y avoir un « centre » de décision qui serait, immanquablement, la cible de la contre-révolution et qui, surtout, n’aurait pas un regard « intérieur ».

L’état-major d’une armée bourgeoise se veut « neutre », « objectif », avec des règles et des principes valables de manière systématique ; les forces révolutionnaires s’appuient de leur côté sur une compréhension dialectique concrète de la dignité du réel, le centre n’étant pas tant un lieu de décision qu’une base idéologique et politique, ayant formé une démarche servant de guide au processus.

C’est sur la base d’une telle pensée-guide que les différentes forces s’étant condensées dans le processus révolutionnaire se reconnaisse et s’agglomère, préservant leur compartimentation pour éviter l’écrasement, mais se reliant de manière dialectique dans les actions se combinant pour former un Système de pouvoir.

Le pouvoir prolétarien se constituant au fur et à mesure consiste en un système articulant de manière naturelle les forces s’accumulant dans le processus révolutionnaire. Il ne répond pas à un plan préétabli ou bien un modèle idéologique abstrait, bref à une logique formelle comme chez les états-majors bourgeois.

Il est le produit naturel d’une généralisation des forces révolutionnaires se combinant, secteur par secteur.

Et cette question de la capacité des forces militaires révolutionnaires à s’agglomérer dépend du niveau des communistes y participant et ayant atteint le niveau pour les diriger, puisqu’en dernier ressort la question décisive est celle de l’interaction dialectique que seuls les communistes peuvent saisir. La capacité des communistes à calibrer les activités des forces révolutionnaires conformément aux termes de l’affrontement en perpétuelle transformation est la clef de la victoire.

La question des termes de l’affrontement

Le « combat en réseau infocentré » exige de connaître au préalable les termes de l’affrontement, alors que la guerre populaire considère que ces termes sont en perpétuelle transformation et ne peuvent être connues au préalable.

Le « combat en réseau infocentré » raisonne en terme de « super-cerveau » plaçant des pions ; la guerre populaire se place comme Système de pouvoir se construisant dans les faits par des contre-pouvoirs démantelant l’ancien État.

Le « combat en réseau infocentré » est une conception de la guerre en général, alors que la guerre populaire est la conception spécifique du prolétariat pour prendre le pouvoir.

C’est que la bourgeoisie ne « pense » pas et ne peut pas voir un aperçu clair de la lutte des classes, alors que le prolétariat acquière une maturité toujours plus grande dans le processus révolutionnaire exposé et orienté par le Parti Communiste.

On peut dresser le tableau suivant des questions principales de la guerre :


BourgeoisieProlétariat
CommandementMécanique-hiérarchiséIdéologique-politique
ContrôleTechnique-satellitaireHumain
CommunicationsTechnique-satellitaireHumain
OrdinateursGrande puissance de calculCapacité de nuisance
InformationsDonnées mathématiquesCombinaison humaine
SurveillanceTechnique-satellitaireHumain
ReconnaissanceTechnique-satellitaireHumain
DoctrineÉcrasementAffirmation
StratégieVisant la résolutionCherchant le prolongé
TactiqueScénariséAdaptation au réel
TechnologiesHaut niveauFaible niveau

Tout cela n’a bien entendu qu’une valeur introductive, le problème se posant concrètement, dans le cadre de la crise générale du capitalisme.

Ce qui compte principalement, c’est de voir que pour le matérialisme dialectique, la guerre populaire a comme cœur le peuple ; pour les états-majors, la guerre impérialiste a comme cœur la technologie. Pour la guerre populaire, le chef est un soldat qui indique une voie et chaque soldat est un chef à petite échelle ; pour la guerre impérialiste, les soldats ne sont que des pions placés selon les calculs de l’état-major.

Pour la guerre populaire, les forces militaires se construisent secteur par secteur ; pour les états-majors, ce sont des forces préexistantes. Pour la guerre populaire, le processus est prolongé ; pour les états-majors, il s’agit de trouver le moyen de mener une frappe décisive.

Les PIB belge et français en 2020 : une dette budgétaire impliquant la restructuration capitaliste

Les institutions belges et françaises ont, à la fin de l’année 2020, fourni des données concernant le recul du PIB. Il faut bien sûr être prudent avec cela, car il est extrêmement difficile dans une société capitaliste d’avoir un aperçu fiable de la comptabilité. Il y a de plus un grand rôle idéologique dans les messages qui sont fait passés par l’intermédiaire de ces institutions. Il s’agit de leur part de montrer que la situation est bien suivie, voire bien supervisée, etc.

Du côté belge, la Banque Nationale de Belgique parle d’une chute du PIB de 6,7 %, avec pour chaque trimestre une évolution respective de – 3,4 %, – 11,8 %, +11,4 %, -1,5 %. Du côté français, l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) parle d’une chute du PIB de 9 %.

Les deux institutions se réjouissent du fait que ces chiffres sont moins importants qu’elles ne le pensaient. Elles constatent cependant qu’un retour à la « normale » ne se produirait pas avant la fin de 2022, avec également beaucoup d’incertitudes en raison de la pandémie encore en cours.

Surtout, elles constatent toutes deux une explosion du déficit des États, qui comme on le sait sont intervenus massivement pour maintenir l’ordre capitaliste. Pour ces institutions, un tel déficit est intenable et doit être réglé, en général mais aussi de manière plus particulière en cas de nouveau choc exigeant une nouvelle intervention. Ce qui se joue donc ici, c’est la future restructuration visant à faire payer la crise aux masses populaires.

