Le positivisme d’Auguste Comte : «la grande crise politique et morale»

Auguste Comte exprime donc un besoin historique, celui d’annoncer une nouvelle mentalité. Il lève le drapeau de la fin de la superstition, ce qui équivaut pour lui à annoncer le triomphe de l’ère industrielle, de la conception terre à terre de l’industriel. 

Comme il le dit dans son Discours sur l’esprit positif, les superstitions sont condamnées à graduellement disparaître, cédant la place à l’approche nouvelle :

« A mesure que les lois physiques ont été connues, l’empire des volontés surnaturelles s’est trouvé de plus en plus restreint, étant toujours consacré surtout aux phénomènes dont les lois restaient ignorées. »

Auguste Comte insiste particulièrement sur cette dimension idéologique, dans la mesure où il cherche à bien montrer qu’il existe une crise très profonde dans l’idéologie dominante en France. Cette crise tient bien sûr à non-adéquation de l’idéologie dominante avec les besoins de la réalité.

Ces besoins sont industriels d’un côté – c’est-à-dire demandant une approche matérialiste – scientifique – sociaux de l’autre, c’est-à-dire répondant aux besoins de la société guidée par la bourgeoisie. Dans le contexte de la Restauration, le positivisme est un drapeau : celui d’une réforme radicale des mentalités, l’effacement des mœurs et conceptions du passé, du catholicisme, de l’aristocratie.

Voici comment il caractérise la crise intellectuelle et morale présente en France dans le cours de philosophie positive :

« Ce n’est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d’autres termes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions.

Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l’anarchie intellectuelle.

Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la première condition d’un véritable ordre social.

Tant que les intelligences individuelles n’auront pas adhéré par un assentiment unanime à un certain nombre d’idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l’état des nations restera, de toute nécessité, essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs politiques qui pourront être adoptés, et ne comportera réellement que des institutions provisoires.

Il est également certain que, si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut une fois être obtenue, les institutions, convenables en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C’est donc là que doit se porter principalement l’attention de tous ceux qui sentent l’importance d’un état de choses vraiment normal. »

Pour bien saisir sa critique indirecte du catholicisme, voici un extrait du Discours sur l’esprit positif, où il souligne bien que l’hypocrisie prédomine, en raison de l’incapacité de l’ancienne forme morale d’avoir une valeur aux yeux de la population.

Il souligne bien, par conséquent, que c’est en quelque sorte au nom de la morale que l’ancienne morale doit être remplacée ; c’est une nécessité sociale de moderniser l’idéologie dominante.

C’est une question d’ordre public : l’ancien ordre n’est plus capable de le maintenir, seule la bourgeoisie est capable de prendre la société en main et de façonner les opinions de manière ordonnée et efficace.

« Pour achever d’apprécier les prétentions actuelles de la philosophie théologico-métaphysique à conserver la systématisation exclusive de la morale usuelle, il suffit d’envisager directement la doctrine dangereuse et contradictoire que l’inévitable progrès de l’émancipation mentale l’a bientôt forcée d’établir à ce sujet, en consacrant partout, sous des formes plus en moins explicites, une sorte d’hypocrisie collective, analogue à celle qu’on suppose très mal à propos avoir été habituelle chez les anciens, quoiqu’elle n’y avait jamais comporté qu’un succès précaire et passager.

Ne pouvant empêcher le libre essor de la raison moderne chez les esprits cultivés, on s’est ainsi proposé d’obtenir d’eux, en vue de l’intérêt public, le respect apparent des antiques croyances, afin d’en maintenir, chez le vulgaire, l’autorité jugée indispensable.

Cette transaction systématique n’est nullement particulière aux jésuites, quoiqu’elle constitue le fond essentiel de leur tactique ; l’esprit protestant lui a aussi imprimé, à sa manière, une consécration encore plus intime, plus étendue, et surtout plus dogmatique : les métaphysiciens proprement dits l’adoptent tout autant que les théologiens eux-mêmes ; le plus grand d’entre eux, quoique sa haute moralité fût vraiment digne de son éminente intelligence, a été entraîné à la sanctionner essentiellement, en établissant, d’une part, que les opinions théologiques quelconques ne comportent aucune véritable démonstration, et, d’une autre part, que la nécessité sociale oblige à maintenir indéfiniment leur empire.

Malgré qu’une telle doctrine puisse devenir respectable chez ceux qui n’y rattachent aucune ambition personnelle, elle n’en tend pas moins à vicier toutes les sources de la moralité humaine, en la faisant nécessairement reposer sur un état continu de fausseté, et même de mépris, des supérieurs envers les inférieurs. »

On a ici une critique de l’ordre social dominant, au nom de son manque d’efficacité, d’efficience ; le décalage qui se produit dans la société sur le plan des mentalités et des mœurs entrave le progrès et cause des troubles.

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Le positivisme d’Auguste Comte : la vie industrielle

Né à Montpellier le 19 janvier 1798, Auguste Comte fut admis à Polytechnique à quinze ans, qu’il ne put rejoindre qu’une année plus tard seulement en raison de son jeune âge. Les élèves s’y révoltèrent contre un professeur et furent expulsés ; Auguste Comte vécut alors de cours de mathématiques à Paris, avant de devenir un proche du réformateur social Saint-Simon de 1817 à 1825.

Rompant avec celui-ci, il formula alors le « positivisme » et inventa le concept de « sociologie », apparaissant comme l’ennemi bourgeois numéro un pour le catholicisme.

Auguste Comte

Car Auguste Comte avait bien saisi le changement d’époque. Il avait compris l’intérêt bourgeois à chercher à temporiser historiquement, le temps marchant pour un capitalisme toujours plus fort.

Il fallait avoir le sens du compromis, tout en visant à phagocyter l’opposition conservatrice catholique en conquérant une hégémonie idéologique et culturelle. Ce dernier aspect, Auguste Comte l’appelle la « révolution mentale ».

Voici ce qu’il en dit, dans son Discours sur l’esprit positif :

« Le polythéisme s’adaptait surtout au système de conquête de l’antiquité, et le monothéisme à l’organisation défensive du moyen âge.

En faisant de plus en plus prévaloir la vie industrielle, la sociabilité moderne doit donc puissamment seconder la grande révolution mentale qui aujourd’hui élève définitivement notre intelligence du régime théologique au régime positif. »

On passerait de la religion au rationalisme, sans heurts, dans une sorte de transmission historique de l’aristocratie à la bourgeoisie. Ce rationalisme relève bien entendu de la transformation capitaliste de la réalité.

Auguste Comte explique ouvertement que le positivisme est l’idéologie de l’ère de l’industrie, qui implique une autre manière d’entrevoir le quotidien. Le parallèle avec le protestantisme et sa valorisation du travail exigeant une nouvelle morale du quotidien est évident.

On y a le même rejet du catholicisme et de sa scolastique, des superstitions et d’un clergé autocratique et métaphysique. On y a le même souci de la pratique, de l’intervention sociale, de l’industrie.

On y a le même souci de formuler une morale, des mentalités propres à une démarche concrète nouvelle, dans un sens anti-féodal. Le but d’Auguste Comte est de formuler une moralité de la vie quotidienne en accord avec la réalité de la production capitaliste.

L’esprit de l’industrie s’étend à la société. Voici comment Auguste Comte formule cela :

« L’art ne sera plus alors uniquement géométrique, mécanique ou chimique, etc., mais aussi et surtout politique et moral, la principale action exercée par l’Humanité devant, à tous égards, consister dans l’amélioration continue de sa propre nature individuelle ou collective, entre les limites qu’indique, de même qu’en tout autre cas, l’ensemble des lois réelles.

Lorsque cette solidarité spontanée de la science avec l’art aura pu ainsi être convenablement organisée, on ne peut douter que, bien loin de tendre aucunement à restreindre les saines spéculations philosophiques, elle leur assignerait, au contraire, un office final trop supérieur à leur portée effective, si d’avance on n’avait reconnu, en principe général, l’impossibilité de jamais rendre l’art purement rationnel, c’est-à-dire d’élever nos prévisions théoriques au véritable niveau de nos besoins pratiques.

Dans les arts même les plus simples et les plus parfaits, un développement direct et spontané reste constamment indispensable, sans que les indications scientifiques puissent, en aucun cas, y suppléer complètement.

Quelque satisfaisantes, par exemple, que soient devenues nos prévisions astronomiques, leur précision est encore, et sera probablement toujours, inférieure à nos justes exigences pratiques (…).

Ainsi, la même corrélation fondamentale qui rend la vie industrielle si favorable à l’ascendant philosophique de l’esprit positif lui imprime, sous un autre aspect, une tendance anti-théologique, plus on moins prononcée, mais tôt ou tard inévitable, quels qu’aient pu être les efforts continus de la sagesse sacerdotale pour contenir ou tempérer le caractère anti-industriel de la philosophie initiale, avec laquelle la vie guerrière était seule suffisamment conciliable.

Telle est l’intime solidarité qui fait involontairement participer depuis longtemps tous les esprits modernes, même les plus grossiers et les plus rebelles, au remplacement graduel de l’antique philosophie théologique par une philosophie pleinement positive, seule susceptible désormais d’un véritable ascendant social. »

Le positivisme, c’est l’idéologie de ce qui est positif, c’est-à-dire concret, visible expérimentalement, en-dehors de toute abstraction, qu’elle soit théologique-mystique ou bien matérialiste.

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Auguste Comte : une rationalisation bourgeoise

La révolution française, après avoir initialement triomphé, s’enlisa et connut la forme impériale sous la direction de Napoléon Bonaparte, à quoi se succéda la Restauration.

Face à l’aristocratie revenue, il fallait pour la bourgeoisie relancer sa bataille idéologique et culturelle. Mais tout comme l’aristocratie revenue au pouvoir avait modifié sa nature, la bourgeoisie n’était déjà plus la même.

Elle avait connu de grands progrès, elle avait saisi sa force et, surtout, elle découvrait qu’elle avait donné naissance à une force hostile elle-même grandissante : le prolétariat. Les années 1815-1848 furent ainsi marquées par l’apparition des socialistes utopiques.

La bourgeoisie savait qu’elle devait encore utiliser la force populaire pour abattre l’aristocratie. Mais il était hors de question de donner libre-cours à cette force ; la bourgeoisie allemande capitulera d’ailleurs entièrement face à l’emploi de celle-ci.

Cela signifiait également qu’il était hors de question de prolonger les Lumières, leur universalisme et leur démarche matérialiste encyclopédique. Cela aurait été une arme évidente dans les mains du prolétariat.

C’est ici qu’intervient Auguste Comte (1798-1857), qui a élaboré l’idéologie adéquate à la bourgeoisie française dans son combat avec l’aristocratie.

Son idée de base est par ailleurs extrêmement simple. L’humanité aurait connu trois périodes : après « l’âge théologique » et « l’âge métaphysique », on en arrive à « l’âge positif ».

Dans Discours sur l’ensemble du positivisme, il résume cela ainsi :

« L’état théologique, avec ses trois phases : fétichisme, polythéisme et monothéisme, a joué un rôle certain dans la vie mentale et sociale de l’humanité passée en apportant les vues préétablies sans lesquelles aucun départ de la pensée n’eût été possible.

L’état métaphysique n’est qu’un état transitoire essentiellement critique et appelé à dissoudre l’état précédent.

Enfin, l’état positif a pour caractère fondamental d’établir les lois naturelles en subordonnant l’imagination à l’observation ; sa principale destination est la constitution de l’harmonie mentale. »

Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme

L’esprit humain individuel connaîtrait le même parcours intellectuel : aux explications surnaturelles succède une lecture dogmatique, puis enfin une approche expérimentale, concrète.

Il est évident, du point de vue du matérialisme dialectique, qu’Auguste Comte procède ici à la liquidation des Lumières, au bannissement du matérialisme propre à la bourgeoisie dans sa période progressiste.

Ce qui compte, ce sont les initiatives tous azimuts, la tolérance mutuelle de toutes ces initiatives, la remise en cause de toutes les anciennes structures, afin de libérer la voie au capitalisme.

Voici comment l’ancien pasteur Edmond Schérer, chantre du libéralisme, résume admirablement bien cette vision du monde, tout en témoignant de l’incompréhension complète de la dialectique de Hegel en France :

« Il est un principe qui s’est emparé avec force de l’esprit moderne et que nous devons à Hegel. Je veux parler du principe en vertu duquel une assertion n’est pas plus vraie que l’assertion opposée (…).

La loi de la contradiction, tel est, dans ce système, le fond de cette dialectique qui est l’essence même des choses.

Cela veut dire que tout est relatif et que les jugements absolus sont faux. Cette découverte du caractère relatif des vérités est le fait capital de l’histoire de la pensée contemporaine.

Il n’y a pas d’idée dont la portée soit plus étendue, l’action plus irrésistible, les conséquences plus radicales.

Aujourd’hui, rien n’est plus parmi nous vérité, ni erreur. Il faut inventer d’autres mots.

