Mao Zedong sur la contradiction : chaque branche de la science touche un type de mouvement

Connaître le mouvement, c’est connaître la matière. Connaître un mouvement en particulier, c’est connaître un phénomène en particulier. S’il y a des choses différentes, c’est parce que leur mouvement est différent.

Voici ce qu’explique Mao Zedong, dans un passage très important :

« Toute forme de mouvement contient en soi ses propres contradictions spécifiques, lesquelles constituent cette essence spécifique qui différencie une chose des autres. C’est cela qui est la cause interne ou si l’on veut la base de la diversité infinie des choses dans le monde.

Il existe dans la nature une multitude de formes du mouvement : le mouvement mécanique, le son, la lumière, la chaleur, l’électricité, la dissociation, la combinaison, etc.

Toutes ces formes du mouvement de la matière sont en interdépendance, mais se distinguent les unes des autres dans leur essence.

L’essence spécifique de chaque forme de mouvement est déterminée par les contradictions spécifiques qui lui sont inhérentes. Il en est ainsi non seulement de la nature, mais également des phénomènes de la société et de la pensée. Chaque forme sociale, chaque forme de la pensée contient ses contradictions spécifiques et possède son essence spécifique. »

Mao Zedong, De la contradiction

Il en ressort qu’il n’y a qu’une science, le matérialisme dialectique, se divisant en branches consistant en une attention portée sur tel ou tel type de mouvement. Mao Zedong définit cela de la manière suivante :

« Les contradictions propres à la sphère d’un phénomène donné constituent l’objet d’étude d’une branche déterminée de la science.

Par exemple, le + et le — en mathématiques ; l’action et la réaction en mécanique ; l’électricité positive et négative en physique ; la combinaison et la dissociation en chimie ; les forces productives et les rapports de production, la lutte entre les classes dans les sciences sociales ; l’attaque et la défense dans la science militaire ; l’idéalisme et le matérialisme, la métaphysique et la dialectique en philosophie – tout cela constitue les objets d’étude de différentes branches de la science en raison justement de l’existence de contradictions spécifiques et d’une essence spécifique dans chaque branche. »

Mao Zedong, De la contradiction

Comme on le voit, la détermination d’une branche scientifique dépend non pas de l’approche intellectuelle, mais de la reconnaissance de tel ou tel type de mouvement.

Or, pour reconnaître tel ou type de mouvement, il faut déjà maîtriser le matérialisme dialectique.

Sans connaître le matérialisme dialectique en général, on ne peut pas connaître les phénomènes en particulier ; inversement, il faut se confronter aux contradictions spécifiques aux phénomènes et non pas en rester au général.

D’ailleurs, on ne saurait comprendre le matérialisme dialectique en général, sans connaître un mouvement dialectique en particulier, qui porte la connaissance du général dans son statut de spécifique, de particulier.

Chaque mouvement dialectique est spécifique, mais porte la dialectique en général. Mao Zedong précise la chose de la manière suivante :

« Faute de connaître ce qu’il y a d’universel dans les contradictions, il est impossible de découvrir les causes générales ou les bases générales du mouvement, du développement des choses et des phénomènes.

Mais si l’on n’étudie pas ce qu’il y a de spécifique dans les contradictions, il est impossible de déterminer cette essence spécifique qui distingue une chose des autres, impossible de découvrir les causes spécifiques ou les bases spécifiques du mouvement, du développement des choses et des phénomènes, impossible par conséquent de distinguer les choses et les phénomènes, de délimiter les domaines de la recherche scientifique.

Si l’on considère l’ordre suivi par le mouvement de la connaissance humaine, on voit que celle-ci part toujours de la connaissance du particulier et du spécifique pour s’élargir graduellement jusqu’à atteindre celle du général. Les hommes commencent toujours par connaître d’abord l’essence spécifique d’une multitude de choses différentes avant d’être en mesure de passer à la généralisation et de connaître l’essence commune des choses.

Quand ils sont parvenus à cette connaissance, elle leur sert de guide pour étudier plus avant les différentes choses concrètes qui n’ont pas encore été étudiées ou qui l’ont été insuffisamment, de façon à trouver leur essence spécifique ; c’est ainsi seulement qu’ils peuvent compléter, enrichir et développer leur connaissance de l’essence commune des choses et l’empêcher de se dessécher ou de se pétrifier.

Ce sont là les deux étapes du processus de la connaissance : la première va du spécifique au général, la seconde du général au spécifique. Le développement de la connaissance humaine représente toujours un mouvement en spirale et (si l’on observe rigoureusement la méthode scientifique) chaque cycle élève la connaissance à un degré supérieur et sans cesse l’approfondit. »

Mao Zedong, De la contradiction

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Mao Zedong sur la contradiction : la différence elle-même constitue une contradiction

De la contradiction de Mao Zedong a particulièrement marqué les esprits; sa force a été particulièrement reconnue. Pourtant le matérialisme dialectique était déjà l’idéologie largement diffusée depuis l’URSS, alors pourquoi l’œuvre fut-elle si marquante ?

La raison en est que le document de Mao Zedong est particulièrement clair, la dialectique y est présentée de manière très vivante.

Il y a de véritables sentences, qui résume admirablement la conception communiste. Voici un exemple de comment Mao Zedong assène les vérités du matérialisme dialectique:

« Dans le processus de développement de chaque chose, de chaque phénomène, le mouvement contradictoire existe du début à la fin. »

Non seulement le mouvement dialectique est partout – puisque toute la réalité est matérielle – mais en plus le mouvement dialectique est complet. C’est cela qui a frappé, lorsque l’œuvre fut diffusée dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, au sein de tout le Mouvement Communiste International.

Le Capital de Marx avait pareillement marqué les esprits, de par sa capacité à saisir les différents aspects du mode de production capitaliste. La description que fait Karl Marx est vivante, on lit véritablement le processus. C’est cela que souligne Mao Zedong, systématisant les enseignements de Lénine. Mao Zedong explique ainsi :

« Lénine souligne que Marx, dans Le Capital, a donné un modèle d’analyse du mouvement contradictoire qui traverse tout le processus de développement d’une chose, d’un phénomène, du début à la fin. C’est la méthode à employer lorsqu’on étudie le processus de développement de toute chose, de tout phénomène. »

Le matérialisme dialectique était déjà mis en avant par l’URSS, mais la position était plus celle de l’observation scientifique, dans le sens où Mao Zedong, à l’inverse, porte son attention sur les questions spécifiques du mouvement dialectique, sur l’étude des cas concrets.

Gonzalo, dirigeant du Parti Communiste du Pérou, a admirablement compris cela ; il donne de nombreux exemples, comme lorsqu’il affirme que la peur est une contradiction. La perspective ouverte par Mao est réellement celle d’une étude très concrète des contradictions ; c’est une école de la dialectique.

Cette école a, par définition, une nature ininterrompue, car à partir du moment où il y a un cerveau comme matière grise, comme caisse de résonance de la réalité, le processus est lancé. Dans De la contradiction, Mao Zedong cite ici Friedrich Engels :

« Nous avons vu que dans le domaine de la pensée également, nous ne pouvons pas échapper aux contradictions et que, par exemple, la contradiction entre l’humaine faculté de connaître, intérieurement infinie, et son existence réelle dans des hommes qui sont tous limités extérieurement et dont la connaissance est limitée, se résout dans la série des générations, série qui, pour nous, n’a pratiquement pas de fin, – tout au moins dans le progrès sans fin. »

On pourrait, peut-être, penser qu’il y a identité entre la connaissance et l’humanité en tant que telle, puisque, après tout, la série des générations consiste en l’humanité.

Cela serait ici une erreur, car il existe bien entendu une différence entre le concept d’humanité en général et les individus apparaissant au fur et à mesure ; tous les individus appartiennent à l’humanité et sont des produits historiques, mais ils sont relativement différents de par leur place dans l’espace et le temps.

C’est cette différence qu’il faut saisir, car elle est en fait une contradiction. Elle est ici entre les dirigeants révolutionnaires et les masses – Mao Zedong développera le principe de la pensée-guide – mais dans tous les cas, discerner c’est déjà établir des interrelations qui, par définition, obéissent à la loi de la contradiction puisqu’elles existent.

Mao Zedong souligne bien :

« Dans toute différence il y a déjà une contradiction et que la différence elle-même constitue une contradiction. »

Et, de fait, comme tout ce qui est est par la contradiction, alors on peut dire comme le fait Mao Zedong :

« Il n’est rien qui ne contienne des contradictions. Sans contradictions, pas d’univers. »

Bien entendu, ici l’évolutionnisme vulgaire pourrait prétendre admettre les contradictions, mais en niant le caractère unitaire du processus, ne reconnaissant qu’un Univers décousu, avec des contradictions locales n’ayant pas de signification en tant que totalité.

Cela apparaît d’autant plus impossible pour l’évolutionnisme vulgaire que le matérialisme dialectique affirme à la fois le caractère unitaire de l’Univers et son caractère infini. Cela dépasse littéralement l’idéologie bourgeoise, aussi « progressiste » qu’elle puisse prétendre être.

On touche ici la question de la détermination : pour le matérialisme dialectique, tout est déterminé, il n’y a pas de hasard. Tout obéit aux lois du mouvement dialectique, par essence même, et il n’y a rien d’autre, absolument rien d’autre. 

Mao Zedong résume cela de manière nette :

« Dans le monde, il n’y a rien d’autre que la matière en mouvement, le mouvement de la matière revêtant d’ailleurs toujours des formes déterminées. »

Qu’est-ce que cela veut dire ?

Qu’en fait, même, ce qui distingue la matière d’une autre matière c’est justement le mouvement, parce que chaque mouvement a comme base la matière et que donc deux phénomènes matériels se distinguent matériellement, mais également voire en fait réellement par le mouvement.

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Mao Zedong sur la contradiction : une totalité, un processus complet

Le matérialisme dialectique est une science et il est donc tout à fait normal d’en parler comme d’une découverte. C’est même la science absolue, qui touche tous les aspects de la vie ; c’est la clef pour la compréhension générale de la nature et de la société, de tous les phénomènes.

