Vladimir Vernadsky, la curvilinéarité et l’abiogenèse

L’une des questions formant un grand débat en URSS alors fut l’opposition au sujet de l’abiogenèse.

Il faut ici comprendre que l’intérêt de Vladimir Vernadsky tient à la question atomique. Vladimir Vernadsky a été l’un des premiers à s’intéresser à celle-ci, avec une approche de chimiste lui faisant ajouter deux dimensions à l’atome : l’espace et le temps.

En fait, chez Vladimir Vernadsky, un atome n’est pas qu’un élément minuscule, à un endroit précis, avec un rapport particulier à la question de l’énergie. Il a également une histoire, issue du rapport du temps avec l’espace, que Vladimir Vernadsky interprète comme sa migration.

De plus, cet atome dépend de son rapport à la matière soit inerte, soit morte. Il y a en fait pour lui trois caractéristiques de la vie :

– la stabilité relative de l’organisme, qui ne connaît donc pas de modifications subites ;

– le caractère dispesé de l’organisme, au sens où il existe en étant séparé de son environnement direct ;

– sa nature curvilinéaire.

Ce dernier point est essentiel, Vladimir Vernadsky affirmant qu’il n’existe pas de surfaces planes chez les êtres vivants, que cela est relié à l’asymétrie moléculaire et qu’il est par conséquent nécessaire d’employer la géométrie riemannienne et non plus euclidienne.

C’est la base pour son affirmation, en 1931, dans sa conférence sur Les problèmes du temps dans la science contemporaine, que :

« L’espace de la géométrie du temps de Newton inévitablement isotrope [le temps est le même dans tous les directions] et homogène.

Il correspond à un vide absolu.

Un tel espace absolu, l’espace de l’ancienne géométrie en trois dimensions [euclidienne] – vide, homogène et isotropique – ne se rencontre pas, en réalité, par celui qui investigue la nature. »

Cela est indéniablement une approche reconnaissant le développement inégal et le caractère inépuisable de la matière. C’est là tout à fait conforme à la thèse de Mao Zedong selon laquelle rien n’est indivisible.

Mao Zedong a mené une immense bataille idéologique avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, affirmant que rien n’est indivisible.

Or, cela pose deux soucis, au-delà du caractère matérialiste, voire matérialiste dialectique de la démarche.

Tout d’abord, cela fait que Vladimir Vernadsky s’arrête à l’atome, en faisant en quelque sorte une « brique » originelle de la vie. C’est là une approche opposée à sa propre thèse comme quoi le vide n’existe pas (et donc comme quoi « rien n’est indivisible »).

En pratique cela n’est pas vrai, puisque Vladimir Vernadsky affirme qu’il existe justement un autre mode de l’espace-temps au niveau des atomes relevant du vivant, qu’il y a donc encore un processus en cours, un mouvement dans le mouvement, etc.

Mais tant qu’il ne l’a pas trouvé, il restait bloqué à l’atome comme brique. Le niveau historique ne permettait pas de déployer la lecture scientifique jusqu’au bout.

Cela a comme conséquence que Vladimir Vernadsky, une fois qu’il avait établi les principes de la biosphère, ne cessa pas de chercher à en établir les limites. Il séparait, on peut dire arbitrairement, la croûte terrestre, du reste de la vie planétaire.

Encore une fois, ce n’est pas vrai, puisqu’il raisonnait en termes cosmiques. Mais en l’absence de saisie du matérialisme dialectique et en raison du faible niveau technique encore, il revenait à une délimitation, il y tendait inéluctablement.

Le matérialisme dialectique aurait du faire un pas vers Vladimir Vernadsky, et il l’a fait en l’intégrant dans les institutions soviétiques. Toutefois, les forces productives à l’échelle planétaire ne permettait pas encore un processus complet.

Le résultat est que, pour maintenir la stabilité de son système, Vladimir Vernadsky opposait de manière formelle la matière « inerte » et la matière vivante, et qu’il lui fallait toujours chercher un appui extérieur pour justifier la vie : l’énergie solaire pour les êtres vivants profitant de la chlorophylle, la vie venant de comètes, etc. ; en fait Vladimir Vernadsky considéra finalement que la vie avait toujours existé dans l’univers.

Voici comment il rejette l’abiogenèse, dans La Biosphère, en 1926 :

« Pendant toutes les périodes géologiques il n’a jamais existé, et il n’existe pas à l’heure actuelle, de traces d’abiogenèse (c’est-à-dire de création immédiate d’un organisme vivant partant de la matière brute).

On n’a jamais observé das le cours des temps géologiques de périodes géologiques azoïques (c’est-à-dire dénuées de vie).

