Paupérisation absolue et relative selon Marx

La question de la paupérisation est l’une des clefs essentiels du Capital de Karl Marx. Pour des raisons historiques cependant, cette question a été enveloppée d’une brume très importante, amenant à un rapport incohérent, faux, au marxisme.

Une erreur très importante, du type misérabiliste, consiste à affirmer que le marxisme expliquerait que le prolétariat deviendrait unilatéralement de plus en plus pauvre, au sens d’un effondrement de son niveau de vie.

Cette erreur d’interprétation est, historiquement diffusée par les dénonciateurs du marxisme, qui prétendent avoir prouver son erreur fondamentale, en opposant les faits à la lecture misérabiliste de la paupérisation.

Voici ce qu’il en est réellement. Karl Marx, dans le Capital rappelle le principe de base concernant le salaire : ce dernier ne peut exister que dans la mesure où il satisfait les intérêts des capitalistes.

Il ne peut pas être trop haut, car sinon le capitaliste n’y voit pas d’intérêt. Il ne peut pas être trop bas, sinon les travailleurs ne peuvent survivre et se reproduire. Karl Marx explique donc :

« Le prix du travail ne peut donc jamais s’élever qu’entre des limites qui laissent intactes les bases du système capitaliste et en assurent la reproduction sur une échelle progressive. »

Or, le salaire n’existe que dans le cadre de la production. Celle-ci s’améliore toujours davantage : c’est là tout l’intérêt historique du mode de production capitaliste ; il agrandit les forces productives.

Par conséquent, on lit dans Le Capital :

« Mais par quelle voie s’obtient ce résultat ? Par une série de changements dans le mode de produire qui mettent une somme donnée de force ouvrière à même de mouvoir une masse toujours croissante de moyens de production.

Dans cet accroissement, par rapport à la force ouvrière employée, les moyens de production jouent un double rôle.

Les uns, tels que machines, édifices, fourneaux, appareils de drainage, engrais minéraux, etc., sont augmentés en nombre, étendue, masse et efficacité, pour rendre le travail plus productif, tandis que les autres matières premières et auxiliaires s’augmentent parce que le travail devenu plus productif en consomme davantage dans un temps donné. »

En clair, la production connaît des sauts qualitatifs, par les découvertes et les inventions, permettant une amélioration générale des capacités productives. Le développement technologique permet une production meilleure et plus importante, nécessitant par ailleurs moins de travailleurs.

Cette mise de côté des travailleurs est, comme on le sait, à la base du principe de la baisse tendancielle du taux de profit.

Cependant, l’autre aspect est donc une amélioration générale des capacités productives, et cela est d’autant plus vrai que le marché est mondialisé, avec une concurrence accrue, une consommation plus grande, impliquant des capitaux plus vastes.

C’est à partir de là qu’il faut voir ce qu’est la paupérisation. Il faut pour cela bien distinguer deux formes propres à la paupérisation :

– la paupérisation relative : en proportion, le prolétariat a « une part du gâteau » toujours plus petite, mais le gâteau continue de grandir ;

– la paupérisation absolue : en proportion, le prolétariat a « une part du gâteau » toujours plus petite, mais le gâteau a cessé de grandir.

Ce que dit Karl Marx, c’est que :

– l’armée industrielle de réserve, existant obligatoirement dans un mode de production capitaliste qui utilise cette armée de chômeurs comme outil pour comprimer les salaires et se renforçant des travailleurs mis de côté par les machines, connaît un phénomène de paupérisation absolue.

– les travailleurs, eux, connaissent une paupérisation relative : leur niveau de vie s’élève, mais leur part de richesse dans la richesse générale, est toujours plus réduite. À cela s’ajoute une paupérisation sociale absolue, c’est-à-dire l’enfermement dans le travail soumis au capitaliste.

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La révolution russe et l’importance historique des notes philosophiques

Lénine a été victime en 1918 d’un attentat organisé par les populistes « socialistes révolutionnaires », et les séquelles seront terribles, Lénine souffrant terriblement, depuis, de migraines et d’insomnies jusqu’aux alertes cardiaques en passant par un AVC, la paralysie, etc. Il mourra en 1924, après deux années finales d’une vie terriblement douloureuse.

Les lumières et la connaissances pour le peuple (université)

Toutefois, il a laissé deux choses qui vont après sa mort façonner la Russie et avec elle toute l’Union soviétique.

La première, c’est tout son corpus idéologique, qui va être résumé principalement de deux manières : d’un côté sous le terme de « marxisme-léninisme » par Staline, qui va être suivi par l’ensemble des bolchéviks, et de l’autre par Trotsky qui considérera que Lénine a rejoint ses propres positions sur la « révolution permanente ».

La seconde, ce sont les notes philosophiques de Lénine, qui viennent s’ajouter à Matérialisme et empirio-criticisme et forment la base pour l’étude du matérialisme dialectique. Ces notes sont publiées en 1929-1930 en URSS, puis republiées dans un seul ouvrage, par ailleurs directement traduit et publié en allemand en 1932.

C’est dire l’importance de l’ouvrage s’il va directement être transmis au Parti Communiste d’Allemagne, alors le plus puissant Parti après le PC d’Union Soviétique (bolchévik). On notera d’ailleurs que c’est précisément l’ouvrage que Mao Zedong va citer dans son grand classique De la contradiction.

C’est dire l’importance historique de cette œuvre pour le matérialisme dialectique.

Les notes de Lénine consistent en deux choses : soit en des remarques sur des ouvrages, soit en des extraits d’ouvrages qui sont commentés dans la marge.

On retrouve, parmi les œuvres étudiées, des œuvres de Hegel : La Science de la logique, ses conférences sur l’histoire de la philosophie, un ouvrage sur Hegel (La logique de Hegel, de l’idéaliste Georges Noël).

A côté de cela, on trouve des remarques sur la Métaphysique d’Aristote, sur les conférences de Feuerbach sur l’essence de la religion, sur l’étude de Leibniz faite par Feuerbach encore, sur l’étude de Héraclite faite par Lassalle.

On trouve également un petit texte intitulé « Sur la question de la dialectique ».

Voici ce que Mao Zedong cite des notes de Lénine, dans son propre ouvrage De la contradiction.

Mao Zedong commence directement son ouvrage en posant la loi de la contradiction et en citant Lénine :

« La loi de la contradiction inhérente aux choses, aux phénomènes, ou loi de l’unité des contraires, est la loi fondamentale de la dialectique matérialiste. Lénine dit: « Au sens propre, la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses… » Cette loi, Lénine dit souvent qu’elle est le fond de la dialectique, il dit aussi qu’elle est le noyau de la dialectique. »

Voici d’autres passages où Mao se réfère directement aux notes de Lénine :

« La définition, donnée par Lénine, de la loi de l’unité des contraires, dit qu’elle « reconnaît (découvre) des tendances contradictoires, opposées et s’excluant mutuellement dans tous les phénomènes et processus de la nature (et de l’esprit et de la société dans ce nombre) ». »

« Lénine illustrait à son tour l’universalité de la contradiction par les exemples suivants: « En mathématiques, le + et le -. Différentielle et intégrale. En mécanique, action et réaction. En physique, électricité positive et négative. En chimie, union et dissociation des atomes. Dans la science sociale, lutte de classe ». »

« Lénine dit : « La dialectique est la théorie qui montre comment les contraires peuvent être et sont habituellement (et deviennent) identiques – dans quelles conditions ils sont identiques en se convertissant l’un en l’autre -, pourquoi l’entendement humain ne doit pas prendre ces contraires pour morts, pétrifiés, mais pour vivants, conditionnés, mobiles, se convertissant l’un en l’autre ». »

« Lénine dit : « L’unité (coïncidence, identité, équipollence) des contraires est conditionnée, temporaire, passagère, relative. La lutte des contraires qui s’excluent mutuellement est absolue, de même que l’évolution, de même que le mouvement ». »

« Nous autres, Chinois, nous disons souvent: « Les choses s’opposent l’une à l’autre et se complètent l’une l’autre. » Cela signifie qu’il y a identité entre les choses qui s’opposent. Ces paroles contiennent la dialectique; elles contredisent la métaphysique.

« Les choses s’opposent l’une à l’autre », cela signifie que les deux aspects contradictoires s’excluent l’un l’autre ou qu’ils luttent l’un contre l’autre ; elles « se complètent l’une l’autre », cela signifie que dans des conditions déterminées les deux aspects contradictoires s’unissent et réalisent l’identité. Et il y a lutte dans l’identité; sans lutte, il n’y a pas d’identité. Dans l’identité, il y a la lutte, dans le spécifique, l’universel, et dans le particulier, le général. Pour reprendre la parole de Lénine, « il y a de l’absolu dans le relatif ». »

Voici d’autres citations des notes de Lénine faites par Mao Zedong dans De la contradiction :

« Les deux concepts fondamentaux (ou les deux possibles? ou les deux concepts donnés par l’histoire?) du développement (de l’évolution) sont: le développement en tant que diminution et augmentation, en tant que répétition, et le développement en tant qu’unité des contraires (dédoublement de ce qui est un, en contraires qui s’excluent mutuellement, et rapports entre eux). »

« Le dédoublement de ce qui est un et la connaissance de ses parties contradictoires (voir, dans l’Héraclite de Lassalle, la citation de Philon sur Héraclite au début de la IIIe partie, De la Connaissance) constituent le fond (une des ‘essences’, une des particularités ou traits principaux, sinon le principal) de la dialectique. »

« Et également les notes sur  « La Science de la logique de Hegel », livre trois, troisième section : « L’idée » dans « Résumé de La Science de la logique de Hegel » (septembre- décembre 1914), où Lénine dit : « On peut brièvement définir la dialectique comme la théorie de l’unité des contraires. Par là on saisira le noyau de la dialectique, mais cela exige des explications et un développement.» »

On sait également que les communistes de Chine populaire ont souvent mentionné la « spirale » pour décrire le processus de connaissance. Or, voici ce qu’on lit également dans les notes de Lénine :

« La connaissance humaine n’est pas (ou ne décrit pas) une ligne droite, mais une ligne courbe qui se rapproche indéfiniment d’une série de cercles, d’une spirale. Tout segment, tronçon, morceau de cette courbe peut être changé (changé unilatéralement) en une ligne droite indépendante, entière, qui (si on ne voit pas la forêt derrière les arbres) conduit alors dans le marais, à la bondieuserie (où elle est fixée par l’intérêt de classe des classes dominantes).

Démarche rectiligne et unilatéralité, raideur de bois et ossification, subjectivisme et cécité subjective, voilà les racines gnoséologiques de l’idéalisme.

Et la bondieuserie (=idéalisme philosophique) a, naturellement, des racines gnoséologiques, elle n’est pas dépourvue de fondement ; c’est une fleur stérile, c’est incontestable, mais une fleur stérile qui pousse sur l’arbre vivant de la vivante, féconde, vraie, vigoureuse, toute-puissante, objective, absolue connaissance humaine. »

Ce dernier passage est une allusion directe à Feuerbach, qui a réussi à déchiffrer les religions comme étant non pas une aberration, mais une tentative insuffisante de retranscrire le monde.

Et le monde est éternel, se développant éternellement de manière dialectique ; voici ce que dit encore Lénine dans ses notes :

« Élasticité tous azimuts, universelle, des concepts, élasticité qui va jusqu’à l’identité des contraires – c’est là que réside l’essentiel.

Cette flexibilité, utilisée subjectivement = éclectique et sophistique.

Si cette élasticité est utilisée objectivement, c’est-à-dire si elle reflète le caractère tous azimuts du processus matériel et de son unité, alors elle est dialectique, elle est le reflet correct du développement éternel du monde. »

Les notes de Lénine ont été directement utilisées pour le développement du matérialisme dialectique ; Staline a préservé ce patrimoine, permettant aux communistes d’y avoir accès, et c’est sur ce terreau que Mao Zedong pourra lui-même développer le marxisme-léninisme.

Dans le contexte de la révolution russe, cela signifie qu’alors que Lénine meurt en 1924, ses apports théoriques et idéologiques sont sauvés et servent directement le nouveau régime.

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La révolution russe et la maladie infantile du communisme (le « gauchisme »)

En affrontant la petite production comme réalité, Lénine récuse le gauchisme comme maladie infantile du communisme, qui est le produit de cette réalité, qui nie la centralisation nécessaire pour la réorganisation de l’économie du point de vue socialiste. Lénine conçoit ainsi véritablement le socialisme comme phase transitoire et il critique les gauchistes qui conçoivent la révolution socialiste sans intégrer les caractéristiques de cette phase transitoire.

Voici ce qu’il explique dans La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») :

« Le capitalisme laisse nécessairement en héritage au socialisme, d’une part, les vieilles distinctions professionnelles et corporatives, qui se sont établies durant des siècles entre les ouvriers, et, d’autre part, des syndicats qui ne peuvent se développer et ne se développeront que très lentement, pendant des années et des années, en des syndicats d’industrie plus larges, moins corporatifs (s’étendant à des industries entières, et non pas simplement à des corporations, des corps de métiers et des professions).

Par l’intermédiaire de ces syndicats d’industrie, on supprimera plus tard la division du travail entre les hommes; on passera à l’éducation, à l’instruction et à la formation d’hommes universellement développés, universellement préparés, et sachant tout faire.

C’est là que va, doit aller et arrivera le communisme, mais seulement au bout de longues années. Tenter aujourd’hui d’anticiper pratiquement sur ce résultat futur du communisme pleinement développé, solidement constitué, à l’apogée de sa maturité, c’est vouloir enseigner les hautes mathématiques à un enfant de quatre ans.

Nous pouvons (et devons) commencer à construire le socialisme, non pas avec du matériel humain imaginaire ou que nous aurions spécialement formé à cet effet, mais avec ce que nous a légué le capitalisme. Cela est très « difficile », certes, mais toute autre façon d’aborder le problème est si peu sérieuse qu’elle ne vaut même pas qu’on en parle.

Les syndicats ont marqué un progrès gigantesque de la classe ouvrière au début du développement du capitalisme; ils ont marqué le passage de l’état de dispersion et d’impuissance où se trouvaient les ouvriers, aux premières ébauches du groupement de classe.

Lorsque commença à se développer la forme suprême de l’union de classe des prolétaires, le parti révolutionnaire du prolétariat (qui ne méritera pas ce nom aussi longtemps qu’il ne saura pas lier les chefs, la classe et les masses en un tout homogène, indissoluble), les syndicats révélèrent inévitablement certains traits réactionnaires, une certaine étroitesse corporative, une certaine tendance à l’apolitisme, un certain esprit de routine, etc. Mais nulle part au monde le développement du prolétariat ne s’est fait et ne pouvait se faire autrement que par les syndicats, par l’action réciproque des syndicats et du parti de la classe ouvrière.

La conquête du pouvoir politique par le prolétariat est, pour le prolétariat considéré comme classe, un immense pas en avant.

Aussi le parti doit-il, plus encore que dans le passé, à la manière nouvelle et pas seulement à l’ancienne, éduquer les syndicats, les diriger, sans oublier toutefois qu’ils restent et resteront longtemps l’indispensable « école du communisme » et l’école préparatoire des prolétaires pour l’application de leur dictature, le groupement nécessaire des ouvriers afin que la gestion de toute l’économie du pays passe graduellement d’abord aux mains de la classe ouvrière (et non à telles ou telles professions), et puis à l’ensemble des travailleurs.

Un certain « esprit réactionnaire » des syndicats, en ce sens, est inévitable sous la dictature du prolétariat. Ne pas le comprendre, c’est faire preuve d’une totale incompréhension des conditions essentielles de la transition du capitalisme au socialisme.

Redouter cet « esprit réactionnaire », essayer de l’éluder, de passer outre, c’est commettre une grave erreur, car c’est craindre d’assumer ce rôle de l’avant-garde du prolétariat qui consiste à instruire, éclairer, éduquer, appeler à une vie nouvelle les couches et les masses les plus retardataires de la classe ouvrière et de la paysannerie.

D’autre part, remettre la mise en œuvre de la dictature du prolétariat jusqu’au moment ou il ne resterait plus un seul ouvrier atteint d’étroitesse professionnelle, plus un ouvrier imbu des préjugés corporatifs et trade-unionistes, serait une erreur encore plus grave. L’art du politique (et la juste compréhension de ses devoirs par un communiste) est d’apprécier correctement les conditions et le moment où l’avant-garde du prolétariat sera à même de s’emparer du pouvoir; de bénéficier, pendant et après, d’un appui suffisant de couches suffisamment larges de la classe ouvrière et des masses laborieuses non prolétariennes; où elle saura dès lors soutenir, renforcer, élargir sa domination, en éduquant, en instruisant, en attirant à elle des masses toujours plus grandes de travailleurs. »

Par conséquent, les communistes doivent accepter la réalité sociale; la révolution n’est pas pure mais conforme à la réalité, et il faut chercher les masses là où elles sont :

« Mais nous luttons contre « l’aristocratie ouvrière » au nom de la masse ouvrière et pour la gagner à nous; nous combattons les leaders opportunistes et social-chauvins pour gagner à nous la classe ouvrière. Il serait absurde de méconnaître cette vérité élémentaire et évidente entre toutes.

Or, c’est précisément la faute que commettent les communistes allemands « de gauche » qui, de l’esprit réactionnaire et contre-révolutionnaire des milieux dirigeants syndicaux, concluent à . . . la sortie des communistes des syndicats ! Au refus d’y travailler! et voudraient créer de nouvelles formes d’organisation ouvrière qu’ils inventent ! Bêtise impardonnable qui équivaut à un immense service rendu par les communistes à la bourgeoisie (…).

La « théorie » saugrenue de la non-participation des communistes dans les syndicats réactionnaires montre, de toute évidence, avec quelle légèreté ces communistes « de gauche » envisagent la question de l’influence sur les « masses », et quel abus ils font dans leurs clameurs du mot « masse ». Pour savoir aider la « masse » et gagner sa sympathie, son adhésion et son appui, il ne faut pas craindre les difficultés, les chicanes, les pièges, les outrages, les persécutions de la part des « chefs » (qui, opportunistes et social-chauvins, sont dans la plupart des cas liés – directement ou indirectement – à la bourgeoisie et à la police) et travailler absolument là où est la masse. Il faut savoir consentir tous les sacrifices, surmonter les plus grands obstacles, afin de faire un travail de propagande et d’agitation méthodique, persévérant, opiniâtre et patient justement dans les institutions, sociétés, organisations – même tout ce qu’il y a de plus réactionnaires – partout où il y a des masses prolétariennes ou semi-prolétariennes. »

Lénine
Lénine

De la même manière, le parlement ne doit pas être compris abstraitement, mais dans son contexte historique. Voici ce que dit Lénine :

« Les formes parlementaires « historiquement ont fait leur temps ». C’est vrai au sens de la propagande. Mais chacun sait que de là à leur disparition dans la pratique, il y a encore très loin.

Depuis des dizaines d’années on pouvait dire à bon droit que le capitalisme « historiquement avait fait son temps »; mais’ cela ne nous dispense nullement de la nécessité de soutenir une lutte très longue et très opiniâtre sur le terrain du capitalisme. Le parlementarisme a « historiquement fait son temps » au point de vue de l’histoire universelle, autrement dit l’époque du parlementarisme bourgeois est terminée, l’époque de la dictature du prolétariat acommencé.

C’est indéniable. Mais à l’échelle de l’histoire universelle, c’est par dizaines d’années que l’on compte.

Dix ou vingt ans plus tôt ou plus tard ne comptent pas du point de vue de l’histoire universelle; c’est au point de vue de l’histoire universelle une quantité négligeable qu’il est impossible de mettre en ligne de compte, même par approximation. Mais c’est justement pourquoi, en invoquant, dans une question de politique pratique, l’échelle de l’histoire mondiale, on commet la plus flagrante erreur théorique. »

Lénine précise d’ailleurs bien ce qu’est le parlement, qui ne saurait être le centre du pouvoir bourgeois de toutes manières:

« De ce que le parlement devient l’organe et le « centre » (en fait, il n’a jamais été et ne peut jamais être le « centre », soit dit en passant) de la contre-révolution, tandis que les ouvriers créent les instruments de Leur pouvoir sous la forme des Soviets, il s’ensuit que les ouvriers doivent se préparer – idéologiquement, politiquement, techniquement – à la lutte des Soviets contre le parlement, à la dissolution du parlement par les Soviets. Mais il ne s’ensuit nullement que cette dissolution soit entravée ou ne soit pas facilitée par la présence d’une opposition soviétique au sein du parlement contre-révolutionnaire. »

L'armée rouge ukrainienne libère son peuple
L’armée rouge ukrainienne libère son peuple

Lénine est également parfaitement conscient des spécificités ayant facilité la révolution socialiste en Russie:

« Créer dans les parlements d’Europe une fraction parlementaire authentiquement révolutionnaire est infiniment plus malaisé qu’en Russie. Evidemment. Mais ce n’est là qu’un aspect particulier de cette vérité générale, qu’étant donné la situation historique concrète, extrêmement originale, de 1917, il a été facile à la Russie de commencer la révolution socialiste, tandis qu’il lui sera plus difficile qu’aux pays d’Europe de la continuer et de la mener à son terme. J’ai déjà eu l’occasion, au début de 1918, d’indiquer ce fait, et une expérience de deux ans a entièrement confirmé ma façon de voir. Des conditions spécifiques telles que :

1. la possibilité d’associer la révolution soviétique à la cessation – grâce à cette révolution – de la guerre impérialiste qui infligeait aux ouvriers et aux paysans d’incroyables tortures;

2. la possibilité de mettre à profit, pendant un certain temps, la lutte à mort des deux groupes de rapaces impérialistes les plus puissants du monde qui n’avaient pu se coaliser contre l’ennemi soviétique;

3. la possibilité de soutenir une guerre civile relativement longue, en partie grâce aux vastes étendues du pays et à ses mauvais moyens de communications;

4. l’existence dans la paysannerie d’un mouvement révolutionnaire démocratique bourgeois si profond que le parti du prolétariat a pu prendre les revendications révolutionnaires du parti des paysans (parti socialiste-révolutionnaire, nettement hostile, dans sa majorité, au bolchevisme) et les réaliser aussitôt grâce à la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, – pareilles conditions spécifiques n’existent pas actuellement en Europe occidentale, et le renouvellement de conditions identiques ou analogues n’est guère facile.

