Le 16e congrès de la CGT se tint à Lille du 25 au 30 juillet 1921 dans une ambiance extrêmement tendue. Il avait même été avancé pour prendre de cours l’opposition. La direction avait également lancé d’elle-même un quotidien en janvier 1921, Le Peuple, pour renforcer son hégémonie sur la base.
Cela ne veut pas dire que le mouvement de masse est prolongé. Le nombre de grévistes en 1921 est autour de 400 000, soit trois fois moins qu’en 1920. Le nombre d’adhérents à la CGT est de 600 000, soit moitié moins qu’en 1920.
C’est que la crise interne s’était désormais ouvertement cristallisée sous la forme de deux blocs, l’Internationale Communiste accordant une légitimité toujours plus grande à une opposition par ailleurs sur une base syndicaliste révolutionnaire.
L’affirmation de la CGT de 1918 à intégrer un nouvel ordre international « organisé » se révélait totalement vain alors que la crise générale du capitalisme frappe sévèrement l’Europe et que les tensions internationales sont revenues au premier plan. L’espace était ouvert pour essayer de renverser la direction.
C’est en fait une crise du syndicalisme français lui-même, qui a trois options : prolonger la ligne de collaboration à prétention constructive instaurée pendant la guerre mondiale, retourner à la ligne syndicaliste révolutionnaire de l’action directe d’avant 1914, s’effacer devant le Parti Communiste.
Le 16e congrès a ainsi une véritable dimension historique et, dès le départ des discussions, le mot scission est sur la table, alors qu’au bout de dix minutes, il y a déjà des altercations, une bataille rangée, conduisant jusqu’à l’utilisation d’un pistolet. Dans le chaos, deux portefeuilles sont volés, la police débarque sur le coup on ne sait comment afin d’enquêter mais se fait refouler, etc.
Mais la direction est très professionnelle dans son opération d’étouffement. La première chose qu’elle fit au congrès fut de demander un vote pour une motion de soutien au peuple russe connaissant une situation économique dramatique.
Elle refuse d’enquêter sur les incidents de la seconde séance (qui ouvrait les discussions), afin de ne pas permettre à la police de repérer les délégués concernés, mais donne une version dénonçant les minoritaires dans le quotidien Le Peuple.
Au cours du congrès, il est reproché aux minoritaires leur confusionnisme, comme le fait ici le marin François Giudicelli :
« Vous vous déclarez défenseurs de la Charte d’Amiens, de l’autonomie du syndicalisme et vous dites qu’en créant les C.S.R. [Comités syndicalistes révolutionnaires], votre but est de redresser le syndicalisme français, en l’obligeant à adhérer à l’Internationale de Moscou.
Vous êtes des gens qui n’ont aucun amour-propre ou vous êtes des fous. Je vous dis cela, camarades, et je n’ajouterai pas d’injures sans les commenter.
Vous, les syndicats minoritaires, qui êtes actuellement à ce Congrès, dans vos assemblées générales corporatives, vous avez toujours ajouté au débat : « Nous demandons notre retrait [de l’Internationale syndicale] d’Amsterdam et notre adhésion à [celle de] Moscou. »
Quelques jours à peine vous séparent du congrès, vous dites : « Nous n’adhérons plus à Moscou, parce que nous n’avons pas notre complète autonomie ; nous n’irons à Moscou que si nous avons cette autonomie complète ».
Si ceci, si cela, etc. Je vous dis, vulgairement parlant : si ma tante en avait, je l’appellerais mon oncle ! (Applaudissements) ».
Il suffisait également de rappeler au congrès que le Parti Communiste fondé en décembre 1920 exigeait de ses membres la participation au syndicat, en tant que communiste, pour dévaluer la stratégie du bloc des opposants.
Quant aux syndicalistes révolutionnaires, ils ne font que répéter les thèmes généraux du fédéralisme et de l’action directe, passant ainsi à côté de la substance de la question historique, mais obtenant une certaine légitimité : sur les 782 syndicats de la CGT existant en 1918, 457 sont dans le camp minoritaire en 1921, contre 335 pour le camp majoritaire.
Pour cette raison, la majorité se maintient, grâce à 1486 mandats contre 1205.
L’affaire était dans le sac. Il ne manquait plus que le coup de grâce, qui se déroula lors d’un Comité Confédéral National, quelques temps après et qui prit comme prétexte une initiative suicidaire des syndicalistes révolutionnaires.
En effet, l’Union des syndicats de la Seine (c’est-à-dire de la région parisienne) décida que désormais elle agirait selon la position des minoritaires seulement et que serait mis en place une « tournée de propagande syndicaliste révolutionnaire ».
C’était reconnaître ouvertement que les « Comités syndicalistes révolutionnaires » contrôlaient les syndicats de la Seine. Pour la majorité de la CGT, c’était à la fois inacceptable et un véritable cadeau.
Les 19, 20 et 21 septembre 1921, une motion de discipline fut votée par la majorité du Comité Confédéral National, l’organe prenant les décisions entre les congrès. Elle s’appuie sur quelques lignes qu’on trouve tout à la fin du texte de la motion de la majorité au congrès de Lille.