Nous ne voyons plus la religion, mais des religions ; la morales, mais des mœurs ; les principes, mais des faits.

Nous expliquons tout ; et comme on l’a dit, l’esprit finit par approuver ce qu’il explique. »

Ce point de vue est exactement celui du « positivisme » élaboré par Auguste Comte. Ce qui compte, c’est ce qu’on peut constater concrètement, ce qui ressort donc de manière positive. Il faut savoir relativiser, car cela promeut le libéralisme. Il faut savoir se focaliser sur le concret, car on vit à l’époque du triomphe de l’industrie.

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Extraits du roman « Les chiens de paille »

Extraits du roman Les chiens de paille, de 1944.

« Il arriva à la longue allée qui menait à la Maison des Marais. Il sauta à terre et alluma une cigarette. «  Encore une, il y en a toujours une.  »

L’allée d’arbres formait chaussée et du côté droit, vers le nord-ouest, c’était déjà le marais. Il passa entre les arbres pour se rapprocher du bord.

La chaussée se déhanchait un peu et on apercevait, au-delà de l’eau plate, le terre-plein et la maison. Une longue maison basse, de briques et de pierre, bien encapuchonnée sous des pentes gondolées de tuiles anciennes. C’était vieux, solide, solitaire, tout à fait étranger au temps présent et pourtant complice de tous les écoulements du temps.

— C’est bien, c’est bien, fit-il à haute voix. Je pourrai rester là un bout de temps. Voilà une bonne halte.

La cigarette était odorante dans le gris et le calme. Le marais s’étendait assez loin, coupé de chaussées et de haies et de lignes d’arbres. »

*

« — Au fond, je te comprends, dit Salis à Constant, tu es un anarchiste. Je l’ai été, je peux te comprendre, mais je ne le suis plus. Toi, tu es trop vieux pour changer, faut te foutre la paix.

Constant sourit avec dédain mais ne protesta pas  ; il y avait des années qu’il n’avait plus entamé une querelle de langage avec qui que ce soit.

Il se mouvait dans un ordre de pensées qui n’avait rien à faire avec l’anarchisme  ; quant à ce qui l’intéressait, il ne voulait pas en parler, surtout à des hommes enchaînés, asservis comme Préault et Salis. Il avait plus de sympathie pour Salis que pour Préault, il s’était toujours senti étranger aux bourgeois. »

*

« Il se rencognait avec volupté dans le Creux, près du petit bois. Il n’était pas dérangé par cette silhouette de femme qui glissa entre les sapins deux, trois fois. Cette silhouette semblait aussi familière de cet endroit.

Qu’y venait-elle chercher  ? Si elle y venait chercher le monde et l’au-delà du monde comme Constant, ce ne devait pas être dans la foison des images convoquées pour être saisies, broyées, sublimées, anéanties par la puissance du rêve, ce devait être dans une seule image, immédiate, momentanée, exclusive et toute brute.

Elle devait avoir un rendez-vous, la silhouette, quelque part dans ce bois de sapins  ; la silhouette devait s’accoupler avec une autre silhouette, soupirer, gémir, composer dans le sable une instance de murmures et de torsions.

Le Creux n’en changeait point pour cela de caractère et les livres de l’obstination spirituelle se lisaient avec autant de calme. »

*

« Il y avait dans Préault une passion qui pour être pétrie de colère et de haine n’en était pas moins douloureuse, au contraire. Il était complètement buté, plus il s’enfonçait dans l’asservissement et plus il se croyait libre, ou en voie de le devenir.

Il était enchaîné à son poste de T.S.F.  ; la vie lui arrivait par là. Fuyant la présence des Allemands, il s’identifiait aux Anglais qui étaient libres des Allemands, mais il ne s’apercevait pas que dans cette identification il perdait la qualité de Français qu’il voulait justement sauver.

C’était exactement le phénomène inverse de celui qui se produisait pour d’autres qui, s’assimilant aux Allemands, ne se considéraient pas comme occupés. Et, en effet, ils ne l’étaient pas, mais alors ils n’étaient plus français, ce qu’ils prétendaient demeurer avec le même entêtement absurde que Préault.

Salis montrait une conscience beaucoup plus vive, une hypocrisie beaucoup plus active, un cynisme beaucoup plus dur. Il savait au moins qu’il n’était plus français et qu’il ne faisait plus semblant de l’être.

Il savait au moins que son patriotisme n’était qu’un mot d’ordre. Il croyait que les Russes et lui se confondaient dans un type d’homme commun où le Russe se dépouillait tout autant que lui. »

*

« Comme il se rendait au Creux dans ses sandales de silence, Constant fut arrêté par des voix qui venaient. Il se cacha. Il se trouvait au revers d’une butte qui dominait une petite conque de sable.

La silhouette s’y jeta avec l’autre silhouette prévue. Cela fit une femme et un homme. Ils s’offraient aux regards de Constant, terriblement ingénus, terriblement livrés.

S’il remuait, il causerait en eux ce qu’il y a de plus laid  : ce geste de honte qui dit soudain l’asservissement de l’homme à l’homme, cette rougeur, ce désordre du visage et des mains qui dit que l’homme est toujours coupable devant l’homme.

Il ne pouvait pas remuer sans être entendu, car il était en plein dans les plantes grasses dont les racines étaient craquantes et il n’y a qu’au cinéma et dans les livres qu’une vie se déplace auprès d’une autre vie sans se déceler.

Cette femme et cet homme étaient dans un charme, ils étaient pour le moment dans l’état de grâce, dans l’état gracieux.

Ne pas jeter le désordre dans cet ordre fragile, attendre, cela ne durerait jamais bien longtemps.

Un autre spectateur aurait apporté, certes, un élément de trouble secret, aurait fait une présence blessante et malveillante, une malédiction.

Il aurait été la société qui sans cesse réclame son dû et, par exemple, considère comme des obscénités, beaucoup de gestes qui sans cesse échappent en toute innocence à l’individu qui sans cesse oublie cette société.

Mais Constant ne sentait en lui aucun de ces venins  ; ces venins étaient dissous en lui depuis longtemps. Il n’était pas Constant, mais le monde. Le monde est le spectateur inévitable de ce qui se passe dans le monde. »

*

« Constant était étreint par une profonde mélancolie quand il considérait le voisinage de ces énormes et solitaires engins qu’étaient le pont et l’usine et de cette nature demeurée primitive, sables et marais.

La désolation naturelle et la désolation artificielle s’affrontaient dans une confidence sinistre.

Certes, la notion d’artificiel est un mensonge et tout ce que fait l’homme sort de la nature, pourtant Constant ne pouvait arriver à croire avec ses sens que cette fonte et cette brique étaient de la même matière que la vase et le sable.

Les longs bâtiments de briques pesaient sur l’embouchure de la rivière.

Leur couleur, à peine altérée par la fumée et les embruns, faisait de longs traits durs sur le fond mol des eaux, du ciel, des sables et des tourbes  ; sa terrible sécheresse tranchait sur toute l’humidité naturelle de ce paysage du nord-ouest.

Mais sans doute un camp romain ou un château fort avaient dû produire au même endroit un effet aussi rébarbatif : ce qui étonne le plus l’homme, c’est lui-même, ce qu’il fait. »

*

« Il savait que dans tout ce qu’il avait pensé se préparait une réalisation centrale qui vraiment confirmerait sa vie, y introduirait cet élément sacré et définitif sans lequel il lui semblait qu’elle n’aurait pas été vécue et n’aurait pas trouvé son caractère propre d’éternité.

Était-ce pour trouver la piste de cette réalisation que lui qui était fort au-delà du christianisme et bien plus familier de la mystique arabe ou du Védanta que des Pères de l’Église grecque que pourtant il fréquentait encore, relisait depuis quelques temps les Évangiles, avec l’acharnement maniaque d’un lecteur de romans policiers  ? »

*

« S’il était plus occupé, il n’oubliait pas pourtant les longues promenades, de cela il n’aurait jamais pu se passer. Il n’avait jamais été un plus grand errant qu’après qu’il avait été au bagne, c’était alors que ce grand voyageur était devenu précisément méditatif.

La méditation et la marche étaient pour lui la même chose. Qu’il fût dans une grande ville ou ailleurs, il marchait souvent la nuit. Encore maintenant, il ne perdait pas cette habitude et il aimait à déboucher des marais sur les dunes au petit jour. »

*

« Cette fresque livrait le sentiment même qu’il étreignait de plus en plus dans la vie  : «  Ici, un parfait athéisme engendre le plus pur sentiment du divin.  » Selon son habitude, il avait dit cela plus qu’à demi-voix.

Bouddha avait à sa droite Osiris et Dionysos et à sa gauche le Christ et Athys. Il y avait en marge Orphée et Mahomet. 

Le petit peintre aux yeux pâles dit cela d’une voix égale, douce, avec une mélancolie où il n’y avait aucune amertume et une absence d’inquiétude qui n’engendrait pas l’indifférence.

Constant et le petit peintre parlaient tranquillement, nonchalamment, comme s’ils s’étaient toujours connus. »

*

« Constant regrettait de n’avoir pas été peintre et moine comme Fra Angelico. La vie n’allait pas pour lui sans la religion et la religion sans la vie, un extrême sans l’autre extrême  ; l’extrême abstrait n’était possible que dans l’extrême concret  ; on ne pouvait spéculer sur le non-être qu’un pinceau à la main et en portant au bout du pinceau une de ces délicieuses couleurs qui sont le comble de l’éphémère et du réel. »

*

« Voici comment Constant avait connu Susini.

Le bistrot était mélangé comme le quartier : il y avait des pauvres et des moins pauvres, des plus rangés et des moins rangés. Les rangés sont un peu dérangés et les dérangés sont assez rangés.

Qui pourrait dire que celui-ci ou celui-là est exactement un ouvrier ou un employé ou un petit bourgeois ? Il y a tant de métiers dans Paris et tant de combines. Et puis sont-ils parisiens ou provinciaux ou étrangers ?

Et les femmes sont-elles putains ou autre chose ? Souvent un peu des deux. Le patron faisait aussi le restaurant : il se débrouillait bien et savait que sa clientèle ne pouvait supporter que des prix raisonnables.

D’ailleurs, une partie de cette clientèle était en combine avec le patron dans tel ou tel genre d’affaires.

Qu’est-ce qu’un bistrot ? C’est une officine où se traitent toutes les affaires matérielles et morales d’un coin de quartier et d’une coterie.

Il y a un secret auquel participent plus ou moins tous ceux qui entrent et qui boivent un verre ou prennent leur repas.

Il y en a qui passent et qui ne reviennent pas parce qu’ils sont refoulés par le secret, d’autres qui reviennent et qui ne sont jamais dans le secret mais qu’on garde parce qu’ils meublent le lieu.

Le réseau de la confiance et de la méfiance est plus lâche ici, plus resserré là. Tout cela est très stable, bien que de temps en temps il y ait des changements.

La règle s’appuie sur les exceptions : Constant était un peu à part et pourtant tout le monde avait admis d’emblée qu’il était dans le bain. »

*

« Quelquefois il se disait qu’il aurait pu se passer des gens ; il savait pourtant que les choses ne vivent que par les gens et que jouer des choses est le dernier moyen de communiquer avec les gens : à travers les choses on échange des messages. »

*

« Ce jour-là, Constant s’attardait dans le bistrot un peu plus tard que de coutume parce qu’il avait des cigarettes et qu’il s’était perdu dans la rare et mince béatitude qui sortait de ces petits tuyaux de papier qui contenaient quelques grains de poussière chaude. »

*

« Constant passa une journée agréable. Il rentra chez lui et, après s’être lavé, compara un passage du Zohar avec un passage de la Brihad Aranyaka Upanishad. Sur du beau papier, il transcrivit face à face les deux textes.

Il avait une belle écriture ferme qui lui donnait un peu du plaisir du dessin, lequel lui était interdit. Il écrivit le texte juif en noir et en rouge le texte indien, à qui allait sa préférence. En dessous, il marqua un bref commentaire. »

*

« — Je me suis aperçu depuis deux ans que les Allemands sont très faibles eux-mêmes. L’hitlérisme n’a été que le sursaut de quelques-uns d’entre eux, qu’ils ont pu imposer à la masse parce que celle-ci était aux abois. Les Allemands n’étaient pas assez jeunes pour se jeter dans le communisme et y faire peau neuve.

Au fond, l’hitlérisme, en dépit de son côté héroïque, n’a été pour eux que le juste milieu entre le capitalisme et le communisme, entre le nationalisme et l’internationalisme. Mais ils se sont avérés incapables de faire vraiment l’Europe socialiste, ce qui aurait été leur justification.

— Alors ?

— Alors, soupira amèrement Bardy, je ne crois pas plus aujourd’hui au national-socialisme qu’à la démocratie. Je crois que le national-socialisme qui a essayé de se dégager de la démocratie s’y résorbera et que tout cela pêle-mêle sera écrasé par la Russie.

