[13 juin 1968.]
1. LE PROGRES TECHNIQUE ET LA CONCENTRATION CAPITALISTE
La question du progrès technique en agriculture sert souvent à masquer les conséquences désastreuses du développement du capitalisme.
Au nom du progrès technique que la bourgeoisie a érigé en valeur, on justifie le chômage, la ruine et la « migration » de milliers de petits paysans, et lorsqu’ils s’y opposent, il est alors facile de les traiter d’obscurantistes, de rétrogrades, etc.
La première bataille à mener, c’est de montrer que le progrès technique n’est pas une chose en soi, indépendant du type d’économie dans laquelle elle s’insère.
Il y a pour l’instant un progrès technique au service de la bourgeoisie capitaliste.
Il pourrait y avoir un progrès technique au service des travailleurs.
D’autre part, le progrès technique actuel ne peut être, à la campagne comme ailleurs, utilisé que par les capitalistes qui peuvent investir dans l’achat de machines le surplus de richesses produites par les salariés qu’ils emploient.
Ces machines coûtent de plus en plus cher et seuls les plus riches peuvent se les procurer.
Cela veut dire que le progrès technique exige la concentration (toujours plus de terre, toujours plus de machines et toujours moins de main-d’oeuvre).
Par ailleurs, le progrès technique à la campagne ne rapporte pas qu’aux paysans capitalistes, mais aussi aux industriels.
Le plus bel exemple est celui du tracteur. La mécanisation de la traction des outils a commencé à se faire en France après la deuxième guerre mondiale. Les premiers tracteurs vendus étaient lourds, puissants et chers.
C’était une nouveauté qui supprimait tant de fatigues que tous les paysans en voulaient.
Mais ces tracteurs étaient bien trop chers pour les paysans travailleurs, leurs économies n’y suffisaient pas. Mais comme il y avait là un marché potentiel, les firmes ont trouvé la solution : on a« miniaturisé » les tracteurs, c’est-à-dire qu’on a construit des tracteurs plus petits, plus faibles et moins chers.
Ainsi chacun pouvait avoir le sien. Mais ils se révélèrent fragiles, incapables de faire certains gros travaux : les petits paysans avaient été bernés. Les firmes constructrices empochaient les bénéfices.
Le progrès n’est pas ce dieu pur et bon devant lequel tout le monde doit s’incliner.
Mais cette idée fausse est tellement ancrée qu’elle arrive à passer pour naturelle. De tous côtés, on dit au paysan travailleur :« Il y a trop de monde sur les terres, trop de bras, pas assez de machines. Il faut beaucoup de terres, beaucoup de machines et peu d’hommes. Le progrès technique remplace l’homme par la machine et ceux qui parlent de ruine des petits paysans sont des communistes ou de vieux réactionnaires. En fait, c’est le progrès et vous feriez mieux de vous reconvertir. L’Etat accepte de vous aider en ce sens…»
Ces déclarations sont approuvées par les idéologues de l’économie, répandues par tous les moyens d’information, soutenues par les organisations professionnelles, etc.
Que peut faire contre ce flot le paysan travailleur ? Il peut au moins se poser deux questions :
1. Pourquoi nous ? Nous sommes d’accord qu’il faut produire davantage et mieux. C’est l’évidence même. Mais c’est nous qui travaillons la terre, qui produisons, et pas les gros agrariens. Ceux-ci ne sont pas vus souvent sur leurs exploitations.
Ils sont plus volontiers à la caisse des crédits, chez le directeur départemental des services de l’Agriculture, ou auprès d’hommes politiques locaux… Alors, si quelqu’un doit partir, pourquoi nous, et pas eux ?
2. Pour aller où ? Les ouvriers, les anciens paysans qui sont partis avant nous nous disent qu’à la ville aussi on leur dit de s’en aller. Pour les mêmes raisons : les exigences du progrès technique. Eux non plus ne peuvent pas trouver de travail.
Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce progrès.
Les économistes savants souriront à la naïveté de telles phrases, mais en les poussant dans leurs derniers retranchements, ils seront bien obligés de reconnaître :
– que le progrès technique s’achète et se vend comme une marchandise et que le but qu’on attend de lui est le maximum de profit et non la satisfaction des travailleurs ;
– que les centres de diffusion du progrès (écoles, centres d’études techniques agricoles, groupements de vulgarisation) ne font pas beaucoup d’efforts pour apprendre les techniques nouvelles à tous les paysans et réservent leurs soins aux gros et moyens paysans « intelligents » et à leur enfants ;
– que les diffuseurs du progrès (ingénieurs, techniciens, etc.) n’ont que mépris pour les paysans travailleurs et réservent leurs lumières à ceux qui les paient et se les sont ainsi attachés.
En fait, il est indéniable que la connaissance et l’utilisation du progrès sont réservées aux capitalistes de la campagne. En cela, ils accentuent leur opposition aux paysans travailleurs.
Ces derniers découvrent dans leur propre situation qu’il faut mettre à bas un système qui provoque et garantit de telles injustices et chercher ailleurs le véritable progrès.
2. ANALYSE DES CLASSES DANS L’AGRICULTURE
Chaque année, des dizaines de milliers de paysans ruinés sont obligés de quitter leur exploitation.
Chaque année des milliers de paysans pauvres vont s’embaucher pour quelques mois soit chez de gros exploitants, soit dans des industries saisonnières. Enfin, des milliers de paysans (ou leurs femmes) sont déjà ouvriers à plein temps dans une usine et cultivent leur lopin.
En face de ceux-là, une minorité de gros exploitants se développe, se modernise, accroît ses terres, empoche des bénéfices.
Ceci n’est pas un hasard. C’est notre système économique qui impose la ruine des faibles et favorise la prospérité des gros. La société où nous vivons est une société capitaliste.
Cela signifie que partout, dans l’industrie comme dans l’agriculture, une minorité s’enrichit sur le dos des travailleurs qu’elle exploite.
Cette minorité, à la ville comme à la campagne, domine les autres classes. Elle est leur ennemie.
1. La bourgeoisie agricole :
a) Les exploitants capitalistes. Ils emploient plusieurs ouvriers permanents et, pour les gros travaux, des ouvriers saisonniers. On ne les voit guère sur leurs champs.
Quand ils y sont, c’est pour diriger. Ils ont de grandes exploitations. Ce qui ne veut pas dire que la superficie cultivée soit énorme (20 hectares de vigne ou 7 hectares de « maraîchage » peuvent représenter plus que 200 hectares d’autres terres).