Mao Zedong rappelle de la manière suivante ce qu’est l’idéologie communiste :

« Depuis la découverte de la conception matérialiste-dialectique du monde par les grands fondateurs et continuateurs du marxisme, Marx, Engels, Lénine et Staline, la dialectique matérialiste a été appliquée avec le plus grand succès à l’analyse de nombreux aspects de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle, ainsi qu’à la transformation de nombreux aspects de la société et de la nature (par exemple en U.R.S.S.) ; l’universalité de la contradiction est donc déjà largement reconnue et nous n’aurons pas besoin de l’expliquer longuement. »

Mao Zedong, De la contradiction

Ce qui est marquant ici, c’est que Mao Zedong affirme une chose qui, inversement, est méconnue ou refusée en Europe de l’Ouest. L’universalité de la question n’a jamais été en tant que tel réellement assumée par les Partis Communistes en Europe de l’Ouest.

L’un des grands exemples est l’italien Antonio Gramsci, considéré comme un grand intellectuel communiste des années 1920-1930 par les progressistes en Europe de l’Ouest, ainsi que par la bourgeoisie. Antonio Gramsci, de fait, considérait que le matérialisme dialectique était secondaire, que c’était peut-être vrai, mais peut-être faux, et qu’au final cela ne comptait pas ; le matérialisme historique suffirait.

Une telle attitude libérale est extrêmement choquante du point de vue communiste, et cela en dit long sur la nature des communistes d’Europe de l’Ouest des annés 1920-1950, dont le rapport au matérialisme dialectique fut ambivalent, ambigu, réticent, hostile, etc.

Le triomphe de la révolution chinoise tient, à l’inverse, à la reconnaissance de l’universalité de la contradiction par les communistes de Chine et à leur tête Mao Zedong.

Le principe du matérialisme dialectique est absolu. Il ne s’agit pas simplement de constater qu’il y a un processus contradictoire : tout processus est contradictoire. Tout mouvement est contradiction, et inversement.

Mao dit donc :

« L’universalité ou le caractère absolu de la contradiction a une double signification: la première est que les contradictions existent dans le processus de développement de toute chose et de tout phénomène; la seconde, que, dans le processus de développement de chaque chose, de chaque phénomène, le mouvement contradictoire existe du début à la fin. »

Mao Zedong, De la contradiction

Mao Zedong cite ici Friedrich Engels et Lénine, afin de vraiment appuyer la compréhension de cette question. La contradiction n’est pas partielle, elle n’existe pas à côté d’autre chose. Elle est un processus totalitaire, englobant toute la réalité ; rien ne peut lui échapper.

Quand la bourgeoisie dénonce les « totalitarismes », elle attaque en fait le principe même de totalité, de processus complet. C’est là une importante clef idéologique.

La bourgeoisie considère que l’être humain est isolé, indépendant, il peut « penser ». Pour le matérialisme dialectique, la pensée est le reflet de la réalité, à des degrés plus ou moins synthétisés.

Inévitablement, Mao Zedong rappelle donc la conception matérialiste dialectique du reflet : tous les concepts forgés par notre pensée ne sont que des reflets des processus ayant lieu dans la réalité. Il résume cela ainsi:

« Il convient de considérer toute différence dans nos concepts comme le reflet de contradictions objectives.

La réflexion des contradictions objectives dans la pensée subjective forme le mouvement contradictoire des concepts, stimule le développement des idées, résout continuellement les problèmes qui se posent à la pensée humaine. »

Mao Zedong, De la contradiction

La pensée et ses formes n’existent qu’en tant que reflets et le rapport entre réalité objective et pensée individuelle, subjective, est nécessairement lui-même dialectique. Les concepts scientifiques se forgent donc au cours du processus ; c’est cela qui justifie le passage, par exemple, du marxisme au marxisme-léninisme.

On ne peut pas penser en-dehors d’un processus, d’un phénomène, et ce qu’on pense reflète, à différents degrés, le processus, le phénomène. On voit ici le degré de compréhension totale du matérialisme dialectique.

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Mao Zedong sur la contradiction : causes internes et causes externes

Le matérialisme dialectique a une signification universelle. La dialectique est la loi de la matière, de toute la matière, de tous les phénomènes matériels (et il n’y a que des phénomènes matériels).

Or, la société humaine est un phénomène matériel, et par conséquent elle possède une contradiction interne. C’est la conclusion logique de ce qui a été expliqué précédemment.

Voici donc ce que déduit Mao Zedong :

« Selon le point de vue de la dialectique matérialiste, les changements dans la nature sont dus principalement au développement de ses contradictions internes.

Ceux qui interviennent dans la société proviennent surtout du développement des contradictions à l’intérieur de la société, c’est-à-dire des contradictions entre les forces productives et les rapports de production, entre les classes, entre le nouveau et l’ancien. Le développement de ces contradictions fait avancer la société, amène le remplacement de la vieille société par la nouvelle. »

Mao Zedong, De la contradiction

On a là de nouveau ce que Mao Zedong souligne : on ne peut saisir la réalité qu’en se plaçant dans le mouvement du nouveau contre l’ancien. Sans cela, on a un point de vue erroné, car séparé du développement, et donc non porté par lui.

Au sein d’une société, la production et la reproduction de la vie sociale, des moyens de vivre, établissent des contradictions qui elles-mêmes amènent des changements.

Alors qu’aujourd’hui nous pouvons bien mieux saisir le rapport entre la nature et la société, leurs interrelations, nous pouvons accorder toute notre attention à ce que Mao Zedong a expliqué sur le rapport entre causes internes et causes externes.

Un phénomène, en effet, n’existe pas indépendamment du reste. Un changement dépend toujours de son environnement. Rien n’est plus faux ici que la conception subjectiviste présentant le marxisme comme une science applicable par une humanité toute puissante, ayant pour ainsi dire une capacité divine.

L’anthropocentrisme est une grave déviation, qui nie les interrelations au sein des phénomènes et le caractère unique de l’univers. Comprendre la dialectique des interrelations, c’est saisir les phénomènes dans leur cadre concret.

Voilà pourquoi Mao zedong précise :

« La dialectique matérialiste exclut-elle les causes externes? Nullement. Elle considère que les causes externes constituent la condition des changements, que les causes internes en sont la base, et que les causes externes opèrent par l’intermédiaire des causes internes. »

Cette question de la condition des changements est primordiale; elle est au cœur du refus de l’idéalisme, du cosmopolitisme, etc. qui nient la réalité générale au nom de contradictions internes arbitrairement séparées de la réalité.

Bien entendu, Mao Zedong ne cesse de souligner la dimension pratique, c’est logique puisque le matérialisme considère que c’est la matière qui compte et que celle-ci est toujours en mouvement.

Il ne s’agit pas pourtant du tout, comme on peut le penser de manière erronée, de pragmatisme. C’est une erreur récurrente de gens se prétendant parfois même maoïste, mais ne comprenant pas du tout Mao Zedong en réalité.

Pourquoi cela ? Bien sûr parce que c’est une question liée au matérialisme. La réalité ne saurait être comprise abstraitement et passivement ; il est nécessaire d’être partie prenante du processus. Le matérialisme dialectique affirme que tout est un seul processus lui-même composé de multiples processus, et que donc il faut participer au processus pour en saisir la signification.

Mao Zedong souligne ainsi que le matérialisme dialectique ne peut être compris que justement parce que le processus révolutionnaire est lancé en Chine. Voici comment Mao Zedong exprime cela, à la toute fin du premier chapitre.

« Dès qu’elle pénétra en Chine, elle provoqua d’immenses changements dans la pensée chinoise.

La conception dialectique du monde nous apprend surtout à observer et à analyser le mouvement contradictoire dans les différentes choses, les différents phénomènes, et à déterminer, sur la base de cette analyse, les méthodes propres à résoudre les contradictions. C’est pourquoi la compréhension concrète de la loi de la contradiction inhérente aux choses et aux phénomènes est pour nous d’une importance extrême. »

Mao Zedong, De la contradiction

Or, ceux qui ont une conception erronée inversent cette conception. Ils pensent que la pratique fait la réalité, alors que c’est la réalité qui impulse la pratique, justement parce que les conditions concrètes permettent aux contradictions internes de s’exprimer.

Les esprits pragmatiques s’imaginent trouver dans les enseignements de Mao Zedong des « recettes », des formules pratiques, des outils, etc. Cela n’a rien à voir avec le matérialisme dialectique.

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Mao Zedong sur la contradiction : rien n’est isolé

Mao Zedong ne serait pas, en quelque sorte, aussi inquiet dans De la contradiction, si ne faisait face au matérialisme dialectique que ce qu’il appelle « un idéalisme réactionnaire patent ». Il y a également un « évolutionnisme vulgaire » qui a été lancé par la bourgeoisie, pour contrer le matérialisme dialectique.

Cela signifie que les choses se compliquent : il n’est pas aussi simple que cela d’être matérialiste, dans la mesure où l’on peut justement être contaminé par cet évolutionnisme vulgaire. Mao Zedong présente de la manière suivante la base idéologique de ce dernier :

« La métaphysique, ou l’évolutionnisme vulgaire, considère toutes les choses dans le monde comme isolées, en état de repos ; elle les considère unilatéralement.

Une telle conception du monde fait regarder toutes les choses, tous les phénomènes du monde, leurs formes et leurs catégories comme éternellement isolés les uns des autres, comme éternellement immuables. Si elle reconnaît les changements, c’est seulement comme augmentation ou diminution quantitatives, comme simple déplacement.

Et les causes d’une telle augmentation, d’une telle diminution, d’un tel déplacement, elle ne les fait pas résider dans les choses ou les phénomènes eux-mêmes, mais en dehors d’eux, c’est-à-dire dans l’action de forces extérieures. »

Mao Zedong, De la contradiction

Il y a là quelque chose d’essentiel. Pour le matérialisme dialectique, les concepts et catégories ne sont que relatifs, car tout se transforme et chaque chose se transforme dans un ensemble, une totalité : l’Univers, lui-même en transformation.