Et ce sera bien, car mon idéal d’autorité et d’aristocratie est au fond enfoui dans ce communisme que j’ai tant combattu. Je recevrai la mort des communistes avec une amère satisfaction. »

*

« Ici encore, Constant intervenait :

— Vous êtes patriote contre les Anglais, lui l’est contre les Allemands. Vous n’êtes plus du tout patriotes les uns ni les autres. L’époque du patriotisme, finie !

Il s’agit d’une guerre civile mondiale, une guerre de religions. Bardy aime mieux que la France soit allemande que menée par Préault et Préault aime mieux que la France soit anglaise ou américaine qu’aux mains de Bardy. Ainsi, les protestants livraient la France aux Allemands et aux Anglais et les catholiques aux Espagnols. »

*

« Constant, qui avait passé sa vie hors de France, n’en était pas moins tombé chez les Eskimos ou les Patagons dans les plus sordides manies françaises.

Il le savait ; nul mieux que lui ne savait que les recherches mystiques ne vous font pas sortir du camp de concentration de la comédie humaine dont une des sections est la comédie des caractères nationaux, et c’était peut-être pour cela qu’il était rentré en France en 1938 pour bien constater que le plus large ne l’avait pas guéri du plus étroit ni le plus profond du plus superficiel et qu’un ermite planétaire reste toujours digne de figurer dans un guignol de canton.

Son maître, Nietzsche, le subtil germanoslave, lui avait aussi enseigné cela que la métaphysique ne doit jamais perdre la tête et doit savoir se pincer et se piquer pour se rappeler sa concrète condition.

« Corriger toujours Pascal par La Fontaine et Molière comme ceux-ci par celui-là. » D’ailleurs, le mythe du surhomme était ineffablement intime, comme ne pouvaient guère le soupçonner de primaires disciples politiques. »

*

«  Du moment que la France était au ciel, aussi bien vivre au ciel et ne se soucier plus que des dieux, et au-delà des dieux qui sont presque aussi particuliers que les patries (Jésus et Marie, le Sacré Cœur et Saint Joseph, en face de Vishnou ou de Çiva) de Dieu, et, au-delà de Dieu qui n’est qu’une pénible abstraction de toutes les choses concrètes, de l’indicible que les Upanishads, les Sutras bouddhiques, le Tao, le Zohar s’appliquent à dépouiller de toute catégorie.

Nietzsche, qui mieux que Kant et Schopenhauer, Hume ou Berkeley, avait atteint l’extrême mobilité et l’extrême souplesse de la pensée et rejoint les modèles indiens, thibétains et chinois, avait été là encore un bon maître. Quelle merveilleuse combinaison il avait proposée de l’extrême détachement bouddhique ou taoïste avec l’indélébile pragmatisme de l’Occident. »

*

« — Cela dépend des pays. Dans les pays de formation vraiment germanique et protestante, la démocratie est un vêtement solide, presque une armure, parce que c’est une démocratie modérée avec des éléments autoritaires profondément balancés, dissimulés et hypocrites. En fait, dans ces pays-là, il n’y a pas démocratie mais libéralisme, c’est tout à fait différent.

— Ah, vous êtes de mon avis : l’Allemagne est à demi slave, c’est pourquoi elle n’a pas pu plus que la Russie acclimater le libéralisme.

— La France souffre de la démocratie, c’est un pays qui oscille sans cesse entre l’anarchie et la dictature policière. Ce n’est pas un pays libéral, mettons à part la licence intellectuelle. L’Italie, l’Espagne sont des pays trop primitifs pour le libéralisme, comme l’Allemagne et la Russie. »

*

« La séduction quand elle est seulement physique ne va pas souvent bien loin ; mais il est une séduction d’un ordre nerveux plus subtil et plus efficace. »

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« Cormont n’était pas un bourgeois comme Préault, pas un ouvrier comme Salis.

Moi-même, si j’étais pour quelque chose, je serais pour une internationale. Seulement, aucune envie de prendre parti, les idéologies n’existent pas, il n’y a que des empires qui sont tous de proie, comme de bien entendu, et qui cachent mal leur puissante obscénité sous des haillons idéologiques. Pourquoi prendrais-je parti pour Washington, Berlin ou Moscou ? J’aime mieux la philosophie thibétaine. »

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« Abraham voulait zigouiller lui-même son Isaac. Mais les religions antiques étaient tombées en décadence… La décadence, toujours la décadence. La vie est une perpétuelle décadence depuis le début… on tuait des béliers et non plus des hommes. La vraie religion c’est la religion mexicaine : fendre un homme par le milieu et lui arracher le cœur. Qu’un cœur d’homme palpite dans une main d’homme, voilà toute la vie. »

*

« — Alors, au fond, j’étais votre seul ennemi, dit Cormont.

— Oui, petit con, fit Susini.

— Alors, tu vois, j’ai raison sur ce plan-là aussi, jubila Constant. J’ai réuni, dans mes deux ennemis, les deux extrêmes ; l’extrême vérité de demain, l’extrême vérité d’hier – le nationalisme agonisant, la nécessité internationale de demain. Je veux supposer pour la beauté de mon geste que ce margoulin du marché noir était le serviteur des Empires… Mais duquel, l’Américain ou le Russe ?

— L’empire mondial ne peut être qu’un empire juif, les Juifs gagnent sur les deux tableaux : Washington et Moscou.

— Tu n’es pas juif.

— Non, je suis le contraire d’un Juif, Corse.

— Curieux, curieux… En tout cas, vous ne trouvez pas que je suis beau : je suis le Melchisédech, le Grand Prêtre éternel. Je vais achever, de mes mains, la France. »

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la théorisation du pragmatisme

Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait que soutenir l’Allemagne nazie, car sa philosophie petite-bourgeoise induisait de se mettre de toutes façons à la remorque de la tendance principale, de converger par opportunisme. Son romantisme dévoyé allait de pair avec ce pragmatisme forcené.

Ce qui a amené Pierre Drieu La Rochelle à vouloir coûte que coûte tenir un discours « ultra », c’est une peur panique toujours davantage marqué depuis le début des années 1930. Une peur panique devant la montée en puissance des États-Unis et de l’URSS, qu’il voit comme des « empires » modernisateurs et fondés sur la technique.

C’était une peur panique devant la centralisation toujours plus poussée des directions étatiques allemande et italienne, d’où une expression fantasmée d’une unification de toutes les couches sociales afin de parer aux menaces, la formation d’un romantisme niant la romance pour basculer dans l’idéalisme d’une situation censée être entièrement stable, statique.

D’où cet appel à la fusion qu’on pouvait lire dans Socialisme fasciste :

« Ce qui se faisait par l’équilibre des forces ne peut plus se faire que par la fusion des forces sous une force plus grande.

Nous en revenons en conclusion à nos prémisses. Aucune des forces existantes ne peut l’emporter. Il faut donc créer une force nouvelle.

Le rôle modérateur, intermédiaire, qui a été joué par le parti radical, héritier de la tradition jacobine et napoléonienne, ne peut plus être tenu par lui. C’est un parti sclérosé, usé, débordé, qui ne peut se ressaisir et qui s’appuie sur des institutions qu’il ne peut réformer lui-même, il doit être remplacé par un nouveau parti.

Parti qui renouvellera les mêmes méthodes aujourd’hui perverties ou oubliées, en les élargissant et les approfondissant.

Un parti qui repose sur une base assez large pour englober plusieurs des forces en présence. Parti animé d’une grande force dynamique et synthétique, parti qui fusionne plusieurs données aujourd’hui séparées.

Qui ne souffre pas des limites dont souffre chaque formation existante. Parti qui bénéficie des enthousiasmes aujourd’hui isolés et sans but.

Il est évident que c’est désigner un parti qui soit sur le modèle des grands partis qui ont triomphé dans le monde depuis vingt ans – à Moscou, à Rome, à Berlin, à Angora [Ankara], à Varsovie et à Wahsington.

C’est ici qu’il faut parler brutalement.

Ce parti ne peut être que national et socialiste. »

Le fascisme, chez Pierre Drieu La Rochelle, n’était pas un projet idéaliste, c’est un appel autoritaire exprimant un besoin qu’il prétendait naturel et même temporaire. C’est la forme du moment. En ce sens, il n’a nullement la profondeur organique de réels théoriciens du corporatisme, tel Othmar Spann ou Giovanni Gentile, pour qui l’État corporatiste était un projet de société idéale.

Pierre Drieu La Rochelle n’échappe pas à une culture petite-bourgeoise du machiavélisme, du calcul, de la géopolitique, etc., dont il ne se départira pas et qui émergera dans toutes ses réflexions, tous ses articles.

Dans sa dernière chronique publiée dans L’Émancipation nationale, l’organe du Parti Populaire Français de Jacques Doriot, Pierre Drieu La Rochelle formule cela de la manière suivante, en octobre 1938 :

« Vive plus vite et plus fort, cela s’appelle aujourd’hui être fasciste. Il y a cent ans, cela s’appelait être libéral, il y a cinquante ans être socialiste. »

Pierre Drieu La Rochelle est un nietzschéen, au sens où si c’est un romantique, il est aussi un petit-bourgeois. Le nietzschéisme permet d’osciller, de faire la girouette, de se tourner vers la force, ce qui triomphe.

Or, comme le marxisme est un dogme, au sens d’une théorie bien arrêtée, Pierre Drieu La Rochelle ayant choisi le pragmatisme est obligé dans tous les cas de passer à l’offensive et d’assumer le nietzschéisme comme pragmatisme complet, afin de conserver une latitude de choix la plus large possible.

Voici comment il théorise cela :

« Nietzsche dit essentiellement : « L’homme est un accident dans un monde d’accidents. Le monde n’a pas de sens général. Il n’a de sens que celui que nous lui donnons, un moment, pour le développement de notre passion, de notre action. »

Sur cette base métaphysique, l’époque fasciste a pu poser ses affirmations de départ.

Si le monde n’a pas de sens, il n’est sûrement pas ce monde marxiste qui, en dépit des rétractations qu’ont multipliées Marx et Engels, est au fond un monde hégélien et induit un sens du « progrès », aboutissant au « triomphe prolétarien » (…).

Cet appel constant, qui sort de chaque ligne de La volonté de puissance, au déploiement à tout prix des passions et de l’action, a trouvé son écho certain et prompt dans le sentiment moteur du fascisme mussolinien ou hitlérien, la croyance dans l’action quelle qu’elle soit, dans la vertu de l’action.

« D’abord l’action, ensuite la pensée », tel est bien le premier mot d’ordre des arditi et des « Baltikum » de 1919.

Au contraire, pour les marxistes, il y avait deux choses avant l’action : d’abord le développement de la matière, l’enchaînement des conditions matérialistes de l’histoire ; ensuite la pensée qui épousait ce mouvement ; et, enfin seulement, l’action.

Nietzsche, en posant sous la forme de la Volonté de puissance l’autonomie de l’homme au milieu de l’univers, et l’autonomie de l’action de l’homme, indique par voie de conséquence que la cellule de l’énergie humaine, du mouvement social, c’est l’individu capable du maximum d’action, l’individu d’élite, le maître.

Il pose ainsi de façon implicite le double élément social sur quoi se fonde le fascisme : le chef et le groupe qui entoure le chef (…).

Le hégélien conçoit – dans une déviation, certes, de son propre système, mais les événements nous prouvent qu’il l’a ainsi compris – que l’histoire marche toute seule, le marxiste conçoit que le capitalisme de lui-même prépare sa propre destruction.

Le résultat est sommeil et au jour du réveil lâcheté.

Le nietzschéen au contraire croit que dans un monde contingent, à l’instant même, son action peut faire explosion et transmuer la face de l’univers (…).

Il est évident que les révolutions de Rome et de Berlin ont tiré directement tout leur allant de l’antimarxisme par excellence, du relativisme et du pragmatisme nietzschéen. »

Il résume Nietzsche de la manière suivante :

« Philosophie de critique de la raison, philosophie de l’irrationnel ; philosophie de l’action, philosophie pragmatique. »

Et il fait de chaque « vainqueur » un nietzschéen qui s’ignore :

« Est-ce que le génie de Lénine, tout tactique, tout à l’aise dans ses écrits de combat, n’est pas imprégné de quelque chose qui ressemble à cette philosophie de la mobilité et de l’action, qui était propagée à ce moment à la fois par Vilfredo Pareto et Georges Sorel dans la philosophie, par Poincaré dans la science – et qui allait déboucher dans les arts sous les espèces du futurisme, du cubisme, du surréalisme, toutes doctrines fondées sur la négation de la raison et de l’être, sur un phénoménisme idéaliste, commandant une morale pragmatique. »

C’est cette nature petite-bourgeoise qui a fait basculer son romantisme. Pierre Drieu La Rochelle est, en ce sens, bien plus un futuriste qu’un fasciste au sens strict. C’est un petit-bourgeois qui oscille, dont le mode de vie de grand bourgeois le fait passer dans le camp de la haute bourgeoisie, alors que son romantisme le poussait inversement dans l’autre camp, celui du communisme.