Ils sont de gros exploitants parce qu’ils livrent de grandes quantités de produits et en tirent un gros bénéfice.
Leur richesse vient de l’exploitation des ouvriers agricoles (allongement des journées, intensification du travail, maintien de bas salaires…). Ils dominent le marché, accaparent les terres, accumulent les machines modernes…
b) Les paysans riches.
Ils n’emploient qu’un ou deux ouvriers permanents (parfois même aucun). Ils font appel à une main-d’oeuvre temporaire ou saisonnière.
Ils ont des fermes importantes et « modernes ». Ils travaillent eux-mêmes la terre et en cela font illusion.
Ils paraissent n’exploiter personne. Mais bien souvent c’est après avoir, dans un premier temps, exploité des ouvriers agricoles qu’ils ont pu se moderniser.
Dans la plupart des cas encore, en tant que gros adhérents de coopératives, ils exploitent indirectement les salariés de celle-ci. Comme les exploitants capitalistes, ils se développent.
Exploitants capitalistes et paysans riches appartiennent en fait à la bourgeoisie. Ce sont par nature des profiteurs. Ils profitent du départ de paysans ruinés pour agrandir leurs fermes.
Ils profitent des besoins de ceux qui restent pour les embaucher saisonnièrement. Ils profitent de la misère des autres pour réclamer des mesures d’aide, des subventions, des hausses de prix, etc.
Ils profitent de leur notoriété pour prendre en main les organisations professionnelles et les mettre à leur service. Ils sont les ennemis du peuple des campagnes.
2. Les paysans travailleurs :
Ils travaillent eux-mêmes le sol. Ils ne tirent aucun revenu de l’exploitation directe d’ouvriers agricoles. Ils ressemblent :l ces petits artisans des villes et des villages que le capitalisme industriel a ruiné au siècle passé.
Certains, de par les moyens qu’ils possèdent, résistent mieux à la concurrence que les autres. Ils peuvent espérer tenir le coup. D’autres n’ont pour avenir immédiat que de glisser vers le prolétariat.
Ils ne constituent donc pas une classe bourgeoise, on trouve parmi eux des paysans moyens, des paysans pauvres et des semi-prolétaires.
a) Les paysans moyens ont eu – ou ont encore – les moyens de s’équiper en matériel, souvent en contractant de lourdes dettes. Comme ils possèdent un certain capital fixe qu’il faut rembourser ou amortir, ils doivent gérer leur ferme comme une entreprise. Pour rentabiliser le capital, ils ont tendance à intensifier leur production.
Ils s’imposent donc – à eux et à leur famille – des conditions de travail très dures. Pour eux, donc, deux issues : ou s’accroître comme de petits capitalistes ou être éliminés. Donc, deux couches sociales :
Les petits patrons dynamiques, paysans moyens qui arrivent à équilibrer leur budget et à s’équiper. Certaines circonstances les ont aidés (meilleures terres, meilleures conditions de vente, bénéfice d’un héritage, etc).
Leur équilibre relatif n’est que provisoire et ils doivent faire de lourds efforts pour le conserver.
Seulement, ils gardent l’espoir de s’en tirer et psychologiquement leur condition de « petit patron » est dominante.
Ils militent et entraînent les autres paysans sans moyens dans des revendications pour des réformes facilitant l’accès aux capitaux et à la terre.
Ils ne sont qu’une minorité et, parmi eux, seul un petit nombre parviendra à devenir des « paysans riches ».
La bourgeoisie peut donc se servir d’eux pour canaliser la colère des paysans équipés et ruinés.
Mais ils peuvent, aussi bien, participer à un mouvement populaire dirigé contre la bourgeoisie. Les paysans équipés et ruinés.
C’est la grande masse des paysans moyens. Depuis quelques années, ils ont suivi les conseils modernistes du C.N.J.A.
Ils se sont équipés (tracteur, machine s’y adaptant, machines de récolte).
Ils ont fait des emprunts. Pour rembourser et amortir leur matériel ils ont dû produire davantage. Ce qui les a amenés à acheter de plus en plus d’engrais et de produits de traitement. Pour cela aussi ils ont dû s’endetter.
Ils sont maintenant criblés de dettes. Les échéances sont chaque fois plus difficiles.
Il n’est pas question de se replier et de vivre sur les produits de la ferme. Cela ne paye pas les dettes. L’aventure moderniste dans laquelle les ont entraînés les petits patrons dynamiques du C.N.J.A. ne les a conduits qu’à une impasse. Lorsqu’ils se révoltent, les organisations professionnelles s’emploient à leur faire croire que quelque nouvelle réforme leur permettra de se moderniser plus encore, de devenir « compétitifs ».
Cependant, ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui se rendent compte que ces paroles d’apaisement ne sont que des tromperies, que leur colère est exploitée pour obtenir des réformes qui ne profiteront qu’aux riches.
Ils sont donc prêts (et ils l’ont montré dans l’Ouest) à participer à un mouvement populaire.
Plus seront dénoncées les illusions que les organisations professionnelles et le gouvernement tentent d’implanter chez ces paysans, plus leur aspect de travailleur opprimé l’emportera sur leur aspect de petit producteur capitaliste.
b) Les paysans pauvres.
Ce sont ceux qui n’ont pas eu les moyens de s’équiper. Ils se trouvent en général sur de petites surfaces. Il n’est pas pauvre de la même façon que le paysan équipé et ruiné. Il a moins de dettes mais aussi moins d’argent.
En général, il s’endette le moins possible, tant pour cultiver que pour survivre. Sa production est plus faible, son bétail moins bien nourri, sa terre moins bien cultivée.
Il produit essentiellement pour nourrir sa famille et vend le surplus pour avoir un peu d’argent. Plus les autres paysans plus riches augmentent leur production, plus les paysans pauvres doivent travailler pour simplement vivre.
Quand ils ne parviennent plus à s’en tirer, même en restreignant leurs dépenses de consommation, ils cherchent à s’employer chez les autres ou à y placer leurs enfants.
Chaque fois qu’elle a besoin de l’appui de tous les paysans, la bourgeoisie fait croire aux paysans pauvres qu’avec l’accord du gouvernement elle est prête à les aider en relevant les prix ou en leur donnant des primes.
En période calme, on tente de les décourager en leur disant que de toute façon il n’y a plus de place pour ce genre d’agriculture dans une société moderne.
Plus les paysans pauvres comprennent que les mesures d’aide ne profitent qu’aux riches, plus ils se rendent compte qu’ils sont condamnés par notre société à la ruine et à la misère, plus ils sont prêts à s’engager dans cette lutte populaire contre les exploiteurs.