Il n’y a donc pas de « briques » éternelles constituant la réalité. La réalité est un système dont chaque élément se transforme, tout comme l’ensemble.

L’évolutionnisme vulgaire a quant à lui une vision quantitative du monde, alors que le matérialisme dialectique a une vision qualitative. 

L’évolutionnisme vulgaire considère que le monde est fait de « briques » se rencontrant et se confrontant, que c’est là la source de tout changement possible, alors que Mao Zedong inversement souligne la « thèse de la dialectique matérialiste selon laquelle le développement des choses et des phénomènes est suscité par leurs contradictions internes ».

Le principe de la contradiction est en effet le moteur de la matière, le moteur interne, faisant qu’absolument rien ne puisse être statique est isolé.

On a coutume de résumer la conception formulée par Mao Zedong par « Un devient deux » ; en Chine populaire à l’époque de Mao Zedong, on disait également « Rien n’est indivisible ». Le rétablissement de cette connaissance, assumée en tant que telle, n’a pu être permise que par le PCF(mlm).

L’une des erreurs classiques, notamment en France justement, est de pratiquer l’évolutionnisme vulgaire en s’imaginant être marxiste.

Or, il ne s’agit pas simplement de regarder un phénomène et d’en rechercher le moteur interne. Il faut également saisir la nature de ce phénomène, son interrelation avec les autres phénomènes.

Ce point est considéré, paradoxalement, comme de la « métaphysique » par les évolutionnistes vulgaires se prétendant marxiste !

En réalité, ne pas saisir les interrelations, c’est en revenir aux « briques » séparées formant la réalité, même si on emprunte au matérialisme dialectique le principe du moteur interne.

Car pour le matérialisme dialectique, les deux aspects formant le moteur d’un phénomène ne sauraient exister de manière « indépendante ». C’est tout le principe d’indépendance que remet fondamentalement en cause le matérialisme dialectique.

Cela ne remet pas en cause que le moteur soit la contradiction interne ; il s’agit simplement de saisir qu’un processus dialectique n’existe pas indépendamment des autres processus, même s’il a sa dynamique propre justement avec son saut qualitatif.

Mao Zedong affirme donc :

« La conception matérialiste-dialectique veut que l’on parte, dans l’étude du développement d’une chose ou d’un phénomène, de son contenu interne, de ses relations avec d’autres choses ou d’autres phénomènes, c’est-à-dire que l’on considère le développement des choses ou des phénomènes comme leur mouvement propre, nécessaire, interne, chaque chose, chaque phénomène étant d’ailleurs, dans son mouvement, en liaison et en interaction avec les autres choses, les autres phénomènes qui l’environnent. »

Mao Zedong, De la contradiction

Ces mots, « étant d’ailleurs », sont d’une signification essentielle pour comprendre le matérialisme dialectique. L’Univers est un, il est un ensemble, sa réalité est une. L’évolutionnisme vulgaire pseudo-marxiste le décompose pourtant de manière arbitraire, en prenant certains bouts pour les « interpréter » de manière faussement matérialiste.

C’est notamment le « matérialisme historique » qui a pu être ici prétexte à une escroquerie bourgeoise, en étant séparé du matérialisme dialectique, avec des éléments historiques pris au hasard et expliqués de manière subjectiviste et idéaliste, mais avec un vocabulaire pseudo-marxiste. Il manquait toujours la liaison avec l’ensemble, avec le mouvement d’ensemble.

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Mao Zedong sur la contradiction : en défense du matérialisme dialectique

« Nous parlons souvent du « remplacement de l’ancien par le nouveau ». Telle est la loi générale et imprescriptible de l’univers. »

« La connaissance de la matière par l’homme, c’est la connaissance de ses formes de mouvement, étant donné que, dans le monde, il n’y a rien d’autre que la matière en mouvement. »

C’est en août 1937, dans la base rouge du Yenan, que Mao Zedong a écrit une œuvre d’une importance capitale pour le matérialisme dialectique : De la contradiction. Le contenu en fut expliqué à l’Université anti-japonaise, ayant une nature politico-militaire, puis révisé pour publication. L’œuvre devint un classique, étant produit par la révolution chinoise et permettant à la révolution démocratique chinoise de disposer d’un fondement solide : une juste compréhension du matérialisme dialectique.

De la contradiction fut immensément appréciée également dans les autres pays; il s’agit d’une œuvre explicative d’une très grande portée, présentant la substance du matérialisme dialectique d’une manière parfaitement lisible et avec un grand esprit de conséquence.

C’était à la fois une introduction au matérialisme dialectique, et en même temps une formidable synthèse ; Mao Zedong a réalisé cette étude en procédant à la formation de six chapitres, dont la liaison interne est à comprendre pour en saisir la perspective.

Le problème est déjà naturellement que si tout est dialectique, alors ce qu’on explique l’est aussi. Comment alors faire comprendre ce qu’on explique, puisqu’on ce qu’on explique est déjà dans l’explication elle-même ? 

Pour résoudre de manière productive cette problématique, Mao Zedong procède de la manière suivante.

La première étape est une simple constatation : il existe deux manières de voir les choses. Dans l’histoire de l’humanité jusqu’à présent, il y a l’idéalisme et le matérialisme, c’est-à-dire d’un côté le fait de séparer le corps et l’esprit, de l’autre le fait de ne pas le faire. L’idéalisme croit en un monde idéal et parallèle, non matériel c’est-à-dire spirituel, alors que le matérialisme considère que seule la matière existe.

Une fois qu’il a exposé cela, Mao Zedong présente le point de vue matérialiste, en expliquant le principe de la contradiction. C’est la base du matérialisme dialectique: le matérialisme ne peut pas être compris sans saisir la dialectique.

Pour cette raison, Mao Zedong montre d’abord la signification générale de la contradiction, sa valeur universelle, pour ensuite s’attarder sur la question de la nature spécifique de la contradiction, c’est-à-dire le fait que la contradiction, au-delà d’être un principe général, est vrai partout et qu’il faut donc saisir sa réalité dans chaque phénomène.

On a d’abord le principe, la substance, ensuite la constatation de cette substance dans chaque phénomène, puis un retour logique à la perspective générale. A ce titre, Mao Zedong continue d’affiner en faisant une distinction entre les contradictions au sein d’un même phénomène : il faut qu’il y en ait un qui prime. C’est ce qu’on appelle l’aspect principal.

Une fois cela fait, il a alors expliqué la contradiction en tant que réalité générale et il peut donc effectuer une synthèse en portant son attention sur la lutte et l’identité des deux aspects de la contradiction, c’est-à-dire la question de savoir à quel moment une contradiction amène un saut qualitatif, à travers un antagonisme.

Tel est le plan de l’œuvre, d’une discipline à toute épreuve.

Car le point de départ de Mao Zedong est le matérialisme dialectique, idéologie inscrite au cœur de l’Union Soviétique par Staline. On a ici l’expression d’une fidélité et d’une continuité.

C’est quelque chose de très erroné que l’attitude des mouvements étudiants des années 1960 en Europe de l’Ouest, qui ont opposé Mao Zedong à Staline, tout cela parce qu’ils ne connaissaient rien au matérialisme dialectique et à Staline, en raison de l’influence massive du révisionnisme et du social-impérialisme soviétique.

Mao Zedong est en pratique le produit des conditions concrètes de la Chine, mais avec comme moteur idéologique l’URSS de Staline.

Les premières phrases de De la contradiction se veulent un rappel immédiat de l’idéologie communiste définie par l’URSS de Staline :

« La loi de la contradiction inhérente aux choses, aux phénomènes, ou loi de l’unité des contraires, est la loi fondamentale de la dialectique matérialiste.

Lénine dit:

« Au sens propre, la dialectique est l’étude de la contradiction dans l’essence même des choses … ». »

Mao Zedong parle, en effet, dans ce document, en tant que dirigeant du Parti Communiste de Chine, et il se veut ici le garant de l’idéologie face aux déviationnistes. On est ici dans le cadre du mouvement communiste, où la défense de l’idéologie est primordiale ; une erreur idéologique est considérée comme ayant des conséquences infiniment graves, puisque c’est le Parti Communiste qui dirige la révolution : si ses analyses sont erronées, alors la révolution ne peut pas avancer.

On a ici affaire au primat de l’idéologie et Mao fait une présentation générale de la substance même du matérialisme dialectique, afin de le défendre.

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La paupérisation selon Marx : la signification de la polémique franco-italienne

En 1961, Maurice Thorez publiait un ouvrage intitulé « La paupérisation des travailleurs français », la couverture se voyant barré d’une inscription où on lisait : « une tragique réalité ». Les textes consistaient en l’assemblage d’articles écrits par Maurice Thorez entre 1955 et 1957.

Cet ouvrage est à la fois le produit du révisionnisme d’après 1945 et la base théorique pour toute la réflexion révisionniste dans la seconde partie du 20e siècle. C’est la véritable théorisation de l’inscription de la lutte réformiste dans les institutions, au nom d’une prétendue paupérisation générale.

Le décalage par rapport aux thèses de Karl Marx est ici très clair ; il ne s’agit pas d’une négation de la thèse de Karl Marx, mais d’une relecture procédant à une révision. Ainsi, dans l’article La situation économique de la France (Mystifications et réalité), en date du 25 janvier 1955, Maurice Thorez témoigne qu’il a bien compris les deux aspects de la question de la paupérisation :

« On dit que la Sécurité sociale s’est développée. Mais on devrait aussi constater que les accidents, les maladies, le chômage, etc., tous les maux auxquels elle doit servir de palliatif, se sont accentués.

Il ne faut pas oublier que, si la bourgeoisie introduit un certain nombre de mesures de protection de la santé des travailleurs, elle ne le fait que sous la pression des masses. Et ensuite elle s’efforce d’en profiter pour accroître l’intensité du travail.