Voilà pourquoi, en plus d’une série d’autres raisons, il est notamment plus difficile à l’Europe occidentale qu’à nous de commencer la révolution socialiste. »

De là la position de Lénine, qui soutient le réalisme contre le gauchisme :

« Le capitalisme ne serait pas le capitalisme si le prolétariat « pur » n’était entouré d’une foule extrêmement bigarrée de types sociaux marquant la transition du prolétaire au semi-prolétaire (à celui qui ne tire qu’à moitié ses moyens d’existence de la vente de sa force de travail), du semi-prolétaire au petit paysan (et au petit artisan dans la ville ou à la campagne, au petit exploitant en général); du petit paysan au paysan moyen, etc.; si le prolétariat lui-même ne comportait pas de divisions en catégories plus ou moins développées, groupes d’originaires, professionnels, parfois religieux, etc.

D’où la nécessité, la nécessité absolue pour l’avant-garde du prolétariat, pour sa partie consciente, pour le Parti communiste, de louvoyer, de réaliser des ententes, des compromis avec les divers groupes de prolétaires, les divers partis d’ouvriers et de petits exploitants. Le tout est de savoir appliquer cette tactique de manière à élever, et non à abaisser le niveau de conscience général du prolétariat, son esprit révolutionnaire, sa capacité de lutter et de vaincre. »

Lénine souligne bien que la vie l’emporte toujours, et que le processus révolutionnaire est toujours bien plus riche que ce à quoi on peut s’attendre. Cette reconnaissance du caractère vivant du mouvement de la matière décidé de la nature politique de l’intervention communiste :

« L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées.

Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de mille hommes, tandis que la révolution est, – en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines, – l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes.

De là deux conclusions pratiques d’une grande importance: la première, c’est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale (quitte à compléter, après la conquête du pouvoir politique et parfois au prix d’un grand risque et d’un danger énorme, ce qu’elle n’aura pas terminé avant cette conquête); la seconde, c’est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre. »

affiche soviétique
Prends soin de ton livre, c’est le vrai camarade dans les campagnes militaires et au travail pacifique

Lénine, enfin, comprend bien que la social-démocratie a été exemplaire – il ne la rejette pas – mais qu’elle n’a pas compris justement le mouvement de la vie :

« Ce qui est advenu à des marxistes d’une aussi haute érudition, à des chefs de la II° Internationale aussi dévoués au socialisme que Kautsky, Otto Bauer et autres, pourrait (et devrait) être une utile leçon. Ils comprenaient parfaitement la nécessité d’une tactique souple; ils avaient appris eux-mêmes et ils enseignaient aux autres la dialectique marxiste (et beaucoup de ce qui a été fait par eux dans ce domaine restera à jamais parmi les acquisitions précieuses de la littérature socialiste); mais au moment d’appliquer cette dialectique, ils commirent une erreur si grande, ou se révélèrent pratiquement de tels non-dialecticiens, des hommes tellement incapable d’escompter les prompts changements de forme et la rapide entrée d’un contenu nouveau dans les formes anciennes, que leur sort n’est guère plus enviable que celui de Hyndman, de Guesde et Plékhanov.

La cause essentielle de leur faillite, c’est qu’ils se sont laissé « hypnotiser » par une seule des formes de croissance du mouvement ouvrier et du socialisme, forme dont ils ont oublié le caractère limité; ils ont eu peur de voir le bouleversement rendu inévitable par les conditions objectives, et ils ont continué à répéter des vérités élémentaires, apprises par cœur, aussi indiscutables à première vue que: trois c’est plus que deux.

Or, la politique ressemble plus à l’algèbre qu’à l’arithmétique, et encore plus aux mathématiques supérieures qu’aux mathématiques élémentaires. En réalité, toutes les formes anciennes du mouvement socialiste se sont remplies d’une substance nouvelle; de ce fait un nouveau signe, le signe « moins », est apparu devant les chiffres, tandis que nos sages ont continué opiniâtrement (et continuent encore) à se persuader et à persuader les autres que « moins trois », c’est plus que « moins deux ». »

Par son analyse, La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), Lénine fait passer le niveau de conscience du mouvement ouvrier au stade de la construction socialiste.

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La révolution russe : Lénine face à la petite production

L’histoire du mouvement ouvrier montre aujourd’hui que dans tous les pays, le communisme naissant, grandissant, marchant à la victoire, est appelé à traverser une période de lutte (qui a déjà commencé), d’abord et surtout, contre le « menchevisme » propre (de chaque pays), c’est-à-dire l’opportunisme et le social-chauvinisme; puis, à titre de complément, pour ainsi dire, contre le communisme « de gauche ». »

Tel est le point de Lénine, qui s’impose dans la victoire sur le gauchisme en 1921 qui a profité d’un grand travail théorique de Lénine.

Lénine
Lénine

C’est en effet dans le contexte d’une émergence du gauchisme sous de multiples formes que Lénine avait écrit son ouvrage devenu très célèbre : La maladie infantile du communisme (le « gauchisme »), publié en avril 1920.

Dans ce document, Lénine souligne l’importance de la centralisation, forme nécessaire pour écraser les ennemis de la révolution socialiste.

Il affirme ainsi :

« La dictature du prolétariat, c’est la guerre la plus héroïque et la plus implacable de la nouvelle classe contre un ennemi plus puissant, contre la bourgeoisie dont la résistance est décuplée du fait de son renversement (ne fût-ce que dans un seul pays) et dont la puissance ne réside pas seulement dans la force du capital international, dans la force et la solidité des liaisons internationales de la bourgeoisie, mais encore dans la force de l’habitude, dans la force de la petite production.

Car, malheureusement, il reste encore au monde une très, très grande quantité de petite production: or, la petite production engendre le capitalisme et la bourgeoisie constamment, chaque jour, à chaque heure, d’une manière spontanée et dans de vastes proportions.

Pour toutes ces raisons, la dictature du prolétariat est indispensable, et il est impossible de vaincre la bourgeoisie sans une guerre prolongée, opiniâtre, acharnée, sans une guerre à mort qui exige la maîtrise de soi, la discipline, la fermeté, une volonté une et inflexible.

Je répète, l’expérience de la dictature prolétarienne victorieuse en Russie a montré clairement à ceux qui ne savent pas réfléchir ou qui n’ont pas eu l’occasion de méditer ce problème, qu’une centralisation absolue et la plus rigoureuse discipline du prolétariat sont une des conditions essentielles pour vaincre la bourgeoisie. »

Lénine, lisant la Pravda
Lénine, lisant la Pravda

Néanmoins, Lénine considère que la discipline ne peut pas être imposée ; elle se génère avec la conscience de classe, dans un mouvement véritablement révolutionnaire, s’appuyant sur la théorie révolutionnaire.

Voici comment il formule la chose :

« Et tout d’abord la question se pose: qu’est-ce qui cimente la discipline du parti révolutionnaire du prolétariat? qu’est-ce qui la contrôle? Qu’est-ce qui l’étaye? C’est, d’abord, la conscience de l’avant-garde prolétarienne et son dévouement à la révolution, sa fermeté, son esprit de sacrifice, son héroïsme.

C’est, ensuite, son aptitude à se lier, à se rapprocher et, si vous voulez, à se fondre jusqu’à un certain point avec la masse la plus large des travailleurs, au premier chef avec la masse prolétarienne, mais aussi la masse des travailleurs non prolétarienne.

Troisièmement, c’est la justesse de la direction politique réalisée par cette avant-garde, la justesse de sa stratégie et de sa tactique politiques, à condition que les plus grandes masses se convainquent de cette justesse par leur propre expérience.

A défaut de ces conditions, dans un parti révolutionnaire réellement capable d’être le parti de la classe d’avant-garde appelée à renverser la bourgeoisie et à transformer la société, la discipline est irréalisable. Ces conditions faisant défaut, toute tentative de créer cette discipline se réduit inéluctablement à des phrases creuses, à des mots, à des simagrées.

Mais, d’autre part, ces conditions ne peuvent pas surgir d’emblée. Elles ne s’élaborent qu’au prix d’un long travail, d’une dure expérience; leur élaboration est facilitée par une théorie révolutionnaire juste qui n’est pas un dogme, et qui ne se forme définitivement qu’en liaison étroite avec la pratique d’un mouvement réellement massif et réellement révolutionnaire. »

Par conséquent, l’esprit petit-bourgeois est l’ennemi du mouvement révolutionnaire, car il nie la discipline propre à la classe ouvrière, à la révolution socialiste.

Lénine

Voici ce qu’explique Lénine, montrant que l’anarchisme est une réponse « radicale » à l’opportunisme, les deux étant les deux faces de la même médaille :

« On ne sait pas encore suffisamment à l’étranger que le bolchevisme a grandi, s’est constitué et s’est aguerri au cours d’une lutte de longues années contre l’esprit révolutionnaire petit-bourgeois qui frise l’anarchisme ou lui fait quelque emprunt et qui, pour tout ce qui est essentiel, déroge aux conditions et aux nécessités d’une lutte de classe prolétarienne conséquente.

Il est un fait théoriquement bien établi pour les marxistes, et entièrement confirmé par l’expérience de toutes les révolutions et de tous les mouvements révolutionnaires d’Europe, – c’est que le petit propriétaire, le petit patron (type social très largement représenté, formant une masse importante dans bien des pays d’Europe) qui, en régime capitaliste, subit une oppression continuelle et, très souvent, une aggravation terriblement forte et rapide de ses conditions d’existence et la ruine, passe facilement à un révolutionnarisme extrême, mais est incapable de faire preuve de fermeté, d’esprit d’organisation, de discipline et de constance.

Le petit bourgeois, « pris de rage » devant les horreurs du capitalisme, est un phénomène social propre, comme l’anarchisme, à tous les pays capitalistes. L’instabilité de ce révolutionnarisme, sa stérilité, la propriété qu’il a de se changer rapidement en soumission, en apathie, en vaine fantaisie, et même en engouement « enragé » pour telle ou telle tendance bourgeoise « à la mode », tout cela est de notoriété publique.

Mais la reconnaissance théorique, abstraite de ces vérités ne préserve aucunement les partis révolutionnaires des vieilles erreurs qui reparaissent toujours à l’improviste sous une forme un peu nouvelle, sous un aspect ou dans un décor qu’on ne leur connaissait pas encore, dans une ambiance singulière, plus ou moins originale.

L’anarchisme a été souvent une sorte de châtiment pour les déviations opportunistes du mouvement ouvrier. Ces deux aberrations se complétaient mutuellement.

Et si en Russie, bien que la population petite-bourgeoise y soit plus nombreuse que dans les pays d’Occident, l’anarchisme n’a exercé qu’une influence relativement insignifiante au cours des deux révolutions (1905 et 1917) et pendant leur préparation, le mérite doit en être sans nul doute attribué en partie au bolchevisme, qui avait toujours soutenu la lutte la plus implacable et la plus intransigeante contre l’opportunisme.

Je dis: « en partie », car ce qui a contribué encore davantage à affaiblir l’anarchisme en Russie, c’est qu’il avait eu dans le passé (1870-1880) la possibilité de s’épanouir pleinement et de révéler jusqu’au bout combien cette théorie était fausse et inapte à guider la classe révolutionnaire. »

Voilà pourquoi le gauchisme, qui nie le rôle des dirigeants, voire du Parti lui-même, ont tort : ils convergent avec la petite-bourgeoisie, ils participent à leur idéologie.

Lénine
Lénine

Lénine souligne ce qui doit être le cœur de la dictature du prolétariat, le cœur de la révolution socialiste :

« Nier la nécessité du parti et de la discipline du parti, voilà où en est arrivée l’opposition. Or, cela équivaut à désarmer entièrement le prolétariat au profit de la bourgeoisie.

Cela équivaut, précisément, à faire siens ces défauts de la petite bourgeoisie que sont la dispersion, l’instabilité, l’inaptitude à la fermeté, à l’union, à l’action conjuguée, défauts qui causeront inévitablement la perte de tout mouvement révolutionnaire du prolétariat, pour peu qu’on les encourage.

Nier du point de vue du communisme la nécessité du parti, c’est sauter de la veille de la faillite du capitalisme (en Allemagne), non pas dans la phase inférieure ou moyenne du communisme, mais bien dans sa phase supérieure.

En Russie nous en sommes encore (plus de deux ans après le renversement de la bourgeoisie) à faire nos premiers pas dans la voie de la transition du capitalisme au socialisme, ou stade inférieur du communisme. Les classes subsistent, et elles subsisteront partout, pendant des années après la conquête du pouvoir par le prolétariat.

Peut-être ce délai sera-t-il moindre en Angleterre où il n’y a pas de paysans (mais où il y a cependant des petits patrons!). Supprimer les classes, ce n’est pas seulement chasser les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, – ce qui nous a été relativement facile, – c’est aussi supprimer les petits producteurs de marchandises; or, ceux-ci on ne peut pas les chasser, on ne peut pas les écraser, il faut faire bon ménage avec eux. On peut (et on doit) les transformer, les rééduquer, – mais seulement par un travail d’organisation très long, très lent et très prudent. Ils entourent de tous côtés le prolétariat d’une ambiance petite-bourgeoise, ils l’en pénètrent, ils l’en corrompent, ils suscitent constamment au sein du prolétariat des récidives de défauts propres à la petite bourgeoisie: manque de caractère, dispersion, individualisme, passage de l’enthousiasme à l’abattement.

Pour y résister, pour permettre au prolétariat d’exercer comme il se doit, avec succès et victorieusement, son rôle d’organisateur (qui est son rôle principal), le parti politique du prolétariat doit faire régner dans son sein une centralisation et une discipline rigoureuses. La dictature du prolétariat est une lutte opiniâtre, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative, contre les forces et les traditions de la vieille société. La force de l’habitude chez les millions et les dizaines de millions d’hommes est la force la plus terrible.

Sans un parti de fer, trempé dans la lutte, sans un parti jouissant de la confiance de tout ce qu’il y a d’honnête dans la classe en question, sans un parti sachant observer l’état d’esprit de la masse et influer sur lui, il est impossible de soutenir cette lutte avec succès.

Il est mille fois plus facile de vaincre la grande bourgeoisie centralisée que de « vaincre » les millions et les millions de petits patrons; or ceux-ci, par leur activité quotidienne, coutumière, invisible, insaisissable, dissolvante, réalisent les mêmes résultats qui sont nécessaires à la bourgeoisie, qui restaurent la bourgeoisie. Celui qui affaiblit tant soit peu la discipline de fer dans le parti du prolétariat (surtout pendant sa dictature), aide en réalité la bourgeoisie contre le prolétariat. »

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La révolution russe : la guerre civile (1918-1920)

La révolution socialiste s’était imposée, mais deux forces entendaient ne pas faire durer le nouveau régime : d’un côté, les impérialistes de l’Entente, qui avaient perdu leur allié russe, craignaient la paix et la diffusion du socialisme, et de l’autre les forces réactionnaires en Russie même.

Ces deux forces n’avaient pas d’autres choix que de converger. Seule l’Entente disposait des moyens matériels, et seules forces réactionnaires disposaient de cadres, issus de l’armée, et de personnes capables de rejoindre une éventuelle armée contre-révolutionnaire, à partir des réseaux des paysans riches – les koulaks – et des cosaques, population rassemblée de manière semi-militaire et dont les membres devinrent des gendarmes tsaristes.

C’est ainsi que se combina l’intervention de différents pays impérialistes – Angleterre, de France, du Japon, des Etats-Unis – avec la réaction russe, alliant formation de l’armée blanche et envoi de troupes.

Le Parti bolchévik comptait lui 313 766 membres alors qu’il tenait son VIIIe congrès en mars 1919, puis 611 978 membres au IXe Congrès, en mars 1920.

Il put organiser la résistance aux premières attaques des armées blanches, mais s’attela surtout à construire une vaste armée rouge.

Le bolchevik, Boris Kustodiev, 1920
Le bolchevik, Boris Kustodiev, 1920

Il dut également organiser le « communisme de guerre » dans une situation de pénurie généralisée ; en 1922, sur 136 millions de personnes, il y a 4,6 millions d’ouvriers employés, contre 11 millions en 1913. L’économie industrielle devait être réorganisée tout en développant une alliance avec la paysannerie moyenne, dont le soutien était décisif pour le maintien du régime.

Au VIIIe congrès du Parti bolchevik, du 18 au 23 mars 1919, Lénine explique:

« Des socialistes, les meilleurs représentants du socialisme d’autrefois, lorsqu’ils croyaient encore à la révolution et la servaient sur le plan théorique et idéologique, parlaient de neutraliser les paysans, c’est-à-dire de faire de la paysannerie moyenne une couche sociale qui, si elle n’apporte pas une aide active à la révolution prolétarienne, du moins ne l’entrave pas, reste neutre et ne se range pas aux cotés de nos ennemis.

Ce coté abstrait, théorique de la question, est pour nous parfaitement clair. Mais il est insuffisant. Nous sommes entrés dans une phase de la construction socialiste où il s’agit d’élaborer de façon concrète, en détail, en nous inspirant de l’expérience du travail à la campagne, les règles et les directives fondamentales que nous devons suivre pour conclure avec le paysan moyen une alliance solide. »

Et grâce à un solide pouvoir d’État porté par les masses, par une organisation rigoureuse (avec le GOELRO qui était le Plan d’État pour l’électrification de la Russie, le GOSPLAN qui était la Commission du plan d’État, etc.), les bolchéviks purent organiser une armée rouge qui en 1920 avait écrasé ses ennemis.

Voici comment le Précis d’histoire du PCUS(b) explique les raisons de cela, en soulignant l’importance des commissaires politiques :

« Comment expliquer en ce cas que l’Armée rouge, qui avait tant de défauts graves, ait vaincu l’armée des envahisseurs et des gardes blancs, exempte de tous ces défauts ?

1° L’Armée rouge a vaincu parce que la politique du pouvoir des Soviets pour laquelle elle se battait était une politique juste, conforme aux intérêts du peuple ; parce que le peuple sentait et concevait cette politique comme une politique juste, comme sa politique à lui, et la soutenait jusqu’au bout.

Les bolcheviks savaient qu’une armée qui lutte au nom d’une politique injuste, non soutenue par le peuple, ne peut pas vaincre. Telle était précisément l’armée des envahisseurs et des gardes blancs.

Cette armée avait tout : de vieux chefs expérimentés, un matériel de premier ordre, des munitions, des équipements, des vivres. Il ne lui manquait qu’une chose : le soutien et la sympathie des peuples de Russie, qui ne voulaient ni ne pouvaient soutenir la politique antipopulaire des envahisseurs et des « régents » gardes blancs. Et l’armée des envahisseurs et des gardes blancs fut battue.

2° L’Armée rouge a vaincu parce qu’elle était fidèle et dévouée jusqu’au bout à son peuple, ce qui lui valait l’amour de ce peuple, qui la soutenait comme son armée à lui. L’Armée rouge est issue du peuple. Et si elle est fidèle à son peuple comme un fils est fidèle à sa mère, elle aura le soutien du peuple, elle vaincra. Tandis qu’une armée qui va contre son peuple subira nécessairement la défaite.

3° L’Armée rouge a vaincu parce que le pouvoir des Soviets avait réussi à alerter tout l’arrière, tout le pays, pour servir le front. Une armée sans un arrière fort pour soutenir le front par tous les moyens, est vouée à la défaite. Les bolcheviks savaient cela, et c’est pour cette raison qu’ils avaient transformé le pays en un camp retranché qui approvisionnait le front en matériel de guerre, en munitions, en équipements, en vivres, en contingents de renfort.