Dans cette lutte, ils peuvent découvrir comment sera construite une nouvelle société où ils auront leur place comme travailleurs de la terre, solidaires des autres travailleurs.
c) Les semi-prolétaires. Ceux qui n’ont plus assez d’argent, qui ne peuvent rembourser leurs dettes, sont obligés de trouver un emploi salarié.
Bon nombre d’entre eux n’ayant pas d’autre métier que celui de paysan et voulant, malgré tout, rester sur leur ferme, deviennent des semi-prolétaires.
Ils sont ainsi doublement exploités, comme paysans dans une situation de misère et comme salariés.
Parce que le salaire n’est pour eux qu’un appoint et parce qu’il leur faut absolument trouver du travail sur place, les patrons en profitent pour les embaucher à bon compte. Toujours ils donnent un salaire plus faible que le salaire moyen.
[Il convient cependant de ne pas se tromper ; tout paysan qui travaille à l’extérieur n’est pas obligatoirement un semi- prolétaire.
Des paysans riches ou de petits patrons dynamiques vont parfois travailler « à l’entreprise » pour rentabiliser leur matériel.
Dans certaines régions on trouve des paysans-ouvriers qui en tant que paysans sont de petits patrons dynamiques. Il s’agit cependant d’une exception. La majorité des paysans ouvriers sont des paysans pauvres.]
Il y a divers types de semi-prolétaires :
D’abord, les semi-prolétaires occasionnels, ou saisonniers. Ceux qui vont travailler chez des gros producteurs dès qu’on a besoin d’eux et souvent pour de gros travaux.
Certains doivent même émi grer et trouver du travail dans d’autres régions, pour démarier la betterave, faire la moisson ou les vendanges.
Parmi ces semi- prolétaires saisonniers, on rencontre les paysans et les femmes de paysans qui vont travailler dans certaines industries qui ne fonctionnent qu’une partie de l’année : conserveries, sucreries, etc.
Pour ces saisonniers ou occasionnels, il n’y a aucune sécurité d’emploi, dès que l’embaucheur n’a plus besoin d’eux, il les renvoie sur leur ferme où ils se retrouvent isolés et attendent la prochaine occasion de trouver du travail.
L’embaucheur en profite pour leur donner un salaire dérisoire et pour briser en eux toute tentative de révolte.
Ensuite, on rencontre des semi-prolétaires à temps partiel qui travaillent une partie de la journée seulement ou bien un jour sur deux, mais qui ont un emploi permanent dans une usine ou une grande ferme et tentent de vivre mieux en faisant des heures supplémentaires sur leur lopin de terre.
Suivant le temps qu’ils passent à travailler comme ouvriers, suivant l’importance de leur salaire dans la vie de la famille, les semi-prolétaires sont plus proches des paysans travailleurs ruinés ou plus proches des ouvriers.
Ainsi, par leur situation même, les semi-prolétaires sont les travailleurs les mieux placés pour expliquer au peuple des campagnes la lutte des ouvriers. Ils forment le maillon essentiel de l’unité du peuple.
3. Les ouvriers agricoles :
Les ouvriers agricoles travaillent dans les grandes exploitations capitalistes et chez les paysans riches.
Parce qu’ils sont généralement peu nombreux sur la même ferme, parce qu’ils sont isolés et peu organisés, ils subissent une exploitation plus dure encore que les ouvriers d’industrie.
On rencontre trois types d’ouvriers agricoles, les permanents, les journaliers et les saisonniers.
Les permanents ont un emploi relativement stable, cela ne veut pas dire qu’ils ne craignent pas le chômage, bien au contraire : l’ouvrier permanent travaille toute l’année sur la même ferme tant que son patron a besoin de lui, mais dès que son patron peut le remplacer avec profit par une machine il ne se prive pas de le mettre à la porte et l’ouvrier « permanent » est devenu chômeur.
Les journaliers sont en général des paysans pauvres ou des retraités qui ont besoin de s’embaucher pour vivre.
Les patrons de l’agriculture ne les emploient donc et ne les paient que lorsqu’ils ont besoin d’eux.
Ils profitent du fait que le salaire du journalier n’est souvent qu’un appoint pour payer mal ce travailleur.
Les saisonniers ne travaillent dans les grandes exploitations que pour les gros travaux. Que font-ils entre-temps? Sont-ils au chômage, dans la misère ?…
La plupart des saisonniers sont ainsi importés comme du bétail, logés et nourris dans les pires conditions, surveillés constamment, mal payés, renvoyés dès la fin des travaux permanents, journaliers et saisonniers sont les ouvriers de la terre.
Plus leur misère est grande, plus dures sont leurs de travail, plus grande est la richesse des exploitants capitalistes.
3. LES MYTHES.
L’augmentation des prix : Une façon de ruiner petits et moyens agriculteurs.
« Augmentez nos prix. Les prix sont nos salaires ». Ce slogan, souvent le principal mot d’ordre de bien des manifestations paysannes, correspond hélas à revendiquer la disparité entre la grosse et la petite ou moyenne agriculture.
a) L’exemple du blé.
Lorsque, l’an dernier, les céréaliers ont obtenu, par le truchement de l’Europe, une augmentation du prix du blé d’environ 12 F le quintal, pour un producteur de 1000 quintaux (soit 20 hectares dans les riches plaines), le surplus de gain était de 12 000 F (1200 000 anciens francs), de quoi rembourser un prêt de jeune agriculteur contracté il y a cinq ans, ou un tracteur de force moyenne.
Pour un petit producteur du Centre ou du Sud-Ouest, où les rendement atteignent rarement 40 quintaux à l’hectare, le surplus de gain annuel a le plus souvent oscillé aux environs de 400 F.
Si, dans l’immédiat, pour un paysan âgé qui n’a pas d’emprunt à rembourser, ce surcroît de revenu a apporté, pour un temps, un tout petit mieux-être, pour un jeune qui a contracté des emprunts cette augmentation n’a pratiquement rien apporté, si ce n’est le paiement des intérêts de l’emprunt.
Mais si l’on regarde l’avenir <+ plus long terme, cette augmentation plus avantageuse encore pour les gros producteurs, du fait de la suppression du quantum, a contribué pour une large part à enfoncer davantage et plus vite lus paysans pauvres et les jeunes qui ont investi.
En effet, avec le surcroît d’argent que les gros producteurs vont amasser ces années-ci, ils vont pouvoir investir soit pour s’agrandir, pour se moderniser, donc pour moins souffrir d’une stagnation ou d’une stabilisation des prix, soit pour se lancer dans des productions industrielles : la viande, les légumes (petits pois, haricots verts), l’aviculture, etc.
b) Celui de la viande.
