Les monarchomaques et le sens de l’échec du colloque de Poissy

Aux côtés de François Hotman comme grande figure monarchomaque, on trouve Philippe Duplessis-Mornay (1549-1623), grand érudit protestant maîtrisant parfaitement le latin, mais également le grec, l’hébreu, l’allemand, ayant des connaissances larges en néerlandais, en anglais, ainsi qu’en italien.

Il sera ainsi un proche conseiller de Henri de Navarre, avant que celui-ci ne devienne Henri IV, cherchant à propulser celui-ci comme roi protestant maintenant une tolérance vaste pour les deux religions chrétiennes. La trahison de Henri IV l’amènera à gérer la situation inverse avec la négociation de l’Édit de Nantes, lui-même étant mis de côté par la suite, alors que s’intensifiait la vague monarchique anti-protestante.

Philippe Duplessis-Mornay, en 1613.

Sa position de gouverneur de Saumur et son grand prestige auprès des protestants n’aboutiront, de ce fait, à rien de concret et on comprend avec cet arrière-plan la dimension « raisonnable » de ses Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate.

Il s’agit, non pas d’un appel à la révolte, mais davantage la mise en avant d’un esprit de résistance : là où François Hotman pose le cadre de manière véhémente, avec une question historique en arrière-plan (celle de la Gaule franque), Philippe Duplessis-Mornay pose le problème comme une question de style. Son Vindiciae contra tyrannos dresse un large panorama de la notion de royauté dans ce qui est l’ancien testament pour les chrétiens, soulignant la nécessité pour le roi de suivre l’approche des rois du passé qui se sont bien comportés.

Toute sa considération à ce sujet peut être résumée par cette citation :

« Le prince n’est que ministre et exécuteur de la loi et ne peut dégainer l’épée sinon contre ceux que la loi condamne à être frappés. 

S’il fait autrement, il n’est plus Roi, mais tyran, il n’est plus juge, ains brigand. »

Vindiciae contra tyrannos, sive de Principis in populum populique in Principem legitima potestate

Le caractère vain des espoirs protestants est difficile à comprendre, de nos jours. Mais il leur semblait à l’époque qu’il existait un moyen de parvenir à une sorte de compromis.

Même Catherine de Médicis avait espéré, par l’intermédiaire du colloque de Poissy, qui s’est tenu à la fin de l’année 1561, unifier catholiques et protestants autour d’un dénominateur commun suffisamment fort pour donner naissance à une Église gallicane.

C’est Michel de L’Hospital (1506-1573) qui fut chargé de théoriser ce processus de « sortie par en haut » des guerres de religion : il fallait utiliser les protestants pour prendre de l’indépendance par rapport au Vatican, tout en profitant de l’Église catholique pour renforcer le cadre royal.

Michel de L’Hospital (1506-1573),
peinture du 16e siècle.

Catherine de Médicis avait espéré organisé un luthérianisme à la française, sauf que le calvinisme était bien plus poussé historiquement que le luthérianisme ; aux congrès, les 40 représentants catholiques ne purent, pour leur quasi totalité, nullement s’entendre avec des protestants guidés par Théodore de Bèze et rejetant catégoriquement le culte des images, les initiatives superstitieuses comme les processions ou celle attribuant une présence réelle du Christ dans le vin et le pain.

Il est intéressant de voir que la tentative de trouver un compromis se focalisa notamment sur la double communion, qui avait été l’objectif du hussitisme, mais tout cela arrivait bien après que le protestantisme ait quitté sa base hussite et se soit profondément développé.

Ainsi, après l’échec du colloque il y eut l’édit de janvier 1562 permettant aux protestants de se rassembler hors des villes, mais dès le 1er mars 1562 il y eut le terrible massacre de Wassy. Il était clair que, puisque Catherine de Médicis n’avait pas pu utiliser les protestants comme elle l’entendait, alors leur extermination était programmée.

Ce fut très clairement l’avis des protestants alors : dès 1562 la révolte contre la tyrannie s’exprime, prenant un tour d’une grand agressivité après la Saint-Barthélemy de 1572. C’est là le sens profond de la littérature monarchomaque, accusant Catherine de Médicis et le pouvoir royal de prendre un tournant autoritaire et arbitraire digne de l’Empire Ottoman.