4° L’Armée rouge a vaincu parce que : a) les soldats rouges comprenaient le but et les objectifs de la guerre, et se rendaient compte qu’ils étaient justes ; b) la conscience que le but et les tâches de la guerre étaient justes, fortifiait leur esprit de discipline et leur valeur combative ; c) ceci étant, la masse des soldats rouges a fait preuve, à tout instant, dans sa lutte contre l’ennemi, d’une abnégation sans exemple et d’un héroïsme sans précédent.

5° L’Armée rouge a vaincu parce que son noyau dirigeant, à l’arrière et au front, était le Parti bolchevik, soudé par sa cohésion et sa discipline, puissant par son esprit révolutionnaire et sa volonté de consentir tous les sacrifices pour faire triompher la cause commune, insurpassé par sa capacité à organiser les mul­titudes et à les diriger de façon judicieuse, dans une situation complexe.

Lénine a dit :

« C’est uniquement parce que le Parti était sur ses gardes, parce que le Parti était rigoureusement discipliné et que son autorité unissait toutes les institutions et toutes les administrations, parce que des dizaines, des centaines, des milliers et, en fin de compte, des millions d’hommes suivaient comme un seul le mot d’ordre du Comité central, c’est uniquement parce que des sacrifices inouïs furent consentis, que le miracle qui s’est produit a pu se produire. C’est uniquement pour cela qu’en dépit des campagnes redoublées, triplées, quadruplées des impérialistes de l’Entente et des impérialistes du monde entier, nous nous sommes trouvés en mesure de vaincre. » (Lénine)

6° L’Armée rouge a vaincu parce que : 

a) elle a su former dans son sein des dirigeants militaires d’un type nouveau comme Froun­ze, Vorochilov, Boudionny et autres ; 

b) dans ses rangs combat­taient des héros-nés comme Kotovski, Tchapaev, Lazo, Chtchors, Parkhomenko et bien d’autres ;

c) l’éducation politique de l’Armée rouge était faite par des hommes tels que Lénine, Staline, Molotov, Kalinine, Sverdlov, Kaganovitch, Ordjonikidze, Kirov, Kouibychev, Mikoïan, Jdanov, Andréev, Pétrovski, Iaroslavski, Dzerjinski, Chtchadenko, Mekhliss, Khrouchtchev, Chvernik, Chkiriatov, d’autres encore ; 

d) l’Armée rouge comptait dans son sein ces organisateurs et agitateurs peu communs qu’étaient les commissaires militaires, dont l’activité cimentait les rangs des soldats et qui implantaient parmi eux l’esprit de discipline et l’intrépidité au combat, réprimaient avec énergie, — rapidement et sans merci, — les actes de trahison de certains chefs et, au contraire, soutenaient avec courage et résolution l’autorité et la gloire des commandants, membres et non-membres du Parti, qui avaient prouvé leur dévouement au pouvoir des Soviets et s’étaient montrés capables de diriger d’une main ferme les unités de l’Armée rouge.

« Sans commissaires militaires, nous n’aurions pas eu d’Armée rouge », disait Lénine.

7° L’Armée rouge a vaincu parce qu’à l’arrière des armées blanches, à l’arrière de Koltchak, de Dénikine, de Krasnov, de Wrangel, travaillaient dans l’illégalité des bolcheviks admirables, membres et non-membres du Parti, qui soulevaient les ouvriers et les paysans contre les envahisseurs, contre les gardes blancs ; qui minaient l’arrière des ennemis du pouvoir des Soviets et, par là même, facilitaient l’avance de l’Armée rouge. Nul n’ignore que les partisans d’Ukraine, de Sibérie, d’Extrême-Orient, de l’Oural, de Biélorussie, du bassin de la Volga, qui disloquaient l’arrière des gardes blancs et des envahisseurs, ont rendu un service inappréciable à l’Armée rouge.

8° L’Armée rouge a vaincu parce que le pays des Soviets n’était pas seul dans sa lutte avec la contre-révolution des gardes blancs et l’intervention étrangère ; parce que la lutte du pouvoir des Soviets et ses succès avaient suscité la sympathie et l’aide des prolétaires du monde entier. Si les impérialistes voulaient étouffer la République soviétique par l’intervention armée et le blocus, les ouvriers de ces pays impérialistes sympathisaient avec les Soviets et les aidaient.

Leur lutte contre les capitalistes des pays ennemis de la République soviétique a fait que les impérialistes ont dû renoncer à l’intervention. Les ouvriers d’Angleterre, de France et des autres pays qui avaient participé à l’intervention, organisaient des grèves, refusaient de charger le matériel de guerre destiné aux envahisseurs et aux généraux blancs ; ils formaient des « comités d’ac­tion » sous le mot d’ordre « Bas les mains devant la Russie ! »

« Aussitôt que la bourgeoisie internationale, disait Lénine, lève la main contre nous, ses propres ouvriers la saisissent au poignet. » »

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La révolution russe : Octobre 1917

La tentative bourgeoise de construire sa propre République et de supprimer les forces bolchéviks avait échoué. Sous la direction de Lénine, les bolchéviks avaient démasqué le régime et possédaient la majorité dans les Soviets des députés ouvriers et soldats de Moscou et Saint-Pétersbourg.

Lénine rentra d’exil en Finlande pour participer à la réunion du Comité Central, qui prit une résolution historique :

« Le Comité central reconnaît que la situation internationale de la révolution russe (insurrection dans la flotte allemande comme manifestation extrême de la croissance, dans toute l’Europe, de la révolution socialiste mondiale ; menace du monde impérialiste d’étrangler la révolution russe), ainsi que la situation militaire (décision indéniable de la bourgeoisie russe et de Kérenski et consorts, de livrer Pétrograd aux Allemands), de même que la conquête de la majorité dans les Soviets par le Parti du prolétariat, – tout cela joint au soulèvement paysan et au revirement de confiance populaire en faveur de notre Parti (élections de Moscou) ; enfin, la préparation manifeste d’une deuxième aventure Kornilov (retrait des troupes de Pétrograd, transport de cosaques sur cette ville, encerclement de Minsk par les cosaques, etc.), – tous ces faits mettent à l’ordre du jour l’insurrection armée.

Reconnaissant ainsi que l’insurrection armée est inévitable et arrivée à pleine maturité, le Comité central invite toutes les organisations du Parti à s’inspirer de ce fait et à examiner et résoudre de ce point de vue toutes les questions pratiques (congrès des Soviets de la région du Nord, retrait des troupes de Pétrograd, actions de Moscou et de Minsk, etc.). »

Cette décision eut des opposants : Kaménev et Zinoviev étaient contre, Trotsky qui venait de rejoindre le Parti entendait repousser l’insurrection. Mais le plan se déroula à merveille : la Garde rouge et les troupes révolutionnaires occupèrent les gares, la poste, le télégraphe, les ministères, la banque d’Etat, alors qu’était pris le Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, siège du gouvernement provisoire.

Dans la foulée, le IIe congrès des Soviets qui s’ouvrait adopta le décret sur la paix, appelant à l’armistice pour la signature d’un traité de paix (qui sera réalisé en mars 1918 avec le traité de Brest-Litovsk) et d’un décret sur la terre, en vertu duquel le « droit de propriété des grands propriétaires fonciers sur la terre était aboli immédiatement, sans aucune indemnité ».

Un peu plus d’un an après, pratiquement 97% des terres sont cultivés par des petits paysans, le reste l’étant dans des coopératives ou des fermes d’État,

La paix d’un côté, et de l’autre la remise des terres des grands propriétaires fonciers, des apanages et des couvents aux paysans : les bolchéviks donnaient ses premières assises au nouveau régime celui des Soviets, avec un gouvernement organisé par le IIe congrès des Soviets de Russie comme « Conseil des commissaires du peuple », avec Lénine comme président du Conseil.

C’est donc ce sovnarkom – le Conseil des Commissaires du Peuple – qui dirige le pays, comme gouvernement, avec uniquement des bolchéviks. Il dépend du Comité Central exécutif panrusse des Soviets, qui est alors élu dans un deuxième congrès des Soviets ouvriers et militaires ; sont nommés 62 bolcheviks, 29 Socialistes-révolutionnaires de gauche (ceux de droite boycottant l’élection en protestation contre l’insurrection) et 10 socialistes. Par la suite, le comité intègre des délégués paysans, des délégués de l’armée et de la flotte, ainsi que des délégués syndicaux.

Ce nouveau cadre donne naissance, en juillet 1918, à la République Socialiste Fédérale des Soviets de Russie.

Cette victoire avait été facile et les bolchéviks en avaient conscience. Voici comment le Précis d’histoire du PCUS(b) caractérise cette situation ayant permis le triomphe très rapide de la révolution socialiste en Russie :

« Parmi les raisons qui ont déterminé cette victoire relativement facile de la Révolution socialiste en Russie, voici les principales :

1° La Révolution d’Octobre avait en face d’elle cet ennemi relativement faible, mal organisé, peu expérimenté en politique qu’était la bourgeoisie russe.

Parce qu’elle manquait encore de force économique et qu’elle dépendait entièrement des commandes du gouvernement, la bourgeoisie russe n’avait ni l’indépendance politique, ni l’initiative suffisante pour trouver une issue à la situation. Elle n’avait pas l’expérience des combinaisons et des mystifications politiques d’envergure que possède, par exemple, la bourgeoisie française ; elle n’avait pas non plus été à l’école des compromissions malhonnêtes de grand style, qui est celle, par exemple, de la bourgeoisie anglaise.

En quête, hier encore, d’une entente avec le tsar renversé par la révolution de Février, elle n’avait rien su trouver de mieux, une fois au pouvoir, que de continuer dans ses grandes lignes la politique du tsar exécré. Tout comme le tsar, elle était pour « la guerre jusqu’au bout », bien que la guerre fut devenue une charge insupportable pour le pays et eût totalement épuisé le peuple et l’armée.

Tout comme le tsar, elle était pour le maintien, dans les grandes lignes, de la propriété seigneuriale de la terre, malgré la disette de terre et le joug des propriétaires fonciers dont se mourait la paysannerie. En ce qui concerne la politique à l’égard de la classe ouvrière, la bourgeoisie russe, dans sa haine des ouvriers, surpassait le tsar, puisqu’elle s’appliquait, non seulement à maintenir et à renforcer l’oppression des usiniers et des fabricants, mais encore à la rendre intolérable par l’application de lock-outs massifs.

Rien d’étonnant que le peuple n’ait point vu de distinction substantielle entre la politique du tsar et celle de la bourgeoisie et qu’il ait reporté sa haine du tsar sur le Gouvernement provisoire de la bourgeoisie.

Tant que les partis de conciliation, socialiste-révolutionnaire et menchévik, exercèrent quelque influence sur le peuple, la bourgeoisie put se retrancher derrière eux et conserver le pouvoir. Mais du jour où les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se furent démasqués comme agents de la bourgeoisie impérialiste, perdant du même coup leur influence sur le peuple, la bourgeoisie et son Gouvernement provisoire restèrent sans appui.

2° A la tête de la Révolution d’Octobre se trouvait cette classe révolutionnaire qu’est la classe ouvrière de Russie, classe trempée dans les combats, qui avait traversé en un court laps de temps deux révolutions, et qui, à la veille de la troisième, avait acquis l’autorité de chef du peuple dans la lutte pour la paix, la terre, la liberté, le socialisme.

Sans ce chef de la révolution, jouissant de la confiance du peuple, qu’était la classe ouvrière de Russie, il n’y aurait pas eu d’alliance des ouvriers et des paysans : et sans cette alliance, la Révolution d’octobre n’aurait pas pu vaincre.

3° La classe ouvrière de Russie avait, dans la révolution, ce sérieux allié qu’était la paysannerie pauvre formant l’immense majorité de la population paysanne.

L’expérience des huit mois de révolution, que l’on peut sans hésiter assimiler à l’expérience de plusieurs dizaines d’années de développement « normal », n’avait pas été perdue pour les masses laborieuses de la paysannerie.

Durant ce temps, elles avaient pu juger à l’œuvre tous les partis de Russie et se rendre compte que ni les cadets, ni les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks n’entendaient se brouiller sérieusement avec les grands propriétaires fonciers et verser leur sang pour les paysans ; qu’il n’y avait qu’un seul parti en Russie qui ne fut point lié aux grands propriétaires fonciers, et qui fut prêt à les écraser pour satisfaire aux besoins des paysans : le Parti bolchévik.

Et ce fut là la base réelle de l’alliance du prolétariat et de la paysannerie pauvre. Cette alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie pauvre déterminera aussi la conduite des paysans moyens qui hésiteront longtemps et qui, à la veille seulement de l’insurrection d’Octobre, se tourneront franchement vers la révolution, en s’unissant à la paysannerie pauvre. Inutile de démontrer que sans cette alliance, la Révolution d’Octobre n’aurait pas pu vaincre.

4° À la tête de la classe ouvrière se trouvait ce parti rompu à la lutte politique qu’est le Parti bolchévik. Seul un parti comme le Parti bolchévik, suffisamment hardi pour mener le peuple à l’assaut décisif et suffisamment circonspect pour éviter les écueils de tout genre sur le chemin du succès, seul un tel parti pouvait fondre de façon aussi judicieuse, en un seul flot révolutionnaire, des mouvements révolutionnaires aussi divers qu’étaient le mouvement démocratique général pour la paix, le mouvement démocratique paysan pour la mainmise sur les terres seigneuriales, le mouvement de libération nationale des peuples opprimés en lutte pour l’égalité nationale et le mouvement socialiste du prolétariat pour le renversement de la bourgeoisie, pour l’instauration de la dictature du prolétariat.

Il est évident que c’est la fusion de ces divers courants révolutionnaires en un flot révolutionnaire unique et puissant qui a décidé du sort du capitalisme en Russie.

5° La Révolution d’Octobre a commencé à un moment où la guerre impérialiste battait encore son plein ; où les principaux Etats bourgeois étaient divisés en deux camps ennemis, où, occupés à se faire la guerre et à s’affaiblir les uns les autres, ils ne pouvaient sérieusement s’ingérer dans les « affaires russes » et se dresser activement contre la Révolution d’Octobre.

Il est évident que cette circonstance a grandement facilité la victoire de la Révolution socialiste d’Octobre. »

Par la suite, les bolchéviks tinrent leur VIIe congrès, faisant en sorte que leur parti s’intitule désormais Parti Communiste (bolchévik) de Russie. Avec 270 000 personnes dans ses rangs, il était prêt à diriger le pays.

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La révolution russe: l’Etat et la révolution

Après Février 1917, Lénine se voit obliger de suivre en urgence le principe de « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » et de publier une étude sur l’État. Si auparavant la question du pouvoir politique ne semblait pas se poser, la situation politique exige une action révolutionnaire conséquente, ce qui demande une base théorique solide.

Or, Lénine fait face à deux soucis. Tout d’abord se pose la question de ce qu’est l’État socialiste ; pour cela, il va puiser dans les études de la Commune de Paris effectuées par Karl Marx.

Ensuite, il y la question ce que l’État n’est pas. En l’occurrence, la social-démocratie devenue révisionniste diffusait une vision de l’État correspondant à une sorte de bureaucratie, amenant une très large critique anarchiste. Lénine rétablit alors l’interprétation correcte.

Tel est le sens de l’ouvrage L’État et la révolution, qui eut un écho retentissant.

Lénine prenant la parole
Lénine prenant la parole

La thèse essentielle est que l’État est le produit de l’antagonisme entre les classes ; par conséquent, il s’éteint au fur et à mesure que, dans le socialisme, les classes disparaissent : dans le communisme, il n’existe pas d’État.

Par conséquent, et c’est le premier point de Lénine, la question de l’État est celle du pouvoir politique, et les réactionnaires ont tout intérêt à empêcher une compréhension correcte de cela.

Lénine note ainsi dès le début :

« Il arrive aujourd’hui à la doctrine de Marx ce qui est arrivé plus d’une fois dans l’histoire aux doctrines des penseurs révolutionnaires et des chefs des classes opprimées en lutte pour leur affranchissement.

Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies.

Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de « consoler » les classes opprimées et de les mystifier; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu , on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire.

C’est sur cette façon d' »accommoder » le marxisme que se rejoignent aujourd’hui la bourgeoisie et les opportunistes du mouvement ouvrier. On oublie, on refoule, on altère le coté révolutionnaire de la doctrine, son âme révolutionnaire. On met au premier plan, on exalte ce qui est ou paraît être acceptable pour la bourgeoisie. »

Lénine
Lénine

La fin de l’oeuvre est très parlante aussi. Après avoir longuement exposé les points de vue de Marx et Engels, et rétablir leur véritable position, Lénine devait écrire un chapitre intitulé « L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917 ». Il n’en a, cependant, pas le temps, et voici comment il le raconte :

« La présente brochure a été rédigée en août et en septembre 1917. J’avais déjà arrêté le plan du chapitre suivant, le VIIe : « L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917« .

Mais, en dehors du titre, je n’ai pas eu le temps d’écrire une seule ligne de ca chapitre, « empêché » que je fus par la crise politique qui a marqué la veille de la Révolution d’Octobre 1917.

On ne peut que se réjouir d’un tel « empêchement ». Mais le second fascicule de cette brochure (consacrée à L’expérience des révolutions russes de 1905 et 1917 ) devra sans doute être remise à beaucoup plus tard; il est plus agréable et plus utile de faire l' »expérience d’une révolution » que d’écrire à son sujet. »

Staline et Lénine
Staline et Lénine

Voici enfin comment Lénine présente le socialisme, ce qui va avoir une importance capitale après octobre 1917 :

« La différence scientifique entre socialisme et communisme est claire. Ce qu’on appelle communément socialisme, Marx l’a appelé la « première » phase ou phase inférieure de la société communiste.

Dans la mesure où les moyens de production deviennent propriété commune , le mot « communiste » peut s’appliquer également ici, à condition de ne pas oublier que ce n’est pas le communisme intégral.

Le grand mérite des explications de Marx est d’appliquer, là encore, de façon conséquente, la dialectique matérialiste, la théorie de l’évolution, et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme.

Au lieu de s’en tenir à des définitions « imaginées », scolastiques et artificielles, à de stériles querelles de mots (qu’est-ce que le socialisme ? qu’est-ce que le communisme ?), Marx analyse ce qu’on pourrait appeler les degrés de la maturité économique du communisme.

Dans sa première phase, à son premier degré, le communisme ne peut pas encore, au point de vue économique, être complètement mûr, complètement affranchi des traditions ou des vestiges du capitalisme. De là, ce phénomène intéressant qu’est le maintien de l' »horizon borné du droit bourgeois « , en régime communiste, dans la première phase de celui-ci.

Certes, le droit bourgeois, en ce qui concerne la répartition des objets de consommation, suppose nécessairement un Etat bourgeois, car le droit n’est rien sans un appareil capable de contraindre à l’observation de ses normes.

Il s’ensuit qu’en régime communiste subsistent pendant un certain temps non seulement le droit bourgeois, mais aussi l’Etat bourgeois – sans bourgeoisie !

Cela peut sembler un paradoxe ou simplement un jeu dialectique de l’esprit, ce que reprochent souvent au marxisme ceux qui n’ont jamais pris la peine d’en étudier, si peu que ce soit, la substance éminemment profonde.

En réalité, la vie nous montre à chaque pas, dans la nature et dans la société, des vestiges du passé subsistant dans le présent. Et ce n’est point d’une façon arbitraire que Marx a inséré dans le communisme une parcelle du droit « bourgeois »; il n’a fait que constater ce qui, économiquement et politiquement, est inévitable dans une société issue des flancs du capitalisme.

La démocratie a une importance énorme dans la lutte que la classe ouvrière mène contre les capitalistes pour son affranchissement. Mais la démocratie n’est nullement une limite que l’on ne saurait franchir; elle n’est qu’une étape sur la route de la féodalité au capitalisme et du capitalisme au communisme (…).

Il s’ensuit donc qu’à un certain degré de son développement, la démocratie, tout d’abord, unit le prolétariat, la classe révolutionnaire anticapitaliste, et lui permet de briser, de réduire en miettes, de faire disparaître de la surface de la terre la machine d’État bourgeoise, fût-elle bourgeoise républicaine, l’armée permanente, la police, la bureaucratie, et de les remplacer par une machine d’Etat plus démocratique, mais qui n’en reste pas moins une machine d’État, sous la forme des masses ouvrières armées, puis, progressivement, du peuple entier participant à la milice.

Ici, « la quantité se change en qualité » : parvenu à ce degré, le démocratisme sort du cadre de la société bourgeoise et commence à évoluer vers le socialisme.

Si tous participent réellement à la gestion de l’État, le capitalisme ne peut plus se maintenir. Et le développement du capitalisme crée, à son tour, les prémisses nécessaires pour que « tous » puissent réellement participer à la gestion de l’État.

Ces prémisses sont, entre autres, l’instruction générale déjà réalisée par plusieurs des pays capitalistes les plus avancés, puis « l’éducation et la formation à la discipline » de millions d’ouvriers par l’appareil socialisé, énorme et complexe, de la poste, des chemins de fer, des grandes usines, du gros commerce, des banques, etc., etc.