On pourrait nous reprocher de n’avoir pris pour exemple que le prix du blé et nous dire qu’une augmentation des prix des produits d’origines animales, notamment de la viande et du lait, apporterait un réel accroissement du revenu de la masse des petits et moyens agriculteurs.
Pour la viande de boeuf, en 1967, les six pays de la C.E.E. ont connu un déficit de 500 000 tonnes. On estime qu’en 1970 ce déficit atteindra 1 million de tonnes.
Mais on préfère acheter de la viande à d’autres pays, par exemple à l’Argentine, à 3,30 F le kilo, même si de telles pratiques mercantiles contribuent à exploiter les paysans et travailleurs de ces pays dont certains ne gagnent que 30 000 anciens francs par an et même si, dans le même temps, « l’Europe », par la voix autorisée de Mansholt, a osé envisager de subventionner l’abattage des vaches des étables de moins de cinq vaches (soit, pour les régions d’élevage, réduire la reproduction annuelle de veaux d’environ 30 %).
c) Celui du lait.
Quant au lait, il n’a augmenté en 1968 que de 2,2 %, soit moins que le coût général de la vie et remarquons aussi que la viande n’a cessé de baisser : 11 % pour le porc, 1 % pour le boeuf, en un an. La priorité accordée à l’augmentation des prix des céréales (et de la betterave) n’est pas un hasard.
Elle montre que les représentants de ces producteurs sont ceux qui infléchissent, dominent la politique agricole de la C.E.E.
Elle est la preuve que, non satisfaits d’une politique égalitaire de hausse des prix, les gros producteurs (qui sont jusqu’à ce jour, en France, surtout céréaliers) accordent ou font accorder à leurs productions principales la priorité, voire l’exclusivité d’une hausse des prix.
Bien sûr, pour « expliquer » cette politique très sélective et bien cohérente, la propagande des forces au pouvoir ne manque pas d’avancer des raisons, notamment la surproduction de lait. Voyons au juste ce qu’il en est.
d) La surproduction ou le repli sur l’hexagone. Pour le lait, au 31 décembre 1967, l’Europe le stockait, transformé en beurre (environ 100 000 tonnes).
Mais, tandis que l’Europe des six produit par an autour de 980 000 tonnes de beurre, elle consomme 5 millions de tonnes de matières grasses dont la moitié d’origine animale.
Ainsi, si les six pays d’Europe produisent 10 % de beurre de plus qu’ils n’en consomment, il faut souligner que ces 10 % de beurre en « surproduction » ne représentent que 4 % des matières grasses animales consommées et 2 % des matières grasses totales.
Enfin, ce surplus de lait et de beurre, sous forme de poudre pour le premier et d’huile déshydratée pour le second, pourrait facilement être exploité sans aucune installation frigorifique, en vue d’être reconstitué n’importe quand, sous toutes les latitudes du globe, en lait, fromages, beurre, etc.
Mais voilà ! Les pays acheteurs qui ont faim ne sont pas solvables.
Les vendeurs ne représentent qu’un agglomérat de petits producteurs dont les intérêts à défendre ne sont pas « suffisamment importants » pour qu’on subventionne l’exportation de leur produit, ou lorsqu’on le fait, on l’orchestre d’une tapageuse propagande « de subvention d’assistance » qui sert d’appui à une politique de suppression des petits producteurs.
Les choses vont différemment quand les subventions jouent dans des secteurs privilégiés (celui des gros céréaliers par exemple).
En effet, pour le blé, les excédents de l’Europe s’élèvent à 30 millions de quintaux par an. On estime qu’ils atteindront 50 millions de quintaux au cours des prochaines années, mais personne n’a fait état de ces chiffres lors des augmentations décidées par l’Europe verte.
e) Lutter contre ce qui attribue un tel pouvoir.
On s’aperçoit donc qu’une augmentation uniforme du prix d’un produit accentue le décalage qui existe entre les agriculteurs pauvres et les agriculteurs riches.
De plus, sont augmentés en priorité les prix des producteurs riches. Ceux-ci ont donc plus de pouvoir économique et politique.
Un changement réel ne peut donc s’établir qu’en modifiant ce pouvoir économique et politique, c’est- à-dire en luttant non seulement contre ceux qui détiennent ce pouvoir, mais aussi contre ce qui le leur attribue : la propriété de l’appareil de production.
L’unité paysanne.
Sûrement, l’un des mythes les mieux utilisés par les gros agrariens et leurs alliés pour décourager la lutte autonome des paysans pauvres.
Par lui, on essaie de faire croire que les intérêts de toutes les catégories d’agriculteurs sont identiques et que la meilleure défense de ces intérêts dépend de l’unité des paysans dans leurs organisations, notamment syndicales.
L’autre aspect du mythe consiste à remuer dans un chaudron idéologique toutes les sottises « paysannistes » sur le bon sens paysan, la vie au contact de la nature, l’individualisme terrien, la peur du désordre, etc.
On retrouve là-dedans des thèmes réactionnaires, voire fascisants (Dorgères, Pétain) et des thèmes directement issus de l’idéologie religieuse catholique qui servent à protéger les paysans de la contamination urbaine et communiste et à les faire servir de masses de manoeuvre à toutes les droites réactionnaires et bourgeoises.
Le mythe pèse particulièrement dans les organisations professionnelles.
Sur ce sujet, il faut lire le livre de G. Wright qui rappelle comment, dans certains congrès du syndicalisme, les positions de classe des grands propriétaires du Bassin parisien étaient défendues par des petits exploitants de l’Ouest.
Depuis quelques années, ce mythe a été mis en cause ici ou là.
On peut analyser les débuts du C.N.J.A. comme une tentative de quitter le mythe, dans la mesure où le C.N.J.A. représentait au début les intérêts de certaines catégories de petits et moyens paysans. De même, le slogan actuel sur les trois agricultures.
Mais on voit où tout cela conduit : le ministère de l’Agriculture reprend ces idées à son compte pour proposer la distinction suprême entre une « agriculture économique » et une « agriculture sociale », la première devant être économiquement aidée pour qu’elle groupe plus d’argent, la seconde devant être socialement soutenue pour qu’elle ne fasse pas trop de bruit.
Les distinctions nouvelles qui vont apparemment contre le mythe de l’unité paysanne correspondent à un stade du développement des forces productives dans l’agriculture.