Sa nature puissamment incohérente est propre à l’effondrement de la petite-bourgeoisie, et témoigne de l’importance de la compréhension de l’affirmation de la sensibilité dans la bataille culturelle révolutionnaire.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : un idéal dématérialisé

Pierre Drieu La Rochelle marque l’échec d’une forme de romantisme : celui qui se veut, d’une manière ou d’une autre, encore liée au symbolisme, à la quête d’un idéal dématérialisé.

La quête d’une forme parfaite d’union est en même temps quête accompagnée d’un goût pour la décadence, la fréquentation des prostituées; on a la même ambivalence que chez Baudelaire, avec la femme à la fois ange et démon, entièrement valorisé et totalement dévalorisée.

Voici un passage relativement exemplaire du sens de cette quête dans L’homme couvert de femmes, de 1925 :

« Gille sentait confusément que Luc personnifiait tout le délire qui était en lui et autour de lui. Double délire qui, à la fin, n’en fait qu’un, mais il avait mis du temps avant de pouvoir tout discerner (…).

– Luc, je se ne saurais vous dire comment votre vie m’effraie. Où allez-vous ? Ne voulez-vous vraiment aller nulle part ? Vous courez d’un être à un autre être ?

– Mais, on vieux, vous êtes comme moi, et bien pire que moi. Enfin depuis que vous êtes ici…

– Mais, moi, je ne me remue que pour m’arrêter. Je cherche pour trouver.

– La belle affaire, nous sommes tous comme vous.

– Mais non, vous cherchez pour chercher, vous seriez dégoûté de trouver.

– Et vous, donc ? je voudrais voir ça. D’ailleurs, je suis bien tranquille, nous ne trouverons ni vous ni moi.

– Mais vous savez, reprit Gille, je n’ai jamais été comme vous. Jamais je ne jouis de la multiplicité de mes expériences. Certes, j’admire le déploiement de la chair, c’est un grand arbre dont le bruissement de multitude remplit le ciel. Mais c’est là concupiscence esthétique et non pas sensuelle.

J’aurais voulu être peintre. Je ne suis jamais repu de la variation infinie et imperceptible des formes, de l’enchaînement inlassable des figures.

Mais cette jouissance interminable, c’est autant de dérobé au plus mordant de mon âme qui, à la fin est accablé sous la masse monotone où retombent bientôt tant d’accidents charmants.

Je n’ai jamais cru que j’augmentais ma connaissance et ma possession par le nombre, par la multiplication. Je ne crois pas qu’on puisse additionner les âmes les unes aux autres. Je ne cherche pas l’âme du monde. Je ne suis pas de ces quêteurs vagues qui glanent brin à brin, dans une succession indéfinie, les criants traits dispersés de la figure universelle. »

Dans Le jeune européen, de 1927, on peut lire: 

« Me voilà seul. J’ai perdu les hommes (…). Je ne sais pas aimer. L’amour de la beauté est un prétexte pour honnir les hommes.

Il est impossible que tout un fragment de l’Univers soit si faible, si laid ; ou bien se prépare, au cœur de sa dissolution, quelque chose de fort et d’inconnu que je dois découvrir et aimer.

Pourquoi aucun ustensile, aucune femme, aucun plaisir, aucun travail ne me paraît un achèvement, autour de moi ? (…)

Je sens l’éternel, tissu dans le moindre texte de la vie humaine. Mais pourtant, – est-ce ma faute ou celle de mon époque ? – à tout moment rien ne me paraissant achevé, tout me paraît manqué. »

Dans le nouvelle Rien n’y fait, on lit :

« Mais je dus rentrer à Paris. Rosita me déclara qu’elle voulait y rentrer aussi et y vivre avec moi (…). Je fus transporté et j’emmenai Rosita. Mais, à Paris, tout changea quand j’entrai dans son appartement.

Jusque-là, Rosita avait été pour moi exactement la femme que ses gestes me décrivaient, une femme simple – silencieuse ou rieuse – directe, s’offrant avec pudeur, c’est-à-dire sans réserve mais aussi sans hâte, à une volupté dont elle s’imprégnait peu à peu.

Mais maintenant tous ces objets laids et futiles qui encombraient sa chambre et son boudoir s’imposaient à mes yeux comme des tenants et des aboutissants. Qui avait donné ces objets ? Qu’avaient-ils vu ?

Il n’y a rien qui touche à un être qui ne lui donne un sens. Quels replis de sa nature avaient secrété des symboles si affreux. Je commençais à la questionner.

A la première question, elle me regarda d’un air surpris. Ensuite, une assez longue réflexion lui donna de la détresse. Enfin, elle me répondit avec de la résignation et de l’ennui. Comme tous les jaloux, je croyais être invisible. »

Une preuve de cette tendance à la dématérialisation, au non-respect de la dignité du réel, se retrouve parfaitement dans un passage terrible qu’on trouve dans Etat-civil, de 1921.

« Un été, j’étais tout le temps fourré dans une petite ferme qui attenait à notre jardin. Je m’enfermais dans le poulailler où je jouissais avec une âpreté avaricieuse de la solitude, du secret.

Ou de la quiétude, de l’absence du dérangement : dès ces premières ardeurs de petit bourgeois idéaliste, illusionniste, il s’y mêlait cette bassesse.

J’avais une poule préférée, Bigarette, dont je vois la tête fine et preste. Je l’entourais de mille soins qui ne l’effarouchaient plus. Mais ces soins devenaient brusques et tyranniques.

A les répéter je m’exaspérais, mais je ne pouvais les cesser. Ma sollicitude se transformait en ténacité rageuse. Une obscure hostilité pointait contre l’objet de mon attachement, il m’échappait des gestes bizarres.

Par exemple, je prétendais que l’écorce qui recouvrait les pattes frêles de mon amie était de la crasse et que je devais l’ôter. Avec mes ongles je m’enhardissais petit à petit à l’écorcher vive. Puis j’avais assez de ce nettoyage minutieux, très lent, qui me faisait un peu haleter.

J’étais las d’être accroupi et de la serrer entre mes jambes pour comprimer ses soubresauts et ses battements d’ailes. Je la lâchais, mais cela me décevait et m’impatientait de la voir s’écarter en boitillant et l’aile lâche.

Alors je la ressaisissais et la jetais en l’air pour la rattraper avec des mains crochues. Elle s’alourdissait et ne voletait plus. D’une minute à l’autre je devenais inquiet et j’allais la cacher dans la paille où l’on ne trouvait plus ses œufs délicats.

Ce manège dura quelques jours, je préférais sans me l’avouer n’être pas vu. Mais ma grand’mère flaira quelque chose et m’épia. Ce fut ce jour-là que Bigarette mourut.

Toute la famille fut avertie et se trouva fort soucieuse. Pour terroriser cette canaille qui s’était levée en moi il fallait un grand appareil de justice.

En entrant dans le salon avant le déjeuner, je fus soudain épouvanté en trouvant tout le monde rassemblé et tant de regards sévères tournés vers moi. Mon père avait les mains derrière le dos. Il jeta sur une table le cadavre de Bigarette.

Je ne savais pas qu’elle était morte, mais tout d’un coup je compris que je l’avais tuée. Je ne soupçonnais pas encore toute la noirceur de ma conduite.

Mon père me promena dans les détours de mon crime. Ce fut une grande nouveauté. Tout l’univers était contre moi et m’accablait, je connus l’isolement effaré et superbe de l’assassin.

Je me pliais naturellement à l’opinion du monde, et pourtant il y avait au fond de moi une retraite sombre où quelque chose ne se rendait pas.

Mais la source de ma vie était troublée et bien longtemps j’eus une sorte de peine à achever mes gestes, mes paroles, à occuper l’espace et à prélever ma part de l’attention des hommes.

Je doutai passionnément et je m’éloignai de ce mauvais jour avec une plaie imperceptible qui pouvait s’agrandir.

Il y eut aussi un remord qui s’attaquait à ma chair. Souvent la nuit, un cauchemar me réveillait, le fond de mon lit était plein de sang et de plumes, je ne pouvais me rendormir, les pieds recroquevillés sous moi.

Depuis cet événement je n’ai jamais pu toucher un oiseau sans pâlir. »

Pierre Drieu La Rochelle marque l’échec du romantisme idéaliste.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «Rien ne me sépare plus du communisme»

La carrière politique de Pierre Drieu La Rochelle après 1934 s’avéra un fiasco complet. De 1936 à 1939, il participa au Parti Populaire Français de Jacques Doriot, tentant de s’en faire l’intellectuel et écrivant des documents cherchant à présenter celui-ci comme le Führer français, comme dans Avec Jacques Doriot :

« Nous avons vu vivre, travailler, Jacques Doriot.

Nous avons vu le fils du forgeron, nous avons vu l’ancien métallurgiste dans la houle de ses épaules et de ses reins, dans le hérissement de sa toison, dans la vaste sueur de son front, continuer et épanouir devant nous le travail de quinze ans.

Devant nous, il a pris à bras-le-corps toute la destinée de la France, il l’a soulevée à bout de bras comme un grand frère herculéen (…).

Jacques Doriot et les faits, ça ne fait qu’un.

Jacques Doriot a été ouvrier métallurgiste, il en a gardé quelque chose, en cela comme dans le reste. Il sent la vie comme une réalité massive, comme un bloc de métal qu’il s’agit de laminer, de découper, de forger. »

On est ici dans une mythologie viriliste, comme dans Jacques Doriot ou la vie d’un ouvrier français, où on lit :

« Ceux qui ont vu alors Jacques Doriot [en 1925 lors d’une grève générale, la police réprimant les manifestants, Drieu La Rochelle n’assistant pas à la scène], seul, tenir tête à 200 policiers, foncer dans le tas, faire tourner un guéridon de café au-dessus de sa tête, soulever des grappes sur ses puissantes épaules, ne s’effondrer qu’à l’épuisement complet, savent qu’il y a en France au moins un homme politique qui est un homme. »

Pierre Drieu La Rochelle, qui fut même l’éditoritaliste de l’organe du Parti Populaire Français, L’Émancipation nationale, rompra avec Jacques Doriot lorsqu’il découvrira qu’il avait accepté des subsides de l’Italie fasciste, s’apercevant surtout du mode de vie opportuniste et parasitaire du prétendu Führer tant attendu.

Mais il reviendra dans ce parti en novembre 1942, pour montrer sa « préférence » fasciste à l’occupant nazi qui mène une « politique vaseuse », dans un acte de fuite en avant complet, pour simplement assumer son erreur.

Le 10 juin 1944, dans son Journal intime, Pierre Drieu La Rochelle écrit en effet :

« Le regard tourné vers Moscou. Dans l’écroulement du fascisme, je rattache mes dernières pensées au communisme.

Je souhaite son triomphe, qui me paraît non pas certain immédiatement, mais probable à une plus ou moins longue échéance. Je souhaite le triomphe de l’homme totalitaire sur le monde.

Le temps de l’homme divisé est passé, le temps de l’homme réuni revient. Assez de cette poussière dans l’individu, de cette poussière d’individus dans la foule.

Et puis le moment est revenu pour l’homme de se courber, d’obéir… à une voix plus forte en lui que toutes les voix. Staline, c’est donc mieux qu’Hitler le triomphe de l’homme sur l’homme, du plus fort de l’homme contre le plus faible.

Et que cette Église soit brûlée jusqu’au fondement, cette Eglise morte, qui a fini son temps depuis longtemps. »

Et le 28 juin :

« Je ne quitterai pas Paris, je mourrai quand les Américains arriveront à Paris. Je ne crois pas que je puisse me rallier décemment au communisme. J’ai été trop anticommuniste de fait, sinon de fond.Bien que croyant depuis longtemps au socialisme, je me suis carrément détourné de la forme communiste du socialisme à partir de 34, après avoir beaucoup hésité entre 1926 et 1934.

Encore au moment du 6 février, j’ai cru à la possibilité d’une entente entre les préfascistes et les communistes. En venant chez Doriot, j’ai été heureux de me rapprocher de communistes.

Mais ensuite, j’ai adhéré à la lutte anticommuniste, à la lutte surtout contre les communistes. Je ne croyais pas à la capacité des communistes russes de réussir des révolutions en-dehors de chez eux.

Les exemples de Chine, d’Espagne me confirmaient dans cette vue. Je croyais que la logique socialiste s’imposait au fascisme comme malgré lui, et que surtout la guerre activerait l’involution socialiste du fascisme.

J’étais intellectuellement très hostile au dogmatisme marxiste, au matérialisme même très assoupli.

J’étais surtout plein de répugnance pour les communistes français à cause de tout ce qui subsistait en eux d’anarchiste, de pacifiste, de libertaire, de petit-bourgeois.