Il est donc important de saisir que la Saint-Barthélemy est tout à fait imputable à Catherine de Médicis. Non seulement ce sont ses conseillers italiens qui ont organisé ce massacre de l’élite protestante à Paris, mais c’est dans la droite ligne de l’échec du colloque de Poissy.

Ce qui explique donc l’émergence de la littérature monarchomaque, c’est la dimension subite de la Saint-Barthélémy, semblant être en contradiction avec l’esprit ayant prévalu jusque-là dans l’État.

Voici des textes qui furent publiés dans la foulée de la Gaule franque, témoignant de la richesse de la littérature monarchomaque :

– la France-Turquie, c’est-à-dire conseils et moyens tenus par les ennemis de la couronne de France, pour réduire le royaume en tel état que la tyrannie turquesque ;

– Traité du droit des magistrats sur leurs sujets, publié par ceux de Magdebourg, l’an MDL, et maintenant revu et augmenté de plusieurs raisons et exemples ;

– les Apophtegmes et discours notables recueillis de divers authurs contre la tyrannie et les tyrans ;

– le Discours des jugements de Dieu contre les tyrans recueilli des histoires sacrées et profanes et nouvellement mis en lumière ;

– le Politique, dialogue traitant de la puissance, autorité et du devoir des princes, des divers gouvernements, jusques où l’on doit supporter la tyrannie, si, en une oppression extrême, il est loisible aux sujets de prendre les armes pour de fendre leur vie et liberté ; quand,comment, par qui, et par quel moyen cela se doit et peut faire ;

– le Discours politique des diverses puissances établies de Dieu au monde, du gouvernement légitime d’icelles et du devoir de ceux qui y sont assujettis ;

– Le Reveille-Matin des François et de leurs voisins composé par Eusèbe Philadelphe cosmopolite ;

– la Réponse à la question à savoir s’il est loisible au peuple et à la noblesse de résister par armes à la félonie et cruauté d’un seigneur souverain ;

– le Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

Ce dernier ouvrage, par exemple, retraçant la biographie de Catherine de Médicis de 1572 à 1574, fut publié en 1575, réédité deux autres fois la même année, avec ensuite des traductions en latin, en anglais et en allemand. L’année suivante connut même une Seconde edition plus correcte, mieux disposée que la première, et augmentée de quelques particularitez.

Catherine de Médicis a alors sa légende noire : simple roturière mariée au frère du futur Roi, elle empoisonne ce dernier comme elle a empoisonné la reine de Navarre, dirigeante protestante, tout cela afin de s’approprier le pouvoir de manière machiavélique, au nom de ses enfants.

Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Médicis, Royne mere.

Dans le Discours merveilleux, on lit ainsi qu’elle a comme objectif de procéder à la liquidation de la noblesse historique, pour placer ses gens à elle. Elle a besoin de la guerre civile pour mettre en place un régime totalement nouveau.

Il est ainsi dit :

« Ceste-cy [c’est-à-dire Catherine de Médicis] pour gouverner avec son Gondi, craignant que les grands de ce Royaume n’opposassent à cest excessif avancement, qui n’est fondé que sur la passion démesurée d’une femme, allume une guerre civile en ce Royaume, met les frères et voisins les uns contre les autres, et tant fait, qu’en peu de temps, elle se défait du Roy de Navarre premier Prince du sang, majeur d’ans, d’Anne de Mommorenci Connestable, du duc de Guise grand maître, tous Pairs de France, du Marechal de S. André et infinis autres seigneurs, qui par poison, et qui par guerre, tant que ce petit belistre demeure tout seul au près d’elle à faire tout ce qui lui plaît (…).

Pénétrons le pernicieux conseil de ceste femme, et voyons si elle tend à l’extermination des Huguenots seulement, ou de tous les grans de ce Royaume sans égard de religion. »

De manière intéressante, le Discours merveilleux défend même les Guise, arguant que son rôle a été mis en scène justement par Catherine de Médicis dans un plan machiavélique. La notion de tyrannie, à ce moment-là, vise directement la tentative de former un régime au-delà de son cours historique.