Avec de telles prémisses économiques, on peut fort bien, après avoir renversé les capitalistes et les fonctionnaires, les remplacer aussitôt, du jour au lendemain, pour le contrôle de la production et de la répartition, pour l’enregistrement du travail et des produits, par les ouvriers armés, par le peuple armé tout entier. (Il ne faut pas confondre la question du contrôle et de l’enregistrement avec celle du personnel possédant une formation scientifique, qui comprend les ingénieurs, les agronomes, etc. : ces messieurs, qui travaillent aujourd’hui sous les ordres des capitalistes, travailleront mieux encore demain sous les ordres des ouvriers armés.)

Enregistrement et contrôle, tel est l’essentiel, et pour la « mise en route » et pour le fonctionnement régulier de la société communiste dans sa première phase. Ici, tous les citoyens se transforment en employés salariés de l’État constitué par les ouvriers armés. Tous les citoyens deviennent les employés et les ouvriers d’un seul « cartel » du peuple entier, de l’État (…).

Dès l’instant où tous les membres de la société, ou du moins leur immense majorité, ont appris à gérer eux-mêmes l’État, ont pris eux-mêmes l’affaire en main, « organisé » le contrôle sur l’infime minorité de capitalistes, sur les petits messieurs désireux de conserver leurs pratiques capitalistes et sur les ouvriers profondément corrompus par le capitalisme – dès cet instant, la nécessité de toute administration en général commence à disparaître. Plus la démocratie est complète, et plus proche est le moment où elle deviendra superflue. Plus démocratique est l' »État » constitué par les ouvriers armés et qui « n’est plus un État au sens propre », et plus vite commence à s’éteindre tout État.

En effet, quand tous auront appris à administrer et administreront effectivement eux-mêmes la production sociale, quand tous procéderont eux-mêmes à l’enregistrement et au contrôle des parasites, des fils à papa, des filous et autres « gardiens des traditions du capitalisme », – se soustraire à cet enregistrement et à ce contrôle exercé par le peuple entier sera à coup sûr d’une difficulté si incroyable et d’une si exceptionnelle rareté, cela entraînera vraisemblablement un châtiment si prompt et si rude (les ouvriers armés ont un sens pratique de la vie; ils ne sont pas de petits intellectuels sentimentaux et ne permettront sûrement pas qu’on plaisante avec eux) que la nécessité d’observer les règles, simples mais essentielles, de toute société humaine deviendra très vite une habitude.

Alors s’ouvrira toute grande la porte qui permettra de passer de la première phase de la société communiste à sa phase supérieure et, par suite, à l’extinction complète de l’État. »

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Lénine : Thèses d’Avril (avril 1917)

Les tâches du prolétariat dans la présente révolution

Thèses d’avril

N’étant arrivé à Petrograd que dans la nuit du 3 au 4 avril, je ne pouvais naturellement, à la réunion du 4, présenter un rapport sur les tâches du prolétariat révolutionnaire qu’en mon nom propre et en faisant les réserves motivées par mon manque de préparation.

La seule chose que j’aie pu faire pour faciliter mon travail, et celui des contradicteurs de bonne foi, a été de préparer des thèses écrites. J’en ai donné lecture et transmis te au camarade Tsérétélli. Je les ai lues très lentement et à deux reprises : d’abord à la réunion des bolcheviks, ensuite à celle des bolcheviks et des mencheviks.

Je présente ici ces thèses qui me sont personnelles, accompagnées simplement de très brèves remarques explicatives ; elles ont été développées avec beaucoup plus de détails dans mon rapport.

Thèses

  1. Aucune concession, si minime soit‑elle, au « jusqu’auboutisme révolutionnaire » ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement.

Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu’auboutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies : a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat ; b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion; c) rupture totale en fait avec les intérêts du Capital.

Etant donné l’indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu’auboutisme révolutionnaire qui n’admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu’elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu’il existe un lien indissoluble entre le Capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu’il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le Capital.

Organisation de la propagande la plus large de cette façon de voir dans l’armée combattante.

Fraternisation.

  1. Ce qu’il y a d’original dans la situation actuelle en Russie, c’est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.

Cette transition est caractérisée, d’une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd’hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde); de l’autre, par l’absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l’égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.

Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au soin de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s’éveiller à la vie politique.

  1. Aucun soutien au Gouvernement provisoire; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d’« exiger » – ce qui est inadmissible, car c’est semer des illusions ‑ que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d’être impérialiste.
  2. ReconnaÎtre que notre Parti est en minorité et ne constitue pour le moment qu’une faible minorité, dans la plupart des Soviets des députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits‑bourgeois tombés sous l’influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes‑révolutionnaires au Comité d’Organisation (1) (Tchkhéidzé, Tsérétélli, etc.), à Stéklov, etc., etc.

Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.

Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et à expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s’affranchissent de leurs erreurs par l’expérience.

  1. Non pas une république parlementaire, ‑ y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière, ‑ mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.

Suppression de la police, de l’armée (2) et du corps des fonctionnaires.

Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d’un bon ouvrier.

  1. Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles.

Confiscation de toutes les terres des grands propriétaire fonciers.

Nationalisation de toutes les terres dans la pays et leur à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ., en tenant compte des conditions locales et autres et sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.

  1. Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.
  2. Notre tâche immédiate est non pas d’« introduire » le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers.
  3. Tâches du Parti :

a. convoquer sans délai le congrès du Parti;

b. modifier le programme du Parti, principalement :

  1. sur l’impérialisme et la guerre impérialiste,
  2. sur l’attitude envers l’État et notre revendication d’un « Etat‑Commune (3) »,
  3. amender le programme minimum, qui a vieilli;

c. changer la dénomination du Parti (4).

  1. Rénover l’Internationale.

Prendre l’initiative de la création d’une Internationale révolutionnaire, d’une Internationale contre les social-chauvins et contre le « centre (5) ».

Afin que le lecteur comprenne pourquoi j’ai dû envisager spécialement, comme tout à fait exceptionnel, le « cas éventuel » de contradicteurs de bonne foi, je l’invite à com­parer à ces thèses l’objection suivante de monsieur Goldenberg : Lénine « a planté l’étendard de la guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire » (cité dans le n°5 de l’Edinstvo (6) ! de M. Plékhanov).

N’est‑ce pas une perle, en vérité ?

J’écris, je déclare, je ressasse : « Etant donné l’indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu’auboutisme révolutionnaire…. et étant donné qu’elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers… »

Or, voici comment ces messieurs de la bourgeoisie, qui se disent social‑démocrates, qui ne font partie ni des larges couches ni de la masse des partisans du jusqu’auboutisme, exposent avec un front serein ma position : « L’étendard (!) de la guerre civile (dont il n’est pas dit un mot dans la thèses, dont il n’a pas été dit un mot dans le rapport !) est planté (!) » « au sein (!!) de la démocratie révolutionnaire… »

Qu’est‑ce à dire ? En quoi cela diffère‑t‑il de la propagande des ultras? de la Rousskaïa Volia (7) ?

J’écris, je déclare, je ressasse : « Les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire et, par conséquent, notre tâche ne peut être que d’expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques… »

Or des contradicteurs d’une certaine espèce présentent mes idées comme un appel à la « guerre civile au sein de la démocratie révolutionnaire » !!

J’ai attaqué le Gouvernement provisoire parce qu’il n’a pas fixé un terme rapproché, ni aucun terme en général, à la convocation de l’Assemblée constituante, et s’est borné à des promesses. Je me suis appliqué à démontrer que sans les Soviets des députés ouvriers et soldats, la convocation de l’Assemblée constituante n’est pas assurée et son succès est impossible.

Et l’on me prétend adversaire d’une convocation aussi prompte que possible de l’Assemblée constituante !!!

Je qualifierais ces expressions de « délirantes » si des dizaines d’années de lutte politique ne m’avaient appris à considérer la bonne foi des contradicteurs comme une chose tout à fait exceptionnelle.

M. Plékhanov a, dans son journal, qualifié mon discours de « délirant ». Fort bien, monsieur Plékhanov ! Mais voyez comme vous êtes gauche, maladroit et peu perspicace dans votre polémique. Si, pendant deux heures, j’ai prononcé un discours délirant, comment des centaines d’auditeurs ont-ils pu supporter mon délire ? Cela ne tient pas debout, mais pas du tout.

Certes, il est beaucoup plus facile de s’exclamer, d’injurier, de pousser les hauts cris, que d’essayer de raconter, d’expliquer, de rappeler la façon dont Marx et Engels ont analysé en 1871, 1872, 1875 l’expérience de la Commune de Paris et ce qu’ils ont dit de la nature de l’Etat qui est nécessaire au prolétariat.

M. Plékhanov, ex-marxiste, ne veut probablement pas se souvenir du marxisme.

J’ai cité Rosa Luxemburg, qui, le 4 août 1914 (8) qualifiait la social-démocratie allemande de « cadavre puant ». Or MM. Les Plékhanov, les Goldenberg et Cie s’en « formalisent »… pour qui ? – pour les chauvins allemands qualifiés de chauvins !

Les voilà bien empêtrés, les pauvres social-chauvins russes, socialistes en paroles, chauvins en fait.

Paru le 7 avril 1917 dans le n°26 de la « Pravda »

NOTES

1 Le Comité d’Organisation était le regroupement formé en 1912 par les liquidateurs, chauvin durant la guerre mondiale. Il fonctionnera jusqu’à l’élection, en août 1917, du Comité Central menchévique.

2 C’est‑à‑dire remplacement de l’armée permanente par l’armement du peuple tout entier. (Note de l’auteur)

3 C’est‑à‑dire d’un Etat dont la Commune de Paris a été la préfiguration. (Note de l’auteur)

4 A l’appellation de « social‑démocratie », il faut substituer celle de Parti communiste, les chefs officiels de la social‑démocratie (« jusqu’auboutistes » et « kautskistes » hésitants) ayant trahi le socialisme dans le monde entier et passé à la bourgeoisie. (Note de l’auteur)

5 On appelle « centre », dans la social‑démocratie internationale la tendance qui hésite entre les chauvins (=« jusqu’auboutistes ») et les internationalistes, à savoir. Kautsky et Cie en Allemagne, Longuet et Cie en France, Tchkhéidzé et Cie en Russie, Turati et Cie en Italie, MacDonald et Cie en Angleterre, etc. (Note de l’auteur)

6 Edinstvo (l’Unité). Quotidien dont Plékhanov était le rédacteur en chef. Parût de mars à novembre 1917, puis en décembre 1917-janvier 1918.

7 Rousskaïa Volia (la Volonté Russe) : quotidien subventionné par les grandes banques qui parût de décembre 1916 à octobre 1917. Lénine le tenait pour l’un des plus infâmes journaux bourgeois.

8 Le 4 août 1914, la social-démocratie allemande votait les crédits de guerre et passait par là-même du coté de l’ordre bourgeois. La gauche social-démocrate s’opposa à ce vote au sein de la fraction parlementaire mais respecta la discipline de vote, se soumettant ainsi provisoirement à l’appareil social-démocrate.

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La révolution démocratique russe de février 1917 et les thèses d’avril

Lors de la première Guerre Mondiale, la Russie ne fut pas en mesure de mener la guerre correctement. Son état-major était corrompu, parfois de mèche avec les impérialistes allemands ; seule l’Autriche-Hongrie connaissait une situation du même type, avec tout son système de défense de déjà connu par l’espionnage russe.

L’organisation du front était médiocre, voire sabotée qui plus est ; le ravitaillement devint toujours plus catastrophique, y compris pour les villes. De plus en plus, il était clair que la Russie tsariste allait proposer une paix séparée, et c’est pourquoi les impérialistes anglais et français aidèrent la bourgeoisie russe à l’organisation d’une révolution de palais, afin de déposer le tsar Nicolas II et de mettre à sa place un tsar lié à la bourgeoisie, Michael Romanov.

Cela révèle la nature fragile du régime tsariste et les bolcheviks menèrent la bataille révolutionnaire, dans le prolongement de leur opposition à la guerre impérialiste. La vague de grève au début de l’année 1917 se transforma en grève politique et en révoltes ouvertes, avec l’armée passant ouvertement dans le camp des révoltés, faisant de ceux-ci des insurgés à l’assaut du tsarisme.

Le Parti bolchevik était au cœur même de ce processus, menant une action ininterrompue depuis 1914, et sa thèse s’avéra correcte : c’est à une réédition de 1905 qu’on a assisté. Lénine le rappellera :

« Si le prolétariat russe n’avait pas, pendant trois ans, de 1905 à 1907, livré les plus grandes batailles de classe et déployé son énergie révolutionnaire, la deuxième révolution n’eût pas été aussi rapide, en ce sens que son étape initiale n’eût pas été achevée en quelques jours. »

De fait, la révolution possédait un grand élan et a donné naissance aux « soviets », les « conseils » d’ouvriers et de soldats (surtout des paysans mobilisés), base d’un nouveau pouvoir, existant parallèlement au nouveau Gouvernement provisoire, que la bourgeoisie s’était appropriée de son côté, également grâce aux mencheviks et aux socialistes-révolutionnaires.

Un rassemblement en février 1917
Un rassemblement en février 1917

Ainsi, les députés libéraux de la Douma, le parlement russe, s’étaient concertés dans les coulisses avec les dirigeants socialistes-révolutionnaires et menchéviks, constituant un Comité Provisoire de la Douma avec à sa tête un grand propriétaire foncier et monarchiste, qui pava la voie à un gouvernement provisoire.

Le P.O.S.D.R. [bolchévik], quant à lui, qui comptait plus de 40.000 membres rompus à l’illégalité, se réorganisa alors dans le cadre de la légalité nouvelle. L’ensemble des organes du Parti fut alors élu par la base, ce qui n’alla pas sans problèmes concernant l’unité du parti ; diverses fractions apparurent, notamment celle favorable au gouvernement provisoire.

Le Précis d’histoire du PCUS(b) explique très clairement le pourquoi de cette situation momentanément défavorable aux bolchéviks. On y lit :

« Comment expliquer que les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires se soient trouvés au début en majorité dans les Soviets ?

Comment expliquer que les ouvriers et les paysans victorieux aient remis volontairement le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie ?

Lénine l’expliquait par ce fait que des millions d’hommes non initiés à la politique s’étaient éveillés à la politique, s’y sentaient attirés. C’étaient pour la plupart de petits exploitants, des paysans, des ouvriers récemment venus de la campagne, des hommes qui tenaient le milieu entre la bourgeoisie et le prolétariat. La Russie était alors le pays petit-bourgeois par excellence entre les grands pays d’Europe.

Et dans ce pays, « une formidable vague petite-bourgeoise avait tout submergé, avait écrasé non seulement par son nombre, mais aussi par son idéologie, le prolétariat conscient, c’est-à-dire qu’elle avait contaminé de très larges milieux ouvriers, en leur communiquant ses conceptions petites-bourgeoises en politique ». (Lénine)

C’est cette vague de l’élément petit-bourgeois qui avait fait remonter à la surface les partis petits-bourgeois : menchévik et socialiste-révolutionnaire. Lénine indiqua encore une autre raison, à savoir le changement intervenu dans la composition du prolétariat pendant la guerre, et le degré insuffisant de conscience et d’organisation du prolétariat au début de la révolution.

Pendant la guerre, des changements notables s’étaient opérés dans la composition du prolétariat lui-même. Près de 40% des hommes de condition ouvrière avaient été incorporés à l’armée. Un grand nombre de petits propriétaires, d’artisans, de boutiquiers, étrangers à la mentalité prolétarienne, s’étaient infiltrés dans les entreprises pour échapper à la mobilisation. Ce sont ces éléments petits-bourgeois du monde ouvrier qui formaient justement le terrain où s’alimentèrent les politiciens petits-bourgeois, menchéviks et socialistes-révolutionnaires.

Voilà pourquoi les grandes masses populaires non initiées à la politique, débordées par la vague de l’élément petit-bourgeois et grisées par les premiers succès de la révolution, se trouvèrent, dans les premiers mois de la révolution, sous l’emprise des partis conciliateurs ; voilà pourquoi elles consentirent à céder à la bourgeoisie le pouvoir d’État, croyant dans leur candeur que le pouvoir bourgeois ne gênerait pas l’activité des Soviets.

Une tâche s’imposait au Parti bolchevik : par un patient travail d’explication auprès des masses, dévoiler le caractère impérialiste du Gouvernement provisoire, dénoncer la trahison des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, et montrer qu’il était impossible d’obtenir la paix à moins de remplacer le Gouvernement provisoire par le gouvernement des Soviets. »

Lénine put alors rentrer de son exil en Suisse, en avril 1917, et il formula les fameuses Thèses d’avril. Lénine expliqua que la première étape de la révolution était terminée, que de la révolution démocratique il fallait passer à la révolution socialiste.

Les mots d’ordre devaient être la nationalisation des terres et la fusion des banques en une banque sous contrôle du Soviet des députés ouvriers, dans le cadre d’une République des Soviets qui contrôlerait et répartirait la production. Les bolcheviks devaient critiquer le gouvernement provisoire afin de le démasquer aux yeux des masses, notamment au sujet de sa poursuite de la guerre impérialiste.

Lénine expliquant les thèses d'avril au Soviet des députés des travailleurs et des soldats de Pétrograd, le 4 avril 1917
Lénine expliquant les thèses d’avril au Soviet des députés des travailleurs et des soldats de Pétrograd, le 4 avril 1917

Les bolcheviks appelèrent à une protestation de masse et plus de 100 000 personnes manifestèrent pour exiger la publication des traités secrets, l’arrêt de la guerre, se rassemblait autour du mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! »

C’est dans ce cadre que se tint la première conférence du Parti qui n’eut pas lieu dans l’illégalité ; 133 délégués avec voix délibérative et 18 avec voix consultative représentaient 80 000 membres. Lénine dut mettre tout son poids dans la balance pour que sa ligne l’emporte.

C’était un moment décisif, alors qu’en juin 1917 se réunissait le premier congrès des Soviets de Russie, où les bolcheviks ne comptaient qu’un peu plus de 100 délégués contre les 700 à 800 menchéviks, socialistes-révolutionnaires et autres.

Lors d’une manifestation contre le régime, 400 000 personnes défilèrent sous les mots d’ordre bolchéviks. Le Parti bolchévik possédait alors 41 organes de presse : 29 en russe et 12 dans les autres langues.

Lénine maquillé lors de la clandestinité

La situation devint explosive avec la défaite militaire sur le front ; les masses se révoltèrent contre le gouvernement provisoire dans la ville de Saint-Pétersbourg et le régime décida mener une grande vague de répression contre les bolchéviks, interdisant sa presse, désarmant les gardes rouges.

C’est donc de nouveau dans l’illégalité que le Parti tint son VIème congrès, auquel Lénine ne put prendre part, traqué qu’il était par la police. Le congrès rassembla 157 délégués avec voix délibérative et 128 avec voix consultative, représentant 240 000 adhérents.

La situation avait changé depuis la révolution démocratique et le tournant ouvertement réactionnaire du gouvernement provisoire ; Staline pouvait déclarer que :

« La période pacifique de la révolution a pris fin ; la période non pacifique est venue, la période des engagements et des explosions… »

Dans la foulée du congrès, les bolcheviks organisèrent une grève générale à Saint-Pétersbourg lors de l’ouverture de la Conférence d’Etat du gouvernement provisoire, et la ville fut en état d’insurrection armée lorsque le général Kornilov tenta de monter une opération militaire pour écraser les masses organisées.

Les réformistes tentèrent de sauver ce qu’il était possible de sauver par la tenue le 12 septembre 1917 d’une Conférence démocrati­que de Russie, rassemblant socialistes et Soviets conciliateurs, des syndicats, des cercles industriels et commerçants et de l’armée. C’était la tentative d’aller vers la République bourgeoise.

A cela, les bolcheviks allaient opposer Octobre 1917.

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A la veille de la révolution russe de 1917

L’épuration dans le POSDR a correspondu avec la remontée des mouvements de grève ; entre 725.000 et un million de prolétaires seront en grève en 1912, ce qui revient aux chiffres d’un million d’ouvriers en grève en 1906 et de 740.000 en 1907. En 1913 les chiffres seront compris entre 861.000 et 1.272.000, et lors des six premiers mois de 1914 les grévistes auront été 1,5 million.

La réaction réagit, encore et toujours, par la violence ; ainsi, alors qu’en avril 1912 le tsarisme ouvre le feu sur une grève de mineurs de Sibérie en faisant 500 morts, et des grèves politiques s’ensuivent, portées par 300 000 personnes.

C’est le moment où les bolcheviks lancent leur journal quotidien, publié à 40 000 exemplaires, la Pravda (la « Vérité »), qui en raison d’interdictions prendra par la suite des noms proches (« Sa Pravdu » – Pour la vérité, « Putj Pravdy » – La voie de la vérité, « Trudowaja Pravda » – La vérité ouvrière).

La Pravda, en 1912
La Pravda, en 1912

Le journal comme vecteur organisationnel permettait d’affronter la répression, par exemple pour payer les amendes par des collectes. Il diffusait des milliers correspondances ouvrières, témoins des luttes.