Pourtant, j’avais de la sympathie pour leur sincérité, leur dévouement. Je craignais aussi la mainmise des Juifs sur eux.

Entre 1939 et 1942, j’ai cru à une décadence, à une dégénérescence du communisme à cause de son caractère ouvriériste, de sa tendance à détruire les élites (!). Mon voyage si bref à Moscou ne m’avait rien appris bien au contraire.

La liaison que j’ai eue pendant des années avec la plus riche des bourgeoises a aussi émoussé ma réflexion, bien que ma décision fasciste était prise le 6 février, un an avant de la connaître.

C’est tout bonnement la victoire russe qui m’a rouvert les yeux, comme à tous : cela est infiniment vexant (…).

Rien ne me sépare plus du communisme, rien ne m’en a jamais séparé que ma crispation atavique de petit-bourgeois. Mais cela est énorme et a engendré des paroles et des attitudes auxquelles il vaut mieux rester fidèle, auxquelles je ne puis que rester fidèle. »

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Pierre Drieu La Rochelle : la réponse avec Aurélien

Pour Pierre Drieu La Rochelle, le succès des romans de Louis Aragon avec ses romans du « Monde réel » ne provenait que du fait que ces romans s’inscrivaient somme toute dans la société de la Belle Epoque, d’avant la première guerre mondiale.

Ces romans consistant en Les Cloches de Bâle (1934), Les Beaux Quartiers (1936), Les Voyageurs de l’impériale (1942) et enfin Aurélien en 1944.

Ce dernier roman est une réponse à Gilles, et même un anti-Gilles. Il est évident que dans ce roman Aurélien est Pierre Drieu La Rochelle, même si Louis Aragon a prétendu le contraire :

« Aurélien n’est ni Drieu ni moi (…). Aurélien n’est pas un livre à clés. Ou du moins, c’est un livre à fausses clés. Drieu est une fausse clé d’Aurélien. »

On lit pourtant ce passage assez révélateur, allusion au roman Le feu follet de Pierre Drieu La Rochelle :

« Que la pièce était longue, et vide, et de bon goût, quel dimanche soir ! Le feu follet tomba sur la langue de Blanchette : « Et tu l’as vu aujourd’hui… Aurélien ? » Le cœur de Bérénice battit trop fort. »

De toutes manières, le style de vie décrit, la mentalité, tout ramène immanquablement à Pierre Drieu La Rochelle. Il faut souligner l’importance de l’incipit, où Aurélien tombe amoureux d’une femme qu’il trouve laide mais dont le prénom Bérénice l’interpelle en raison de la pièce de Racine.

C’est une allusion à Pierre Drieu La Rochelle tombant amoureux de Colette Jéramec, une femme d’origine juive – Bérénice est quant à elle reine de Palestine dans la pièce – malgré son antisémitisme ; l’idée de voir une personne à travers une figure historique est reprise à Un amour de Swann où Marcel Proust décrit un personnage associant tous les gens qui l’entourent à des personnages dans des peintures de la Renaissance italienne.

Louis Aragon, en 1936.

Aurélien comme anti-Gilles visait ni plus ni moins qu’à désacraliser Pierre Drieu La Rochelle, de le transformer dans l’opinion publique en intellectuel bourgeois n’ayant aucun intérêt, ayant raté le tournant nécessaire.

Toute la construction du personnage principal de ce roman fade, sans intérêt, ne tourne qu’autour de la psychologie de grands bourgeois avec leurs états d’âme insipides, correspond à Pierre Drieu La Rochelle vu et interprété par Louis Aragon.

En clair, Pierre Drieu La Rochelle n’aurait été qu’un dandy vivant dans un milieu de riches personnages, dans un désœuvrement intellectualisé oscillant entre la bohème des artistes et les mondanités, les bars le soir et l’esprit de coucherie.

Toute la charge de radicalité que portait Pierre Drieu La Rochelle est littéralement niée, Louis Aragon visant à le réduire comme un grand bourgeois ne fréquentant que les grands bourgeois, incapables d’assumer son amour pour Bérénice.

La scène finale où Bérénice meurt lors de l’offensive allemande en 1940, dans les bras d’Aurélien perdu de vue depuis longtemps, est censée symboliser la nullité historique de Pierre Drieu La Rochelle.

Cette même opération des intellectuels bourgeois infiltrant le camp communiste – un véritable communiste aurait compris l’erreur de Pierre Drieu La Rochelle, son double caractère, ne le réduisant pas à un simple « réactionnaire » – se retrouve dans un article de Jean-Paul Sartre.

Cet article, intitulé Drieu La Rochelle ou la haine de soi, fut publié dans les Lettres françaises en avril 1943, c’est-à-dire la revue alors simplement ronéotypée en quelques pages des écrivains de la Résistance liée aux communistes.

Il tente de faire passer Pierre Drieu La Rochelle, tout comme le fera Aurélien par la suite, comme un moins que rien.

« C’est un long type triste au crâne énorme et bosselé, avec un visage fané de jeune homme qui n’a pas su vieillir. Il a, comme Montherlant, fait la guerre pour rire en 1914. Ses protecteurs bien placés l’envoyaient au front quand il le leur demandait et l’en retiraient dès qu’il craignait de s’y ennuyer.

Pour finir, il revint parmi les femmes et s’ennuya encore davantage. Les feux d’artifice du front l’avaient empêché quelques temps de prêter l’attention à lui-même.

Rentré chez lui, il fallut bien qu’il fît cette découverte scandaleuse : il ne pensait rien, il ne sentait rien, il n’aimait rien. Il était lâche et mou, sans ressort physique ni moral, une « valise vide » [allusion au titre d’une nouvelle de Pierre Drieu La Rochelle] ».

On croirait lire ici le message que veut faire passer Louis Aragon sur Pierre Drieu La Rochelle à travers le roman Aurélien. Impossible de savoir si finalement cet article n’en a pas été le programme, Louis Aragon restant sciemment cryptique, mais c’est plus que vraisemblable.

D’ailleurs, il est frappant que Sartre comme Louis Aragon (dans Aurélien) attribue à la première guerre mondiale une valeur significative pour Pierre Drieu La Rochelle, alors que celui-ci n’en a jamais vraiment parlé à part dans ses poèmes à l’époque de la guerre, si ce n’est qui plus est pour appeler à la paix en Europe.

Le but est de faire de Pierre Drieu La Rochelle un dandy incapable se précipitant sur le nazisme pour combler son vide intérieur :

« Drieu a souhaité la révolution fasciste comme certaines gens souhaitent la guerre parce qu’ils n’osent pas rompre avec leur maîtresse.

Il espérait qu’un ordre imposé du dehors, et à tous, viendrait discipliner ces faibles et indomptables passions, qu’il n’avait pu vaincre, qu’une sanglante catastrophe viendrait remplir en lui le vide qu’il n’avait pu combler, que l’agitation du pouvoir, comme autrefois les bruits de la guerre, mieux que la morphine ou la coco [la cocaïne] le détournerait de penser à lui-même. »

Et l’article conclut :

« Il reste un écorché (…). Il est venu au nazisme par affinité élective : au fond de son cœur comme au fond du nazisme, il y a la haine de soi – et la haine de l’homme qu’elle engendre. »

Ce psychologisme de pacotille de Jean-Paul Sartre vise à masquer que Pierre Drieu La Rochelle était le partisan d’un être humain nouveau, que la contradiction entre villes et campagnes était au cœur de ses « tourments », que la contradiction entre travail manuel et travail intellectuel formait pour lui un problème historique.

Il y avait une dignité du réel bien plus grande dans la démarche de Pierre Drieu La Rochelle que dans celle de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre, bourgeois restés bourgeois malgré l’apparence d’un engagement dans les rangs de l’engagement à gauche.

Pire encore, ils servaient d’autant plus de repoussoir à Pierre Drieu La Rochelle qui, ne comprenant déjà pas le marxisme, pouvait croire que celui-ci consistait en les positions de Louis Aragon et Jean-Paul Sartre. D’où la tournure mystique de la fin de sa vie, et sa vision d’un communisme autre, dont il ne fera que deviner les contours, en entrevoyant tout de même son implacable totalité.

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Pierre Drieu La Rochelle : Gilles

La guerre larvée entre Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle ne cessa plus. Dans le premier numéro de la revue Commune, en juillet 1933, Louis Aragon publia des poèmes, mais également un long article intitulé Sur deux livres de marbre rose, dont une large partie vise Pierre Drieu La Rochelle et son livre Drôle de voyage.

Pierre Drieu La Rochelle est défini comme un dandy ne fréquentant que les riches, en s’appuyant justement sur ce que celui-ci raconte dans son œuvre ; la sentence finale est la suivante :

« Il propose à la jeunesse bourgeoise préfasciste la pensée nietzschéenne comme machine de guerre contre le marxisme. Il pose sa candidature à un rôle de leader dans le mouvement culturel d’un fascisme français. »

La réponse de Pierre Drieu La Rochelle viendra tardivement, en 1939, à travers le roman Gilles. Le très long roman, très largement autobiographique, décrit les aventures décadentes, nihilistes, opportunistes d’une figure tourmentée finalement plus vide qu’autre chose, malgré des tentatives expressionnistes à prétention existentialistes, comme ici :

« C’était l’hiver. Il y était allé en voiture. Qui ne connaît pas la campagne l’hiver ne connaît pas la campagne, et ne connaît pas la vie. Traversant les vastes étendues dépouillées, les villages tapis, l’homme des villes est brusquement mis en face de l’austère réalité contre laquelle les villes sont construites et fermées.

Le dur revers des saisons lui est révélé, le moment sombre et pénible des métamorphoses, la condition funèbre des renaissances. Alors, il voit que la vie se nourrit de la mort, que la jeunesse sort de la méditation la plus froide et la plus désespérée et que la beauté est le produit de la claustration et de la patience. »

Il présente également sous différents masques des personnages réels : Emmanuel Berl est ici Preuss,André Breton Caël, Gaston Bergery Clérences, et Louis Aragon Cyrille Galant. Il va de soi que le portrait, très long et décrivant les fréquentations faites, est totalement à charge, se concluant par un petit meurtre littéraire :

« Il pensait sur toutes choses ce que pensait le vieux. Ces petits intellectuels débiles, remplis de la jactance la plus imperceptible, étaient bien les derniers échappés des villages aux fenêtres fermées qu’il traversait quand il allait le voir et dont le vieux lui avait appris à embrasser toute l’horreur.

Ces petits intellectuels étaient les dernières gouttes de sperme arrachées à ces vieillards avares qui refermaient, sur leurs agonies rentières, les rares portes encore battantes. »

L’oeuvre se conclut sur les événements de février 1934 et un choix fictif d’aller en Espagne rejoindre les franquistes, après que Pierre Drieu La Rochelle ait relaté la vie de dandy qu’il a mené, au sein d’un roman particulièrement autocentré, bien mené mais somme toute largement médiocre, témoignant de l’incapacité à faire surgir une réelle densité.

Dans son Journal, Pierre Drieu La Rochelle dit la chose suivante au sujet de Gilles :

« Je reçois enfin le premier exemplaire de Gilles. Les quelques taches blanches qu’y a déposées la censure y font un ornement étrange, suggestif, fascinant.

Si ce livre n’est pas bon, ma vie littéraire est manquée. Je crois qu’il est bon. Je crois qu’il remplit les deux conditions d’un bon livre : cela forme un univers qui vit par soi-même, animé par sa propre musique.

J’ai bien fait d’attendre. Je ne pouvais attendre davantage. Mais que n’ai-je mieux attendu encore, dans un silence plus résolu et plus étanche. Selon l’exemple des vrais maîtres : Nerval et Baudelaire, Stendhal et Nietzsche.

Ce livre est un pamphlet et aussi une œuvre entièrement détachée. Bonne condition encore. Toute ma génération s’y retrouvera, de gré ou de force. Il faut qu’un livre vive à plein de la vie de son temps et en même temps s’en détache à perte de vue. »

C’était le 5 décembre 1939. Le 3 janvier 1940, il note :

« J’ai quarante-sept ans. C’est l’âge où Stendhal écrivait Le Rouge et le Noir. Tous les écrivains moyens ou ratés se consolent en pensant à Stendhal ou à Baudelaire.

Pour moi, ce n’est pas une consolation. Je sais bien que Gilles n’est pas un chef d’oeuvre. D’autre part, je sais que je n’en ai plus pour longtemps à vivre (…).

Que vaut Gilles ? Il me semble qu’il y a encore les traces de la paresse ; je n’y ai pas assez approfondi mes imaginations psychologiques ni mes thèmes philosophiques. J’ai bâclé l’intrigue de la 2e et 3e partie.