Le Discours merveilleux aborde un aspect allant bien plus loin que la question de la guerre des religions et d’ailleurs cet ouvrage fait également partie des Mémoires de l’estat de France sous Charles neufiesme, terminant le troisième et dernier tome, avant un appel à la paix.

Il est aussi souvent attribué à une grande figure humaniste, le protestant Henri Estienne (1528-1598), qui était le principal ennemi de la reprise de mots et d’expression venant de l’italien dans la langue française, publiant notamment en 1578 l’œuvre intitulée Deux dialogues du nouveau français italianizé, et autrement desguizé, principalement entre les courtisans de ce temps. De plusieurs nouveautez qui ont accompagné ceste nouveauté de langage. De quelques courtisianismes modernes et de quelques singularitez courtisianesques.

A ce titre, le roi Henri III l’enjoignit à écrire une Précellence du langange françois.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques et la tentative stratégique protestante

Avec l’opposition entre protestantisme et catholicisme, la situation était explosive ; avec l’existence de la faction italienne au sein de la royauté, le besoin d’une rupture devenait complet pour les protestants.

La Francogallia eut donc un impact retentissant ; en pleine guerre civile, l’appel de François Hotman possédait un sens dépassant le simple cadre protestant. C’est toute l’option ultra du catholicisme et de la faction italienne de la royauté qui apparaissait comme précipitant le pays dans le chaos.

François Hotman pouvait ainsi dire :

« Comme son cœur de patriote regrette les temps heureux où la France, sa patrie bien-aimée était le rendez-vous de toutes les âmes d’élite de l’Europe. Comme il regrette le temps où de toutes part on accourait en foule dans les Universités françaises.

Maintenant hélas le pays est miné, et travaillé par les guerres civiles. Et, horreur ! certains se plaisent même à attiser le feu.

Que faire ? Va-t-il laisser les ennemis du sol natal, les Médicis et leurs affiliés papistes poursuivre leur œuvre de haine et de destruction ? Le peuple n’a-t-il autre chose à faire qu’à gémir sous les coups des tyrans qui le dominent ?

Il veut chercher un remède à ce mal dont tout bon Français a horreur. »

C’est de là que naît l’idée républicaine, c’est-à-dire le principe selon lequel la res publica, la république en tant que chose publique, soit dirigée par la personne considérée comme la plus apte.

François Hotman n’hésite pas à affirmer que :

« La multitude des hommes devrait être régie et gouvernée non point par quelqu’un d’entre eux qui le plus souvent n’aura pas telle suffisance et expérience aux affaires comme beaucoup d’autres, mais par ceux qui seraient approuvés et choisis par le consentement général de tout un peuple comme les plus vertueux et les plus suffisants de tous pour en faire un corps entier de conseil, ou plusieurs entendements et plusieurs bons cerveaux étant amassés et recueillis ensemble fussent comme l’âme qui gouvernât et remuât tout le reste du corps de la chose publique. »

La tendance démocratique au sein du protestantisme, idéologie bourgeoise, était profonde ; l’attaque contre le catholicisme portait en lui une charge anti-féodale particulièrement violente. 

Blaise de Monluc, un important et très cruel chef de guerre catholique, fut également mémorialiste et il constatait alors :

« Les ministres prêchaient partout que ceux qui se mettraient de leur religion ne payeraient aucun devoir aux gentilshommes, ni au roi aucunes tailles que ce qui leur serait ordonné par eux ; que les rois n’avaient aucune puissance que celle qui plairait au peuple ; que la noblesse était de même pâte qu’eux.

De sorte que quand les procureurs des gentilshommes leur demandaient leurs rentes, ils leur répondaient qu’ils leur montrassent cela en la Bible, et que si leurs prédécesseurs avaient été sots et bêtes, ils ne le voulaient pas être (…).

Quel roi ? disaient-ils, nous sommes les rois. Celui-là dont vous parlez est un petit royat de rien. Nous lui baillerons les verges et lui donnerons métier pour apprendre à gagner sa vie comme les autres (…).