On est prêt aujourd’hui à déclarer publiquement qu’il faut lâcher une catégorie de paysans car c’est la seule solution pour maintenir les profits des autres catégories, mais s’il s’avère à nouveau que le mythe peut servir, on n’hésite pas à le « ressortir » (exemple : la bataille pour le prix du lait à Bruxelles).
Le mensonge ne peut donc être détruit qu’en mettant en pleine lumière l’idéologie de laquelle il se nourrit.
La fin de l’« unité paysanne », c’est l’affrontement des intérêts des différentes catégories d’agriculteurs et non la distinction dans la collaboration.
La compétitivité.
On en parle de plus en plus aux agriculteurs : il faut être compétitifs dans le Marché commun, nous devons être compétitifs par rapport aux autres producteurs, etc.
La façon dont on présente cette compétitivité est révélatrice : « Il faut… », « On doit… ».
C’est une nécessité qui découle « naturellement » de l’ordre des choses… bref, le tour de passe- passe classique et habituel de l’économie politique bourgeoise qui veut faire croire à tout prix que les règles de fonctionnement du capitalisme sont des lois naturelles et éternelles devant lesquelles tout le monde doit s’incliner.
Cette notion, par ailleurs très floue, de compétitivité véhicule dans ses implications idéologiques et économiques pas mal de traits essentiels au capitalisme.
La compétitivité implique, entre les entrepreneurs, sur un marché, une concurrence à l’issue de laquelle le ou les quelques « meilleurs », (c’est-à-dire ceux qui produisent les meilleurs produits au meilleur prix, c’est-à-dire encore ceux qui savent le mieux exploiter les machines et les hommes…) sortiront vainqueurs de la mêlée (c’est-à-dire s’assureront sur le marché une position profitable.)
On voit que la compétitivité exige une utilisation la plus rationnelle possible des capitaux et du travail humain, utilisation qui est permise seulement aux chefs d’entreprise possédant déjà une exploitation de taille et des structures importantes.
La compétitivité est un critère du développement économique que l’on aime à présenter comme un régulateur de l’économie alors qu’il ne s’agit que de la sanction des « bons capitalistes », que de la marque du profit.
En disant cela, on n’est pas retardataire pour autant et on ne cherche pas la régression.
Mais on voudrait essayer de montrer que le développement économique peut obéir à une autre rationalité que celle de la compétition et de l’individualisme et qu’on peut chercher la satisfaction des besoins du peuple autrement que par le moteur du profit.
4. LES FAUSSES SOLUTIONS.
La coopération
Par ce terme de coopération on entend généralement dans l’agriculture toute forme de propriété collective des moyens de production, que celle-ci implique ou non une coopération dans le travail lui-même.
Cette définition générale conduit à ranger dans la coopération des associations de type différent.
On peut les classer en deux grandes catégories :
– Les coopératives d’approvisionnement, de vente ou de transformation des produits agricoles qui sont des associations de producteurs indépendants.
Les coopérateurs sont alors codétenteurs des capitaux d’une entreprise qui se trouve en aval et en amont de leur exploitation. Cette entreprise peut utiliser du travail salarié.
– Les coopératives de production, qui ont été officialisées par le pouvoir sous le nom de G.A.E.C. (groupement agricole d’exploitation en commun) et qui sont des associations de producteurs utilisant en commun les moyens de production pour mettre en valeur leur propre travail.
Il y a là combinaison entre la propriété commune des moyens de production et le travail coopératif.
Il convient donc de distinguer ces deux types de coopératives, associations de producteurs ou associations de détenteurs de capitaux (qui ne sont que des formes juridiques particulières des sociétés par actions).
A. – Les coopératives : associations de détenteurs de capitaux. Ce sont des associations d’agriculteurs, regroupant à la fois de gros paysans riches, des agriculteurs moyens et des paysans pauvres, qui gèrent une entreprise dont ils possèdent en commun le capital.
Cette entreprise a pour fonction d’acheter des moyens de production (coopératives d’approvisionnement, C.U.M.A. (coopérative d’utilisation de matériel agricole ) ou bien de collecter, stocker, transformer et vendre leurs produits (exemples : coopératives laitières, caves coopératives, coopératives de stockage de céréales, etc.).
Tout en permettant l’achat et la vente dans de meilleures conditions, ainsi qu’une répartition entre les adhérents de ses bénéfices commerciaux ou de ses profits industriels, la coopérative de ce type augmente les échanges entre les associés et le marché.
Pour le gros agriculteur, être coopérateur revient à posséder une part sociale dans une entreprise qui lui fournira des conditions de vente ou d’achat favorables.
Comme les profits sont répartis au prorata des opérations et qu’il travaille plus avec la coopérative que les agriculteurs moyens ou pauvres qui lui sont associés, c’est donc à lui que reviendra la plus grande part du profit de l’entreprise coopérative.
Comme il est, en tant que capitaliste, meilleur gestionnaire que ses associés paysans, et comme il dispose de plus de temps libre parce qu’il a de la main-d’oeuvre salariée, c’est lui qui « gérera démocratiquement » la coopérative.
Si la coopérative permet aux petits et moyens agriculteurs une légère protection et un allongement de leur survie (en leur offrant des conditions d’achat et de vente plus favorables et en leur distribuant des miettes de profit), on voit qu’elle sert également très bien, et nettement mieux, les intérêts de l’agriculteur capitaliste.
Une des meilleures preuves, c’est que l’implantation coopérative est aussi avancée, sinon plus, dans les régions de grosse culture, et au niveau des productions des grosses exploitations capitalistes.
Sur le marché, la coopérative va se trouver en concurrence avec des firmes privées.
Pour ne pas faire faillite, elle devra avoir la même gestion que celle de ces firmes afin d’être compétitive ; c’est-à-dire pression sur les salaires de ses employés, accroissement de la productivité en augmentant les cadences de travail par exemple, détournement d’une partie importante de la plus-value apportée par le travail pour la consacrer à la prospection des marchés, à la publicité, etc.
Ainsi, des paysans pauvres et moyens, des agriculteurs capitalistes sont associés dans les coopératives en tant que détenteurs de capitaux d’une entreprise capitaliste qui utilise parfois des moyens de production très puissants, emploie des salariés, distribue les profits qu’elle réalise.
Il s’agit bien d’une forme particulière de « société par actions », mais d’une forme particulièrement bien adaptée à sa fonction dans la domination du capitalisme dans la production agricole.
Ne pouvant que se conformer aux lois du marché, les coopératives ne peuvent que contribuer à l’élimination progressive des plus faibles par les plus forts (même si, en un certain temps, elles peuvent freiner ce processus).