Il s’en suit :

a) que la matière vivante contemporaine est rattachée par un lien génétique à la matière vivante de toutes les époques géologiques antérieures ;

b) que les conditions du milieu terrestre dans le cours de tous ces temps ont été favorables à son existence, c’est-à-dire toujours voisines de celles d’aujourd’hui. »

Voici comment il pose cela, dans Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, en 1931 :

« Dans la structure chimique de la biosphère on a affaire au monde vivant dans son ensemble et non à des espèces particulières. Parmi les millions d’espèces il n’y en a pas une qui puisse à elle seule remplir toutes les fonctions géochimiques vitales, qui depuis le commencement existent dans la biosphère.

Ainsi la composition morphologique du monde vivant dans la biosphère a dû être complexe dès le commencement. Les fonctions vitales de la biosphère, les fonctions bio-géochimiques, sont immuables a travers les temps géologiques.

Nulle d’entre elles n’a fait apparition dans le cours de ces temps. Elles ont toutes existé simultanément et toujours. Elles sont géologiquement éternelles. »

De ce fait, Vladimir Vernadsky s’est opposé à Alexandre Oparine (1894-1980), partisan de l’abiogenèse, c’est-à-dire de l’origine de la formation de la matière vivante à partir de la matière inerte.

En pratique toutefois, Vladimir Vernadsky avait une démarche revenant à l’interprétation d’Alexandre Oparine, mais posé à l’envers. Au lieu d’avoir une soupe primordiale dans le passé comme chez Alexandre Oparine, chez Vladimir Vernadsky on l’a dans le futur avec une sorte de soupe finale issue de la migration générale des atomes.

Il est ici intéressant de noter que si par la suite Vladimir Vernadsky fut valorisé en URSS devenu social-impérialiste, cela resta de manière symbolique, alors qu’Alexandre Oparine fut mis en avant sur le plan international, notamment avec les traductions de son ouvrage de 1936, Les origines de la vie. Il fut également le président du cinquième congrès international de biochimie, avec deux mille scientifiques présents, du 10 au 16 août 1961 à Moscou, etc.

On a ici une lutte de deux lignes.

Vladimir Vernadsky représentait la bonne perspective, mais son incapacité à saisir le matérialisme dialectique empêcha en grande partie une lecture adéquate de sa démarche. Pourtant, Vladimir Vernadsky ne rejetait pas le principe de l’abiogenèse, il considérait que la question était mal posée.

Dans Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, il dit ainsi :

« Si l’on admet l’abiogenèse sur la Terre (le principe de Redi demeurant intact), il doit exister deux possibilités de l’abiogenèse : soit la formation simultanée d’un ensemble d’organismes unicellulaires, de fonctions biogéochimiques déterminées; soit la création d’une forme organique non existante et inconnue, dont la désagrégation ultérieure en organismes de diverses fonctions géochimiques (espèces sui generis primitives) devrait se produire très rapidement et par voie inconnue, indépendamment du processus de l’évolution.

Le fait est que le processus de l’évolution sous quelque forme nous le prenions, se développe toujours dans les cadres de la nature vivante déjà existante. Conclure logiquement de là au changement des formes des organismes par l’évolution en dehors de la nature vivante, comme on le fait souvent, serait une faute de logique, une extrapolation inadmissible (…).

En tous cas tous ces changements – donc le processus de l’évolution lui-même aussi, – ne peuvent être pris en considération quand on parle de la matière vivante primitive, hétérogène, qui, soit qu’elle fut apportée des espaces cosmiques ou créée par l’abiogenèse en dehors de la biosphère, qui n’existait pas alors, a pour la première fois rendu possible le processus même de l’évolution des espèces.

La matière vivante primitive, qui donne naissance a la nature vivante actuelle, devait se transformer en dehors des lois de l’évolution, qui correspondent exclusivement aux êtres organisés, vivant et se formant dans les cadres de la nature vivante, déjà existante.

Probablement les fonctions géochimiques de la vie ont servi de facteur essentiel à cette transformation. La matière vivante primitive devait probablement correspondre à un complexe de formes organisées, unicellulaires et bactérielles.

L’extrême rapidité de la multiplication est une des propriétés importantes d’un tel complexe.

La grandeur V – vitesse de la transmission de la vie, y atteint des milliers et des dizaines de milliers de centimètres par seconde : la vie pourrait couvrir en peu de jours toute la surface de la planète, former ainsi la biosphère, établir la genèse du processus de l’évolution et de ses lois, c’est-à-dire du processus, lié avec l’action réciproque des formes organiques dans les cadres de la biosphère.

La création de la biosphère, son commencement fut ainsi lu moment du commencement du processus de l’évolution, de la création par cette voie de diverses séries organiques héréditaires successives. »

Il a ici une certaine démarche empirique-critique bloquant une perspective cosmique matérialiste dialectique.

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