Ce qui, naturellement, conduit à une aggravation nouvelle des conditions de santé : souvent, en effet, les mesures sanitaires et sociales sont plus que compensées par le renforcement du taux d’exploitation, et le résultat final est négatif. »

Voici un autre exemple de perspective intéressante dans la saisie des deux aspects, qu’on trouve dans l’article Nouvelles données sur la paupérisation (Réponse à Mendès France), en août 1955 :

« Reste le luxe de l’auto, accessible, dit-on, à la classe ouvrière. En réalité, l’automobile est souvent une nécessité aux États-Unis, comme le vélo en Hollande, comme, de plus en plus, le scooter dans la région parisienne.

L’ouvrier américain qui achète une voiture d’occasion obéit à deux raisons : d’abord, il travaille en règle générale très loin de son domicile ; d’autre part, la totalité des transports est entre les mains de sociétés privées, qui se soucient beaucoup plus des intérêts de leurs actionnaires que ceux du public. »

Cependant, Maurice Thorez considère qu’il y a simplement modification des formes de consommation, pas élargissement de la consommation.

Dans le même article, il soutient que le niveau de vie des années 1950 est inférieur à précédemment ; il ne constate pas de croissance réelle des forces productives. C’est là la clef de la pensée de Maurice Thorez dans les années d’après-guerre, et c’est ce qui le fait dire dans son discours de clôture au Comité central du Parti Communiste français, le 27 janvier 1955 :

« Une deuxième loi marxiste, celle de l’accumulation du capital, enseigne que la classe ouvrière ne peut échapper, sous le capitalisme, à la paupérisation relative et absolue.

Cette loi, elle aussi, a été niée obstinément surtout par les dirigeants socialistes, dont toute la politique de conciliation des classes repose sur le mensonge d’une amélioration régulière de la condition des ouvriers.

Mais les faits sont têtus : les faits montrent que le salaire horaire du métallurgiste parisien a baissé de moitié depuis 1938. Le nombre des ouvriers qualifiés diminue. Les salaires additionnés de tous les membres de la famille, femmes et enfants compris, représentant à peine ce que le père touchait à lui seul autrefois.

Les loyers augmentent sans arrêt, beaucoup d’ouvriers sont condamnés au taudis. Les travailleurs de Paris mangent moins de viande que sous le Second Empire. »

Le même constat est fait, dans l’article Encore une fois la paupérisation !, paru dans les Cahiers du communisme en octobre 1957 :

« En Allemagne occidentale, la paupérisation de la classe ouvrière s’affirme parallèlement à la concentration du capital. Le coût de la vie s’élève. La rationalisation capitaliste, le perfectionnement des méthodes techniques d’exploitation aggravent chaque jour les conditions de travail (…).

Quant au gouvernement de Londres, on se rappelle qu’il avait promis de doubler le niveau de la population en vingt-cinq ans ! Pourtant, les faits ont parlé un tout autre langage (…). Aux États-Unis, les indices de ralentissement de l’activité économique se multiplient (…).

Un autre procédé polémique consiste à faire appel à l’armée des acheteurs de scooters et de machines à laver !

Outre que l’on comprend parfaitement la volonté d’une classe ouvrière formée dans les conditions historiques modernes de bénéficier du progrès technique, l’œuvre de ses mains, ne voit-on pas surtout qu’il s’agit ici d’un besoin objectif, d’un élément objectif du niveau de vie dû à certaines conditions matérielles ?

Autrefois, les ouvriers du bâtiment pouvaient acheter en banlieue un lopin de terre sur lequel ils bâtissaient le dimanche leur petite maison, à proximité des zones d’expansion urbaine et de travail.

Aujourd’hui, ils n’ont plus, pour la plupart, les moyens de le faire, mais en revanche le vélomoteur leur est nécessaire pour couvrir les longs trajets qui séparent leur domicile de leur chantier (…).

Il est bien évident que pour renouveler la force de travail, la quantité des moyens de consommation objectivement nécessaires est plus grande aujourd’hui qu’il y a cent ans !

Même les trois semaines de congé payé sont-elles autre chose qu’une nécessité vitale en fonction de l’intensification du travail et de l’usure physiologique grandissante ? (…)

Le président du Parti communiste américain, le camarade William Z. Foster, a écrit dans son article reproduit au numéro 1 des Cahiers du Communisme, en janvier de cette année, que « le jeu de la loi de paupérisation des masses peut être vérifié aux États-Unis, pays tant vanté de la « prospérité » capitaliste. »

On s’étonne qu’une note discordante figure dans l’article publié, au numéro de janvier-février de Rinascita, la revue politique et culturelle de notre parti frère d’Italie, sous le titre : « La voie italienne au socialisme, origines et traits de notre politique. »

Le camarade Spano écrit : « La question de la paupérisation absolue et relative de la classe ouvrière en régime capitaliste est posée par les camarades français comme une loi catégorique, immuable, mais par les camarades italiens et, croyons-nous, par Marx, elle est posée comme une loi de tendance.

En tirant avec une stricte logique toutes les conséquences politiques de la façon de poser le problème qu’adoptent les camarades français, on devrait conclure à l’impossibilité pour la classe ouvrière de réaliser aucune conquête dans le cadre de la société capitaliste, à la nécessité pour la classe ouvrière de poser chacune de ses revendications en termes de rupture révolutionnaire pour la conquête du pouvoir. »

Ainsi, le camarade Spano, après beaucoup d’autres [appartenant par contre aux socialistes], reproche à notre Parti de concevoir les effets de la paupérisation comme quelque chose d’immuable, quelque chose contre quoi la classe ouvrière ne pourrait rien tenter (…).

Il dit textuellement qu’au sujet de la paupérisation comme des nationalisations, « les camarades français prennent des positions qui les confinent dans une fonction de pure propagande. »

A vrai dire, reconnaît-il, les communistes français sortent parfois de la propagande pour agir, mais c’est simple illogisme de leur part ! »

De fait, le Parti Communiste italien rejettera la thèse de la paupérisation, pour celle de l’amélioration permanente de la situation des masses au moyen l’institutionnalisation. Le Parti Communiste français fera de même, mais avec une institutionnalisation qu’il prétendra réfuter, au nom de la thèse – maintes fois reformulées – de Maurice Thorez sur la paupérisation.

Le Parti Communiste italien est ainsi apparu, en 1968, déjà comme le partisan de l’institutionnalisation, permettant une vraie réflexion sur le capitalisme moderne et l’affirmation de l’autonomie prolétaire.

En France, par contre, le Parti Communiste français maintenant une fausse aura d’opposant, maintenant son ancrage dans la société française, lui permettant de maintenir son existence après 1989, au contre du Parti Communiste italien. Par la thèse sur la paupérisation, le Parti Communiste français a su se placer comme force « sociale » opposée à la pauvreté, se transformant ainsi en appendice de gauche du réformisme modernisateur.

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La paupérisation selon Marx : l’organisation scientifique de la pauvreté

L’expérience la plus avancée dans la « zone des tempêtes » fut faite au Pérou, avec Gonzalo, qui aborde de manière ouverte la question de la pauvreté.

Voici comment le Parti Communiste du Pérou synthétise cette question :

« Le Président Gonzalo attribue une importance particulière à l’organisation scientifique de la pauvreté, principe qui nous vient de Marx, et qui signifie, pour nous, organiser la paysannerie,- principalement la pauvre – et les masses les plus pauvres des villes en Parti Communiste, Armée Populaire de Guérilla et en Etat Nouveau qui se concrétise en Comités Populaires.

Il établit la relation suivante: parler du problème paysan c’est parler du problème de la terre, et parler du problème de la terre c’est parler du problème militaire, et parler du problème militaire c’est parler du problème du Pouvoir, de l’Etat Nouveau auquel nous arrivons par la révolution démocratique que dirige le prolétariat à travers son Parti, le Parti Communiste. » (La révolution démocratique, 1988)

Comme on le voit, il est ici spécifiquement parlé de la paysannerie se désagrégeant dans les conditions particulières d’un pays semi-colonial semi-féodal.

Voici un autre passage où ce même point de vue est exprimé, pour formuler en quoi la cordillère des Andes forme le cœur du projet du Parti Communiste du Pérou, de par sa réalité sociale.

« Il spécifie la nécessité d’organiser scientifiquement la pauvreté et remarque que ceux qui sont les plus disposés à se rebeller, ceux qui réclament le plus ardemment que l’on organise la rébellion, sont les plus pauvres parmi les masses et qu’il faut prêter une attention toute spéciale à l’organisation révolutionnaire scientifique des masses.

Cela ne va pas à l’encontre des critères de classes, mais nous démontre que la pauvreté a son origine dans l’exploitation, dans la lutte de classes.

« La misère existe et elle côtoie de fabuleuses richesses, même les utopistes savaient, qu’elles vont de pair; énorme et provocante richesse à côté d’une pauvreté criante qui la dénonce. Il en est ainsi parce que l’exploitation existe ».

Thèse rattachée à Marx qui découvrit la puissance révolutionnaire de la pauvreté et la nécessité de l’organiser scientifiquement, c’est-à- dire, pour la révolution; Marx qui nous enseigna que le prolétariat, n’ayant pas de propriété, est l’unique classe créatrice qui détruira la propriété et se détruira elle-même en tant que classe.

Et à Lénine qui nous enseigna que la révolution sociale ne surgit pas des programmes, mais du fait que des millions de personnes disent qu’au lieu de mourir en souffrant de la faim elles préfèrent mourir pour la révolution.

Et au Président Mao qui conçoit que la pauvreté stimule le désir de changement, d’action, de révolution, qu’elle est une feuille de papier blanc, nue, sur laquelle on peut écrire les mots les plus nouveaux et les plus beaux (…).

Cette particularité est stratégique, car elle permet de comprendre que la révolution, dans le monde, se définit du côté des plus pauvres qui constituent la majorité et sont le plus disposés à se rebeller et, aussi, que dans chaque révolution on doit aller aux plus pauvres en appliquant les trois conditions que l’organisation scientifique de la pauvreté exige : l’idéologie, la guerre populaire et le Parti Communiste.