En même temps, elles réalisent une « intégration » des petits et moyens agriculteurs au mode de production capitaliste : en favorisant leur participation au marché, en mobilisant leur épargne pour constituer le capital d’une entreprise.
Enfin, par l’association dans la même entreprise des différentes catégories d’agriculteurs, par la participation de tous à la marche de l’entreprise, par le relais de l’idéologie coopératiste (qui contribue à masquer les luttes d’intérêt au sein de l’agriculture) le mouvement coopératif va constituer un « instrument d’encadrement politique » efficace.
B. – Les coopératives : associations de producteurs. Elles sont actuellement peu nombreuses et souvent limitées à la gestion commune d’un atelier.
Il s’agit donc là d’associations d’anciens producteurs indépendants qui mettent en commun tout ou partie de leurs moyens de production et mettent en oeuvre un processus de travail coopératif.
Il en résulte une diminution des coûts de production.
La formation d’une association se traduit donc par un renforcement de la position économique des adhérents et ceci d’autant plus que l’Etat fournit des conditions de crédit plus avantageuses.
Mais la coopérative de production est souvent présentée comme un moyen pour les petits et moyens agriculteurs d’échapper à leur élimination, de développer les forces productives sur un monde non capitaliste.
Or il y a vente sur le marché et concurrence et elle est ainsi conduite à une gestion capitaliste.
Elle ne pourra être rentable qu’en investissant davantage, qu’en accroissant ses terres, qu’en libérant de la main-d’oeuvre.
Elle devra donc, sous peine de faillite, reproduire le processus de décomposition de l’agriculture, soit en accroissant ses terres, c’est-à-dire en bénéficiant de l’expropriation des paysans pauvres, soit en expropriant ses propres adhérents.
Cette brève analyse nous démontre le caractère illusoire de la possibilité d’une agriculture non capitaliste fondée sur le développement des coopératives de production, dans un pays où les rapports de production sont des rapports capitalistes.
C. – Que penser de la voie de l’intégration coopérative de la production?
Face à la domination croissante des monopoles industriels sur l’agriculture sous la forme de l’intégration de la production, certains économistes suivis par des dirigeants syndicaux proposent la voie de l’intégration coopérative.
Puisque l’intégration est un mode d’organisation efficace, il suffit de l’utiliser tout en évitant l’exploitation des monopoles : les coopératives doivent donc elles-mêmes intégrer la production agricole, défendre les agriculteurs contre la domination des firmes, assurer le développement des forces productives et maintenir cependant une démocratie économique.
Cette argumentation oublie tout simplement une chose : que dans un pays capitaliste, les rapports de productions capitalistes sont dominants et qu’ils reproduisent dans tous les secteurs de la production les conditions de leur domination.
Les coopératives intégrantes, si démocratiques soient-elles, vont se trouver sur le marché en concurrence avec d’autres entreprises privées (mais aussi avec les autres coopératives).
Elles ne pourront survivre qu’en jouant le jeu de ce marché, qu’en s’agrandissant au détriment des producteurs plus faibles, qu’en participant elles-mêmes, comme toutes les entreprises, au processus général de la concentration monopoliste.
Le coopérateur intégré devra donc se soumettre à une discipline de production que l’on qualifiera de discipline technique, qui correspond en fait à celle qui lui serait imposée par un intégrateur privé.
Pour soutenir la concurrence, la coopérative devra, sous peine de faillite, réduire la part de revenus distribuée aux adhérents, faire pression sur les salaires et les conditions de travail des employés.
La voie de l’intégration coopérative n’est alors qu’une variante de cette forme de domination capitaliste par les monopoles que constitue l’intégration.
Une différence cependant : le cadre coopératif, la participation des coopérateurs au capital de l’entreprise qui les intègre sont des conditions favorables au maintien de l’alliance politique entre la bourgeoisie et les couches « intégrées » de la paysannerie.
Ce n’est pas un hasard si M. Pisani proposait un programme de réorganisation du marché par le développement des coopératives « dynamiques » à qui il conseillait cependant de mener une « concurrence au couteau » avec les firmes privées. Ce n’est pas un hasard si la majorité des gros agriculteurs du Bassin parisien et d’ailleurs ne combattent pas cette voie et s’y engagent même assez résolument.
La politique des structures.
L’industrialisation de l’agriculture et sa participation au marché impliquent une nationalisation des unités de production existant dans le cadre du système économique dominant.
En particulier, il convient d’agir sur les structures des exploitations agricoles de telle sorte qu’elles atteignent le plus rapidement possible la taille requise par le développement des autres forces de production.
Tel est le but assigné à la « politique des structures » et qui s’exprime ainsi dans la loi d’orientation du 5 août 1960 : mettre l’agriculture « et plus spécialement l’exploitation familiale en mesure de compenser les désavantages naturels et économiques auxquels elle reste soumise comparativement aux autres secteurs de l’économie ».
Pour cela, l’Etat va créer une série d’organismes ou d’institutions, ayant pour objet d’agrandir des exploitations considérées comme pouvant devenir rentables et de « dégager » les petits paysans âgés pour « libérer » des terres qui serviront à l’agrandissement des autres.
Les sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural ont pour « but d’améliorer les structures agraires, d’accroître la superficie de certaines exploitations agricoles et de faciliter la mise en culture du sol et l’installation d’agriculteurs à la terre ».
Dotées d’un droit de préemption qui leur permet d’intervenir prioritairement dans certaines transactions foncières, les S.A.F.E.R. achètent des terres, constituent des exploitations « viables », les aménagent ou améliorent celles qui existent et les rétrocèdent à des agriculteurs.
Depuis leur création jusqu’à la fin de 1966 elles ont acheté 167 465 hectares et en ont rétrocédé 88 583. Pour l’année 1966, les acquisitions des S.A.F.E.R. représentent 16,5 % de la part du marché foncier qui leur est accessible et 9,3 % du marché foncier global.
La moitié des rétrocessions constituent des agrandissements d’exploitations de l’ordre de 6 hectares ; et le quart, des créations d’exploitations nouvelles d’une superficie moyenne de 38 hectares.
Ces actions, même si elles restent relativement mineures par rapport à l’ensemble des transactions foncières, jouent en faveur des paysans moyens qui y trouvent un moyen d’agrandir leur exploitation individuelle ou de s’installer sur une meilleure exploitation.
L’indemnité viagère de départ (I.V.D.) qui fait partie de la politique de structures joue dans le même sens. Elle consiste à attribuer une certaine somme annuelle (de 1200 F à 2 500 F) à un agriculteur âgé (en général 65 ans) qui cédera sa terre à un agriculteur exploitant ou à la S.A.F.E.R.
