Louis Pasteur a insisté très lourdement sur le fait que l’existence de ces molécules « miroirs » impliquait la rupture, qu’il ne fallait pas les saisir statiquement, mais comme base universelle du mouvement.
Malheureusement, Louis Pasteur ayant eu beau faire cette découverte au début de sa vie et toujours l’avoir défendu comme essentielle, il partit dans d’autres directions et ne fut jamais en mesure d’y revenir, à son grand regret.
Cette question passa même à la trappe à l’époque, avant que les progrès de la science n’y fassent inévitablement y retourner, sans toutefois un réel aperçu matérialiste de la question. La bourgeoisie était devenue trop réactionnaire, elle obscurcissait toute perspective.
C’est là qu’intervient Vladimir Vernadsky comme disciple de Pasteur. Dans L’étude de la vie et la nouvelle physique, une conférence faite aux Sociétés des Naturalistes de Moscou et de Leningrad, 1930, il explique la chose suivante :
« La dissymétrie de la matière vivante fut découverte il y a de ça plus de 80 années — en 1848 — par l’un des plus grands savants du dernier siècle, Louis Pasteur, qui éclaircit toute son importance pour la structure scientifique de l’Univers.
Pasteur conçut la dissymétrie comme un phénomène cosmique et en tira des conclusions très importantes pour la connaissance de la vie. Ses travaux doivent attirer aujourd’hui l’attention la plus assidue de la nouvelle physique. Il est plusieurs fois revenu à ces idées en les approfondissant toujours davantage.
Il y est revenu la dernière fois sous une forme suivie, en 1883, il y a de ça quarante-six ans et a regretté de ne pouvoir pas s’y approfondir expérimentalement ; il considérait cette découverte comme l’œuvre la plus importante de toute sa vie, comme la pénétration la plus profonde de son génie dans les problèmes de la science.
La destinée de ses idées fut étrange ; l’idée principale, que Pasteur ressortit n’a pas pénétré jusqu’aujourd’hui dans la pensée scientifique. L’opinion publique des chimistes l’a reconnue douteuse dans ses fondements. Il me semble que cela dépend du fait que les chimistes n’ont jamais tenu compte dans toute son ampleur de la notion de dissymétrie, sur laquelle Pasteur s’est appuyé, et que cette notion n’a pas été comprise par ses contemporains.
Elle fut soumise à une analyse profonde par un autre français génial, Pierre Curie, en 1894. La formulation des idées de P. Curie est exceptionnellement concise, ce qui pouvait les faire paraître abstraites, mais son théorème principal— sur la dissymétrie — ne permet aucun doute et est évident pour le naturaliste dans son importance concrète.
Il dit :
«Les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets, les éléments de dissymétrie des effets doivent se retrouver dans les causes.»
Ce principe de Curie résout la dispute irrévocablement en faveur de Pasteur, dans la partie de ses affirmations demandant à rechercher la cause de la dissymétrie des corps naturels dans les phénomènes de la vie.
La destinée des travaux de Curie fut dans ce domaine analogue à celle de Pasteur. Empêché par la découverte de la radioactivité il revint avant sa mort en 1906, il y a de ça 23 ans, aux travaux sur la symétrie ; à juger d’après ses notes de journal il était arrivé à de grandes généralisations dans ce domaine.
Après sa mort — il fut écrasé par un charretier dans la rue à Paris — personne ne saisit le fil qu’il laissa échapper de l’analyse physique ultérieure du principe de la symétrie, analyse qui nous préoccupe particulièrement aujourd’hui.
L’herbe de l’oubli a recouvert la voie battue par Pasteur et Curie. Il me semble que c’est précisément par là que la vague du travail scientifique doit monter maintenant (…).
Pasteur a incontestablement établi la structure dissymétrique — l’absence du centre et des plans de la symétrie — pour tous les principaux composés, élaborés par les organismes et leurs produits. L’expérience de plus d’un demi- siècle de la biochimie confirme absolument ce fait.
Il nomma cette dissymétrie — moléculaire, car elle ne se manifeste pas seulement dans les cristaux, mais dans la phase liquide et dans les solutions. Elle a rapport avec la distribution hélicoïdale des atomes dans l’espace, conformément aux lois de la symétrie des cristaux.