C’est ainsi que le Président Gonzalo nous dit: « la pauvreté est une force motrice de la révolution, les pauvres sont les plus révolutionnaires, la pauvreté est le plus beau des chants…. la pauvreté n’est pas un opprobre, c’est un honneur; notre cordillère avec ses masses est la source de notre révolution; ces masses, sous la direction du Parti Communiste, construiront de leurs mains un monde nouveau. Leur guide: l’idéologie, leur moteur: la lutte armée, leur direction: le Parti Communiste. » (La ligne de masses, 1988)

Il va de soi que toute utilisation de ces passages hors de leur contexte, de leur réalité historique, aboutirait à la thèse erronée et unilatérale de la paupérisation absolue.

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La paupérisation selon Marx et l’interprétation révisionniste

C’est après 1945 que va exister, dans le mouvement communiste internationale, une affirmation de la paupérisation générale, au mépris de la réalité du cycle d’accumulation capitaliste se relançant.

L’erreur initiale ne vient pas de la question de la paupérisation, mais d’une interprétation erronée de la situation d’après-guerre, erreur effectuée par Staline dans Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, publié en 1952. On y lit l’évaluation erronée :

« Le résultat économique le plus important de la deuxième guerre mondiale et de ses conséquences pour l’économie a été la désagrégation du marché mondial unique, universel. Ce qui a déterminé l’aggravation ultérieure de la crise générale du système capitaliste mondial.

La deuxième guerre mondiale a été elle-même engendrée par cette crise. Chacune des deux coalitions capitalistes engagées dans le conflit, espérait pouvoir battre l’adversaire et asseoir sa domination sur le monde. C’est en cela qu’elles cherchaient une issue à la crise.

Les États-Unis d’Amérique comptaient mettre hors de combat leurs concurrents les plus dangereux, l’Allemagne et le Japon, s’emparer des marchés étrangers, des ressources mondiales de matières premières et asseoir leur domination sur le monde.La guerre cependant n’a pas donné raison à leurs espoirs. Il est vrai que l’Allemagne et le Japon ont été mis hors de combat eu tant que concurrents des trois principaux pays capitalistes : U.S.A., Grande-Bretagne, France.

Mais on a vu d’autre part se détacher du système capitaliste la Chine et les pays de démocratie populaire en Europe, pour former avec l’Union soviétique un seul et vaste camp socialiste, opposé au camp du capitalisme.

Le résultat économique de l’existence des deux camps opposés fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, ce qui fait que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre (…).

Il s’ensuit que la sphère d’application des forces des principaux pays capitalistes (U.S.A., Grande-Bretagne, France) aux ressources mondiales, ne s’étendra pas mais diminuera ; que les conditions, quant aux débouchés mondiaux, s’aggraveront pour ces pays, et que la sous-production des entreprises y augmentera.

C’est en cela que consiste proprement l’aggravation de la crise générale du système capitaliste universel, à la suite de la désagrégation du marché mondial.

C’est ce que les capitalistes comprennent fort bien, car il est difficile de ne pas ressentir la perte de marchés tels que l’U.R.S.S., la Chine. Ils s’attachent à remédier à ces difficultés par le « plan Marshall », par la guerre en Corée, par la course aux armements, par la militarisation de l’industrie. Mais cela ressemble fort au noyé qui s’accroche à un brin de paille.

Devant cette situation deux problèmes se posent aux économistes :

a) Peut-on affirmer que la thèse bien connue de Staline sur la stabilité relative des marchés en période de crise générale du capitalisme, thèse formulée avant la deuxième guerre mondiale, — reste toujours en vigueur ?

b) Peut-on affirmer que la thèse bien connue, formulée par Lénine au printemps de 1916, selon laquelle, malgré sa putréfaction « dans l’ensemble le capitalisme se développe infiniment plus vite que naguère », — reste toujours en vigueur ?

Je pense qu’on ne saurait l’affirmer. Étant donné les nouvelles conditions dues à la deuxième guerre mondiale, il faut considérer ces deux thèses comme périmées. »

C’était là une erreur d’interprétation de la situation, aboutissant à une remise en cause d’une analyse juste. Le bloc capitaliste était considérée comme ne pouvant pas s’extirper de la crise d’avant la guerre, faisant face qui plus est au bloc socialiste.

C’était une sous-estimation de la puissance de l’impérialisme américain, nullement touché par les destructions de la guerre, disposant d’une hégémonie complète dans les pays capitalistes, avec une puissance interne en pleine lancée.

Les révisionnistes en Union Soviétique et dans les pays de l’Est européen se profilèrent alors comme les meilleurs « cadres » d’un productivisme « neutre », puisque mécaniquement le bloc socialiste devait l’emporter économiquement sur le bloc capitaliste.

Fort logiquement, les révisionnistes assumèrent alors la thèse de la paupérisation générale. Le bloc capitaliste était considérée comme n’ayant plus rien à proposer. Le Manuel d’économie politique soviétique de 1955 – soit deux années après la mort de Staline et le basculement dans le révisionnisme – a ainsi un point de vue unilatéral sur la paupérisation générale, absolue :

« La voie du développement du capitalisme est celle de l’appauvrissement et de la sous-alimentation pour l’immense majorité des travailleurs. En régime bourgeois, l’essor des forces productives n’apporte pas aux masses laborieuses un allègement de leur situation, mais une aggravation de leur misère et de leurs privations (…).

La reproduction élargie en régime capitaliste aboutit nécessairement à la paupérisation relative et absolue de la classe ouvrière.

La paupérisation relative est la diminution de la part de la classe ouvrière dans le revenu national des pays capitalistes. La paupérisation absolue est l’abaissement pur et simple du niveau de vie de la classe ouvrière (…).

Le pourrissement du capitalisme augmente la paupérisation de la classe ouvrière et des masses travailleuses de la paysannerie. »

Comme on le voit, il y a une ambiguïté, puisqu’il semble y avoir d’un côté une juste compréhension du principe de paupérisation, de l’autre la considération qu’on est dans un contexte de crise. Mais le même manuel explique de manière erronée que :

« Marx a découvert la loi générale de l’accumulation capitaliste qui détermine l’accroissement de la richesse et du luxe à un pôle de la société et l’accroissement de la misère, de l’oppression, des tourments du travail à l’autre pôle. Il a montré que le développement du capitalisme entraîne la paupérisation relative et absolue du prolétariat, qui creuse encore l’abîme entre le prolétariat et la bourgeoisie, aggrave la lutte de classes entre eux. »

La première phrase correspond au point de vue de Karl Marx ; la seconde est unilatérale et fausse.

Or, la tendance de nombreux Partis Communistes d’Europe de l’Ouest des années 1950 a été précisément d’adopter une telle ligne, accusant le capitalisme de procéder à une paupérisation absolue générale.

En France, Maurice Thorez est à la tête de cette affirmation de la paupérisation du prolétariat français. Si le Parti Communiste français rejette finalement cette thèse, en 1964 à son XVIIecongrès, le rapport du Comité Central parle encore d’une situation de « véritable régression sociale ».

Les progrès de l’accumulation capitaliste dévalueront toujours plus les partis communistes devenus révisionnistes, renforçant à l’opposé la social-démocratie dénonçant justement la thèse de la paupérisation.

À l’opposé, le Parti Communiste de Chine, comprenant l’importance prise par les États-Unis d’Amérique et la nature des pays capitalistes connaissant un développement, parlera de déplacement du centre de gravité de la révolution mondiale vers la « zone des tempêtes » : l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine.

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La paupérisation selon Marx : la position juste de l’Internationale Communiste


Il existe une évolution dans l’utilisation du principe de paupérisation par le mouvement communiste international. La question à l’arrière-plan est celle du rapport à la crise : celle-ci est-elle générale ou pas ?

Ainsi, en 1919, alors que l’Europe est exsangue du fait de la Première Guerre mondiale impérialiste, l’Internationale Communiste fait un appel où elle décrit la situation comme relevant, sans le dire tel quel mais on le comprend, de la paupérisation générale.

« Les contradictions du régime capitaliste se révélèrent à l’humanité à la suite de la guerre, sous forme de souffrances physiques : la faim, le froid, les maladies épidémiques et une recrudescence de barbarie. Ainsi est jugée sans appel la vieille querelle académique des socialistes sur la théorie de la paupérisation et du passage progressif du capitalisme au socialisme.

Les statisticiens et les pontifes de la théorie de l’arrondissement des angles avaient, pendant des dizaines d’années, recherché dans tous les coins du monde des faits réels ou imaginaires capables de démontrer le progrès du bien-être de certains groupes ou catégories de la classe ouvrière.

La théorie de la paupérisation des masses était regardée comme enterrée sous les coups de sifflets méprisants des eunuques occupant les tribunes universitaires de la bourgeoisie et des mandarins de l’opportunisme socialiste.

Maintenant ce n’est pas seulement la paupérisation sociale, mais un appauvrissement physiologique, biologique, qui se présente à nous dans toute sa réalité hideuse.

La catastrophe de la guerre impérialiste a balayé de fond en comble toutes les conquêtes des batailles syndicalistes et parlementaires. Et pourtant cette guerre est née des tendances internes du capitalisme dans la même mesure que les marchandages économiques ou les compromis parlementaires qu’elle a enterrés dans le sang et dans la boue. »

Par contre, dans son panorama du capitalisme fait en 1928, on ne voit pas trace de la « paupérisation générale », mais bien par contre les thèmes employés dans le prolongement qu’avait Karl Marx de parler de la paupérisation comme misère sociale.

C’est qu’on ici dans le cadre d’une crise relativement dépassée.

« A l’un des pôles des rapports sociaux, formation de masses considérables de prolétaires, intensification continue de l’exploitation de la classe ouvrière, reproduction sur une base élargie des contradictions profondes du capitalisme et de leurs conséquences (crises, guerres, etc.), augmentation constante de l’inégalité sociale, croissance de l’indignation du prolétariat rassemblé et éduqué par le mécanisme même de la production capitaliste, tout cela sape infailliblement les bases du capitalisme et rapproche le moment de son écroulement.