La Banque Nationale de Belgique annonce la couleur en parlant de « feuille de route » pour résoudre une situation intenable :

« Le déficit budgétaire se creuserait sensiblement pour atteindre 10,6 % du PIB en 2020, sous l’effet de la crise économique qui induit automatiquement plus de dépenses et moins de recettes, mais aussi en raison des importantes mesures de soutien.

Ces dernières sont cependant principalement de nature temporaire; par conséquent, le déficit devrait se réduire dans les prochaines années, mais il se maintiendrait malgré tout aux alentours de 6 % du PIB.

La dette publique rapportée au PIB grimperait à quelque 120 % en 2023 et, dans l’hypothèse d’une normalisation de la croissance et d’un déficit budgétaire constant, elle continuerait d’augmenter par la suite.

Cette situation budgétaire intenable signifie que les éventuelles mesures de relance supplémentaires doivent être temporaires et cibler les entreprises saines et les groupes vulnérables. Pour donner un caractère durable à la reprise économique, une feuille de route pour l’assainissement des finances publiques s’impose également. »

Il est intéressant de voir la Banque Nationale de Belgique parler de soutenir les entreprises saines… mais aussi les groupes vulnérables, montrant que les groupes forment un secteur à part dans le capitalisme, au-delà de la question d’être « sain » ou pas. On reconnaît ici la force des monopoles dans le capitalisme.

L’INSEE constate pareillement pour la France que c’est l’État qui a assumé les frais de la crise :

« En moyenne annuelle, l’ordre de grandeur du recul du PIB en 2020 est confirmé à – 9 %. Il est intéressant de se pencher sur la décomposition de cette baisse, selon les trois approches du PIB en comptabilité nationale (production, demande, revenu).

L’approche « production » reflète les forts contrastes sectoriels inhérents à la crise actuelle, les pertes d’activité étant largement conditionnées au degré d’exposition de chaque secteur aux mesures d’endiguement sanitaire.

Ainsi, le recul de 9 points du PIB sur l’année est surtout un recul des services marchands (contribution de 5 points), en particulier des transports, de l’hébergement-restauration, du commerce et des services aux ménages.

La construction, l’industrie et les autres services ont également été affectés, en particulier pendant le premier confinement, avant d’apprendre à « vivre avec le virus » via les protocoles sanitaires et le télétravail.

Selon l’approche « demande », près de 8 points des 9 % de recul du PIB sont liés à la contraction de la demande intérieure et 2 points à celle du commerce extérieur, la contribution des variations de stocks ayant été, en sens inverse, légèrement positive.

Tous les principaux postes de la demande se sont bien sûr contractés en 2020 et le recul de la consommation des ménages (laquelle représente plus de la moitié du PIB) pèse lourd dans cette contraction. Mais la consommation des ménages a moins chuté que le PIB, à l’inverse des exportations.

Enfin, l’approche « revenu » traduit les soutiens budgétaires massifs qui ont visé à protéger les revenus et le tissu productif, même si en la matière des disparités existent entre les ménages ou entre les entreprises.

Ainsi, en moyenne annuelle, le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages ne baisserait « que » de l’ordre de 0,3 % en 2020, et de 0,9 % en le ramenant au nombre d’unités de consommation.

Cela traduit notamment le fait que grâce au dispositif de chômage partiel, l’emploi baisserait beaucoup moins que l’activité : entre le quatrième trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2020, 600 000 emplois salariés (et 700 0000 en incluant les non-salariés) seraient détruits, soit 2,3 % du niveau d’avant-crise.

Le taux de marge des entreprises perdrait quant à lui près de 4 points en moyenne sur l’année. La plus grande partie des pertes de revenus liées à la crise serait prise en charge par le compte des administrations publiques. »

Il ne faut toutefois pas se fier aux apparences, car si les États ont une dette d’autour de 100 %, c’est également le cas des entreprises et des ménages. La situation est donc plus qu’explosive.

La différence, c’est que les États représentant une forme socialisée à la plus haute échelle, leur faillite s’accompagne forcément de celle de la société toute entière. Il faut donc que les États se renflouent.

Mais comment faire ? Il y a les impôts, qui nécessitent toutefois une vie économique toujours plus élargie. Or, jusqu’à la fin de 2022, on ne sera même pas au niveau de 2019. Il faudrait atteindre 2023 pour espérer une reprise économique, alors qu’entre-temps il peut se passer de nombreuses choses nécessitant davantage de dépenses étatiques.

Il y a les privatisations. Celles-ci vont forcément se développer, à tous les niveaux. L’idée même d’un État assurant un arrière-plan universaliste – avec des musées, une éducation, différents services de santé et de transport, etc. – va nécessairement être remise en cause.

Ce démantèlement de l’État est cependant en conflit fondamental avec la nécessité pour les monopoles d’un État qui soit puissant afin d’être capable d’agir sur le plan mondial, de manière impérialiste. Une roquette antichar, c’est 900 euros, un missile qui parcourt 400 kilomètres et détruit un bunker, cela coûte pratiquement un million d’euros.

Il faut donc que l’armée soit capable d’avoir un budget militaire élevé, avec un appareil d’État de qualité pour gérer cette armée, ce qui a également un coût et implique que l’État ne soit pas réduit à la portion congrue.

On a donc des PIB belge et français en 2020 qu’on doit relier
à une dette budgétaire massive, qui implique une restructuration capitaliste, qui toutefois n’est pas dans l’intérêt des monopoles si cela va avec le démantèlement de l’État.

Les monopoles ont intérêt à un État fort : c’est l’expression, dans la crise générale du capitalisme, à la mise en place d’un capitalisme monopoliste d’État comme forme nouvelle propre à la phase de guerre impérialiste. Le capitalisme nécessite pourtant en même temps un budget qui soit « sain ». La guerre apparaît alors comme la seule porte de sortie.