Mais, depuis avril 1968, l’I.V.D. est plus importante pour l’agriculteur qui cède au moins 5 hectares à un agriculteur qui, par cet achat, franchira le minimum de 3 fois la surface de référence (c’est-à-dire à peu près 30 hectares).
C’est donc une incitation avantageuse pour les moyens paysans.
Ces deux exemples rapides montrent que la politique des structures tend à renforcer la propriété individuelle des paysans moyens au préjudice de la propriété parcellaire des petits paysans. L’actuelle politique des structures ne trouble pas le problème capitaliste à la campagne, elle en améliore seulement le fonctionnement.
La régionalisation capitaliste aggrave l’oppression des travailleurs.
La régionalisation, tout le monde en parle. A juste titre, bien des travailleurs la souhaitent.
Mais elle est un mythe dans le système de marché que nous vivons.
On pourrait sans doute expliquer théoriquement que les capitalistes concentrent leurs investissements dans les régions ou sur les axes qui facilitent leurs échanges, donc leurs profits. Mais pourquoi vouloir démontrer par un raisonnement théorique ce que la constatation des faits nous enseigne à l’évidence.
Dans l’Ouest, trois périodes, trois échecs.
Pour des régions comme l’Ouest, ce que l’on a appelé la décentralisation peut se classer en trois périodes. La première, celle des années 50, où l’agriculture a commencé à perdre massivement des bras alors que l’accroissement des emplois n’augmentait par an que de 1 % environ.
Ainsi, par exemple, dans la Basse-Normandie, le recensement de 1962 révélait qu’un jeune sur trois arrivant à l’âge de travailler trouvait un emploi dans la région tandis que les deux autres devaient s’expatrier.
C’est dans cette période que, dans une région comme l’Auvergne et les départements du Centre, les jeunes ont quasiment tous déserté les villages.
Au cours d’une seconde période qui s’est globalement située entre 1955 et 1964, pour les pays de Loire et de Bretagne, et entre 1960 et 1964 pour la Basse-Normandie, une certaine invitation à la décentralisation a produit quelques effets (l’arrivée entre autres à Rennes de Citroën, à Caen de la S.A.V.I.E.M.).
Mais il faut dénoncer ce genre de décentralisation. Il n’a rien apporté à ces régions, si ce n’est une très grande prolétarisation, qui risque de devenir rapidement une sous-prolétarisation quasi générale.
En effet, dans la grande période de cette décentralisation (en BasseNormandie par exemple, le taux de croissance de nouveaux emplois a atteint jusqu’à 13 % par an en 1962-1963), ce que l’on a vu arriver dans l’Ouest, ce ne sont pas des entreprises, mais des ateliers de fabrication ou, pire, de montage.
Le résultat ? Dans les usines décentralisées, la proportion d’O.S. est au moins d’un tiers supérieure (73 %) à la moyenne des usines françaises (52 %), tandis que la proportion d’employés, de techniciens et d’ingénieurs est près de la moitié inférieure à celle de la moyenne des usines françaises.
Ainsi, dans ces régions, les jeunes ou les paysans mutants qui ont appris un métier ne trouvent qu’un emploi d’O.S. et toujours dans une spécialité différente de la leur.
Le corollaire de cette forme de décentralisation c’est la déqualification, c’est l’embauche et la débauche permanentes.
La troisième période de cette décentralisation, c’est celle que nous connaissons depuis 1964. Les industriels ne se « décentralisent » plus. Les raisons en sont multiples : l’Europe, c’est-à-dire leur nouveau marché, les attire plutôt vers l’Est ; le plan Delouvrier leur a montré que le Bassin parisien, plus avantageux pour eux, pouvait être aménagé en harmonie avec leurs intérêts ; les premiers essais de décentralisation les ont déçus.
Si la main-d’oeuvre est nombreuse et donc bon marché, elle n’est pas pour autant docile. Les conflits les plus durs de ces dernières années ont tous eu pour foyer ces « genres d’usines décentralisées ».
Développement régional et liberté du capital sont incompatibles. Dans ce contexte, les agriculteurs travailleurs des régions périphériques n’ont rien à attendre d’une quelconque régionalisation toujours dépendante de la liberté du capital.
Ainsi, les industries alimentaires liées à l’agriculture, mais aux mains des capitalistes, quittent les régions excentriques pour s’installer dans le Bassin parisien.
Tous les capitalistes, ceux qui tendent à intégrer l’agriculture, comme ceux de la métallurgie ou de l’électronique, ont des intérêts qui sont de plus en plus européens, c’est-à-dire situés géographiquement sur certains axes : Rhône, Rhin, Rhur. Dans ce processus, les capitalistes ne sont intéressés par les régions excentriques qu’en tant que réservoirs de main-d’oeuvre à exploiter.
Mais ils préfèrent la déporter vers « leurs » régions de plus grands profits plutôt que d’accroître leurs charges en allant vers les travailleurs.
Il est illusoire de penser qu’un pouvoir politique qui préserve la liberté du capital, lui reconnaît son pouvoir économique, puisse obliger ces capitalistes à faire d’autres choix que ceux guidés par leurs intérêts, que ceux nécessités par l’expansion de leur entreprise de capitalisation.
Parallèlement, parce qu’obligés de se soumettre aux lois de la gestion rentable imposée par le marché capitaliste, les coopératives existantes ne peuvent pas grand-chose pour le développement harmonieux des régions.
Dans le meilleur des cas, si leurs dirigeants s’engageaient à essayer quelque chose dans ce sens, elles supporteraient mal la concurrence des firmes capitalistes et elles seraient rapidement menacées de faillite.
Enfin, dans tous les cas, en revendiquant la création d’emplois nouveaux dans une région sans mettre en cause la liberté du capital, les agriculteurs risquent de se battre pour peu de résultat, au mieux pour aboutir à ce que l’industrialisation de leur région signifie exploitation plus grande des ouvriers : bas salaires, déqualification, accélération des cadences, oppression dans les conditions de travail, c’est-à-dire qu’ils aboutiront au renforcement de la dictature du capital.
Bien sûr, avec les ouvriers, ils auront à dénoncer le sous développement de leur région dont ils sont victimes, mais pour une prise de conscience et une mobilisation des masses et non par des travaux en « commissions ministérielles » et préparés par dossiers, ce qui serait alors une complète mystification et une complicité avec le pouvoir de l’oppression.
La participation au pouvoir économique.