Si la reine eût encore plus tardé à m’envoyer seulement trois mois, tout le peuple était contraint de se mettre de cette religion-là, ou ils étaient morts; car chacun était tant intimidé de la justice qui se faisait contre les catholiques, qu’ils n’avaient d’autre remède que d’abandonner leurs maisons, ou mourir, ou se mettre de leur parti (…).

Quelques uns de la noblesse commençaient à se laisser aller de telle sorte qu’ils entraient en composition avec eux, les priant de les laisser vivre en sûreté en leurs maisons avec leurs labourages, et quant aux rentes et fiefs ils ne leur en demandaient rien. »

Blaise de Monluc,

Il s’agit toutefois de bien distinguer les différents niveaux sociaux de la révolte protestante et de ce que représente les appels monarchomaques. Le protestantisme représente la bourgeoisie, qui ne conçoit encore nullement l’idée de révolution.

Elle n’a pas de théorie de l’État, elle n’envisage que de travailler les institutions de l’intérieur, tout comme par ailleurs au XVIIIe siècle, où elle n’envisagera sur le plan théorique qu’une monarchie constitutionnelle.

Ce qu’elle envisage, c’est une remise à plat, sans trop savoir comment. Sa démarche est celle d’un réformisme armé.

Dans un document publié à l’époque, le mode d’organisation des protestants était présenté comme le suivant, conformément à l’esprit de ce que prônait Jean Calvin à Genève : l’organisation se faisait au niveau de la ville, un maire se voyait confier le pouvoir exécutif, cent membres élus annuellement formant un grand conseil disposait du pouvoir législatif, à quoi s’ajoutait un conseil privé de 25 membres appartenant également au grand conseil épaulé d’un jury de douze membres. Les maires se fédéraient, élisant un chef général et cinq lieutenants.

C’était là une tendance propre au patriciat, à la bourgeoisie la plus puissante des villes, qui osait se confronter à la féodalité, mais sans se poser la question de son renversement, d’où la place prépondérante de l’aristocratie protestante à la tête du mouvement, comme chefs de guerre.

Les monarchomaques fournissaient une base idéologique et culturelle justifiant le processus.

Le pasteur François de Morel, une très importante figure protestante d’alors, expliquait par exemple la chose suivante à Jean Calvin dans une lettre du 15 août 1559 – alors que la question se posait de comment chasser la famille des Guise (ainsi que Catherine de Médicis) qui avait pris le contrôle total du jeune roi François II :

« La loi veut en France, si le Roi laisse à sa mort des enfants mineurs, que les ordres du royaume soient tout d’abord assemblés, que ce soit eux qui décident des tuteurs et gouverneurs à donner auxdits mineurs, et que d’autres soient proposés aux affaires du royaume selon qu’ils seront plus ou moins proches du roi par le sang, qui aient la direction de tout jusqu’à la majorité desdits enfants.

De par le droit, il est donc licite de convoquer les états du royaume. »

On est là dans une forme de légalisme très claire. La Francogallia elle-même ne parle que de rétablir ce qui a été.

En fait, les protestants, pour neutraliser la répression, ont besoin de neutraliser la royauté, de bloquer les marges de manœuvre de celle-ci.

Il y a donc deux options : soit souligner le fait que le Roi ne l’est que par un contrat avec le peuple, ou bien en faire une sorte de pacte, d’alliance, possédant alors une dimension fédérative bien plus importante.

C’est cette dernière dimension qui fournissait la dimension démocratique au protestantisme français. Bien entendu, cela restait bien moins qu’avec le hussitisme en Bohême ou la guerre des paysans en Allemagne ; la dimension anti-féodale restait puissante, sans être dominante, et cela condamnait le protestantisme à se couper des masses.

Louis Régnier de la Planche fournit ici un point de vue éminemment intéressant. En tant qu’une des principales figures du protestantisme, il fut par exemple convié à une discussion privée avec Catherine de Médicis pour exprimer son point de vue, ce qui l’amena d’ailleurs en prison pour quelques jours, car le cardinal de Lorraine écoutait ses propos à son insu.