Sur un total de 7.000 groupes ouvriers qui effectuèrent en 1914 le collectage de fonds pour les journaux ouvriers, 5.600 groupes ramassèrent des fonds pour la presse bolchevique et 1.400 groupes seulement pour la presse menchévique, preuve également de la vivacité activiste bolchevique. Staline dira que :

« La Pravda de 1912, ça a été la pose des fondations de la victoire du bolchévisme en 1917. »

A côté de cela, une revue plus avancée idéologiquement fut également publiée : Zvezda (l’Etoile). C’est le Parti qui se construisait dans le feu de la lutte des classes, qui incendiait le pays avec une grande intensité ; il s’appliquait à conquérir les syndicats, les maisons du peuple, les universités du soir, les clubs, les établissements d’assurances.

Le 1er mai 1912, la grève fut ainsi portée par près de 400 000 ouvriers. Mais ce n’est pas tout : le capitalisme se développait, et sous la forme de grands centres industriels (principalement Pétersbourg, Moscou, Ivanovo-Voznessensk, Kostroma, Iékatérinoslav, Kharkov). Plus de la moitié de la classe ouvrière travaillait dans les grandes et très grandes entreprises, et elle se reconnaissait dans les bolcheviks : lors des élections parlementaires, sur les 9 députés de la « curie ouvrière », 6 étaient des bolcheviks.

Les grèves se généralisaient, dans la première partie de 1914, il y avait 1,5 million de grévistes. A l’usine Oboukhov de Pétersbourg, la grève dura plus de deux mois ; celle de l’usine Lessner, près de trois mois. La répression était proportionnelle ; rien qu’en mars 1914, à Saint-Pétersbourg, 70 000 ouvriers furent renvoyés en un seul jour.

En juillet 1914, la situation se transforma en crise de grande ampleur, comme un écho de 1905. Toutes les usines étaient en ébullition ; meetings et manifestations se déroulaient partout. On en vint même à dresser des barricades, comme à Bakou et à Lodz. En plusieurs endroits, la police tira sur les ouvriers et pour écraser le mouvement, le gouvernement décréta des mesures d’ « exception » ; la capitale avait été transformée en camp retranché. La Pravda fut interdite.

Timbre russe, 1914-1916
Timbre russe, 1914-1916

C’est alors que la guerre impérialiste fut déclarée, le régime en profitant pour écraser les révoltes pour lancer une campagne de nationalisme. La Russie n’avait pas d’autres choix, de toutes manières, que de participer à la guerre impérialiste du côté anglo-français.

Les usines métallurgiques les plus importantes de Russie se trouvaient entre les mains de capitalistes français ; près de la moitié des puits de pétrole étaient aux mains du capital anglo-français.

La métallurgie dépendait à 72% du capital étranger, situation équivalente dans l’industrie houillère dans le bassin du Donetz. Les banques anglo-françaises étaient massivement présentes dans le capitalisme russe, et le tsarisme avait lui-même emprunté des sommes énormes.

La situation avait également un autre aspect. Les social-démocraties allemande et française avaient décidé de soutenir la guerre impérialiste. Cela signifiait une crise en profondeur dans le mouvement ouvrier.

Seul le bolchevisme rejettait le soutien à la guerre impérialiste ; sous l’impulsion de Lénine fut mis en avant le principe de la « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile », à l’opposé du social-chauvinisme des Menchéviks, des socialistes occidentaux et des anarchistes, qui d’opposants à la guerre avant que celle-ci n’éclate se transformèrent en chauvins professionnels une fois celle-ci déclarée.

Les cellules du Parti organisèrent, par conséquent, clandestinement leurs activités afin de pouvoir mener l’agitation et la propagande sans succomber face à la répression.

Groupe de bolcheviks à Touroukhansk, en 1915. Staline est le 3e en partant de la droite, sur la seconde rangée.
Groupe de bolcheviks à Touroukhansk, en 1915.
Staline est le 3e en partant de la droite, sur la seconde rangée.

Sur le plan international, les bolcheviks participèrent aux deux conférences internationalistes en Suisse à de Zimmerwald (1915) et Kienthal (1916), où ils prônèrent la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, la défaite des gouvernements impérialistes respectifs dans la guerre et la constitution d’une IIIe internationale.

Au cœur de la guerre mondiale, Lénine publie alors une œuvre d’importance historique : «L’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». Il y expliquait le cheminement du capitalisme jusqu’à l’impérialisme, et les tâches devant être assumées par les communistes.

Voici comment est présenté ce moment historique dans le Précis d’histoire du PCUS(b), en 1938 :

« Les bolcheviks soutenaient la guerre du premier genre. En ce qui concerne l’autre guerre, les bolcheviks estimaient qu’on devait diriger contre elle une lutte résolue, allant jusqu’à la révolution et au renversement de son gouvernement impérialiste.

Les ouvrages théoriques composés par Lénine du temps de la guerre eurent une énorme importance pour la classe ouvrière du monde entier. C’est au printemps de 1916 qu’il écrivit son Impérialisme, stade suprême du capitalisme. Lénine montra dans ce livre que l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, le stade où celui-ci, de capitalisme « progressif » qu’il était, s’est déjà transformé en  capitalisme parasitaire, en capitalisme pourrissant ; que l’impérialisme est un capitalisme agonisant.

Cela ne voulait point dire, bien entendu, que le capitalisme disparaîtrait de lui-même, sans une révolution du prolétariat ; que de lui-même, il achèverait de pourrir sur pied. 

Lénine a toujours enseigné que sans une  révolution accomplie par la classe ouvrière, il est impossible de renverser le capitalisme. C’est pourquoi, après avoir défini l’impérialisme comme un capitalisme agonisant, Lénine montrait en même temps dans son ouvrage que « l’impérialisme est la veille de la  révolution  sociale du  prolétariat ».

Lénine montrait que l’oppression capitaliste, à l’époque de l’impérialisme, allait se renforçant ; que dans les conditions de l’impérialisme, l’indignation du prolétariat augmentait sans cesse contre les bases du capitalisme ; que les éléments d’une explosion révolutionnaire se multipliaient au sein des pays capitalistes.

Lénine montrait qu’à l’époque de l’impérialisme la crise révolutionnaire s’aggrave dans les pays coloniaux et dépendants ; que l’indignation s’accroît contre l’impérialisme ; que les facteurs d’une guerre libératrice contre l’impérialisme s’accumulent.

Lénine montrait que dans les conditions de l’impérialisme, l’inégalité du développement et les contradictions du capitalisme s’aggravent particulièrement ; que la lutte pour les marchés d’exportation des marchandises et des capitaux, la lutte pour les colonies, pour les sources de matières premières, rend inévitables les guerres impérialistes périodiques en vue d’un nouveau partage du monde.

Lénine montrait que justement par suite de ce développement inégal du capitalisme, des guerres impérialistes éclatent qui débilitent les forces de l’impérialisme et rendent possible la rupture du front de l’impérialisme là où il se révèle le plus faible.

Partant de ce point de vue, Lénine en arrivait à conclure que la rupture du front impérialiste par le prolétariat était parfaitement possible en un ou plusieurs points ; que la victoire du socialisme était possible d’abord dans un petit nombre de pays ou même dans un seul pays pris à part ; que la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays, en raison du développement inégal du capitalisme, était impossible ; que le socialisme vaincrait d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays tandis que les autres pays resteraient, pendant un certain temps, des pays bourgeois.

Voici la formule de cette conclusion géniale, telle que Lénine la donna dans deux articles du temps de la guerre impérialiste :

1° « L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.

Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde, capitaliste, en attirant à lui les classes opprimées des autres pays. .. » (Extrait de l’article « Du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe », août 1915. Lénine, Œuvres choisies, t. I, p. 755.)

2° « Le développement du capitalisme se fait d’une façon extrêmement inégale dans les différents pays. Au reste il ne saurait en être autrement sous le régime de la production marchande. D’où cette conclusion qui s’impose : le socialisme ne peut vaincre simultanément dans tous les pays. Il vaincra d’abord dans un seul ou dans plusieurs pays, tandis que les autres resteront pendant un certain temps des pays bourgeois ou pré-bourgeois.

Cette situation donnera lieu  non  seulement à des frottements, mais à une tendance directe de la bourgeoisie des autres pays à écraser le prolétariat  victorieux de l’Etat socialiste. Dans ces cas-là, la guerre de notre part serait légitime et juste. Ce serait une guerre pour le socialisme, pour l’affranchissement des autres peuples du joug de la bourgeoisie. » (Extrait de l’article : « Le programme militaire de la révolution prolétarienne », automne 1916. Lénine, Œuvres  choisies, t. I, p. 888.)

Il y avait là une théorie nouvelle, une théorie achevée sur la révolution socialiste, sur la possibilité de la victoire du socialisme dans un pays pris à part, sur les conditions de sa victoire, sur les perspectives de sa victoire, — théorie dont les fondements avaient été définis par Lénine, dès 1905, dans sa brochure Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique.

Elle différait foncièrement de la conception répandue dans la période du capitalisme pré-impérialiste parmi les marxistes, au temps où ceux-ci estimaient que la victoire du socialisme était impossible dans un seul pays, que le socialisme triompherait simultanément dans tous les pays civilisés.

C’est en partant des données relatives au capitalisme impérialiste, exposées dans son remarquable ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, que Lénine renversait cette conception comme périmée ; il formulait une nouvelle conception théorique d’a­près laquelle la victoire simultanée du socialisme dans tous les pays était jugée impossible, tandis que la victoire du socia­lisme dans un seul pays capitaliste pris à part était reconnue possible. »

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L’apport de Plekhanov et ses limites

A l’aube de la révolution russe, Lénine a donc réussi à construire une organisation révolutionnaire d’un nouveau type. Il est nécessaire de voir comment Lénine a compris le marxisme, à la fois grâce à Georgi Plekhanov, et contre lui.

Initialement, Georgi Plekhanov était un populiste, mais il s’est remis en cause en prenant connaissance des thèses de Marx et Engels. Il a poussé à l’agitation dans les rangs de la classe ouvrière naissante, même s’il considérait comme central les « rébellions paysannes ».

A vingt ans, il devint ainsi l’un des protagonistes principaux de la genèse de la première manifestation politique en Russie, le 6 décembre 1876 à Saint-Pétersbourg. Il y a également tenu un grand discours, les masses le protégeant de toute arrestation ; par la suite, il dut se réfugier à Berlin, Paris et Genève, avant de revenir en Russie et de passer dans la clandestinité.

Georgi Plekhanov, entre 1874 et 1876
Georgi Plekhanov, entre 1874 et 1876

Ce parcours politique rentrant dans l’histoire, alors que la classe ouvrière était en train de grandir, fit basculer Georgi Plekhanov dans le marxisme. Le populisme, quant à lui, prouvait son échec et basculait dans l’action individuelle armée, afin de « remplacer » l’action de la paysannerie qui ne se soulevait pas. Ce fut la naissance de l’organisation populiste de la « Volonté populaire » (Narodnaia volia).

Ce saut dans la lutte armée a toujours été considéré par les bolcheviks comme plein d’abnégation et de sens du sacrifice, apportant une affirmation politique d’en finir avec le régime. Cependant, le projet était, selon Lénine, en fin de compte vain, car séparé de la classe ouvrière et non fondé sur une théorie authentiquement révolutionnaire.

Une période d’actions individuelles armées, avec plusieurs attentats manqués contre le Tsar Alexandre II en 1878 et en 1879, les coups de feu contre Alexandre Trepov, maire de Saint-Pétersbourg, et l’exécution de Mesensev, chef de la gendarmerie, en 1878. Le Tsar Alexandre II fut finalement exécuté en 1881.

Georgi Plekhanov constatait cependant que ces actions étaient coupées d’un travail dans les masses, et que la répression était massive suite à ces actions. Lui-même dut quitter la Russie en 1880, passant 37 années en exil.

C’est alors que Georgi Plekhanov passa dans le camp du marxisme, voyant en celui-ci le fil d’Ariane lui permettant de sortir du labyrinthe de ses propres contradictions. Il put constater la force de la classe ouvrière et de la social-démocratie, trouvant une puissance sociale adéquate pour les exigences de la révolution.

S’il était encore prisonnier d’erreurs importantes (tel que l’appréciation des oeuvres économiques du réactionnaire Karl Rodbertus), Georgi Plekhanov se fit un propagateur du marxisme. C’est lui qui traduisit en 1882 le Manifeste du Parti Communiste.

Le marxisme commençait à l’emporter, au point que même le groupe estudiantin voulant assassiner le Tsar Alexandre III entendait combiner populisme et marxisme (parmi les cinq personnes condamnées à mort pour ce projet, il y aura le grand frère de Lénine).

Georgi Plekhanov devint alors le premier marxiste russe en tant que tel ; il représenta la social-démocratie russe au congrès parisien de l’Internationale ouvrière en 1889, puis eut la possibilité de rencontrer Friedrich Engels à Londres.

Par la suite, il sera en contact avec les plus grandes figures de la social-démocratie de l’époque: August Bebel, Franz Mehring, Wilhelm Liebknecht, Paul Lafargue, Jules Guesde, Jean Jaurès, Alexandre Millerand, Louise Michel, Karl Kautsky, Eduard Bernstein, Emile Vandervelde, Filipo Turati…

Son groupe, nommé « Libération du Travail », publia les oeuvres de Karl Marx et les diffusa.

Georgi Plekhanov, dans l'Iskra
Georgi Plekhanov, dans l’Iskra

  Cela donna l’impulsion pour les premiers cercles marxistes, ainsi que des tentatives d’établir un programme de la social-démocratie en Russie. Georgi Plekhanov publia toute une série d’articles critiquant le populisme et présentant les thèses du matérialisme dialectique et historique. Lénine disait de son article « Socialisme et lutte politique » qu’il s’agissait de « la première profession de foi du socialisme russe ».

De l’oeuvre de Georgi Plekhanov, intitulée Nos divergences d’opinion et écrite en critique des réactions populistes à « Socialisme et lutte politique », Lénine affirmait qu’il s’agissait de la première oeuvre social-démocrate du marxisme russe.

Georgi Plekhanov avait compris que le capitalisme s’était déjà installé dans la communauté agraire russe, où les familles n’étaient déjà plus auto-suffisantes, où le partage des terres censées être égalitaires voyait déjà triompher les familles les plus avancées dans la voie du capitalisme. Les populistes pensaient qu’en définitive, l’économie russe ne faisait que se reproduire sans évoluer en aucune manière dans un sens capitaliste; Georgi Plekhanov rejeta cette affirmation idéaliste.

Georgi Plekhanov avait compris qu’il n’était pas possible de rejeter le prolétariat comme simple produit de la « civilisation bourgeoise », mais qu’au contraire, cette classe était le point de départ de la révolution nécessaire, le Prométhée de l’époque.

Georgi Plekhanov se fit donc le grand diffuseur des conceptions du socialisme scientifique et de l’appel à la formation du parti ouvrier, combattant les influences de Proudhon, de Bakounine, du spontanéisme « rebelle ». Il attaqua également la thèse selon laquelle ce sont les « héros » qui font l’histoire, une thèse au coeur du subjectivisme des populistes.

Avec Georgi Plekhanov, le marxisme russe se fonde dans la reconnaissance des lois sociales, historiques, et le rejet du subjectivisme produisant une série sans fins de conceptions utopistes, de formes extrêmement variées. Il faut voir les choses de manière objective et organiser le peuple, qui veut la révolution.

Georgi Plekhanov rappelle ainsi:

« Qui a détruit la Bastille? Qui a combattu sur les barricades en juillet 1830 et en février 1848? Par les armes de qui l’absolutisme a-t-il été frappé à Berlin? Qui a renversé Metternich à Vienne? Le peuple, le peuple, et encore le peuple, c’est-à-dire la classe travailleuse la plus pauvre, c’est-à-dire avant tout les ouvriers… Par aucun sophisme on ne peut effacer de l’histoire le fait que le rôle décisif dans la lutte des pays d’Europe occidentale pour leur libération politique a été joué par le peuple et seulement le peuple. »

Ce faisant, par cette conception matérialiste historique, Georgi Plekhanov mit un terme au nihilisme dans la compréhension de l’histoire nationale de la Russie. Il comprit que le marxisme russe était le prolongement historique du mouvement révolutionnaire de son propre pays, dans le prolongement ainsi de Vissarion Belinsky, Alexandre Herzen, Nikolaï Tchernichevsky, révolutionnaires démocrates de la période précédente croyant au progrès.

Lénine a souligné de la manière la plus claire l’importance de ce travail de Georgi Plekhanov quant à la défense de ce patrimoine et de cette tradition. Il a également salué le positionnement historiquement correct de Georgi Plekhanov contre Euard Bernstein, la grande figure du révisionnisme au sein de la social-démocratie à la fin du XIXe siècle.

Eduard Bernstein révisait le marxisme, rejetant la dialectique, niant l’effondrement inéluctable du capitalisme et allant ainsi dans le sens de la conciliation des classes sociales. Cette théorie était de fait très proche des thèses « possibilistes » d’Alexandre Millerand en France. Georgi Plekhanov combattit ces variantes révisionnistes, également dans leurs versions russes bien entendu (celles des « marxistes légaux »: Piotr Struve, Mikhail Tugan-Baranovsky, Berdjaiev notamment).

Georgi Plekhanov
Georgi Plekhanov

Cependant, Georgi Plekhanov ne pouvait pas que défendre le marxisme, il lui fallait aussi le faire avancer, au moins en certains domaines. C’est là que ses limites se sont exprimées. Georgi Plekhanov considérait en effet que le marxisme était posé et ainsi limité.

Il ne pensait pas qu’on pourrait un jour comprendre comment la matière est parvenue, avec les êtres vivants, à percevoir des sensations. Il pensait également que ces dernières formaient des « hiéroglyphes », c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas conformes à la réalité extérieure perçue, elles étaient des formes particulières en leur genre, plus ou moins déchiffrables.

Lénine remarquait ainsi :

« La dialectique est justement la théorie de la connaissance (de Hegel et) du marxisme: c’est justement cet « aspect » de la chose (ce n’est pas un « aspect », mais l’essence de la chose) que Georgi Plekhanov a laissé complètement de côté. »

Georgi Plekhanov considérait ainsi que le marxisme expliquait le développement historique des humains par l’influence « extérieure » aux humains ; il n’a pas vu le rapport dialectique entre les humains, matière vivante, et l’ensemble de la matière, car il faisait des humains une catégorie « à part » subissant les influences du monde extérieur.

Cette position en retrait dans l’affirmation du marxisme se retrouva lors de l’opposition entre bolcheviks et mencheviks, entre les majoritaires et les minoritaires au sein du Parti fondé par Lénine. Georgi Plekhanov voulait éviter à tout prix la scission, et en pratique il termina dans le camp menchevik.

Georgi Plekhanov se retrouva être un attentiste ; il ne voyait pas la possibilité d’une alliance de la classe ouvrière avec la paysannerie, il ne comprenait pas les positions de Lénine concernant la nécessité de gagner la paysannerie. Pour Georgi Plekhanov, il fallait attendre que l’histoire avance en Russie, que la bourgeoisie triomphe, et profiter de ce temps pour former un grand parti social-démocrate du même type qu’en Allemagne ou en France.

Georgi Plekhanov
Georgi Plekhanov

Dans cette perspective économiste, Georgi Plekhanov finit également par abandonner la thèse léniniste qu’il reconnaissait auparavant: que la science du prolétariat est née à coté du prolétariat, dans l’avant-garde, et non pas directement comme son produit. Il devint ainsi un partisan de l’économisme.

Georgi Plekhanov en arriva au point où il se mit à la remorque de la bourgeoisie, prônant la rencontre de la classe ouvrière et de celle-ci. Selon lui, la bourgeoisie devait prendre le pouvoir, pour une période relativement longue, où alors la classe ouvrière s’organiserait dans le cadre de la république parlementaire.

Sa conception économiste aboutit à une logique spontanéiste : la maturation de l’économie capitaliste produirait spontanément une social-démocratie capable de prendre le pouvoir.

Georgi Plekhanov
Georgi Plekhanov

La thèse de Georgi Plekhanov est ainsi formulée dans l’esprit de la social-démocratie d’Allemagne, d’Autriche, de France. Et elle a été systématiquement reprise, sous différentes variantes, par les tendances anti-communistes se prétendant révolutionnaires.

Afin de nier la construction du socialisme en URSS à l’époque de Staline, les pseudos révolutionnaires mais vrais contre-révolutionnaires affirment que la Russie était arriérée d’une manière très particulière, que construire le socialisme n’était pas possible, qu’inévitablement il y aurait des déformations, etc.

C’est la thèse de Georgi Plekhanov, reprise par la social-démocratie refusant alors le communisme, et donc également celle du trotskysme et du « communisme de gauche », variantes « radicales » de la social-démocratie.

Souvent est utilisé la thèse marxiste du « despotisme asiatique » pour qualifier la Russie d’avant 1917, voire d’après. La Russie aurait encore été « tatarisé », l’influence de l’envahisseur mongol serait massive, le tsarisme aurait été un despotisme asiatique et le stalinisme en serait seulement une forme plus « moderne » ayant la fonction d’installer un capitalisme moderne.