Mais à quoi bon avancer cela ? Au fond de moi-même je crois à la valeur de mon esprit à travers cette œuvre imparfaite. »

Le 22 janvier, il écrit, toujours au sujet de Gilles :

« – Gilles a assez de succès. Je crois que les gens reconnaissent que c’est un livre important. Lettre de Mauriac qui dit que c’est un maître-livre, un livre essentiel. Lettre de Chardonne. Réaction violente de Gérard Bauër [chroniqueur au Figaro] et des Juifs. »

Le 2 février, il écrit :

« Je ne pense plus guère à ce journal, ni à rien. Je suis au-dessous de zéro. Déceptions et ennuis. Je n’ai pas eu un article de franc acquiescement sur Gille. On me dénie toujours la qualité de romancier (…). A part cela, Gilles se vend un peu, mais pas plus que les autres, 6 000 exemplaires. »

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la rupture avec Louis Aragon

Si Pierre Drieu La Rochelle n’a par la suite pas du tout été compris du côté communiste, c’est en raison de l’infiltration d’éléments intellectuels grands-bourgeois cherchant à tout prix à nier la démarche rupturiste de celui-ci. Les deux grandes figures de cette opération furent Louis Aragon et Jean-Paul Sartre.

Initialement, Pierre Drieu La Rochelle fréquente en effet un milieu intellectuel bourgeois et son grand ami est Louis Aragon. Les soirées et la fréquentation des prostituées accompagnent une posture rebelle d’esprit grand bourgeois au-dessus des normes.

Une rupture se produisit cependant entre Pierre Drieu La Rochelle et tout le milieu qui relevait du surréalisme. Cela se produisit à l’occasion, le premier juillet 1925, d’une « Lettre ouverte à M. Paul Claudel », formant un « Tract surréaliste » et consistant en une réponse à des propos tenus par celui-ci lors d’une interview.

La voici :

« Lettre ouverte à M. Paul Claudel

Ambassadeur de FRANCE au JAPON

« Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont un seul sens : pédérastique.

Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »

« Il Secolo », interview de Paul Claudel reproduite par « Comœdia », le 17 juin 1925.

Monsieur,

Notre activité n’a de pédérastique que la confusion qu’elle introduit dans l’esprit de ceux qui n’y participent pas.

Peu nous importe la création. Nous souhaitons de toutes nos forces que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit.

Il ne saurait y avoir pour nous ni équilibre ni grand art. Voici déjà long-temps que l’idée de Beauté s’est rassise. Il ne reste debout qu’une idée morale, à savoir par exemple qu’on ne peut être à la fois ambassadeur de France et poète.

Nous saisissons cette occasion pour nous désolidariser publiquement de tout ce qui est français, en paroles et en actions. Nous déclarons trouver la trahison et tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, peut nuire à la sûreté de l’État beaucoup plus conciliable avec la poésie que la vente de « grosses quantités de lard » pour le compte d’une nation de porcs et de chiens.

C’est une singulière méconnaissance des facultés propres et des possibilités de l’esprit qui fait périodiquement rechercher leur salut à des goujats de votre espèce dans une tradition catholique ou gréco-romaine. Le salut pour nous n’est nulle part. Nous tenons Rimbaud pour un homme qui a désespéré de son salut et dont l’œuvre et la vie sont de purs témoignages de perdition.

Catholicisme, classicisme gréco-romain, nous vous abandonnons à vos bondieuseries infâmes. Qu’elles vous profitent de toutes manières ; engraissez encore, crevez sous l’admiration et le respect de vos concitoyens. Écrivez, priez et bavez ; nous réclamons le déshonneur de vous avoir traité une fois pour toutes de cuistre et de canaille.

Paris, le 1er juillet 1925.

Maxime Alexandre, Louis Aragon, Antonin Artaud, J.-A. Boiffard, Joë Bousquet, André Breton, Jean Carrive, René Crevel, Robert Desnos, Paul Eluard, Max Ernst, T. Fraenkel, Francis Gérard, Éric de Haulleville, Michel Leiris, Georges Limbour, Mathias Lübeck, Georges Malkine, André Masson, Max Morise, Marcel Noll, Benjamin Péret, Georges Ribemont-Dessaignes, Philippe Soupault, Dédé Sunbeam, Roland Tual, Jacques Viot, Roger Vitrac. »

Ce fut le prétexte pour Pierre Drieu La Rochelle d’une rupture avec surréalistes, au moyen d’une sorte de lettre ouverte en août 1925 : La véritable erreur des surréalistes, publié dans la Nouvelle Revue Française. On y lit entre autres :

« Vous êtes tout bonnement en train de prendre position. L’hiver dernier, vous aviez déjà pris position littéraire : le surréalisme, une position solide, détaillée, abondamment pourvu de doctrines, d’exemples, de précédents, d’autorité, de disciples, de camelots (…).

Maintenant, vous doublez votre art poétique d’une ligne d’appui politique selon un procédé périodiquement utilisé par les littérateurs en France.

Vous vous installez en face des néo-classiques, dans le même secteur étroit, encombré de vieux cadavres et de galimatias de l’autre siècle (…).

Comme de vieux républicains vous criez quelque chose d’exotique : « Vive Lénine ». Mais prudents vous prenez une position moyenne à garder, entre Blum et Cachin. »

Pierre Drieu La Rochelle considère que les surréalistes s’institutionnalisent ; il attaque nommément Louis Aragon, tout en se définissant lui-même comme « républicain national, impressionné d’action française ».

Ce qu’il reproche au fond, c’est la perte d’une charge qu’on doit qualifier de futuriste. Pierre Drieu La Rochelle entend maintenir cette charge. Il sait très bien que les positions des surréalistes ne sont qu’un simulacre d’engagement révolutionnaire.

Lui-même, de par sa base philosophique nietzschéenne, peut alors librement se tourner vers la droite contestataire, d’où sa référence à l’Action française. Cette dernière, dans un article de son organe de presse du 5 août 1925 l’enjoignit alors à rejoindre le camp monarchiste.

Cependant, Pierre Drieu La Rochelle esquiva tout engagement à ce niveau : il n’en était là que sur le mode de la posture.

Par la suite, en septembre, parut dans la Nouvelle Revue Française la réponse de Louis Aragon, où on lit entre autres :

« Comme tu as peur d’être dupe: ça pourrait ne pas être parisien le mot République que tu me reproches, parce que je ne t’ai jamais caché, tant pis pour le ridicule, que j’étais prêt à mourir pour ce mot-là (…).

Je ne veux pas te répondre que je n’ai pas crié : Vive Lénine! Je le braillerai demain, puisqu’on m’interdit ce cri, qui après tout salue le génie et le sacrifice d’une vie; tes coquetteries à Maurras me semblent plus intéressées.

Vive Lénine, Drieu, quand je te vois ainsi te complaire à ce vague intellectuel, à cet esprit de compromission où pas une idée ne tient, pas un critérium moral (…).

Regarde, encore une fois mon ami, avec quelles gens tu te ligues, dans le sens de quelles gens tu abondes (…). Eh bien, va, mon garçon, puisque tu leur as fait risette, voilà leur appeau, et à demi-voix ils te laissent entendre ce qu’ils diront de toi si tu résistes. Tu sais de reste que je tiens les gens d’Action Française pour des crapules (…).

Il me faut aujourd’hui ce ton pour te parler ce langage. Mais es-tu bien celui qui était mon ami? Celui-ci était un homme triste, qui n’avait pas d’espoir, qui rongeait sa vie comme un frein, un homme irrésolu (…).

Si un instant j’essaye de m’élever à cette notion, Dieu, je me révolte qu’elle puisse en aucun cas servir d’argument à un homme. Tu n’es qu’un homme comme les autres, et pitoyable, et peu fait pour montrer leur chemin aux hommes, un homme perdu, et que je perds. Tu t’en vas, tu t’effaces. Il n’y a plus personne au lointain, et, tu l’as bien voulu, ombre, va-t’en, adieu. »

Louis Aragon

Quant on sait que Louis Aragon et Pierre Drieu La Rochelle était inséparable, qu’une année auparavant, Louis Aragon dédicaçait Libertinage à Pierre Drieu La Rochelle, que ce dernier dédicaçait quelques mois auparavant L’homme couvert de femmes à Louis Aragon, on voit la profondeur humaine de l’affrontement.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «l’avortement de cette pensée qui nous frôla»

Il est fascinant de voir que cette fuite en avant de Pierre Drieu La Rochelle avait été en partie devinée et annoncée dans un article de l’Humanité de janvier 1923, dans un article intitulé « Jeunes hommes d’aujourd’hui », que voici.

« Nos néo-réactionnaires, les réactionnaires de guerre sociale réfléchie, agressive, avouée, ont, pour flairer ceux qui dans les lettres sont ou seront leurs hommes, un instinct aussi vif et aussi sûr que le nôtre est fable et incertain.

Ils devinent même ceux qui, dans nos rangs ou autour de nos rangs, seront leurs alliées, sont déjà, honteusement ou inconsciemment leurs alliés ; ils les flattent, ils les distinguent, ils les auront.

Tandis que nous, nous sommes toujours prêts à nous emballer sur le premier fantaisiste venu qui, pour se distraire ou pour s’entraîner, aura une fois sifflé un bout d’Internationale sur son petit flûtiau. Nous lui demandons une fidélité qu’il n’a jamais promise, nous nous envolons derrière lui et, lorsqu’il nous a laissé choir, nous dépensons notre temps et notre courage à nous frotter une fois de plus les côtés.

Est-ce fâcheux, cette adresse des autres, cette légèreté chez nous ? Naturellement oui ; il est toujours désagréable, et préjudiciable, de se trouver plus sot que l’adversaire. Ce n’est pas malgré tout un grand malheur. Il est naturel que les autres, avertis par la sensibilité exercée d’une vieille culture, se trompent moins souvent que nous.

La vie naît et croît dans la confusion ; il est naturel que nous cherchions  dans le désordre d’une générosité trop confiante et que nous égarions longuement avant de découvrir et d’assembler les éléments de notre ordre ; et, parce que la vie est en nous, nous sommes assez riches pour payer notre erreur.

Mais bien entendu, les forces où se renouvelle l’idéologie réactionnaire, c’est autant de gagné pour celle-ci.

Les milieux intellectuels bien-pensants choient M. Drieu La Rochelle. Ils l’ont découvert dès ses poèmes, assurés et inquiet, de Interrogation (1918), où nous aurions pu, autant qu’eux, glaner. Ils l’ont mieux reconnu dans son essai Etat-Civil et ils attirent tout à fait à eux l’auteur acteur de Mesure de la France sorte de discours lyrique sur les problèmes du monde contemporain, réfléchis dans une jeune esprit né de la guerre.

Ils ont sans doute raison, bien que Mesure de la France paraisse, ou justement parce que ce dernier essai parut moins nourrir, moins ferme et d’une moins sévère volonté de précision que Etat-Civil.

Comme ces destinées sont curieux! Sortant de la guerre, M. Drieu La Rochelle, fils de grande bourgeoisie, a certainement interrogé l’horizon de notre côté autant que du côté adverse.

Il semble le dire lui-même, et certaines circonstances, comme son amitié pour Raymond Lefebvre, l’y portaient un peu plus que d’autres jeunes gens de même formation. Et puis, de notre côté, il n’a pas distingué de réponse ; et il s’est éloigné.

Destinées bien curieuses et bien instructives. En un sens il y eut, dans notre inaptitude à prendre ce qui s’offrit un instant, beaucoup de notre faute, il y eut certainement pour nous une perte, un sérieux manque à gagner.

Nous reparlerons un jour, l’affaire en vaut la peine, de nos énormes sottises de ce temps-là : les classes moyennes intellectuelles sortant des ruines de la civilisation bourgeoise, comprenant qu’il fallait que ça change, cherchant des routes claires, et nous, pour avoir voulu laisser le communisme révolutionnaire mêlé au socialisme de guerre, ne présentant que du gâchis encore, du mensonge politicien et bafouilleur (élections de 1919 !), et jetant ces jeunes hommes inquiets dans l’ordre sophistique de Maurras…

Ils étaient convalescents, ces garçons. Les saisir n’aurait pas été commode. Et puis il eût fallu leur demander – au sortir de quelle épreuve! – une terrible effort de déclassement.

Combien l’auraient accompli ? Les événements ont été plus paresseux. Ceux qui dans cette catégorie sociale avaient des âmes de conquérant, ont grimpé, suivant les vieilles règles, aux échelons dorés ; les autres tombent hargneusement, sans le reconnaître, sans s’y résigner, dans le prolétariat.

Aurions-nous eu des hommes tels que M. Drieu La Rochelle ? Je ne sais.

Il y a en lui, certainement, une force, sans qu’on puisse dire encore si elle s’accroîtra ou si elle se dissoudra.

Il cherche durement sa vérité vitale, il veut penser sans illusion; alors que tant d’écrivains de talent s’évadent dans un impressionnisme énervé, il écrit une langue souvent solide et nette. Mais je ne sais même s’il faudrait souhaiter qu’une telle force soit avec nous. Elle ne songe qu’à dominer.