Un profond bouleversement se produisit en même temps dans tout l’ordre moral et culturel de la société capitaliste: décomposition parasitaire des groupes de rentiers de la bourgeoisie, dissolution de la famille, exprimant la contradiction croissante entre la participation en masse des femmes à la production sociale et les formes de la famille et de la vie domestique héritées dans une large mesure des époques économiques antérieures; développement monstrueux des grandes villes et médiocrité de la vie rurale par suite de la division et de la spécialisation du travail; appauvrissement et dégénérescence de la vie intellectuelle et de la culture générale; incapacité de la bourgeoisie de créer, en dépit des grands progrès des sciences naturelles, une synthèse philosophique scientifique du monde; développement des superstitions idéalistes, mystiques et religieuses, tous ces phénomènes signalent l’approche de la fin historique du système capitaliste. »

De manière intéressante, le dit programme dénonce la social-démocratie pour avoir abandonné le principe de paupérisation.

« Dans le domaine de la théorie, la social-démocratie, passant du révisionnisme à un réformisme libéral-bourgeois achevé et au social-impérialisme avéré, a complètement renié le marxisme: à la doctrine marxiste de contradictions du capitalisme, elle a substitué la doctrine bourgeoise du développement harmonieux du régime; elle a relégué aux archives la doctrine des crises et de la paupérisation du prolétariat; elle a transformé la théorie ardente et menaçante de la lutte de classes en prédication banale de la paix des classes; elle a transformé la doctrine de l’aggravation des antagonismes de classes en la fable petite-bourgeoise de la ‘démocratisation’ du Capital; à la théorie de l’inévitabilité des guerres en régime capitaliste; elle a substitué la duperie bourgeoise du pacifisme et la prédication mensongère du superimpérialisme; elle a échangé la théorie de la chute révolutionnaire du capitalisme contre la fausse monnaie du capitalisme ‘sain’ se transformant paisiblement en socialisme, à la révolution elle substitue l’évolution; à la destruction de l’État bourgeois; la participation active à son édification; à la doctrine de la dictature du prolétariat; la théorie de la coalition avec la bourgeoisie; à la doctrine de la solidarité prolétarienne internationale; celle de la défense nationale impérialiste, au matérialisme dialectique de Marx, une philosophie idéaliste en coquetterie avec les déchets religieux de la bourgeoisie. »

Pareillement, les résolutions de 1930 n’emploient le principe de paupérisation qu’au sujet de deux secteurs : tout d’abord, la paysannerie qui, effectivement, s’effondre comme classe pour céder à la prolétarisation.

Ensuite, ce qui se déroule « dans les pays de type colonial », à savoir la paupérisation inouïe des ouvriers et des paysans.

Par la suite, de manière juste, l’Internationale Communiste soulignera la paupérisation propre aux régimes fascistes, qui pressurisent effectivement les masses au maximum et font reculer leur niveau de vie.

En mai 1939, on lit ainsi au sujet de l’Allemagne nazie dans la Correspondance Internationale :

« Même d’après la statistique fasciste officielle, une augmentation de 16,5 % de la population [par rapport à 1928 avec les annexions] s’oppose à une augmentation de 5,5 % de la production d’articles industriels de consommation.

Si nous faisons encore entrer en ligne de compte la baisse énorme de la qualité des marchandises, le fait qu’une notable partie des articles de consommation est destinée à l’armée et celui que la consommation des classes dominantes n’a pas diminué, nous voyons en toute évidence le processus d’appauvrissement des travailleurs.

De nombreux signes indiquent que le moment est proche en Allemagne où la pauvreté du pays engendré par les armements devient un obstacle à la production. »

On est ici dans la stricte interprétation du marxisme.

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La paupérisation selon Marx : «mais aussi dans un sens social»

Lénine avait tout à fait compris la question, bien entendu. Voici ce qu’il dit, dans un article de 1899 intitulé Karl Kautsky, Bernstein et le programme social-démocrate :

« Bernstein dit de la « théorie de la misère » de Marx ou « théorie de la paupérisation » qu’elle est abandonnée en général.

Kautsky montre qu’il s’agit ici de nouveau d’une exagération trompeuse de l’ennemi et que Marx n’a jamais affirmé une théorie de ce type.

Marx parlait de l’augmentation de la misère, de l’humiliation, etc., faisant remarquer en même temps quant à la tendance faisant opposition et aux forces sociales réelles, qui seules sont en situation d’en appeler à cette tendance.

Les mots de Marx quant à augmentation de la misère sont totalement confirmés par les faits : premièrement, nous voyons vraiment que le capitalisme a la tendance de produire la misère et de la renforcer, une misère qui prend une proportion violente, quand manque la tendance faisant opposition mentionnée plus haut.

Deuxièmement, la misère n’augmente pas au sens physique, mais au sens social, c’est dans le sens que le niveau grandissant des besoins de la bourgeoisie et les besoins de toute la société sont en rapport déséquilibré par rapport au niveau de vie des masses travailleuses.

Bernstein faisait de l’ironie au sujet d’une telle conception de la « misère », comme quoi il s’agissait d’une conception dans un sens borné.

Kautsky montre comme contre-attaque que les gens comme Lassalle, Rodbertus, Engels, ont remarqué avec une pleine décision qu’il ne fallait pas saisir la misère simplement dans un sens physique, mais aussi dans un sens social. »

Lénine, Karl Kautsky, Bernstein et le programme social-démocrate :

La chose était tout à fait entendue dans la social-démocratie : il n’y aucun misérabilisme et pas de conception d’une paupérisation absolue comme loi du mode de production capitaliste.

Ce serait même en contradiction fondamentale avec les lois essentielles du développement capitaliste. Citons ici une autre importante figure social-démocrate, Rosa Luxembourg.

Dans L’accumulation du capital, elle aborde très brièvement la question, pour dénoncer bien sûr la position d’Eduard Bernstein :

« De la détermination des salaires par les lois de la valeur d’échange, il s’avère de fait qu’avec le progrès de la productivité du travail, la part des ouvriers dans le produit devient de plus en plus petite.

Nous sommes ici au point Archimède du « système » de Rodbertus. La « baisse de la part du salaire » est la plus importante idée « à lui », qu’il a répété depuis son premier écrit social (probablement 1839) jusqu’à sa mort et qu’il considère comme « son bien propre ».

Bien que cette « idée » soit une simple conclusion de la théorie de la valeur de Ricardo, elle est implicitement contenue dans la théorie de la théorie des fonds de salaire, qui a dominé l’économie nationale bourgeoise des classiques jusqu’à l’apparition du Capital de Marx.

Néanmoins, avec cette « découverte », Rodbertus croit qu’il est devenu une sorte de Galilée dans l’économie nationale, et il fait de sa « baisse de la part du salaire » l’explication de tous les maux et les contradictions de l’économie capitaliste.

De la chute de la part du salaire, il déduit ainsi avant tout le paupérisme qui, aux côtés des crises, consiste en la « question sociale » par excellence..

Et il serait conseillé de recommander aux assassins de Marx de porter leur attention sur le fait que ce ne soit pas Marx, mais bien Rodbertus qui a été beaucoup plus proche d’eux, qui a mis en place une théorie de l’appauvrissement en tant que tel, et dans la forme la plus grossière, et à la différence de Marx, non pas comme phénomène d’accompagnement, mais comme point central de la « question sociale ».

Voyez par exemple sa preuve de la paupérisation absolue de la classe ouvrière dans sa première lettre sociale à von Kirchmann. »

Rosa Luxembourg est ici davantage critique avec Karl Rodbertus ; cela tient à sa version particulière de la compréhension du mode de production capitaliste, justement expliquée dans L’accumulation du capital. Elle considérait que le capitalisme ne pouvait continuer son développement que par l’assimilation de zones non capitalistes.

Elle n’accordait pas d’importance en tant que telle à la paupérisation, voyant une certaine stabilité dans le niveau de vie. Cette erreur va être malheureusement puissamment partagée dans le mouvement communiste.

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La paupérisation selon Marx : Karl Kautsky contre Eduard Bernstein

Au congrès de la social-démocratie allemande à Lübeck en septembre 1901, Karl Kautsky rappela la conception marxiste de la paupérisation. Il le fit à l’occasion d’un discours « contre les conceptions révisionnistes d’Eduard Bernstein », celui-ci caricaturant justement la question.

Le marxisme n’a jamais parlé d’une paupérisation générale de manière unilatérale, c’est Eduard Bernstein qui a accusé le marxisme de le faire.

Voici ce que dit Karl Kautsky à ce congrès, rappelant que le marxisme n’a donc jamais posé la question en ces termes :

« Qu’en est-il avec la théorie de la paupérisation ?

Elle dit que tout doit devenir plus difficile, avant que cela puisse aller mieux, que le prolétariat coule toujours davantage dans la misère, jusqu’à ce qu’il soit devenu toujours plus sans résistance, et qu’ensuite un grand jour de la libération fait irruption.

Camarades, cette théorie de la paupérisation a-t-elle déjà été partagé par qui que ce soit cherchant à attirer l’attention sur un aspect important ?

Certainement pas. Cette théorie de la paupérisation est réfutée depuis bien longtemps, et même par personne d’autre que Karl Marx dans son Capital.

Cette formule n’est à comprendre que comme tendance, et pas comme une vérité obligatoire ; il n’est à comprendre qu’ainsi : le capital doit aller dans le sens de former une situation toujours plus misérable au prolétariat, afin d’augmenter sa plus-value.

Cela est connu ; mais Marx lui-même a défini l’effet contraire, lui-même a été un combattant précurseur de la protection des travailleurs, un des premiers qui a fait remarquer l’importance des syndicats, quand les autres socialistes n’en voulaient rien savoir, déjà en 1847.

Il a donc montré que cette tendance est absolument nécessaire, mais qu’elle ne conduit pas de manière absolument nécessaire à la pression vers le bas de l’ouvrier.