Cette thèse a eu un grand succès et a été puissamment élaboré tant en Allemagne (Rudi Dutschke) qu’en France (Charles Bettelheim) ; le trotskysme ne dit pas autre chose, puisqu’il affirme que l’arriération du pays a amené au pouvoir la bureaucratie parasitaire et « modernisatrice ».

Cette thèse de Georgi Plekhanov sur l’impossibilité historique, matérielle, de mener la révolution socialiste en Russie et d’y construire le socialisme, est précisément ce que Lénine va écraser en 1917, pavant la voie à Octobre 1917 et la formation de l’URSS.

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La bataille pour le positionnement du parti Bolchevik

Après une période où le tsarisme fit semblant de prôner le compromis, il réinstalla son pouvoir autocratique en 1907 en supprimant toute importance du parlement. C’est le coup d’Etat du 3 juin 1907, qui installe un parlement dont le découpage électoral et les critères de votes servaient purement et simplement la réaction.

Sur 442 députés, il y avait 171 ultra-réactionnaires (les Cent-Noirs), 113 octobristes représentant les grand industriels et les grands propriétaires fonciers, 101 constitutionnels-démocrates (les « cadets ») représentant en quelque sorte la bourgeoisie, 13 représentants de la petite-bourgeoisie.

Cependant, l’un des aspects importants avait déjà eu lieu en 1906, lorsque le chef du gouvernement et de la réaction, Piotr Stolypine, pousse à mettre un terme à la propriété communale et généralisant la petite propriété agraire, facilitant en fait l’appropriation des terres par les grands propriétaires, les koulaks. En quelques années, plus d’un million de petits paysans se trouvèrent sans terre.

Piotr Stolypine, en 1910
Piotr Stolypine, en 1910

La conception réactionnaire était de former une couche réactionnaire de soutien général à la réaction. Le gouvernement Stolypine représentait évidemment la répression tout azimut, suite à la révolution de 1905 ; police, gendarmerie, milices réactionnaires (les « cent noirs ») frappaient de manière ininterrompue. De manière populaire, les potences étaient surnommées les « cravates de Stolypine ».

Cela signifiait que le tsarisme s’enfonçait dans le passé. Lénine constatait alors :

« Dans le demi-siècle écoulé depuis l’affranchissement des paysans, la consommation du fer en Russie s’est multipliée par cinq, et néanmoins la Russie reste un pays incroyablement, invraisemblablement arriéré, miséreux et à demi sauvage, quatre fois plus mal outillé en instruments de production modernes que l’Angleterre, cinq fois plus mal que l’Allemagne, dix fois plus mal que les Etats-Unis. »

Cette vague réactionnaire se refléta également dans le courant révolutionnaire, avec l’apparition de théories modifiant le marxisme, le révisant. C’était un relativisme issu d’un esprit de capitulation.

Le caractère principal des erreurs révisionnistes consistait donc à nier la possibilité d’une compréhension générale du monde, à l’affirmation que l’essence véritable de chaque chose restera toujours « caché » et incompréhensible.

Le Précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik), publié en URSS en 1938, explique cela de cette manière :

« Cette critique se distinguait de la critique ordinaire en ce qu’elle n’était pas faite ouvertement et honnêtement, mais d’une façon voilée et hypocrite, sous couleur de  « défendre »  les positions fondamentales du marxisme.

Pour l’essentiel, disaient-ils, nous sommes marxistes, mais nous voudrions « améliorer » le marxisme, le dégager de certains principes fondamentaux. En réalité, ils étaient hostiles au marxisme, dont ils cherchaient à saper les principes théoriques ; en paroles, avec hypocrisie, ils niaient leur hostilité au marxisme et continuaient de s’intituler perfidement marxistes.

Le danger de cette critique hypocrite était qu’elle visait à tromper les militants de base du Parti et qu’elle pouvait les induire en erreur. Plus hypocrite se faisait cette critique, qui cherchait à miner les fondements théoriques du marxisme, plus dangereuse elle devenait pour le Parti ; car elle s’alliait d’autant plus étroitement à la croisade déclenchée par toute la réaction contre le Parti, contre la révolution.

Des intellectuels qui avaient abandonné le marxisme, en étaient arrivés à prêcher la nécessité de créer une nouvelle religion  (on les appelait « chercheurs de Dieu » et « constructeurs de Dieu »). »

Lénine publie alors un document extrêmement ardu, de 400 pages, qui va toutefois façonner les cadres du bolchevisme : « Matérialisme et empirio-criticisme ». Lénine y défend le matérialisme dialectique, les enseignements d’Engels, contre le relativisme qui nie le possibilité pour le matérialisme de comprendre le monde, tout en en faisant partie.

Première édition de Matérialisme et empirio-criticisme, de Lénine, 1909

L’empirio-criticisme est un courant de pensée qui réduit la compréhension au niveau individuel, à des perceptions individuelles prétendument « hors » de la réalité matérielle. Lénine affirme ainsi :

« La différence entre le matérialisme et la « doctrine de Mach » se réduit, par conséquent, en ce qui concerne cette question, à ce qui suit : le matérialisme, en plein accord avec les sciences de la nature, considère la matière comme la donnée première, et la conscience, la pensée, la sensation comme la donnée seconde, car la sensation n’est liée, dans sa forme la plus nette, qu’à des formes supérieures de la matière (la matière organique), et l’on ne peut supposer « dans les fondements de l’édifice même de la matière » l’existence d’une propriété analogue à la sensation(…).

La doctrine de Mach se place à un point de vue opposé, idéaliste, et conduit d’emblée à une absurdité, car, premièrement, la sensation y est considérée comme donnée première, bien qu’elle ne soit liée qu’à des processus déterminés s’effectuant au sein d’une matière organisée de façon déterminée ; en second lieu, son principe fondamental selon lequel les choses sont des complexes de sensations se trouve infirmé par l’hypothèse de l’existence d’autres êtres vivants et, en général, de « complexes » autres que le grand Moi donné. »

Lénine défend ainsi Engels, il ne réduit pas le marxisme à un matérialisme historique (comme le feront plus tard les trotskystes) ; il soutient que le matérialisme dialectique est une compréhension de l’univers lui-même. Pour cette raison, il fait référence aux études scientifiques de sa propre époque et montre leurs liaison essentielles avec le matérialisme dialectique, dans la mesure où elles sont correctes.

Il rejette donc tout relativisme ou scepticisme :

« Tous les phénomènes naturels sont des mouvements, et la différence entre eux ne vient que de ce que nous, les hommes, nous les percevons différemment… Il en est exactement ainsi que l’avait dit Engels. De même que l’histoire, la nature obéit à la loi dialectique du mouvement. »

Lénine reproche donc aux révisionnistes de résumer, de limiter, de réduire le matérialisme dialectique aux enseignements sur l’histoire, alors que sans la compréhension du matérialisme dialectique, on ne peut pas comprendre le matérialisme historique qui en découle.

Lénine expose ainsi la nature de l’idéalisme révisionniste :

« Partis de Feuerbach et mûris dans la lutte contre les rapetasseurs, il est naturel que Marx et Engels se soient attachés surtout à parachever la philosophie matérialiste, c’est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire, et non la gnoséologie matérialiste.

Par suite, dans leurs œuvres traitant du matérialisme dialectique, ils insistèrent bien plus sur le côté dialectique que sur le côté matérialiste ; traitant du matérialisme historique, ils insistèrent bien plus sur le côté historique que sur le côté matérialiste.

Nos disciples de Mach se réclamant du marxisme ont abordé le marxisme dans une période de l’histoire tout à fait différente, alors que la philosophie bourgeoise s’est surtout spécialisée dans la gnoséologie et, s’étant assimilé sous une forme unilatérale et altérée certaines parties constituantes de la dialectique (le relativisme, par exemple), portait le plus d’attention à la défense ou à la reconstitution de l’idéalisme par en bas, et non de l’idéalisme en haut.

Le positivisme en général et la doctrine de Mach en particulier se sont surtout préoccupés de falsifier subtilement la gnoséologie, en simulant le matérialisme, en voilant leur idéalisme sous une terminologie prétendument matérialiste, et ils n’ont consacré que fort peu d’attention à la philosophie de l’histoire.

Nos disciples de Mach n’ont pas compris le marxisme, pour l’avoir abordé en quelque sorte à revers. Ils ont assimilé -parfois moins assimilé qu’appris par cœur- la théorie économique et historique de Marx, sans en avoir compris les fondements, c’est-à-dire le matérialisme philosophique (…).

Une falsification de plus en plus subtile du marxisme, des contrefaçons de plus en plus subtiles du marxisme par des doctrines antimatérialistes, voilà ce qui caractérise le révisionnisme contemporain en économie politique comme dans les problèmes de tactique et en philosophie en général, tant en gnoséologie qu’en sociologie ».

Lénine conclut ainsi ce grand classique :

« Le marxiste doit aborder l’appréciation de l’empirio-criticisme en partant de quatre points de vue.

Il est, en premier lieu et par-dessus tout, nécessaire de comparer les fondements théoriques de cette philosophie et du matérialisme dialectique.

Cette comparaison, à laquelle nous avons consacré nos trois premiers chapitres, montre dans toute la série des problèmes de gnoséologie, le caractère foncièrement réactionnaire de l’empirio-criticisme qui dissimule, sous des artifices, termes et subterfuges nouveaux, les vieilles erreurs de l’idéalisme et de l’agnosticisme. Une ignorance absolue du matérialisme philosophique en général et de la méthode dialectique de Marx et Engels permet seule de parler de « fusion » de l’empirio-criticisme et du marxisme.

Il est, en second lieu, nécessaire de situer l’empirio-criticisme, école toute minuscule de philosophes spécialistes, parmi les autres écoles philosophiques contemporaines.

Partis de Kant, Mach et Avenarius sont allés non au matérialisme, mais en sens inverse, à Hume et Berkeley. Croyant « épurer l’expérience » en général, Avénarius n’a en fait en réalité qu’épurer l’agnosticisme en le débarrassant du kantisme. Toute l’école de Mach et d’Avenarius, étroitement unie à l’une des écoles idéalistes les plus réactionnaires, école dite des immanentistes, va de plus en plus nettement à l’idéalisme.

Il faut, en troisième lieu, tenir compte de la liaison certaine de la doctrine de Mach avec une école dans une branche des sciences modernes.

L’immense majorité des savants en général et des spécialistes de la physique en particulier se rallient sans réserve au matérialisme. La minorité des nouveaux physiciens, influencés par les graves contrecoups des grandes découvertes de ces dernières années sur les vieilles théories,- influencés de même par la crise de la physique moderne qui a révélé nettement la relativité de nos connaissances,- ont glissé, faute de connaître la dialectique, par le relativisme à l’idéalisme.

L’idéalisme physique en vogue se réduit à un engouement tout aussi réactionnaire et tout aussi éphémère que l’idéalisme des physiologistes naguère encore à la mode.

Il est impossible, en quatrième lieu, de ne pas discerner derrière la scolastique gnoséologique de l’empirio-criticisme, la lutte des partis en philosophie, lutte qui traduit en dernière analyse les tendances et l’idéologie des classes ennemies de la société contemporaine.

La philosophie moderne est tout aussi imprégnée de l’esprit de parti que celle d’il y a deux mille ans. Quelles que soient les nouvelles étiquettes dont usent les pédants et les charlatans ou la médiocre impartialité dont on se sert pour dissimuler le fond de la question, le matérialisme et l’idéalisme sont bien des partis aux prises.

L’idéalisme n’est qu’une forme subtile et raffinée du fidéisme qui, demeuré dans sa toute-puissance, dispose de très vastes organisations et, tirant profit des moindres flottements de la pensée philosophique, continue incessamment son action sur les masses.

Le rôle objectif, le rôle de classe de l’empirio-criticisme se réduit entièrement à servir les fidéistes dans leur lutte contre le matérialisme en général et contre le matérialisme historique en particulier. »

C’est grâce à cette compréhension correcte du matérialisme dialectique que Lénine a pu diriger le Parti Social-démocrate de Russie dans la période d’inflexion suite à l’échec de la révolution de 1905. Lénine a compris qu’il y avait une période de reflux et qu’elle n’était que temporaire, aussi a-t-il généralisé la combinaison du travail légal et illégal.

Lénine, en 1910
Lénine, en 1910

La ligne de Lénine rentrait évidemment en conflit avec la tendance menchevik (avec Trotsky), qui prônait le légalisme, mais aussi avec les « otzowistes » (« ceux qui rappellent »), qui prônaient l’illégalité totale, le « rappel » hors de toute sphère légale.

Cette période, qui va durer jusqu’en 1912, va être composée d’âpres luttes dans le POSDR. Pour donner un exemple des mouvements de va-et-vient auxquels a dû se confronter Lénine et ses partisans, voici comment Lénine raconte le parcours chaotique de Trotsky :

« Les vieux militants marxistes russes connaissent bien Trotsky et il est inutile de leur en parler.

Mais la jeune génération ouvrière ne le connaît pas et il faut lui en parler, car c’est là une figure typique pour les cinq groupes étrangers qui flottent entre les liquidateurs et le Parti.

Au temps de la vieille Iskra (1901-1903), ces éléments hésitants qui allaient continuellement des économistes aux iskristes et vice-versa, avaient été surnommé les « voltigeurs ».

Nous entendons par « liquidationnisme » un courant idéologique qui a la même source que le menchévisme et l’économisme, qui s’est développé au cours des dernières années et dont l’histoire est intimement liée à la politique et à l’idéologie de la bourgeoisie libérale.

Les « voltigeurs » se proclament au-dessus des fractions, pour la simple raison qu’ils empruntent leurs idées, tantôt à une fraction, tantôt à une autre. De 1901 à 1903, Trotsky fut un iskriste fougueux et, au congrès de 1903, il fut, selon Riazanov, la « trique de Lénine ».

Vers la fin de 1903, il devient menchévik enragé, c’est-à-dire abandonne les iskristes pour les économistes et déclare qu’il y a un abîme entre l’ancienne [encore bolchévique] et la nouvelle [devenue menchévique] Iskra.

En 1904-1905, il s’éloigne des menchéviks, sans pouvoir toutefois se fixer, tantôt collaborant avec Martynov (économiste), tantôt proclamant la doctrine ultra-gauche de la « révolution permanente ». En 1906-1907, il se rapproche des bolchéviks et se déclare solidaire de la position de Rosa Luxembourg.

A l’époque de la dislocation, après de longues années de tergiversations, il évolue de nouveau vers la droite, et en août 1912, fait bloc avec les liquidateurs. Maintenant, il abandonne de nouveau ces derniers, tout en répétant au fond leurs idées.

De tels types sont caractéristiques, en tant que débris des groupements et formations historiques de la dernière période, alors que la masse ouvrière russe était encore en léthargie et que chaque groupe pouvait s’offrir le luxe de se présenter comme un courant, une fraction, « une puissance » négociant son union avec une autre.

Il faut que la jeune génération sache avec qui elle a affaire, lorsque certaines personnes élèvent des prétentions incroyables et ne veulent tenir compte ni des décisions par lesquelles le Parti a déterminé, en 1908, son attitude à l’égard du « liquidationnisme », ni de l’expérience du mouvement ouvrier russe contemporain, qui a, en fait, réalisé l’unité de la majorité sur la base de la reconnaissance intégrale de ces décisions ».

Finalement, le POSDR parvint à expulser définitivement les tendances ennemies en 1912 ; dans une lettre écrite au grand écrivain Maxime Gorki, Lénine dit ainsi au sujet des résultats de la conférence de Prague du POSDR:

« Nous avons réussi enfin, en dépit de la canaille liquidatrice, à reconstituer le Parti et son Comité central. »

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La fondation du Parti bolchévik

La conséquence directe de l’interprétation léniniste de la Russie tsariste est la reconnaissance idéologique et politique de la classe ouvrière. Dès sa fondation, l’union à laquelle appartient Lénine mène une grande grève de 30.000 ouvriers du textile, des groupes essaimant en prenant l’union comme modèle.

Affiche présentant le lieu et les participants du premier congrès du POSDR, en 1898
Affiche présentant le lieu et les participants du premier congrès du POSDR, en 1898

Un grand pas est alors fait avec la formation du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie (P.O.S.D.R.), regroupant les « Unions » de Saint-Pétersbourg, Moscou, Kiev, Iekaterinoslav, ainsi que le « Bund », structure regroupant des socialistes d’origine juive. Lénine est alors exilé et ne participe pas à cette fondation, mais son document de 1898 – « Les tâches des sociaux-démocrates russes » – montre son importance théorique et pratique.

Car le POSDR n’a ni programme, ni statuts ; il n’est pas une organisation de combat. La raison pour cela tient à une tendance erronée importante dans la social-démocratie, à l’époque. Si les populistes ne comprenaient pas le développement du capitalisme en Russie, il existait pour autant chez certains sociaux-démocrates une conception mécanique comme quoi puisque capitalisme y avait, alors le rôle dirigeant dans la lutte contre le tsarisme revenait naturellement à la bourgeoisie libérale.

Le prolétariat ne devait lutter que pour améliorer ses conditions de vie, et il ne pourrait mener une activité révolutionnaire sur le plan politique qu’une fois le capitalisme vraiment installé ; ce point de vue était mis en avant par les journaux « Rabotschaia Mysl » (la pensée ouvrière) en Russie même et du « Rabotcheio Diélo » (la cause ouvrière) en exil.

Lénine combat alors cet « économisme » qui a, de plus, comme conséquence de nier l’unité politique des révolutionnaires en une seule organisation, et il fonde le journal clandestin l’Iskra (l’Etincelle), avec comme sous-titre : « De l’étincelle viendra la flamme »). Il synthétise également sa conception de l’organisation politique dans un ouvrage publié en 1902 ayant un impact historique : « Que faire ? »

Le jeune Lénine

Lénine ne fait pas que rejeter la conception anti-organisation des économistes ; il y développe en pratique la démarche à suivre pour que l’organisation vive. Pour cela, il met en avant deux thèses principales.

La première est que l’organisation doit être composée de révolutionnaires professionnels ; la seconde est que l’organisation a un rôle d’avant-garde, c’est elle qui apporte la théorie révolutionnaire sans qui il n’y a pas de révolution possible.

Selon Lénine, l’organisation doit s’appuyer sur des cadres aguerris, assumant le plus haut niveau d’activité. Dans « Que faire ? », il explique ainsi :

« Or, j’affirme :

qu’il ne saurait y avoir de mouvement révolutionnaire solide sans une organisation de dirigeants stable et qui assure la continuité du travail;

que plus nombreuse est la masse entraînée spontanément dans la lutte, formant la base du mouvement et y participant et plus impérieuse est la nécessité d’avoir une telle organisation, plus cette organisation doit être solide (sinon, il sera plus facile aux démagogues d’entraîner les couches arriérées de la masse);

qu’ une telle organisation doit se composer principalement d’hommes ayant pour profession l’activité révolutionnaire;

que, dans un pays autocratique, plus nous restreindrons l’effectif de cette organisation au point de n’y accepter que des révolutionnaires professionnels ayant fait l’apprentissage de la lutte contre la police politique, plus il sera difficile de “se saisir” d’une telle organisation; 

d’autant plus nombreux seront les ouvriers et les éléments des autres classes sociales qui pourront participer au mouvement et y militer de façon active. »

Lénine considère également que cette organisation militante ne doit pas être passive et simplement constater les luttes et les soutenir ; elle doit avoir une position d’avant-garde, fondée sur le marxisme en tant que science.

Dans « Que faire ? », il fait cette affirmation très connue :

« Sans théorie révolutionnaire, disait Lénine, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde. »

L’organisation militante a, par conséquent, une position dirigeante dans les luttes de classe. C’est elle qui doit conduire le mouvement, tout le reste étant soumission à l’état social existant.

Aux yeux de Lénine:

« Tout culte de la spontanéité du mouvement ouvrier, toute diminution du rôle de « l’élément conscient », du rôle de la social-démocratie signifie par là même — qu’on le veuille ou non, cela n’y fait absolument rien — un renforcement de l’influence de l’idéologie bourgeoise sur les ouvriers. »

C’est la grande thèse léniniste sur la question de l’idéologie révolutionnaire. Celle-ci ne se produit pas spontanément, elle est produite par l’avant-garde, qui l’apporte aux masses nécessairement réceptive puisque l’avant-garde est son propre fruit.

L’idéologie révolutionnaire correspond donc aux exigences d’une société dans une époque donnée ; toute la société est concernée par la portée de la question révolutionnaire.

C’est ce que Lénine explique : 

« La conscience politique de classe ne peut être apportée à l’ouvrier que de l’extérieur, c’est-à-dire de l’extérieur de la sphère économique, de l’extérieur de la sphère des rapports entre ouvriers et patrons.

Le seul domaine où l’on pourrait puiser cette connaissance est celui du rapport de toutes les classes et catégories de la population avec l’État et le gouvernement, le domaine des rapports de toutes les classes entre elles. 