Louis Régnier de la Planche,
Histoire de l’État de France, tant de la république

Dans son Histoire de l’État de France, tant de la république [= la chose publique NDLR] que de la religion, sous le règne de François II, de 1576, Louis Régnier de la Planche donne un panorama précis et relativement pessimiste de la situation :

« Ces façons de faire, ouvertement tyranniques, disent-ils, les menaces desquelles à cette occasion on usait envers les plus grands du royaume, le reculement des princes et grands seigneurs, le mépris des Estats du royaume, la corruption des principaux de la justice rangée à la dévotion des nouveaux gouverneurs, les finances du royaume départies par leur commandement et à qui bon leur semblait, comme aussi tous les offices et bénéfices, bref leur gouvernement violent et de soi-même illégitime esmeut de merveilleuses haines contre eux et fit que plusieurs seigneurs se réveillèrent comme d’un profond sommeil…

Chacun donc fut contraint de penser à son particulier, et commencèrent plusieurs à se rallier ensemble pour regarder à quelque juste défense pour remettre sus l’ancien et légitime gouvernement du royaume.

Cela étant proposé aux jurisconsultes et gens de renom de France et d’Allemagne, comme aussi aux plus doctes théologiens, il se trouva qu’on se pouvait légitimement opposer au gouvernement usurpé par ceux de Guise et prendre les armes à un besoin pour repousser leur violence, pourvu que les princes du sang, qui sont nés en tel cas légitimes magistrats, ou l’un d’eux, le voulut entreprendre, surtout à la requête des États de France ou de la plus saine part d’iceux…

Ceci arrêté d’un commun consentement, il se trouva trois sortes de gens à manier cette affaire : les uns mus d’un droit zèle de servir à Dieu, à leur prince et patrie ; autres mus d’ambition et convoiteux de changement ; et autres encore aiguillonnés d’appétit de vengeance pour les outrages reçus de ceux de Guise, tant en leurs personnes que de leurs parents et alliés.

De sorte qu’il ne se faut point émerveiller s’il y eut de la confusion et si l’issue en fut tragique. »  

L’aristocratie protestante comptait surtout se renforcer, alors que la bourgeoisie savait qu’elle était encore trop faible. Les monarchomaques répondaient alors à un besoin politique contradictoire – c’est précisément dans cette brèche que s’engouffrera Henri IV.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques, Catherine de Médicis et la faction italienne

Le problème historique de la France est qu’elle a été influencée tant par l’humanisme et le protestantisme d’un côté, que par la Renaissance italienne et le baroque de l’autre. Or, cela est résolument contradictoire, de par les bases historiques de chaque mouvement, le premier étant progressiste, le second ancré dans le catholicisme, l’aristocratie, la réaction.

Pire encore, la nation française étant née à travers l’unification de ces deux pôles antagoniques, leur antagonisme est pour cette raison profondément masqué, inconnu, alors qu’il est justement à la source de profonds déséquilibres et fournit la base à maints événements historiques de notre pays.

De ce fait, il est en tout cas impossible de saisir la question de la prise de position politique des protestants au XVIe siècle sans voir qu’en plus de l’affrontement entre le protestantisme et le catholicisme, le camp catholique est lui-même divisé entre une tendance espagnole (qui sera représenté par la Ligue) et une tendance italienne, dont la figure centrale en fut bien sûr Catherine de Médicis (1519-1589), héritière de la fortune des Médicis.

Portrait de Catherine de Médicis
par Corneille de Lyon, vers 1536.

Le père de celle-ci était le florentin Laurent II de Médicis, à qui Machiavel dédia son fameux Prince ; son mariage avec le second fils de François Ier était entièrement arrangé, organisé dans le cadre d’un rapprochement diplomatique entre la France et le Pape. L’histoire voulut que son mari devint Roi, en tant que Henri II et ainsi Catherine de Médicis fut la mère de plusieurs rois de France morts jeunes : François II (1544-1560), Charles IX (1550-1574), Henri III (1551-1589).

Elle fut également la mère d’Elisabeth reine d’Espagne et de Marguerite, dite la reine Margot, épouse du futur Henri IV ; au cœur du pouvoir, elle mena de telles actions au point de récolter ce qui fut appelé une « légende noire », lui étant attribués manigances, crimes divers dont l’empoisonnement, superstitions allant jusqu’à une croyance complète en l’astrologie et les prédictions de l’italien Côme Ruggieri, etc.