Mais nous nous distinguons en cela des réformistes bourgeois, qu’eux croient que cette tendance peut être dépassée en elle-même, qu’une paix sociale peut être instaurée, un état, où le capital n’aurait pas à aller dans le sens d’une pression vers le bas de l’ouvrier. »

Karl Kautsky parle d’une opposition à la misère par le prolétariat en lutte, mais l’enjeu est bien plus grand et il l’avait alors bien vu. Il s’agit d’une misère sociale, pas d’une misère dans un sens étroit.

Voici, de manière plus approfondie, ce que dit Karl Kautsky dans un ouvrage de 1899, intitulé Bernstein et le programme social-démocrate.

Après avoir cité Eduard Bernstein, qui considère qu’il faut lire la question de la paupérisation chez Karl Marx comme une affirmation du caractère absolu de celle-ci, et donc erronée, Karl Kautsky défend la profondeur du point de vue de Karl Marx.

« [Bernstein affirme:] Dans son article sur l’effondrement, H. Cunow fait une telle tentative d’interprétation dans l’objectif de s’extirper.

Quand Marx, à la fin du premier livre du Capital, parle de la « masse croissante de la misère », qui émerge avec la continuation de la production capitaliste, alors ce ne serait pas, explique-t-il, à comprendre comme un simple un recul absolu de la situation économique d’existence de l’ouvrier, mais comme un « recul de sa situation sociale générale par rapport au développement culturel continu, c’est-à-dire par rapport à la productivité et l’accroissement des besoins culturels généraux. »

Le concept de misère n’est ici pas ancré de manière fixe.

[Bernstein cite de nouveau Cunow:] « Ce qui sépare, dans sa formation éducative, un ouvrier d’une catégorie précise d’un « seigneur du travail », et apparaît comme une condition souhaitable, peut avec un ouvrier qualifié d’une autre catégorie, qui est peut-être supérieur dans l’esprit à son « seigneur du travail », être considéré comme une telle quantité de « misère et de pression », l’amenant à se révolter par indignation » (Neue Zeit).

Malheureusement, Marx parle dans les phrases concernées non pas simplement de la masse grandissante de la misère, mais également « d’esclavage, d’abrutissement, d’exploitation ».

Devions-nous comprendre tous mots également dans un sens étroit ? Par exemple dire de l’abrutissement de l’ouvrier, qu’il n’est que relatif en comparaison à l’augmentation de la civilisation en général ?

Je ne suis pas enclin à cela et Cunow également pas. Non, Marx parle dans le passage concerné de manière tout à fait positive : « un nombre toujours plus restreint de magnats du capital » qui « usurpent tous les avantages » du processus de transformation capitaliste, et de « croissance de la masse de la misère, de la pression », etc. etc. (Le capital).

On peut tirer de cette comparaison la théorie de l’effondrement, pas le principe d’une misère morale par rapport à des supérieurs à l’esprit inférieur, comme on peut en trouver dans n’importe quel bureau d’études, dans toutes les organisations hiérarchiques. »

C’est ce que j’appelle toucher le point central de la question.

Bernstein fait subitement de la misère sociale, de la contradiction croissante entre les manière de subvenir à leurs besoins du bourgeois et du prolétaire la misère morale par rapport à des supérieurs à l’esprit inférieur, comme on peut en trouver dans les bureaux d’études, la misère morale du génie inconnu.

Considérer la misère comme un phénomène social, et non pas physique, c’est chez Bernstein tirer les mots dans un sens étroit.

Je rappelle ici le passage connu dans la réponse de Lassalle :

« Toute souffrance et privation humaine dépend uniquement du rapport des moyens de satisfaction aux besoins et aux habitudes de vie existant à la même époque.

Toute souffrance et privation humaines, et toutes les satisfactions humaines, c’est-à-dire toute situation humaine, n’est mesurée que par la comparaison avec la situation dans laquelle d’autres personnes de la même époque sont en rapport avec les nécessités habituelles de la vie.

Chaque position d’une classe est donc toujours mesurée uniquement par sa relation avec la position des autres classes du même temps. »

Rodbertus s’exprimait de la même manière déjà en 1850, dans sa première lettre sociale à von Kirchmann :

« La pauvreté est un concept social, c’est-à-dire relatif.

J’affirme en ce sens que les besoins légitimes des classes travailleuses, depuis qu’elles sont pris par ailleurs une position sociale plus élevée, ont considérablement augmenté et que ce ne serait pas juste, aujourd’hui, alors qu’elles ont pris position plus élevée, que de ne pas parler d’une aggravation de leur situation matérielle, même avec des salaires n’ayant pas changé…

Si on ajoute à cela, que l’augmentation de la richesse nationale est le moyen d’augmenter leur revenu, alors qu’elle n’est profitable qu’aux autres classes, alors il est clair que dans cette dichotomie entre réclamation et satisfaction, entre stimulus et renoncement forcé, la situation économique des classes travailleuses doit être rompue. »

Que Marx pensait pareillement, cela est clair lorsqu’on voit qu’il parle de l’augmentation de la misère dans Le capital, l’œuvre où il souligne tellement la renaissance physique de la classe ouvrière anglaise par les lois sur les usines.

Et Engels remarquait en 1891, l’année de la rédaction du programme d’Erfurt, que la contradiction entre capital et travail reposait sur le fait que la classe des capitalistes gardait pour elle la plus grande part de la masse croissante de produits, « alors que la partie revenant à la classe ouvrière (calculée par tête) ou bien ne s’accroît que très lentement et de façon insignifiante, ou bien reste stationnaire, ou bien encore, dans certaines circonstances, peut diminuer, non pas doit diminuer. » (Travail salarié et Capital [la traduction française est fautive, oubliant les derniers mots]) »

La chose est absolument claire : il n’y a pas de misérabilisme dans le marxisme.

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La paupérisation selon Marx : une misère sociale

Voici un extrait de Travail salarié et Capital, où Karl Marx formule dans un sens similaire la question de la paupérisation malgré l’amélioration matérielle :

« Même la situation la plus favorable pour la classe ouvrière, l’accroissement le plus rapide possible du capital, quelque amélioration qu’il apporte à la vie matérielle de l’ouvrier, ne supprime pas l’antagonisme entre ses intérêts et les intérêts du bourgeois, les intérêts du capitaliste.

Profit et salaire sont, après comme avant, en raison inverse l’un de l’autre.

Lorsque le capital s’accroît rapidement, le salaire peut augmenter, mais le profit du capital s’accroît incomparablement plus vite.

La situation matérielle de l’ouvrier s’est améliorée, mais aux dépens de sa situation sociale.

L’abîme social qui le sépare du capitaliste s’est élargi.

Enfin:

Dire que la condition la plus favorable pour le travail salarié est un accroissement aussi rapide que possible du capital productif signifie seulement ceci: plus la classe ouvrière augmente et accroît la puissance qui lui est hostile, la richesse étrangère qui la commande, plus seront favorables les circonstances dans lesquelles il lui sera permis de travailler à nouveau à l’augmentation de la richesse bourgeoise, au renforcement de la puissance du capital, contente qu’elle est de forger elle-même les chaînes dorées avec lesquelles la bourgeoisie la traîne à sa remorque. »

Karl Marx, Travail salarié et Capital,

C’est là la clef du concept marxiste de paupérisation. Il ne s’agit nullement de misérabilisme économique ; il est parlé d’une misère sociale.

Toute élévation matérielle du niveau de vie signifie, par là même, le renforcement du capitalisme comme mode de production et donc sa tyrannie sur la vie du prolétaire.

Cette misère sociale est ce que Karl Marx entend dans Le Capital par « accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage ».

Il s’agit d’une réalité sociale, pas simplement d’une logique comptable sur le plan des biens matériels.

Ceux-ci, inévitablement, deviennent plus nombreux, de par la réalité même de la production. Le paradoxe est justement que plus le prolétariat augmente le nombre de biens matériels, plus il se facilite la vie matériellement, mais en s’emprisonnant toujours davantage en même temps.

À cela s’ajoute que la part des richesses qu’il produit se voit toujours plus accaparé par la bourgeoisie.

Lors d’un grand élan capitaliste, il y a donc nécessairement à la fois un progrès matériel pour le prolétariat et un amoindrissement sur le rôle de l’importance sociale.

Le prolétaire vit mieux qu’auparavant sur le plan économique, mais son aliénation est plus grande : il est plus abruti, plus ignorant, plus en souffrance ; sa dégradation morale est d’autant plus grande qu’il porte lui-même une production qui lui échappe.

Karl Marx ne dit ici pas autre chose que dans ses manuscrits de 1844 ; il n’y a pas de « jeune Marx » et de « Marx de la maturité ».

Karl Marx, dans ses manuscrits, souligne que l’être humain s’appauvrit parallèlement à la croissance matérielle :

« La production ne produit pas l’homme seulement en tant que marchandise, que marchandise humaine, l’homme défini comme marchandise, elle le produit, conformément à cette définition, comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement – immoralité, dégénérescence, abrutissement des ouvriers et des capitalistes.

Son produit est la marchandise douée de conscience de soi et d’activité propre… la marchandise humaine… (…)

Nous avons vu quelle signification prend sous le socialisme la richesse des besoins humains et, par suite, quelle signification prennent un nouveau mode de production et un nouvel objet de la production : c’est une manifestation nouvelle de la force essentielle de l’homme et un enrichissement nouveau de l’essence humaine. 

Dans le cadre de la propriété privée, les choses prennent une signification inverse.

Tout être humain s’applique à créer pour l’autre un besoin nouveau pour le contraindre à un nouveau sacrifice, le placer dans une nou­velle dépendance et le pousser à un nouveau mode de jouissance et, par suite, de ruine écono­mique.

Chacun cherche à créer une force essentielle étrangère dominant les autres hommes pour y trouver la satisfaction de son propre besoin égoïste.

Avec la masse des objets augmente donc l’empire des êtres étrangers auquel l’ être humain est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel.

L’être humain devient d’autant plus pauvre en tant qu’être humain, il a d’autant plus besoin d’argent pour se rendre maître de l’être hostile, et la puissance de son argent tombe exactement en raison inverse du volume de la production, c’est-à-dire que son indigence augmente à mesure que croît la puissance de l’argent. »

Karl Marx, Manuscrits de 1844

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La paupérisation selon Marx : souffrance, ignorance, abrutissement, dégradation morale

Quel est le rapport entre la paupérisation absolue de l’armée industrielle de réserve et la paupérisation relative du prolétariat ? On se doute bien qu’il y en a, rien que parce que l’armée industrielle de réserve permet l’exercice d’un chantage au travail.