C’est pourquoi, à la question : que faire pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques ?- on ne saurait donner simplement la réponse dont se contentent, la plupart du temps, les praticiens, sans parler de ceux d’entre eux qui penchent vers l’économisme, à savoir : « aller aux ouvriers ».

Pour apporter aux ouvriers les connaissances politiques, les social-démocrates doivent aller dans toutes les classes de la population, ils doivent envoyer dans toutes les directions des détachements de leur armée. »

La ligne de l’Iskra, celle de Lénine, va triompher dans le P.O.S.D.R., qui scissionne à son second congrès, en juillet 1903. La majorité (« bolchinstvo » en russe) suit Lénine, et ses partisans prennent le surnom de « majoritaires », de « bolcheviks » en russe.

Le premier numéro de l'Iskra
Le premier numéro de l’Iskra

Les « minoritaires » sont les « mencheviks » (de « menchinstvo », minorité en russe), qui étaient pour une organisation d’adhérents et non pas de cadres éprouvés. Ils n’acceptèrent pas leur défaite et, notamment avec à leur tête Julius Martov et Trotsky, menèrent une grande campagne contre les Bolcheviks.

Lénine a critiqué les positions Menchéviks dans un ouvrage également célèbre, Un pas en avant, deux pas en arrière, paru en mai 1904. Il y souligne la question de la nature d’avant-garde des révolutionnaires :

« Nous sommes le Parti de la classe, écrivait Lénine, et c’est pourquoi presque toute la classe (et en temps de guerre, à l’époque de la guerre civile, absolument toute la classe) doit agir sous la direction de notre Parti, doit se serrer le plus possible autour de lui.

Mais ce serait du manilovisme [Placidité, inertie, fantaisie oiseuse ; l’expression vient de Manilov, personnage des Ames mortes de Gogol] et du « suivisme » que de penser que sous le capitalisme presque toute la classe ou la classe entière sera un jour en état de s’élever au point d’acquérir le degré de conscience et d’activité de son détachement d’avant-garde, de son parti social-démocrate. »

Ce n’est nullement une simple question d’efficacité, cela réside dans la nature même de la classe ouvrière, qui doit ouvrir une nouvelle époque, porter une nouvelle société sur ses épaules. La classe se transcende justement par sa rationalité exprimée en termes d’organisation.

Lénine explique que :

« Le prolétariat n’a pas d’autre arme dans sa lutte pour le pouvoir que l’organisation.

Divisé par la concurrence anarchique qui règne dans le monde bourgeois, accablé sous un labeur servile pour le capital, rejeté constamment « dans les bas-fonds » de la misère noire, d’une sauvage inculture et de la dégénérescence, le prolétariat peut devenir – et deviendra inévitablement – une force invincible pour cette seule raison que son union idéologique sur les principes du marxisme est cimentée par l’unité matérielle de l’organisation qui groupe les millions de travailleurs en une armée de la classe ouvrière. 

A cette armée ne pourront résister ni le pouvoir décrépit de l’autocratie russe, ni le pouvoir en décrépitude du capital international. Cette armée resserrera ses rangs de plus en plus, en dépit de tous les zigzags et pas en arrière, malgré la phraséologie opportuniste des girondins de l’actuelle social-démocratie, en dépit des louanges, pleines de suffisance, prodiguées à l’esprit de cercle arriéré, en dépit du clinquant et du battage de l’anarchisme d’intellectuel. »

Lénine est, ainsi, impitoyable avec le refus de l’organisation, qui a nécessairement une base de classe. Il dit :

« Cet anarchisme de grand seigneur est particulièrement propre au nihiliste russe. L’organisation du Parti lui semble une monstrueuse « fabrique » ; la soumission de la minorité à la majorité lui apparaît comme un « asservissement »… la division du travail sous la direction d’un centre lui fait pousser des clameurs tragi-comiques contre la transformation des hommes en « rouages et ressorts » (et il voit une forme particulièrement intolérable de cette transformation dans la transformation des rédacteurs en collaborateurs), le seul rappel des statuts d’organisation du Parti provoque chez lui une grimace de mépris et la remarque dédaigneuse (à l’adresse des « formalistes ») que l’on pourrait se passer entièrement de statuts. »

Ce succès du bolchevisme permet de lancer le mouvement en Russie, arrachant par exemple en décembre 1904, au bout d’une grande grève à Bakou, la première convention collective en Russie, entre les ouvriers et les industriels du pétrole.

L’élan continua avec une grève éclatant en janvier 1905 dans la grande usine Poutilov de Saint-Pétersbourg. La manifestation de 140 000 personnes qui suivit fut réprimée dans le sang, avec un millier de morts et 2000 blessés. Le tsarisme réagissait d’autant plus violemment qu’il venait de voir sa marine écrasée par celle du Japon, dans le cadre de leur concurrence inter-impérialiste en Extrême-Orient.

Il s’ensuivit une grève de 440 000 travailleurs, puis une série de grèves politiques, voire insurrectionnelles, avec des affrontements armés. Un épisode très connu fut la mutinerie à bord du cuirassé Potemkine.

Manifestation du 17 octobre 1905, Ilia Répine, 1905

La révolution de 1905 n’avait, cependant, pas de direction assez solide pour aller au bout de son mouvement. Le Tsar lâche du lest en autorisant un parlement consultatif, que les Bolchéviks rejetèrent, à l’opposé des Menchéviks ; la scission était de toute manière consacrée en avril, lorsque les Bolchéviks tinrent leur congrès à Londres, les Menchéviks à Genève.

Lénine écrivit alors en juin-juillet 1905 une brochure intitulée « Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique ». Il y explique que la classe ouvrière doit prendre le commandement du renversement du tsarisme, et donc de la révolution démocratique.

La bourgeoisie libérale a trop besoin du tsarisme pour opprimer les ouvriers, aussi les ouvriers, et leurs alliés naturels en l’occurrence les paysans, doivent pousser la révolution démocratique.

Lénine explique cela ainsi :

« Il est avantageux pour la bourgeoisie de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc.

Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé, qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. (…)

Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution… ; que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est-à-dire de la paysannerie et surtout des ouvriers.

Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est-à-dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national.

Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et le plus de cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère. »

C’est le paradoxe incompréhensible pour ceux qui rejettent le matérialisme dialectique. La classe ouvrière est le pendant de la bourgeoisie ; si celle-ci se renforce et joue son rôle historique, la classe ouvrière se renforce aussi.

Lénine rappelle cette thèse :

« Le marxisme nous enseigne qu’une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme.

Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l’enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme.

Toutes ces thèses du marxisme ont été démontrées et ressassées dans leurs moindres détails, d’une façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne la Russie. Ces thèses montrent que l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire.

Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance du développement du capitalisme.

La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme.

Il lui est absolument avantageux d’éliminer tous les vestiges du passé qui s’opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme (…).

Aussi la révolution bourgeoise présente-t-elle pour le prolétariat les plus grands avantages. La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat.

Plus elle sera complète et décisive, plus elle sera conséquente, et plus assurées seront les possibilités de lutte du prolétariat pour le socialisme, contre la bourgeoisie. »

La classe ouvrière a intérêt à la révolution démocratique, le capitalisme la renforce en tant que classe, aussi doit-elle soutenir le mouvement, et même le diriger puisque la bourgeoisie est trop faible.

Ce qui signifie que :

« Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe.

Qu’est-ce à dire ? C’est que les transformations démocratiques du régime politique, et puis les transformations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes l’ébranlement du capitalisme, l’ébranlement de la domination de la bourgeoisie, au contraire déblaieront véritablement, pour la première fois, la voie d’un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie ; pour la première fois elles rendront possibles dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe.

Les socialistes-révolutionnaires ne peuvent pas comprendre cette idée, par ce qu’ils ignorent l’abc des lois du développement de la production marchande et capitaliste, et ne voient pas que même le triomphe complet de l’insurrection paysanne, même une nouvelle répartition de toutes les terres conformément aux intérêts et selon les désirs de la paysannerie (le « partage noir » ou quelque chose d’analogue), loin de supprimer le capitalisme, donnerait au contraire une nouvelle impulsion à son développement et hâterait la différenciation de classes au sein de la paysannerie.

L’incompréhension de cette vérité fait des socialistes-révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie (…).

Mais il n’en découle nullement que la révolution démocratique (bourgeoise par son contenu économique et social) ne soit pas d’un immense intérêt pour le prolétariat. Il n’en découle nullement que la révolution démocratique ne puisse revêtir aussi bien des formes avantageuses surtout pour le gros capitaliste, le manitou de la finance, le propriétaire foncier « éclairé », que des formes avantageuses pour le paysan et pour l’ouvrier ».

Lénine explique donc que :

« l’issue de la révolution dépend de ceci : la classe ouvrière jouera-t-elle le rôle d’un auxiliaire de la bourgeoisie, puissant par l’assaut qu’il livre à l’autocratie, mais impuissant politiquement, ou jouera-t-elle le rôle de dirigeant de la révolution populaire ? (…)

Les mots d’ordre tactiques justes de la social-démocratie ont maintenant, pour la direction des masses, une importance particulière. Rien n’est plus dangereux que de vouloir amoindrir en temps de révolution la portée des mots d’ordre tactiques conformes aux principes. »

Par des mots d’ordre tactique corrects, la classe ouvrière pourra briser le type tsariste de domination du capitalisme arriéré, qui l’affaiblit et l’empêche de s’affirmer comme classe. C’est le grand paradoxe.

Et dans cette lutte, il peut compter sur la paysannerie, pour des raisons historiques :

« Seul le prolétariat, écrivait Lénine, peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire  du prolétariat. (…)

La paysannerie renferme une masse d’éléments semi-prolétariens à côté de ses éléments petits-bourgeois. Ceci la rend instable, elle aussi, et oblige le prolétariat à se grouper en un parti de classe strictement défini.

Mais l’instabilité de la paysannerie diffère radicalement de l’instabilité de la bourgeoisie, car, à l’heure actuelle, la paysannerie est moins intéressée à la conservation absolue de la propriété privée qu’à la confiscation des terres seigneuriales, une des formes principales de cette propriété.

Sans devenir pour cela socialiste, sans cesser d’être petite-bourgeoise, la paysannerie est capable de devenir un partisan décidé, et des plus radicaux, de la révolution démocratique.

Elle le deviendra inévitablement si seulement le cours des événements révolutionnaires qui font son éducation, n’est pas interrompu trop tôt par la trahison de la bourgeoisie et la défaite du prolétariat.

A cette condition, la paysannerie deviendra inévitablement le rempart de la révolution et de la République, car seule une révolution entièrement victorieuse pourra tout lui donner dans le domaine des réformes agraires, tout ce que la paysannerie désire, ce à quoi elle rêve, ce qui lui est vraiment nécessaire. »

Aux yeux de Lénine, les mots d’ordre sont ainsi de pratiquer  « des grèves  politiques de masse, qui peuvent avoir une grande importance au début et au cours même de l’insurrection », de procéder à «l’application immédiate par la voie révolutionnaire de la journée de 8 heures et des autres revendications pressantes de la classe ouvrière », procéder à  « l’organisation immédiate de comités paysans révolutionnaires pour l’application » par la voie révolutionnaire « de toutes les transformations démocratiques », jusque et y compris la confiscation des terres seigneuriales et d’armer les ouvriers.

Miniature représentant le tsar Nicolas II, Maison russe Fabergé

Dans les mois qui suivirent, on put voir le caractère correct de cette analyse. Une grève dans l’imprimerie début octobre culmina en grève politique, désamorcée par un « manifeste du Tsar » promettant des droits bourgeois, puis un parlement législatif (mais non représentatif, puisque les femmes n’avaient pas le droit de vote, ni deux millions d’ouvriers).

Cela n’empêcha par conséquent pas la formation de Soviets ouvriers, avec une direction insurrectionnelle mise en avant systématiquement par les bolcheviks. Dans tout le pays, l’agitation était extrême, pourtant la révolution de décembre 1905 échoua en raison de l’organisation insuffisante et du rôle contre-révolutionnaire des socialistes-révolutionnaires et des menchéviks, notamment sur le plan militaire.

Le Tsar avait par la suite les coudées franches, le parlement législatif étant lui-même abandonné quelques mois plus tard. Mais 1905 formait une première grande répétition.

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La Russie tsariste et le développement capitaliste

La Russie n’a pas toujours été un vaste territoire. Elle naît comme dans un processus de conquête, à partir de Moscou, contre les Tataro-mongols et leur royaume appelé la « Horde d’or ». Entre 1300 et 1796 se forme la Russie par la conquête féodale, avec l’appui de l’Église orthodoxe.

L'expansion russe depuis Moscou, 1300 - 1796
L’expansion russe depuis Moscou, 1300 – 1796

On assiste, ainsi, à la formation très tardive d’un royaume, formation permettant un élan féodal. Cela explique que, alors qu’en Europe occidentale il est procédé à des débuts de réforme agraire, en Russie le phénomène inverse se déroule : en 1649, le servage est instauré, liant le paysan et ses descendants à une terre et son propriétaire féodal.

L’aristocratie va alors être particulièrement moderne, tournée vers l’Europe occidentale et les Lumières, en contraste absolu avec la situation en Russie même. Cela sera d’autant plus flagrant alors qu’avec l’échec napoléonien, la Russie commence à jouer un grand rôle en Europe, de par sa puissance.

Cette puissance était néanmoins très fragile, de par la base féodale.

Cavalier cosaque, par le Français Carle Vernet (1758-1836), vers 1820

L’aristocratie régnante a le plus souvent cherché à moderniser par le haut le pays, à l’instar de l’Autriche-Hongrie, mais en rencontrant le même phénomène de blocage : les propriétaires terriens et l’armée n’avaient aucun intérêt à la moindre évolution.

L’un des grands événements de cette contradiction sera l’insurrection échouée des « décabristes », consistant en une tentative de coup d’État militaire de jeunes officiers issus de l’aristocratie, cherchant à établir une monarchie constitutionnelle.

La monarchie continue, en effet, son élan par des conquêtes, tant la Pologne qu’en Asie, où elle se confronte à la Grande-Bretagne dans ce qui sera appelé « le grand jeu ».

Ce n’est que pour cette raison qu’elle décide de procéder à sa modernisation : la Russie a été défaite par la France, la Grande-Bretagne et l’Empire Ottoman lors de la guerre de Crimée, au milieu du XIXe siècle (de 1853 à 1856), et le Tsar décide d’accélérer la transformation de son empire de 12,5 millions de kilomètres carrés qui comptait alors 60 millions de personnes.

Le processus de révolution industrielle s’enclenche : entre 1865 et 1890 le nombre d’ouvriers en Russie occidentale, dans les grandes entreprises, les mines et le réseau ferroviaire double (passant de 706.000 à 1.433.000), chiffre qui ne cessera d’augmenter (2.792.000 à la fin des années 1890). De 1890 à 1900, plus de 21.000 kilomètres de lignes de chemin de fer sont construits.

Maison paysanne, vers 1860

Si les paysans restent en ces années la population majoritaire (les 5/6e), le poids politique de la classe ouvrière prend ainsi de plus en plus d’importance, de par les exigences démocratiques qu’elle affirme.

Ce n’était cependant pas évident à l’époque. La tendance idéologique dominante dans le camp d’opposition au Tsar voyait comme négative l’industrialisation par en haut et avait comme point de référence le « mir », la commune agricole. Le mouvement était porté par des groupes intellectuels, qui prirent pour cette raison le nom de « Narodniki », narod signifiant le peuple.

Ce mouvement « populiste » échoua néanmoins dans sa tentative de s’établir dans les campagnes, et ses membres passèrent dans le camp du terrorisme individuel, avec le groupe militaire, la « Narodnaja Volia » (la volonté populaire).

Cette organisation fut à l’origine de l’exécution du tsar Alexandre II en 1881, remplacé par Alexandre III sous lequel une répression féroce sera menée ; le frère même de Lénine sera exécuté pour participation à un attentat contre le nouveau tsar.

Un paysan russe

Lénine fut, lui, à l’origine de la critique du populisme, ce qui permit l’établissement du mouvement bolchevik.

Avant Lénine, le marxisme ne venait que d’arriver en Russie, sous l’impulsion du groupe « Libération du travail », fondé en 1883 par Georgi Plekhanov.

Ce dernier était un populiste acquis au marxisme lors de son exil hors de Russie, c’est alors que furent traduits et diffusés clandestinement de nombreux ouvrages de Karl Marx et Friedrich Engels (« Le manifeste du parti communiste », « Travail salarié et capital », « Socialisme utopique et socialisme scientifique »).

Parmi les ouvrages de Georgi Plékhanov, le plus important est « A propos de la question du développement de la vision moniste de l’histoire », écrit en 1895, livre « qui a éduqué toute une génération de marxistes russes » (Lénine).

C’est cependant Lénine qui a fait du marxisme une théorie vivante, dans le cadre des conditions russes. Né en 1870, il est d’abord un étudiant révolutionnaire confronté à la répression, parvenant ensuite à rassembler les marxistes de Saint-Pétersbourg en 1895 dans une « union de lutte pour la libération de la classe ouvrière ».

Le jeune Lénine
Le jeune Lénine

Puis, il publie deux œuvres synthétisant l’analyse marxiste de la Russie, à contre-pied du populisme.

La première œuvre est « Pour caractériser le romantisme économique », écrit en 1897, la seconde est « Le développement du capitalisme en Russie », publié en 1899. Ces deux œuvres essentielles sont le direct prolongement d’un article de 1894, « Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates »

Dans cet article, Lénine expose sa défense du matérialisme dialectique contre les théories des populistes, qui tronquent le marxisme, le déforment.

« Pour éclairer ces questions, citons d’abord un autre passage de la préface au Capital, quelques lignes plus bas : « Ma conception, dit Marx, est que je vois dans le développement de la formation économique de la société un processus d’histoire naturelle. » (…)

Aujourd’hui – depuis la parution du Capital – la conception matérialiste de l’histoire n’est plus une hypothèse, mais une doctrine scientifiquement démontrée.

Et tant que nous n’enregistrerons pas une autre tentative d’expliquer scientifiquement le fonctionnement et l’évolution d’une formation sociale – d’une formation sociale précisément et non des coutumes et habitudes d’un pays ou d’un peuple, ou même d’une classe, etc. – tentative qui, tout comme le matérialisme, serait capable de mettre de l’ordre dans les « faits correspondants », de tracer un tableau vivant d’une formation, et d’en donner une explication strictement scientifique, – la conception matérialiste de l’histoire sera synonyme de science sociale. Le matérialisme n’est pas « une conception scientifique de l’histoire par excellence », comme le croit M. Mikhaïlovski, mais la seule conception scientifique de l’histoire. (…)

Si l’on pouvait parler de clans dans l’ancienne Russie, il ne fait pas de doute que déjà au moyen âge, à l’époque du tsarat de Moscovie, ces relations de clans n’existaient plus, c’est-à-dire que l’État se basait sur des associations locales, et non clanales : propriétaires terriens et monastères acceptaient les paysans venus des différentes localités, et les communautés ainsi formées étaient des associations purement territoriales.

Cependant, on pouvait à peine parler de liens nationaux au sens propre du mot à cette époque : l’État était divisé en « territoires » distincts, souvent même en principautés qui conservaient des traces vivantes d’ancienne autonomie, des particularités d’administration, parfois leurs propres troupes (les boyards locaux partaient en guerre à la tête de leurs propres régiments), des frontières douanières à elles, etc.

Seule la période moderne de l’histoire russe (depuis le XVIl° siècle à peu près) est marquée par la fusion effective de toutes ces régions, territoires et principautés, en un tout.

Cette fusion n’est pas due, très honorable M. Mikhaïlovski, à des relations de clans ni même à leur continuation et généralisation ; elle est due à l’échange accru entre régions, au développement graduel des échanges de marchandises et à la concentration des petits marchés locaux en un seul marché de toute la Russie.

Comme les dirigeants et les maîtres de ce processus étaient les gros marchands capitalistes, la création de ces liens nationaux n’était rien d’autre que la création de liens bourgeois. (…)

Nulle part aucun marxiste n’a jamais argumenté en ce sens qu’en Russie « il doit y avoir » le capitalisme, « parce que » il a existé en Occident, etc.

Aucun marxiste n’a jamais vu dans la théorie de Marx un schéma de la philosophie de l’histoire, obligatoire pour tous, quelque chose de plus que l’explication d’une certaine formation de l’économie sociale.

Seul un philosophe subjectif, M. Mikhaïlovski, a trouvé moyen de faire preuve d’une incompréhension de Marx au point de déceler chez lui une théorie philosophique générale, ce qui lui valut cette réponse explicite de Marx, qu’il s’était trompé d’adresse.