On n’a pas besoin d’arriver, dans Etat-Civil, au chapitre intitulé « Petit-fils d’une Défaite » pour sentir combien pèsent sur l’écrivain l’abstraction, la grosse hantise de la race, et aussi, malgré ses révoltes, ce romantisme politique de la fin de l’âge classique et de l’époque révolutionnaire, encombrée par la Grèce et par Rome.

Génération des enfants bourgeois de la défaite, génération hantée par Napoléon, qui anxieusement se regarde vivre et ne considère les autres hommes que rangés dans l’Etat.

Chacun de ces jeunes hommes s’interroge, fiévreusement retiré sur soi, et de la pensée des autres il se délivrent par quelques généralisations abstraites et sommaires : individualisme et code, nous sommes en pleine bourgeoisie, et ce goût du sport, nouveau en eux et si pressant, gardons nous de la considérer comme un snobisme : la vie est un match, et, fils de la défaite, il s’agit de vaincre.

Qui ? Des abstractions, des ombres. Formules même de la grande bourgeoisie, avec son égotisme, et les excuses qu’elle a besoin de se donner.

Pourtant c’est M. Drieu La Rochelle encore qui écrit des phrases comme celles-ci, larges et pleines :

« Parmi ceux qui peupleront ce siècle, il n’y aura bientôt plus que les petites gens qui oseront se demander : « Penses-tu réussir ? » sans craindre la honte ni le ridicule; La vie reprend trop d’ampleur pour qu’on ne se sente pas à l’étroit dans une gloire personnelle. L’orgueil du temps abolit quelques modes de la vanité. »

C’est que bien des troubles encore fermentent et bouillonnent dans cette âme. S’il s’enivre douloureusement de modernité mécanique, c’est qu’il veut oublier sa chère civilisation spirituelle du passé et,quand il parle avec une si lourde incompréhension de la civilisation communiste, ce n’est pas encore sans regret : là aussi le rêve se cabre encore avant de mourir.

Et nous, devant cette force qui nous fuit et qui, disciplinée chez nous, eût été haute, nous éprouvons un regret semblable. Mais sans doute est-il trop tard.

Déjà, dans le mélange hâtif de Mesure de la France, les matériaux qu’emploie à construire des songes cette volonté impatiente sont inconsciemment empruntés aux pauvres chantiers de l’opinion et de la presse ; et l’aboutissement, l’avortement de cette pensée qui nous frôla, déjà nous la distinguons bien : c’est le fascisme. »

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «Nous nous battrons contre tout le monde»

L’antisémitisme était d’autant plus nécessaire à la démagogie de Pierre Drieu La Rochelle, à sa fantasmagorie, qu’il savait pertinemment que sa vision du monde ne tenait pas debout. Il était à la fois rattrapé par la petite-bourgeoisie – converger, oui, mais sans la fusion – et par son romantisme.

Dans Socialisme fasciste, il dénonce ainsi le pragmatisme machiavélique qu’il recommande pourtant :

« Quelle différence entre mussolinisme ou hitlérisme et stalinisme ? Aucune.

Des élections brusquées selon la méthode napoléonienne. Une camarilla éternelle. Le machiavélisme le plus vulgaire.

Et pourtant un renouvellement de la vie humaine : ces grandes fêtes, cette perpétuelle dans sacrée de tout un peuple devant l’autel d’une idée muette et ambiguë, devant une face divinisée.

Cependant que nous autres, pêcheurs à la ligne… »

Car pour lui, il faut passer par le mal pour « renaître ». C’est à la fois une sorte d’appel à une purification chrétienne et à un nietzschéisme faisant ressortir la beauté apolinnienne des forces souterraines dionysiaques.

Il dit ainsi :

« La réaction pure et simple (…). C’est la grande réaction qu’a connue déjà la Rome impériale. Et pourtant je veux cela. La liberté est épuisée, l’homme doit se retremper dans son fond noir. Je dis cela, moi l’intellectuel, l’éternel libertaire. »

Cette vision du monde provoquera plus que de la surprise ou de la consternation auprès des gens proches de Pierre Drieu La Rochelle : on finira par considérer que le personnage est dans sa nature même ambivalent, toujours en train de chercher autre chose, se contredisant de manière assumée et régulière, etc.

C’est d’ailleurs l’excuse invoquée par ceux qui n’ont jamais cessé, depuis 1945, de vouloir le réhabiliter. Mais ce serait là ne pas voir que, refusant la production, la transformation, le prolétariat, Pierre Drieu La Rochelle acceptait le « mal » comme force de redressement.

Sa position est celle du romantisme fasciste :

« Le Parlement est une institution tuée par la Presse et la Radio comme les chemins de fer, où les parlementaires ne paient pas leur place, sont tués par l’auto et l’avion. Le dictateur est un journaliste comme Mussolini et mieux, un somnambule du haut-parleur et de la radio comme Hitler.

Démagogie du XXe siècle, le héros chuchotant vient vous séduire dans votre lit.

Mais le héros est aussi un policier. En effet, il exprime les décisions d’un comité d’économistes. L’économie aujourd’hui est une police de la production et donc indirectement de la répartition des biens.

Cette police ne peut s’exercer que par les moyens éternels de la police. Dans les périodes troubles, la police qui impose une nouvelle loi est formée pour une part des hors-la-loi d’hier ; elle montrer la manière des hors-la-loi.

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de voir à Hitler ou à Staline, qui furent longtemps dans l’illégalité, des façons de gangsters.

Nous sommes la proie en Europe de quelques bandes de gangsters (…).

Conditions économiques, transformation des forces de production, mouvement des inventions. Mouvement de l’invention, mouvement de l’esprit. L’esprit engendre les maux et les remèdes (…).

Les gangsters apportent l’ordre économique, du moins à l’état embryonnaire dans le cadre trop étroit des patries.

Grâce à cet ordre élémentaire, l’homme pourra peut-être se libérer de la machine, de la grande ville et renaître – l’homme, bourgeois, paysan ou prolétaire. »

Cette vision de l’Homme nouveau au-delà des classes est romantique, mais ne tient pas car elle veut rétablir au lieu d’établir. Elle cherche dans le passé ce qui est dans l’avenir. C’est un romantisme qui a été incapable d’embrasser le matérialisme.

D’où finalement, dans Socialisme fasciste, cette tendance censée résoudre tous les problèmes idéologiques :

« Nous nous battrons contre tout le monde. C’est cela, le fascisme. »

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : la fonction de l’antisémitisme

L’antisémitisme de Pierre Drieu La Rochelle n’est au départ qu’un préjugé de petit-bourgeois et de bourgeois, pour se transformer de plus en plus en paranoïa exterminatrice. Le fait que cet antisémitisme soit une fonction de son romantisme se reflète dans les propos qu’il peut tenir dans son Journal tenu entre 1939 et 1945 :

« Les amis juifs que je gardais sont mis en prison ou sont en fuite. Je m’occupe d’eux et leur rends quelque service. Je ne vois aucune contradiction à cela. Ou plutôt – la contradiction des sentiments individuels et des idées générales est le principe même de toute humanité. On est humain dans la mesure où l’on fait entorse à ses dogmes. »

Pierre Drieu La Rochelle est tellement enfoncé dans son nietzschéisme qu’il en arrive à vouloir dépasser même les valeurs qu’il a assumées. Cependant, il faut bien voir ici que la figure antisémite du « Juif » est une lecture romantique d’un être devenu une abstraction dont il faudrait se débarrasser.

L’anticapitalisme romantique a obligatoirement besoin du « Juif » comme fantôme à supprimer. Cela se comprend parfaitement lorsque dans ce Journal, Pierre Drieu La Rochelle tient le propos suivant :

« Les Juifs, c’est nous-mêmes rendus grimaçants par la vie des grandes villes. »

C’est là le fruit d’une incompréhension de la contradiction entre villes et campagnes. Le refus romantique de la grande ville n’arrivant pas à un dépassement vers l’avenir, vers le communisme, Pierre Drieu La Rochelle entend retourner en arrière. C’est pourquoi, dans ce même Journal, qu’il souhaitait voir publié, il écrit dans son « testament religieux et politique » en 1939 :

« Je meurs antisémite (respectueux des Juifs sionistes). »

Voilà pourquoi aussi, lorsqu’en pleine occupation il reprend contact avec Paul Eluard – son vrai nom est Eugène Grindel, son père étant juif – il reçoit une lettre pleine d’allusion voilée à son antisémitisme délirant faisant des personnes juives la source de tous les maux.

Voici en effet ce que Paul Eluard répond à la tentative d’approche de Pierre Drieu La Rochelle, dans une lettre du 14 septembre 1942 :

« Dans le temps, j’ai eu pour vous, Drieu, de l’estime et une réelle affection. Il y a deux ans j’ai même cru que, grâce aux circonstances, j’allais vous retrouver.

Vous vous étonnez, paraît-il, de mon attitude envers vous. Mettons-la, pour rester très général, sur le compte d’un certain avis qui rend responsable de n’importe quel « crime » (sic) des hommes, des femmes et des ENFANTS qui en sont innocents.

J’ai trop de cousins ! »

C’était trop tard, car Pierre Drieu La Rochelle, enfoncé dans son romantisme, ne pouvait plus reculer et sa personnalité, déjà foncièrement déformée par le capitalisme, par un mode de vie décadent, par un romantisme idéaliste, ne pouvait qu’avoir besoin de l’antisémitisme comme vecteur d’une « radicalité » pseudo-révolutionnaire, pseudo-critique du monde.

Tout romantisme, qui idéalisant le passé, prétend critiquer le monde sans matérialisme (dialectique), a en fin de compte la même approche que le national-socialisme, attribuant au capitalisme développé un pseudo caractère « juif ».

Tout comme le national-socialisme, Pierre Drieu La Rochelle conjugue de telles réflexions avec une paranoïa complète et un racialisme débridé.

Dans le Journal, on peut ainsi lire :

« Mais ce n’est pas un peuple, c’est une caste. Hier, une Juive vient me voir. Je ne vois pas tout de suite qu’elle est juive. Elle était assise de face dans mon bureau. Puis, un mot lui vient. Elle prétend que Franco n’est qu’un massacreur.

Je tressaille, je la regarde mieux. Je vois ce gros œil un peu dilaté, un peu exorbité, trop bleu, fixe (un peu comme celui de [Henry] Bernstein [un dramaturge], cette courbure moutonnière, cette mâchoire un peu lourde et déformée, ces dents un peu africaines, ces cuisses mal attachées au bassin. Jolies, d’ailleurs. Elles me font froid. »

Ces propos, d’une logique exterminatrice évidente, sont à rapprocher d’un fait important : Pierre Drieu La Rochelle s’est marié à la sœur d’un ami, dont la famille était d’origine juive mais convertie au christianisme. Il justifiera son mariage avec Colette Jéramec par le fait qu’elle était riche.

De fait, la vie de Pierre Drieu La Rochelle consistera à se marier avec des femmes riches ou bien à en devenir l’amant, notamment à partir de 1935 de la très mondaine Christiane Renault, l’épouse du richissime industriel Louis Renault, l’une des plus grandes figures de la réaction en France alors. Cette relation sevira de prétexte à un très mauvais roman se déroulant dans un Orient de pacotille, Beloukia.

Pierre Drieu La Rochelle en arrive même à une sorte de schizophrénie, oscillant entre pragmatisme parasitaire et antisémitsme comme fièvre « révolutionnaire », comme en témoigne ces lignes dans son Journal :

« – Quelles femmes aurais-je dû épouser raisonnablement ? Mania Heilbronn ? Elle était belle et riche et sérieuse. Mais elle avait l’esprit stupide des Juifs riches et frottés au gratin, figés entre leurs craintes, leurs rancunes et leur éternel gauchissement et leurs incapables velléités d’assimilation.

J’aurais eu mauvaise conscience. Que serais-je devenu, avec des enfants, quand j’aurais été repris par l’antisémitisme. En aucune situation, je n’aurais pu résister à l’appel de l’Allemagne. »

L’Allemagne, semblant victorieuse, était un appel inévitable pour Pierre Drieu La Rochelle, coupé du prolétariat, vivant comme un dandy, incapable de saisir le principe de transformation.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : «parce que je suis un petit bourgeois»

Une fois le relativisme par rapport à la haute bourgeoisie assumée, Pierre Drieu La Rochelle arrive au point où il peut théoriser le fascisme, justement comme une non-idéologie. Quel est  alors le programme de Pierre Drieu La Rochelle dans Socialisme fasciste ? Quelle est sa vision du monde en 1934 ? Et en quoi consistera alors la révolution qu’il appelle de ses vœux ?

Dans Socialisme fasciste, Pierre Drieu La Rochelle présente celle-ci de la manière suivante :

« Cette révolution pour ne pas être prolétarienne n’en est pas moins profonde. Rendue nécessaire par la ruine de l’économie capitaliste, du système parlementaire, de la civilisation démocratique, elle détruit le complexe des vieilles classes et en crée un nouveau.