Les albumines, les graisses, les hydrates de carbone, les alcaloïdes, les hydrocarbures, les sucres etc. sont dissymétriques.
Tous les corps chimiques construisant les grains et les œufs sont tous sans exception nettement dissymétriques.
Les composés naturels inorganiques, les minéraux inorganiques, ne manifestent une telle dissymétrie moléculaire dans aucun cas, la propriété de la rotation du plan de la polarisation de la lumière à l’état liquide ou dans les solutions leur fait défaut (…).
Pasteur en a déduit avec raison qu’une si nette différence entre la matière des organismes vivants et la matière brute devait être étroitement liée avec les propriétés fondamentales de la manifestation de la vie et qu’elle exigeait inévitablement des forces cosmiques particulières sous l’action desquelles la vie se manifeste.
Il disait :
« si les principes immédiats de la vie sont dissymétriques, c’est que, à leur élaboration, président des forces cosmiques dissymétriques ; c’est là, suivant moi, un des liens entre la vie à la surface de la terre et le Cosmos, c’est-à-dire l’ensemble des forces répandues dans l’univers. »
Et encore :
« la dissymétrie je la vois partout dans l’univers. »
« Car nous venons de voir qu’il n’y avait qu’un seul cas où les molécules droites différaient de leurs gauches, le cas où elles sont soumises à des actions d’un ordre dissymétrique. Ces actions dissymétriques, placées peut-être sous des influences cosmiques, résident-elles dans la lumière, dans l’électricité, dans le magnétisme, dans la chaleur ?
Seraient-elles en relation avec le mouvement de la Terre, avec les courants électriques par lesquels les physiciens expliquent les pôles magnétiques terrestres ? »
« Quelle peut être la nature de ces actions dissymétriques ? Je pense, quant à moi, qu’elles sont d’ordre cosmique. L’univers est un ensemble dissymétrique, et je suis persuadé que la vie,
telle qu’elle se manifeste à nous, est fonction de la dissymétrie de l’univers ou des conséquences qu’elle entraîne. Le mouvement de la lumière solaire est dissymétrique » (…).
Profondément conscient de l’immense portée de sa découverte. Pasteur affirmait avec justesse,
qu’il avait trouvé une preuve incontestable de ce « que la dissymétrie moléculaire, jusqu’à ce jour l’apanage exclusif des produits élaborés sous l’influence de la vie, apparaît comme modificateur des phénomènes physiques et chimiques propres à l’organisme. »
Les idées de Pasteur ne reçurent pas de réponse ; les faits établis par lui ne furent pas développés.
Nous n’avons pas avancé d’un pas dans le cours de ces 80 années sur la voie frayée par Pasteur, nous nous sommes arrêtés impuissants devant les énigmes éclairées par lui.
Nous ne l’avons pas fait bien que leur importance et la pleine possibilité de les étudier expérimentalement soient évidentes (…).
De nombreux autres phénomènes se rapportant ici sont connus en biologie de longue date, mais ne furent malheureusement pas recueillis et réunis par la pensée scientifique systématique.
L’un de ces phénomènes avait encore à la fin du XVIIIème siècle attiré l’attention d’un écrivain français, d’un savant, portant un nom jadis fameux ; qui laissa une trace profonde dans les sentiments et les pensées des hommes du XVIIIème siècle, précurseur du romantisme sur le palier du dernier siècle. Bernardin de Saint-Pierre.
Il écrivit dans ses Etudes de la nature :
« Il est très remarquable, par exemple, que toutes les mers sont remplies de coquillages univalves d’une infinité d’espèces très différentes, qui ont toutes leurs spirales qui vont croissant du même côté, c’est-à-dire de gauche à droite, comme le mouvement du globe lorsqu’on tourne l’embouchure du coquillage au Nord et vers la Terre.
Il n’y en a qu’un bien petit nombre d’espèces exceptées et que, pour cette raison, on appelle uniques.Les formes de celles-ci vont de droite à gauche. Une direction si générale et des exceptions si particulières dans les coquilles ont sans doute leurs causes dans la nature et leurs époques dans des siècles inconnus où leurs germes furent créés. »
Bernardin de Saint-Pierre est plus artiste que savant et comme cela arrive souvent il a embrassé avec justesse par son sentiment cosmique de la nature le phénomène grandiose de la vie qu’a abordé 50 années après lui l’expérimentateur Pasteur. »