Jamais aucun marxiste n’a fondé ses conceptions social démocrates sur autre chose que leur conformité avec la réalité et l’histoire des rapports économiques et sociaux existants, c’est-à-dire russes ; au reste, il ne pouvait les fonder autrement, parce que cette exigence de la théorie a été formulée d’une façon absolument nette et précise, et placée comme clef de voûte de toute la doctrine par le fondateur même du « marxisme », Marx. »

Lénine, Ce que sont les « amis du peuple » et comment ils luttent contre les social-démocrates
Des paysannes russes
Des paysannes russes

Sur cette base, Lénine va critiquer les populistes ; dans « Pour caractériser le romantisme économique », il montre comment la « nostalgie » d’une période pré-capitaliste (ou soi-disant telle quelle) représente une vision erronée, appuyant la petite production capitaliste :

« L’idéalisation de la petite production nous révèle un autre trait spécifique de la critique romantique et populiste : son caractère petit-bourgeois. Nous avons vu que le romantique français comme le romantique russe font de la petite-production une « organisation sociale », une « forme de production », qu’ils opposent au capitalisme.

Nous avons vu aussi que cette opposition n’implique qu’une compréhension très superficielle, qu’elle isole artificiellement et à tort une forme de l’économie marchande (le grand capital industriel) et la condamne, tout en idéalisant utopiquement une autre forme de cette même économie marchande (la petite production).

Le malheur des romantiques européens du début du XIXe siècle, comme des romantiques russes de la fin du siècle, c’est qu’ils imaginent dans l’abstrait une petite exploitation en dehors des rapports sociaux de la production, et oublient un petit détail : à savoir que la petite exploitation, celle du continent européen de la période 1820-1830 comme celle du paysan russe de la période 1890-1900, est placée en réalité dans les conditions de la production marchande.

Le petit producteur, porté aux nues par les romantiques et les populistes, n’est donc en réalité qu’un petit-bourgeois placé dans les mêmes rapports contradictoires que tout autre membre de la société capitaliste, et menant comme lui, pour assurer son existence, une lutte qui, d’une part, produit constamment une minorité de gros bourgeois, et, d’autre part, rejette la majorité dans les rangs du prolétariat.

En réalité, comme chacun le voit et le sait, il n’y a pas de petits producteurs qui ne soient placés entre ces deux classes opposées ; et cette position intermédiaire détermine nécessairement le caractère spécifique de la petite bourgeoisie, sa dualité, sa duplicité, sa sympathie pour la minorité qui sort victorieuse de la lutte, son hostilité à l’égard des « malchanceux », c’est-à-dire la majorité.

Plus l’économie marchande se développe, plus ils devient clair que l’idéalisation de la petite production ne traduit qu’un point de vue réactionnaire, petit-bourgeois. »

Lénine, Pour caractériser le romantisme économique
Boîte à cigares, Maison russe Fabergé, entre 1896 et 1908

Lénine expose alors la nature sociale de la Russie, dans « Le développement du capitalisme en Russie » ; il présente tous les différents domaines sociaux et regarde le rapport au capitalisme. Dans sa conclusion, il explique :

« Pour conclure, il ne nous reste plus qu’à faire le bilan de ce que dans notre littérature économique on appelle la « mission » du capitalisme, c’est-à-dire du rôle historique de ce régime dans le développement économique de la Russie.

Ainsi que nous avons essayé de le montrer en détail tout au long de notre exposé, il n’y a absolument rien d’incompatible entre le fait d’admettre le caractère progressiste de ce rôle et la dénonciation de tous les côtés sombres et négatifs du capitalisme, de toutes les contradictions profondes et généralisées qui lui sont inhérentes et qui en révèlent le caractère historique transitoire.

Ce sont précisément les populistes qui s’efforcent par tous les moyens de faire croire que reconnaître le caractère historique progressiste de ce régime équivaut à en faire l’apologie, ce sont précisément eux qui commettent l’erreur de sous-estimer (et parfois même de passer sous silence) les profondes contradictions du capitalisme russe en essayant de dissimuler la décomposition de la paysannerie, le caractère capitaliste de l’évolution de notre agriculture, la formation d’une classe d’ouvriers industriels et agricoles salariés pourvus d’un lot de terre, en dissimulant le fait que les formes les plus inférieures et les plus mauvaises du capitalisme dominent absolument dans la fameuse industrie « artisanale ».

Le rôle historique progressiste du capitalisme peut être résumé en deux mots : développement des forces productives du travail social et collectivisation de ce travail. Mais selon les domaines de l’économie nationale auxquels on a affaire, ces deux phénomènes prennent des formes extrêmement variées.

Ce n’est qu’à l’époque de la grande industrie mécanique que le développement des forces productives du travail social se manifeste dans toute son ampleur. Jusqu’à ce stade supérieur du capitalisme, en effet, la production est basée sur le travail à la main et sur une technique primitive dont les progrès sont extrêmement lents et purement spontanés.

A cet égard, l’époque postérieure à l’abolition du servage se différencie radicalement des autres périodes de l’histoire russe. La Russie de l’araire et du fléau, du moulin à eau et du métier à bras a commencé à se transformer à un rythme rapide en un pays de charrues et de batteuses, de moulins à vapeur et de métiers mécaniques.

Et cette transformation complète de la technique a pu être observée dans toutes les branches de l’économie nationale, sans exception, soumises à la production capitaliste.

De par la nature même du capitalisme, ce processus de transformation comporte inévitablement toute une série d’inégalités et de disproportions : les périodes de prospérité sont suivies par des périodes de crise, le développement d’une branche industrielle aboutit à la décadence d’une autre, les progrès de l’agriculture touchent des aspects de l’économie rurale qui varient selon les régions, le développement du commerce et l’industrie devance celui de l’agriculture, etc.

Bon nombre des erreurs commises par les écrivains populistes viennent de ce que ces auteurs tentent de prouver que ce développement disproportionné, aléatoire, par bonds, n’est pas un développement.

Une autre particularité du développement capitaliste des forces productives sociales, c’est que, comme nous l’avons indiqué à plusieurs reprises, aussi bien pour l’agriculture que pour l’industrie, l’accroissement des moyens de production (de la consommation productive) est bien supérieur à celui de a consommation personnelle. Cette particularité est due aux lois générales qui régissent la réalisation du produit en société capitaliste et correspond en tous points à la nature antagonique de cette société.

Quant à la socialisation du travail provoquée par le capitalisme, elle se manifeste dans les processus suivants : Premièrement, le développement de la production marchande met fin au morcellement propre à l’économie naturelle des petites unités économiques et rassemble les petits marchés locaux en un grand marché national (puis mondial).

La production pour soi se transforme en production pour toute la société, et plus le capitalisme est développé, plus la contradiction entre le caractère collectif de la production et le caractère individuel de l’appropriation se renforce.

Deuxièmement, le capitalisme remplace l’ancien morcellement de la production par une concentration sans précédent et ce aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie. C’est là la manifestation la plus spectaculaire et la plus évidente de cette particularité du capitalisme, mais ce n’est nullement la seule.

Troisièmement, le capitalisme élimine les formes de dépendance personnelle inhérentes aux anciens systèmes économiques. A cet égard, son caractère progressiste ressort tout particulièrement en Russie où la dépendance personnelle du producteur existait non seulement dans l’agriculture (où elle continue à subsister partiellement), mais également dans l’industrie de transformation (les « fabriques » basées sur le travail servile), dans l’industrie minière, dans les pêcheries, etc.

Par rapport au travail du paysan dépendant ou asservi, il va de soi que pour toutes les branches de l’économie nationale le travail du salarié libre constitue un phénomène progressiste.

Quatrièmement, le capitalisme entraîne inévitablement une mobilité de la population dont les régimes économiques antérieurs n’avaient pas besoin et qui, sous ces régimes, ne pouvait pas exister sur une échelle un tant soit peu importante.

Cinquièmement, le capitalisme provoque une diminution constante de la part de la population qui travaille dans l’agriculture (où ce sont toujours les formes les plus retardataires de rapports économiques et sociaux qui prédominent) et un accroissement du nombre des grands centres industriels.

Sixièmement, la société capitaliste accroît le besoin d’unions et d’associations de la population et donne à ces associations un caractère particulier qui les différencie de celles de l’ancien temps. Tout en détruisant les étroites unions corporatives locales de la société moyenâgeuse, et en créant une concurrence acharnée, le capitalisme scinde l’ensemble de la société en vastes groupes de personnes qui se différencient par la position qu’elles occupent dans la production, et donne une vigoureuse impulsion à la constitution d’associations au sein de chacun de ces groupes.

Septièmement, toutes les transformations de l’ancien régime économique provoquées par le capitalisme que nous venons de signaler entraînent inévitablement une transformation morale de la population.

Le caractère saccadé du développement économique, la transformation rapide des modes de production, l’énorme concentration de celle-ci, la disparition de toutes les formes de dépendance personnelle et des rapports patriarcaux, la mobilité de la population, l’influence des grands centres industriels, etc., tout cela ne peut que modifier de façon profonde le caractère même des producteurs et nous avons déjà eu l’occasion de signaler les observations des enquêteurs russes dans ce sens.

Pour en revenir aux économistes populistes avec lesquels nous n’avons cessé de polémiquer, nous pouvons résumer les causes de nos désaccords de la façon suivante.

Nous sommes tout d’abord dans l’obligation de constater que la conception même que les populistes ont du développement capitaliste en Russie et du régime économique qui a précédé le capitalisme dans ce pays est, à notre point de vue, radicalement erronée.

De plus, leur ignorance des contradictions capitalistes existant aussi bien dans le régime de l’économie paysanne (qu’elle soit agricole ou industrielle) nous paraît particulièrement grave.

Enfin, pour ce qui concerne le problème de la lenteur ou de la rapidité du développement du capitalisme en Russie, tout dépend de ce que l’on prend comme point de comparaison. Si l’on compare l’époque précapitaliste de la Russie à son époque capitaliste (et c’est précisément cette comparaison qu’il faut faire si on veut résoudre le problème qui nous occupe), force nous est de reconnaître qu’en régime capitaliste, notre économie nationale se développe d’une façon extrêmement rapide.

Mais si on compare ce rythme de développement à celui qui serait possible étant donné le niveau actuel, de la technique et de la culture, on doit reconnaître qu’effectivement le développement du capitalisme en Russie est lent.

Et il ne peut en être autrement car aucun pays capitaliste n’a conservé une telle abondance d’institutions surannées, incompatibles avec le capitalisme dont elles freinent les progrès et qui aggravent considérablement la situation des producteurs « souffrant à la fois du capitalisme et de son développement insuffisant » (Karl Marx, Le Capital).

Enfin, la cause essentielle des divergences qui nous opposent aux populistes est peut-être la différence qui sépare nos conceptions fondamentales des processus économiques et sociaux.

Quand il étudie ces processus, le populiste en arrive généralement à des conclusions moralisatrices ; il ne considère pas les divers groupes participant à la production comme les créateurs de telle ou telle forme de vie ; il ne se propose pas de présenter l’ensemble des rapports économiques et sociaux comme le résultat des rapports existant entre ces groupes qui ont des intérêts et un rôle historique différents… »

Lénine, Le développement du capitalisme en Russie)

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Honoré de Balzac – extraits de Sur Catherine de Médicis (1830)

L’immense Honoré de Balzac était un auteur réaliste, mais son point de vue personnel le rattachait aux romantiques. Voici comment dans Sur Catherine de Médicis, il présente de manière très agressive Jean Calvin, alors que dans son roman il est, comme d’habitude avec son réalisme, obligé de faire une distinction entre le calvinisme opportuniste des nobles et celui, plein d’élan, de vigueur, de vérité, du calvinisme bourgeois.

Calvin, qui ne se nommait pas Calvin, mais Cauvin, était le fils d’un tonnelier de Noyon en Picardie. Le pays de Calvin explique jusqu’à un certain point l’entêtement mêlé de vivacité bizarre qui distingua cet arbitre des destinées de la France au seizième siècle.

Il n’y a rien de moins connu que cet homme qui a engendré Genève et l’esprit de cette cité. Jean-Jacques Rousseau, qui possédait peu de connaissances historiques, a complétement ignoré l’influence de cet homme sur sa république.

Et d’abord, Calvin, qui demeurait dans une des plus humbles maisons du haut Genève, près du temple Saint-Pierre, au-dessus d’un menuisier, première ressemblance entre lui et Roberspierre, n’avait pas à Genève d’autorité bien grande.

Pendant longtemps, sa puissance fut haineusement limitée par les Genevois. Au seizième siècle, Genève eut dans Farel un de ces fameux citoyens qui restent inconnus au monde entier, et souvent à Genève elle-même.

Ce Farel arrêta, vers 1537, Calvin dans cette ville en la lui montrant comme la plus sûre place forte d’une réformation plus active que celle de Luther. Farel et Cauvin jugeaient le luthéranisme comme une œuvre incomplète, insuffisante et sans prise sur la France.

Genève, assise entre l’Italie et la France, soumise à la langue française, était admirablement située pour correspondre avec l’Allemagne, avec l’Italie et avec la France. Calvin adopta Genève pour le siége de sa fortune morale, il en fit la citadelle de ses idées.

Le Conseil de Genève, sollicité par Farel, autorisa Calvin à donner des leçons de théologie au mois de septembre 1538. Calvin laissa la prédication à Farel, son premier disciple, et se livra patiemment à l’enseignement de sa doctrine. Cette autorité, qui devint souveraine dans les dernières années de sa vie, devait s’établir difficilement. Ce grand agitateur rencontra de si sérieux obstacles, qu’il fut pendant un certain temps banni de Genève à cause de la sévérité de sa réforme.

Il y eut un parti d’honnêtes gens qui tenaient pour le vieux luxe et pour les anciennes mœurs. Mais, comme toujours, ces honnêtes gens craignirent le ridicule, ne voulurent pas avouer le but de leurs efforts, et l’on se battit sur des points étrangers à la vraie question.

Calvin voulait qu’on se servît de pain levé pour la communion et qu’il n’y eût plus de fêtes, hormis le dimanche. Ces innovations furent désapprouvées à Berne et à Lausanne. On signifia donc aux Genevois de se conformer au rit de la Suisse. Calvin et Farel résistèrent, leurs ennemis politiques s’appuyèrent sur ce désaccord pour les chasser de Genève, d’où ils furent en effet bannis pour quelques années.

Plus tard, Calvin rentra triomphalement, redemandé par son troupeau. Ces persécutions deviennent toujours la consécration du pouvoir moral, quand l’écrivain sait attendre. Aussi ce retour fut-il comme l’ère de ce prophète. Les exécutions commencèrent, et Calvin organisa sa terreur religieuse. Au moment où ce dominateur reparut, il fut admis dans la bourgeoisie genevoise ; mais après quatorze ans de séjour, il n’était pas encore du Conseil.

Au moment où Catherine députait un ministre vers lui, ce roi des idées n’avait pas d’autre titre que celui de pasteur de l’Église de Genève.

Calvin n’eut d’ailleurs jamais plus de cent cinquante francs en argent par année, quinze quintaux de blé, deux tonneaux de vin, pour tout appointement. Son frère, simple tailleur, avait sa boutique à quelques pas de la place Saint-Pierre, dans la rue où se trouve aujourd’hui l’une des imprimeries de Genève.

Ce désintéressement, qui manque à Voltaire, à Newton, à Bacon, mais qui brille dans la vie de Rabelais, de Campanella, de Luther, de Vico, de Descartes, de Malebranche, de Spinosa, de Loyola, de Kant, de Jean-Jacques Rousseau, ne forme-t-il pas un magnifique cadre à ces ardentes et sublimes figures ?

L’existence si semblable de Robespierre peut faire seule comprendre aux contemporains celle de Calvin, qui, fondant son pouvoir sur les mêmes bases, fut aussi cruel, aussi absolu que l’avocat d’Arras. Chose étrange ! La Picardie, Arras et Noyon, a fourni ces deux instruments de réformation !

Tous ceux qui voudront étudier les raisons des supplices ordonnés par Calvin trouveront, proportion gardée, tout 1793 à Genève. Calvin fit trancher la tête à Jacques Gruet « pour avoir écrit des lettres impies, des vers libertins, et avoir travaillé à renverser les ordonnances ecclésiastiques. »

Réfléchissez à cette sentence, demandez-vous si les plus horribles tyrannies offrent dans leurs saturnales des considérants plus cruellement bouffons. Valentin Gentilis, condamné à mort « pour hérésie involontaire, » n’échappa au supplice que par une amende honorable plus ignominieuse que celles infligées par l’Église catholique.

Sept ans avant la conférence qui allait avoir lieu chez Calvin sur les propositions de la reine-mère, Michel Servet, Français, passant par Genève, y avait été arrêté, jugé, condamné sur l’accusation de Calvin, et brûlé vif, « pour avoir attaqué le mystère de la Trinité » dans un livre qui n’avait été ni composé ni publié à Genève.

Rappelez-vous les éloquentes défenses de Jean-Jacques Rousseau, dont le livre, qui renversait la religion catholique, écrit en France et publié en Hollande, mais débité dans Paris, fut seulement brûlé par la main du bourreau, et l’auteur, un étranger, seulement banni du royaume où il essayait de ruiner les vérités fondamentales de la religion et du pouvoir, et comparez la conduite du parlement à celle du tyran genevois. Enfin, Bolsée fut mis également en jugement « pour avoir eu d’autres idées que celles de Calvin sur la prédestination. »

Pesez ces considérations, et demandez-vous si Fouquier-Tinville a fait pis. La farouche intolérance religieuse de Calvin a été, moralement, plus compacte, plus implacable que ne le fut la farouche intolérance politique de Roberspierre. Sur un théâtre plus vaste que Genève, Calvin eût fait couler plus de sang que n’en a fait couler le terrible apôtre de l’égalité politique assimilée à l’égalité catholique. Trois siècles auparavant, un moine, un Picard, avait entraîné l’Occident tout entier sur l’Orient.

Pierre l’Hermite, Calvin et Roberspierre, chacun à trois cents ans de distance, ces trois Picards ont été, politiquement parlant, des leviers d’Archimède. C’était à chaque époque une pensée qui rencontrait un point d’appui dans les intérêts et chez les hommes.

Calvin est donc bien certainement l’éditeur presque inconnu de cette triste ville, appelée Genève, où, il y a dix ans, un homme disait, en montrant une porte cochère de la haute ville, la première qui ait été faite à Genève (il n’y avait que des portes bâtardes auparavant) : « C’est par cette porte que le luxe est entré dans Genève ! »

Calvin y introduisit, par la rigueur de ses exécutions et par celle de sa doctrine, ce sentiment hypocrite si bien nommé la mômerie. Avoir des mœurs, selon les mômiers, c’est renoncer aux arts, aux agréments de la vie, manger délicieusement, mais sans luxe, et amasser silencieusement de l’argent, sans en jouir autrement que comme Calvin jouissait de son pouvoir, par la pensée.

Calvin donna à tous les citoyens la même livrée sombre qu’il étendit sur sa vie. Il avait créé dans le consistoire un vrai tribunal d’inquisition calviniste, absolument semblable au tribunal révolutionnaire de Roberspierre. Le consistoire déférait au Conseil les gens à condamner, et Calvin y régnait par le consistoire comme Roberspierre régnait sur la Convention par le club des Jacobins. Ainsi, un magistrat éminent à Genève fut condamné à deux mois de prison, à perdre ses emplois et la capacité d’en jamais exercer d’autres, « parce qu’il menait une vie déréglée et qu’il s’était lié avec les ennemis de Calvin. »

Sous ce rapport, Calvin fut un législateur : il a créé les mœurs austères, sobres, bourgeoises, effroyablement tristes, mais irréprochables qui se sont conservées jusqu’aujourd’hui dans Genève, qui ont précédé les mœurs anglaises, universellement désignées sous le mot de puritanisme, dues à ces Caméroniens, disciples de Caméron, un des docteurs français issus de Calvin, et que Walter Scott a si bien peints !

La pauvreté d’un homme, exactement souverain, qui traitait de puissance à puissance avec les rois, qui leur demandait des trésors, des armées, et qui puisait à pleines mains dans leurs épargnes pour les malheureux, prouve que la pensée, prise comme moyen unique de domination, engendre des avares politiques, des hommes qui jouissent par le cerveau, qui, semblables aux Jésuites, veulent le pouvoir pour le pouvoir. Pitt, Luther, Calvin, Roberspierre, tous ces Harpagons de domination meurent sans un sou.

L’inventaire fait au logis de Calvin, après sa mort, et qui, compris ses livres, s’élève à cinquante écus, a été conservé par l’Histoire. Celui de Luther a offert la même somme ; enfin, sa veuve, la fameuse Catherine de Bora, fut obligée de solliciter une pension de cent écus qui lui fut accordée par un électeur d’Allemagne. Potemkin, Mazarin, Richelieu, ces hommes de pensée et d’action qui tous trois ont fait ou préparé des empires, ont laissé chacun trois cents millions.

Ceux-là avaient un cœur, ils aimaient les femmes et les arts, ils bâtissaient, ils conquéraient ; tandis qu’excepté la femme de Luther, Hélène de cette Iliade, tous les autres n’ont pas un battement de cœur donné à une femme à se reprocher.

Cette explication très-succincte était nécessaire pour expliquer la position de Calvin à Genève.

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