La participation au pouvoir économique est l’un des grands objectifs des syndicats agricoles.
« Investissons toutes les autres organisations professionnelles et économiques (coopératives, groupements de producteurs, etc.) et nous pourrons y faire appliquer la politique que nous préconisons », disent-ils. Que représente le pouvoir économique ? Qu’implique une participation à ce pouvoir ? Où cette participation peut-elle conduire ?
1. La véritable notion du pouvoir économique.
On appelle « pouvoir économique » les possibilités d’action et de résistance que donnent aux grandes entreprises et aux banques leur dimension, leurs réserves financières, etc. Ces interventions ont lieu sur le terrain économique, mais aussi dans le domaine politique (ex. : « Ce qui est bon pour la General Motors est bon pour les Etats-Unis. »).
Cette définition exhaustive nous est donnée par le Dictionnaire économique et social des Editions ouvrières.
Elle nous indique clairement que le pouvoir économique correspond au pouvoir exercé par les puissances financières sur l’économie et la politique.
Elle nous confirme ce que nous constatons tous les jours dans notre région économique : que le capital, représenté par les riches propriétaires, banquiers, industriels, etc., contrôle lui-même l’économie et la politique à son profit. Le pouvoir économique, dont l’expression elle-même indique que l’économie confère le pouvoir, donne ainsi au plus riche, au plus fort, le droit d’exploiter le plus faible, le salarié, l’artisan, le paysan inoffensif.
2. La participation au pouvoir économique et ce qu’elle implique.
Participer au pouvoir économique implique nécessairement que l’on gère les intérêts du capital.
En effet, un réel pouvoir économique ne peut exister que lorsque le poids économique représenté est assez important, en face des concurrents. Pour qui ne le détient pas encore, il s’acquiert par l’accroissement de son capital.
Ainsi, par exemple, lorsqu’une coopérative laitière voudra représenter un poids important en face de ses concurrents, elle devra avoir, d’abord, une dimension suffisante, puis se donner aussi, autant que possible, un taux d’accroissement plus grand que le concurrent.
Ceci demandera une très bonne gestion des capitaux investis et cette gestion nécessitera, entre autres, que la coopérative refuse d’effectuer la collecte trop coûteuse des producteurs ayant moins de 10 ou 15 vaches.
Pour être plus concurrentielle, la coopératice devra encore employer dans des mauvaises conditions ses propres ouvriers, leur refusant les augmentations de salaire, etc.
Assez récemment, tous les syndicalistes agricoles se sont félicités de ce que la coopérative d’Ancenis prenait le pouvoir dans la société Amieux.
Pourtant, aujourd’hui, les ouvriers contrôlés par la coopérative d’Ancenis sont les moins payés dans la région nantaise.
S’exerçant donc au détriment des petits paysans comme au détriment des ouvriers, le pouvoir économique, dans les coopératives elles- mêmes, est en fait détenu le plus souvent par les agriculteurs les plus riches.
Et ceux-ci, consciemment ou non, en gérant les intérêts du capital, organisent la ruine des paysans pauvres et l’exploitation des ouvriers.
La participation au pouvoir économique implique aussi une intégration à la logique de la gestion.
Or cette logique ne coïncide aucunement avec les véritables besoins des travailleurs. Elle ne consiste qu’à accroître les revenus et les profits du capital.
Ainsi, une coopérative laitière, tout comme l’industriel, devra consacrer une part relativement importante de son budget à un secteur qu’elle pourra appeler « promotion des ventes ».
Ce secteur servira, par exemple, à étudier la couleur, la forme et la résistance des pots de yaourt qui provoqueront le mieux le désir d’achat des consommateurs.
Ne pourrait-on pas envisager un autre régime où l’argent dépensé à la rechercher publicitaire serait utilisé pour rendre des services réels aux travailleurs (construction de logements, équipements sociaux, etc.) ?
Cet exemple nous prouve encore que la logique de la gestion ne peut être que la logique des intérêts du capital.
La gestion n’intéresse pas les travailleurs au niveau du calcul de rentabilité et du profit.
Elle ne peut les intéresser qu’au niveau des choix globaux, des choix politiques dans une société à leur service.
Contribuer à la gestion des intérêts du capital conduit les responsables agricoles à se trouver pieds et poings liés à son service et contre les intérêts des travailleurs les plus pauvres de l’agriculture et de l’industrie.
3. Où peut conduire la participation au pouvoir économique ? Et si les agriculteurs qui le cherchent obtiennent quelquefois le pouvoir économique qui les attire, qu’en font-ils ?
Devenus alors très riches ou gérants d’un capital important, ils ne pourront l’utiliser qu’à l’encontre des plus faibles qu’eux.
Ils commenceront d’abord, comme ils le font déjà dans les coopératives, par exploiter de la main-d’oeuvre salariée.
Ils accentueront ensuite, sous prétexte de constituer des exploitations viables, le processus de ruine des paysans pauvres.
Ils pourront enfin mener leur politique de patrons bien établis, organisés et puissants, mais dont la « puissance économique ne reposera que sur l’exploitation du prolétariat ».
De la part des syndicats, mobiliser tous les agriculteurs pour la conquête du pouvoir économique, c’est les bercer d’illusions, parce que celui- ci n’est accessible qu’aux plus riches et que les plus petits ne pourront jamais y parvenir qu’à condition de devenir gros.
Les Bretons, par exemple, savent très bien que, malgré tous leurs efforts, la production avicole leur est enlevée par de très gros producteurs du Bassin parisien.
C’est encore donner des illusions aux agriculteurs, parce que la participation au pouvoir économique ne peut que les intégrer à la défense de la politique du capital. Ainsi leur fait-on implicitement accepter la notion de domination économique des riches sur les pauvres, en les faisant aspirer à devenir riches pour exercer cette domination.
La participation au pouvoir économique ne peut en rien satisfaire les aspirations légitimes des travailleurs les plus pauvres, ci c’est en cela essentiellement qu’elle est un mythe.
La force du pouvoir populaire ne réside pas dans le pouvoir économique, mais bien plutôt dans la possibilité qu’il a d’accentuer les contradictions que met en relief le pouvoir économique, le pouvoir du capital.
On ne peut pas, comme le prétend le C.D.J.A. de Loire-Atlantique dans le rapport d’orientation de sa dernière assemblée générale, lutter contre le libéralisme de notre société avec les mêmes armes que lui : l’efficacité et la productivité économique.
On ne peut lutter contre le libéralisme qu’en neutralisant les représentants du capital, en leur arrachant le pouvoir pour instaurer celui des travailleurs qui est de nature différente.