Pour ne pas être marxiste, elle ne sonne pas moins le glas pour tous ceux qui ne sont antimarxistes que du point de vue de la conservation de la vieille technique et des vieux privilèges (…).

L’économie exigée par les temps nouveaux est une police de la production (…). Le capitalisme défaillant ne peut se survivre qu’en mourant à lui-même, en se métamorphosant dans quelque chose qui est peu ou prou son contraire. Il devient une institution d’État (…).

On voit dans les partis fascistes ou communistes se coudoyer anciens aristocrates, bourgeois, prolétaires qui avouent qu’ils n’ont en commun qu’un caractère abstrait : celui de membre du parti. Dans une époque d’extrême conscience historique et, d’autre part, d’immense déliquescence sociale, il est naturel d’aboutir ainsi à une institution volontaire (…).

Bien loin qu’il y ait une dictature de classe, il n’y a même pas dictature de parti ; il y a obéissance du parti. Cela à Moscou comme à Rome ou Berlin. »

C’est ici la vision petite-bourgeoise d’une fusion de toutes les « bonnes volontés » pour dépasser le régime. Pierre Drieu La Rochelle ne fait d’ailleurs même pas semblant de masquer cet aspect petit-bourgeois : il l’assume même.

Le nouveau parti qu’il compte fonder est une sorte de parti radical réactualisé dans une époque nouvelle :

« Le prolétariat, est-ce que je le connais ? Je ne connais pas les ouvriers, pas plus que les paysans.

Mais y a-t-il là quelque chose de spécifique à connaître ? Je ne le saurai jamais.

Est-ce qu’il y a des classes ? Je ne le crois pas.

Pourquoi est-ce que je le crois pas ? Parce que je suis un petit bourgeois. Je tiens à toutes les classes et à aucune. Je les déteste et les apprécie toutes.

Mais après tout, pourquoi est-ce que je n’aurais pas le droit de parler ? Pourquoi n’aurais-je pas raison ? Est-ce que dans ma moyenne je ne suis pas tout ? Je suis tout. Je parle : qu’on m’écoute.

Je ne veux pas qu’on abuse davantage de ce mot travailleur. Nous aussi nous sommes des travailleurs.

Les paysans et les bourgeois sont aussi des travailleurs – comme les ouvriers. Certes, si le travail de l’ouvrier paraît le travail par excellence, c’est qu’il est le plus affreux, le travail de la machine. Mais le travail de bureau ne l’est pas moins.

Je veux défendre l’ouvrier comme une partie de mon sang, comme une partie du peuple. Je veux le défendre contre la grande ville.

Je dis que la grande ville c’est le capitalisme.

Pourquoi ne suis-je pas communiste ? Mais pourquoi ne suis-je pas réactionnaire ?

Parce que je suis un petit bourgeois et que je ne crois qu’aux petits bourgeois. Cette espèce de petits bourgeois qui tient du petit noble, du bourgeois des professions libérales, du paysan, de l’artisan.

Mais qui n’aime ni le fonctionnaire, ni l’employé, ni l’ouvrier d’usine quand ils ont oublié leur origine concrète.

Rien n’a jamais été fait que par nous. Et le socialisme sera fait par nous ou ne sera pas fait. »

Un tel discours, ouvertement démagogique de la part de quelqu’un issu d’une bourgeoisie de faible nouveau et vivant au milieu des grands-bourgeois rentiers à Paris, obéit en fait au besoin romantique de Pierre Drieu La Rochelle d’unir ce qui est unit dans un grand élan.

Il fait ce choix, parce que c’est le seul qui lui possible, de manière pragmatique. Qui plus est, il n’est même pas optimiste, exprimant même ouvertement ses doutes et ses espoirs entièrement romantiques :

« Corporatistes, vous dites que vous représentez et que vous imposerez la Troisième Force ; que votre Ordre Nouveau s’instaurera à la fois contre ces deux manifestations secrètement jumelles de la contrainte – le monopole capitaliste et l’État marxiste, que la France demain renaîtra de la fédération spontanée des familles et des métiers, des corporations et des régions.

Je ne puis guère vous croire, mais je veux vous suivre.

Je ne puis guère croire que l’État ne doive intervenir dans le premier mouvement de cette spontanéité. Mais alors s’en ira-t-il jamais?

Il arrivera à vos corporations ce qui est arrivé aux soviets : la tutelle de Staline n’est pas près de finir. Ni pour les corporations italiennes la tutelle de Mussolini.

Mais les dictateurs passent et il faudra bien que les hommes se débrouillent de nouveau par eux-mêmes ; alors, vous aurez raison.

Et en tout cas, ce détour corporatiste c’est notre manière à nous, petites gens, entre toutes les classes, toutes les doctrines. »

C’est là un aspect très important, voire fondamental. Pierre Drieu La Rochelle se force, il exprime un besoin romantique qu’il ne sait pas synthétiser, alors il tente de le canaliser, mais il voit que c’est bancal, et il ne sera jamais dupe de cet aspect. Alors il se force, il pousse jusqu’au bout tout ce qu’il trouve.

L’antisémitisme est ici un exemple flagrant de cet idéalisme bancal ayant besoin d’un élan, aussi délirant soit-il.

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Pierre Drieu La Rochelle et le romantisme fasciste : l’affirmation revendicative et pragmatique

Dans les articles de La Lutte des Jeunes, Pierre Drieu La Rochelle justifie sa démarche au nom du pragmatisme. Dans Verra-t-on un parti national et socialiste, il explique que le communisme ne peut pas gagner, en s’appuyant sur l’exemple autrichien, avec le coup d’Etat austro-fasciste du 12 février 1934.

« Un fait très important ce 12 février, souligné par le fait du même jour en Autriche. Le même jour en Europe était prouvé que le mouvement extrémiste de gauche est voué à l’écrasement isolé ou à la confusion démocratique.

Impuissance totale du socialisme en Europe – du socialisme des partis socialistes. En définitif anéantissement du communisme qui se résorbe dans le socialisme impuissant (…). Le monde de gauche est incapable de renverser le capitalisme, comme le monde de droite est incapable de renverser la démocratie – parce que les deux mondes se tiennent (…).

C’est évidemment parmi les clans où, selon une vision périmée, l’on supposerait, l’antifascisme le plus naturel, qu’on peut trouver les seuls esprits susceptibles de devenir fascistes : dans les milieux de jeunes radicaux et de jeunes socialistes ou communistes.

C’est que vivent là déjà la tradition jacobine voire césarienne et la tendance syndicaliste ou socialiste qui sont à la base de tout fascisme et qui mettent ces clans en communication inconsciente et spontanée avec le courant européen du fascisme. Le fascisme est toujours parti de la gauche.

Et si dans son développement tumultueux, il entraîne des éléments de droite, et semble même d’abord leur faire de concessions ou des emprunts, on s’aperçoit bientôt que ces éléments sont voués à perdre leurs caractères vitaux dans le mélange et qu’ils doivent y trouver leur perte (…).

Je dis la jeunesse européenne. Mais la jeunesse française ? Tout d’un coup, cette jeunesse est apparue place de la Concorde vers 11 heures du soir, le 6 février. A cette heure-là, la jeunesse dominait : les vieux, premiers blessés, se retiraient. Il y avait là des fils de bourgeois, d’employés, et d’ouvriers.

Les uns étaient de droite, les autres d’extrême-gauche, beaucoup étaient jeunes simplement. Cette jeunesse voulait se battre et se battait, elle ne savait ni comment, ni pour qui, ni pourquoi. Demain, elle le saura… »

Il va de soi qu’on est là dans une théorisation totalement abstraite, servant à former un mythe politique. Le 6 février était déjà un coup de force de forces d’extrême-droite, seulement Pierre Drieu La Rochelle, et avec lui la mouvance de La Lutte des Jeunes, entend expliquer l’échec de celui-ci par le manque de dimension « socialiste ».

La revue se positionne comme « dépassement » de l’extrême-droite ayant existé jusque-là.

Il y a ainsi une critique de Maurras dans la même article :

« Alors que le problème urgent était une construction économique et sociale, Maurras s’est absorbé et a absorbé avec lui une partie de la jeunesse française, dans l’étude savante, ingénieuse mais fort intempestive de certains problèmes de haute psychologie politique qui tournent autour d’une idée de monarchie tempérée et somme toute constitutionnelle. »

Quant au colonel de la Rocque, Pierre Drieu La Rochelle fait son assassinat dans l’article « Si j’étais La Rocque ». La Rocque devrait voir comme un précurseur, comme un Saint Jean Baptiste, comme quelqu’un devant profiter de sa « nature d’administrateur africain ».

Il en profite pour au passage donner ce conseil meurtrier :

« L’Action française a une fonction dans l’histoire qui est celle du souvenir. Si cela ne fait pas de bien, cela ne fait pas beaucoup de mal. Maurras a replacé parmi nos lares [des divinités romaines familiales] le dieu de la vieille monarchie.

Il ne faut jamais se battre contre les dieux : on leur fout un bâtonnet d’encens entre les pieds et on leur tourne le dos. »

Il fusille dans le même style Gaston Bergery, figure radicale basculant dans la perspective fasciste, mais selon Pierre Drieu La Rochelle, incapable de rompre avec le marxisme. Il y exprime alors l’espoir que Jacques Doriot fera cette rupture.

Pierre Drieu La Rochelle sera également proche de L’Homme nouveau, une revue existant de 1934 et 1937 et exprimant le point de vue des « néo-socialistes », expression fasciste dans la SFIO.

Il en ressort que Pierre Drieu La Rochelle est entièrement dans la tradition de Georges Sorel. Il explique d’ailleurs, dans Socialisme fasciste, en 1934, que :

« Mussolini a bénéficié de tout l’effort produit par le renouveau syndicaliste de Sorel et Labriola au sein du socialisme d’une part, par le groupe des intellectuels nationalistes d’autre part. »

Il dit également :

« Ma confiance dans l’avenir du socialisme vient du spectacle que donnent aujourd’hui les pays fascistes. S’il n’y avait pas ce spectacle complexe mais plein de signes, je désespérerais, car je n’aurais sous les yeux, par ailleurs, que la triste agonie du socialisme officiel dans les vieilles démocraties (…).

Oui, il y a beaucoup de socialisme en fermentation dans le monde fasciste (…).

Je veux dire ce socialisme vif, volontaire, – souple, pragmatique – qui était celui de Owen en Angleterre, de Proudhon en France, de Lassalle en Allemagne, de Bakounine en Russie, de Labriola en Italie – et qui a été longtemps tenu sous le boisseau par les succès apparents d’un marxisme qui trahissait peut-être le sens aigu montré par Marx dans ses moments les plus géniaux mais qui, dans son épaisse tonalité générale, doit pourtant être imputé à Marx, car celui-ci l’a laissé dominer l’ensemble de son œuvre théorique.

C’est le socialisme non-marxiste qui se réveille à travers le fascisme – aussi bien à Berlin qu’à Rome. »

Pierre Drieu La Rochelle, pétri de pragmatisme, vivant comme un dandy parmi la haute bourgeoisie, exprime même un grand relativisme face à la situation de la haute bourgeoisie des pays fascistes, idéalisant la capacité de l’Etat à la contrôler :

« Certes, en Italie, et en Allemagne il y a encore des messieurs qui s’épanouissent dans de beaux châteaux ou de beaux palais et qui dévorent la plus-value.

Mais voilà bien le cadet de mes soucis. D’abord, mon socialisme n’est pas celui de l’envie.

Ensuite, ce qui m’intéresse ce n’est pas ce qui se passe dans les châteaux, mais dans les bureaux. Or, là M. Thyssen, ou tel monsieur de Milan, a devant lui quelqu’un qui est plus fort que lui.

Nous ne pouvons pas en dire autant en France ou en Angleterre pour nos gros messieurs (…).

Le capitalisme épuisé a besoin de l’État pour le soutenir : il se livre à l’État fasciste. La mécanisation du capitalisme aboutit à son étatisation.

On me dira : « Vous nous la baillez belle : l’étatisation du capitalisme, c’est le capitalisme d’État. Quel rapport avec le socialisme ? C’est bien le contraire. »

Voire. Le capitalisme d’État, c’est aussi la reprise de l’État sur le capitalisme. Or, là, il y va du tout.

Cette reprise de l’État, c’est un changement complet de l’orientation de l’économie. Du jour où le capitalisme dans les cadres de l’État, il ne travaille plus pour des buts individuels, il travaille pour des buts collectifs, et pour des buts limités. »

Ces lignes sont ridicules et Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait pas le savoir. Il a accepté sciemment que la haute bourgeoisie se maintienne au sein d’un socialisme censé être avoir une justification par le rôle prétendument central de l’Etat… Un Etat qu’il est censé dénoncer à la base pour affirmer la nécessité d’une société centralisée, dont l’Etat serait le couronnement, l’armature.

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