Voici ces lignes, ici soulignées.
« Le Congrès déclare que l’Unité ouvrière ne pourra être effectivement maintenue dans l’action quotidienne que par une discipline volontaire des syndiqués et des organisations.
Les opinions diverses, qui doivent librement s’exprimer, ne sauraient justifier l’injure entre militants. Cette pratique est une indignité syndicale que le Congrès flétrit et condamne. Le respect mutuel entre syndiqués ne porte aucune atteinte à la liberté d’opinion.
Les droits des minorités restent ce qu’ils doivent être ; personne ne peut limiter la faculté de critique ; mais les minorités ont pour obligation stricte de s’incliner devant les décisions prises : sous aucun prétexte, les groupements d’affinités ou de tendances ne peuvent se substituer à l’organisation corporative départementale ou nationale, cette substitution ayant jeté la confusion et rendu toute propagande, tout effort solidaire impossibles.
L’action des minorités peut s’exercer au sein de l’organisation des assemblées régulières des Congrès ; elle ne peut être tolérée lorsqu’elle prend un caractère d’opposition publique aux décisions régulièrement prises par les majorités.
De même qu’un syndiqué ne peut adhérer à deux syndicats, un syndicat à deux Fédérations, les groupements confédérés s’interdisent d’appartenir à deux Internationales syndicales. »
Prenant prétexte de ce texte, une motion votée par 63 voix contre 56 (et 15 abstentions et absence) exigea que soit mis un terme aux « Comités syndicalistes révolutionnaires » :
« Le Comité confédéral national rappelle que la décision du Congrès confédéral de Lille avait pour but d’assurer le maintien de l’Unité syndicale par le respect d’une discipline aussi indispensable à l’action qu’à la préparation de celle-ci.
Soucieux d’assurer avant tout la liberté d’opinion dans toute son intégralité, le Comité confédéral national déclare que cette liberté ne peut trouver sa force et ses garanties que dans le strict respect des décisions et des principes définis par les congrès ;
Que la réunion, au lendemain des assises confédérales, d’un congrès de la minorité ayant pour but de renforcer l’organisation des C.S.R. sur des bases corporatives départementales et nationales, constituant ainsi avec des éléments confédérés une CGT contre la CGT, est une démonstration formelle d’opposition irréductible à l’application des décisions prises ;
Que le fait de substituer à l’action et à la propagande des syndicats celles des Comités syndicalistes révolutionnaires, d’opposer à l’action et à la propagande des Fédérations celles des Sous-Comités fédéraux, a abouti à une désorganisation profonde des forces ouvrières qu’il serait puéril de dissimuler ;
Que cette besogne de déchirement et de dissociation est l’œuvre des C.S.R. qui, pour se justifier, invoquent abusivement la liberté d’opinion.
Le Comité confédéral national, résolu à rechercher tous les moyens susceptibles d’assurer une collaboration utile de tous les éléments et de toutes les tendances à l’œuvre commune, affirme que cette collaboration dans l’unité n’est possible qu’avec la condamnation de l’organisation des C.S.R. responsables de l’impuissance actuelle.
Donne mandat au Bureau confédéral et à la C.A. [Commission Administrative] d’exiger le respect rigoureux de la motion de Lille par toutes les organisations affiliées qui ont le pouvoir d’exercer des sanctions légitimes en cas d’indiscipline constatée.
En conséquence, il précise :
Les organisations qui refusent de s’incliner devant les décisions prises et de coopérer à leur application se mettent délibérément en dehors de l’unité ouvrière. Ces organisations mettent la C.G.T. dans l’obligation d’admettre dans son sein leurs minorités qui acceptent les décisions des Congrès confédéraux.
Le Comité Confédéral National rappelle que la motion votée à Lille comporte les précisions suivantes :
1° La liberté d’opinion au sein de la C. G. T. a toujours été et reste pleine et entière, sans aucune limitation ni restriction. Les manifestations de cette liberté ne peuvent donner lieu à aucune sanction syndicale ;
2° Mais la C. G. T., étant avant tout l’organisation de combat de la classe ouvrière, ne peut remplir son rôle essentiel qu’à condition que le minimum de discipline soit observé dans l’action ;
Cette discipline consiste dans le respect des décisions prises, dans les conditions statutaires, par les divers organismes syndicaux tant nationaux qu’internationaux.
Tout manquement à la discipline dans l’action peut donner lieu à des sanctions allant jusqu’à l’exclusion ;
3° Les organismes syndicaux ne peuvent adhérer, sans manquement à la discipline, à un groupement extérieur au syndicalisme, soit philosophique, soit politique. En particulier, ils ne peuvent adhérer aux C. S. R.
4° L’unité syndicale, plus indispensable aujourd’hui que jamais, ne peut subsister que dans la courtoisie des discussions et des critiques et dans le respect mutuel des militants. »
C’était là provoquer des exclusions et même provoquer la scission, en sachant qu’avec une courte majorité au congrès et un esprit légitimiste de la base, la majorité triompherait d’une minorité prise de court.
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