Karl Marx explique justement que c’est un tel chantage, mais généralisé. Karl Marx le dit bien : il ne s’agit pas que de pauvreté, il s’agit de la réalité quotidienne du travailleur en général.

Le capital devient un despote pour lui, l’abrutissant, l’enchaînant toujours davantage à son emploi, au prix d’une aliénation complète.

Cela est vrai, précise bien Karl Marx, même si le taux de salaire est haut. On a donc nullement affaire à un misérabilisme, s’imaginant que le niveau s’effondrerait de manière unilatérale.

Voici ce qu’enseigne Karl Marx :

« L’action de cette loi [d’une surpopulation miséreuse croissante], comme de toute autre, est naturellement modifiée par des circonstances particulières.

On comprend donc toute la sottise de la sagesse économique qui ne cesse de prêcher aux travailleurs d’accommoder leur nombre aux besoins du capital.

Comme si le mécanisme du capital ne le réalisait pas continuellement, cet accord désiré, dont le premier mot est : création d’une réserve industrielle, et le dernier : invasion croissante de la misère jusque dans les profondeurs de l’armée active du travail, poids mort du paupérisme.

La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire, c’est-à-dire que, plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force, devient précaire.

L’accroissement des ressorts matériels et des forces collectives du travail, plus rapide que celui de la population, s’exprime donc en la formule contraire, savoir : la population productive croit toujours en raison plus rapide que le besoin que le capital peut en avoir.

L’analyse de la plus-value relative nous a conduit à ce résultat : dans le système capitaliste toutes les méthodes pour multiplier les puissances du travail collectif s’exécutent aux dépens du travailleur individuel; tous les moyens pour développer la production se transforment en moyens de dominer et d’exploiter le producteur : ils font de lui un homme tronqué, fragmentaire, ou l’appendice d’une machine; ils lui opposent comme autant de pouvoirs hostiles les puissances scientifiques de la production-, ils substituent au travail attrayant le travail forcé; ils rendent les conditions dans lesquelles le travail se fait de plus en plus anormales et soumettent l’ouvrier durant son service à un despotisme aussi illimité que mesquin; ils transforment sa vie entière en temps de travail et jettent sa femme et ses enfants sous les roues du Jagernaut [sorte de chariot géant, utilisé pour les processions hindouistes] capitaliste.

Mais toutes les méthodes qui aident à la production de la plus-value favorisent également l’accumulation, et toute extension de celle-ci appelle à son tour celles-là.

Il en résulte que, quel que soit le taux des salaires, haut ou bas, la condition du travailleur doit empirer à mesure que le capital s’accumule.

Enfin la loi, qui toujours équilibre le progrès de l’accumulation et celui de la surpopulation relative, rive le travailleur au capital plus solidement que les coins de Vulcain ne rivaient Prométhée à son rocher.

C’est cette loi qui établit une corrélation fatale entre l’accumulation du capital et l’accumulation de la misère, de telle sorte qu’accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »

Karl Marx, Le capital

Ce dernier paragraphe est une description adéquate de la condition du prolétariat, sous tous ses aspects.

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La paupérisation selon Marx : «honteusement inférieures au niveau normal»

Karl Marx aborde la question de la paupérisation lorsqu’il étudie les formes d’existence de la surpopulation relative.

Cela signifie que, dans Le Capital, la misère concerne des bien particuliers ; cela est très clair lorsque Karl Marx parle :

« des conditions d’existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière »

La thèse marxiste de la paupérisation n’est donc pas, de manière unilatérale, une affirmation de la paupérisation absolue. En effet, la paupérisation absolue affirmée de manière unilatérale signifierait l’effacement du prolétariat, donc du capital, donc du mode de production capitaliste lui-même.

La paupérisation absolue est une tendance qui se renforce dans la mesure, et dans la mesure seulement, où l’armée de réserve industrielle grandit.

Par contre, la paupérisation relative – la « part de gâteau » toujours plus petite – est toujours plus grande ou, si l’on veut, l’écart de richesses entre le prolétariat et la bourgeoisie est toujours plus grand.

Comment Karl Marx, dans Le Capital, parle-t-il de la paupérisation absolue ? Voici ce qu’il en dit, définissant bien les secteurs concernés :

« En dehors des grands changements périodiques qui, dès que le cycle industriel passe d’une de ses phases à l’autre, surviennent dans l’aspect général de la surpopulation relative, celle-ci présente toujours des nuances variées à l’infini.

Pourtant on y distingue bientôt quelques grandes catégories, quelques différences de forme fortement prononcées – la forme flottante, latente et stagnante.

[1] Les centres de l’industrie moderne, – ateliers automatiques, manufactures, usines, mines, etc., – ne cessent d’attirer et de repousser alternativement des travailleurs, mais en général l’attraction l’emporte à la longue sur la répulsion, de sorte que le nombre des ouvriers exploités y va en augmentant, bien qu’il y diminue proportionnellement à l’échelle de la production.

Là la surpopulation existe à l’état flottant.

Dans les fabriques automatiques, de même que dans la plupart des grandes manufactures où les machines ne jouent qu’un rôle auxiliaire à côté de la division moderne du travail, on n’emploie par masse les ouvriers mâles que jusqu’à l’âge de leur maturité.

Ce terme passé, on en retient un faible contingent et l’on renvoie régulièrement la majorité. Cet élément de la surpopulation s’accroît à mesure que la grande industrie s’étend. Une partie émigre et ne fait en réalité que suivre l’émigration du capital (…).

L’exploitation de la force ouvrière par le capital est d’ailleurs si intense que le travailleur est déjà usé à la moitié de sa carrière.

Quand il atteint l’âge mûr, il doit faire place à une force plus jeune et descendre un échelon de l’échelle sociale, heureux s’il ne se trouve pas définitivement relégué parmi les surnuméraires. En outre, c’est chez les ouvriers de la grande industrie que l’on rencontre la moyenne de vie la plus courte (…).

[2] Dès que le régime capitaliste s’est emparé de l’agriculture, la demande de travail y diminue absolument à mesure que le capital s’y accumule. La répulsion de la force ouvrière n’est pas dans l’agriculture, comme en d’autres industries, compensée par une attraction supérieure. Une partie de la population des campagnes se trouve donc toujours sur le point de se convertir en population urbaine ou manufacturière, et dans l’attente de circonstances favorables à cette conversion (…).

L’ouvrier agricole se trouve par conséquent réduit au minimum du salaire et a un pied déjà dans la fange du paupérisme.

[3] La troisième catégorie de la surpopulation relative, la stagnante, appartient bien à l’armée industrielle active, mais en même temps l’irrégularité extrême de ses occupations en fait un réservoir inépuisable de forces disponibles.

Accoutumée à la misère chronique, à des conditions d’existence tout à fait précaires et honteusement inférieures au niveau normal de la classe ouvrière, elle devient la large base de branches d’exploitation spéciales où le temps de travail atteint son maximum et le taux de salaire son minimum. Le soi-disant travail à domicile nous en fournit un exemple affreux.

Cette couche de la classe ouvrière se recrute sans cesse parmi les « surnuméraires » de la grande industrie et de l’agriculture, et surtout dans les sphères de production où le métier succombe devant la manufacture, celle-ci devant l’industrie mécanique.

A part les contingents auxiliaires qui vont ainsi grossir ses rangs, elle se reproduit elle-même sur une échelle progressive (…).

[4] Enfin, le dernier résidu de la surpopulation relative habite l’enfer du paupérisme.

Abstraction faite des vagabonds, des criminels, des prostituées, des mendiants, et de tout ce monde qu’on appelle les classes dangereuses, cette couche sociale se compose de trois catégories.

[A] La première comprend des ouvriers capables de travailler. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les listes statistiques du paupérisme anglais pour s’apercevoir que sa masse, grossissant à chaque crise et dans la phase de stagnation, diminue à chaque reprise des affaires.

[B] La seconde catégorie comprend les enfants des pauvres assistés et des orphelins. Ce sont autant de candidats de la réserve industrielle qui, aux époques de haute prospérité, entrent en masse dans le service actif, comme, par exemple, en 1860.

[C] La troisième catégorie embrasse les misérables, d’abord les ouvriers et ouvrières que le développement social a, pour ainsi dire, démonétisés, en supprimant l’œuvre de détail dont la division du travail avait fait leur seule ressource puis ceux qui par malheur ont dépassé l’âge normal du salarié; enfin les victimes directes de l’industrie – malades, estropiés, veuves, etc., dont le nombre s’accroît avec celui des machines dangereuses, des mines, des manufactures chimiques, etc.

Le paupérisme est l’hôtel des Invalides de l’armée active du travail et le poids mort de sa réserve. Sa production est comprise dans celle de la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il forme avec elle une condition d’existence de la richesse capitaliste.

Il entre dans les faux frais de la production capitaliste, frais dont le capital sait fort bien, d’ailleurs, rejeter la plus grande partie sur les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne.

La réserve industrielle est d’autant plus nombreuse que la richesse sociale, le capital en fonction, l’étendue et l’énergie de son accumulation, partant aussi le nombre absolu de la classe ouvrière et la puissance productive de son travail, sont plus considérables.

Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse.

Mais plus la réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit aussi la surpopulation consolidée dont la misère est en raison directe du labeur imposé.

Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel.

Voilà la loi générale, absolue, de l’accumulation capitaliste. »

La chose est donc très claire : la paupérisation absolue concerne l’armée industrielle de réserve, la partie au chômage, rendue toujours plus grande parce que les travailleurs sont chassés de la production par la tentative d’utiliser toujours plus de machines dans la concurrence.

Le capital, alors, scie la branche sur laquelle il est assis, puisque la réelle richesse provient de l’exploitation des travailleurs.

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