C’est elle qui fit en sorte que son fils devenu Roi en tant que François II s’allie étroitement à la famille des Guise, venant de la Lorraine tout récemment ajoutée à la France et cherchant à conquérir l’hégémonie dans le royaume, au point de voir ses deux dirigeants assassinés par le roi Henri III.

Entre-temps, de par le jeune âge de Charles IX, Catherine de Médicis fut officiellement Régente du Royaume de France de décembre 1560 à août 1563, mais par la suite elle contrôlait également encore les choix de son fils.

C’est ainsi elle qui, tout en s’alliant aux Guise, chercha d’abord à temporiser par rapport au protestantisme, puis devant l’impossibilité de maîtriser cela, fut au cœur de la tentative de son écrasement avec la Saint-Barthélemy.

Catherine de Médicis, dans un détail de la fameuse représentation de la Saint-Barthélemy par François Dubois (1529-1584).

Par la suite, Henri III gouverna de lui-même et amena à une rupture avec les Guise, Henri IV venant sceller une sorte de compromis historique visant, en fait, à étouffer le protestantisme.

La figure de Catherine de Médicis fut donc particulièrement honni par les protestants, qui voyaient en elle la représentation de la faction italienne tentant de prendre le contrôle du royaume, parallèlement à la famille des Guise.

De fait, le tiers des évêques étaient italiens ; quasiment la moitié des personnes naturalisées françaises étaient d’origine italienne et 12 000 Italiens vivaient à Paris ; environ 10% des postes à la Cour étaient occupés par des Italiens, qui avaient pratiquement le monopole sur les postes de médecins et de maréchaux-ferrants.

Le nombre d’Italiens présents à la Cour passa lui-même de 90 à environ 180 entre 1560 et 1589 et il faut nommer ici trois figures principales, qui furent au cœur de la décision de mener la Saint-Barthélemy.

On a le cardinal italien René de Birague, issu par ses parents de riches familles milanaises, qui, surintendant des finances en 1568, garde des sceaux en 1570, chancelier de France en 1573, étant bien entendu un très proche conseiller de Catherine de Médicis.

Portrait de René de Birague, XVIe siècle.

On retrouve également l’italien Albert de Gondi, d’une famille patricienne et banquière de Florence, qui devint maréchal de France, premier gentilhomme de la chambre de Charles IX, et Louis IV de Gonzague-Nevers, dont la famille régnait à Mantoue, qui devint duc de Nevers et fut le principal conseiller du roi Henri III avec le maréchal Gaspard de Tavannes, qui joua aussi un rôle très important dans l’organisation de la Saint-Barthélemy.

On a ainsi toute une véritable faction. Mentionnons également le surintendant général des finances françaises de 1551 à 1556 ainsi que munitionnaire des armées du royaume, le banquier florentin Albisse Del Bene, marié à Lucrèce Cavalcanti appartenant à la suite de Catherine de Médicis.

Est également florentin Horatio Rucellai, par l’intermédiaire de qui Catherine de Médicis organisera la dot de sa petite-fille Christine de Lorraine, atteignant 200 000 écus d’or (pratiquement le double de son propre mariage déjà faramineux), pour son mariage avec le grand-duc de Toscane. 

Soulignons, de fait, l’importance de la question financière : si les aristocrates ne pouvaient normalement être des financiers, la faction néo-aristocratique italienne était en mesure de cumuler les deux aspects par ses relations. Albert de Gondi était ainsi très proche de son cousin banquier Jean-Baptiste de Gondi, ainsi que du financier Sébastien Zamet.


Peinture d’Albert de Gondi, 16e siècle.

Il s’agit en fait de Sebastiano Zametti, fils de cordonnier venu faire le valet à Paris avant de devenir « seigneur de 1 700 000 écus », jouant les financiers ppur les rois Henri III et Henri IV. De la même ville italienne de Lucques (en Toscane) viennent l’important banquier Bathélemy Cenami, mais aussi Scipion Sardini, membre d’une famille de financiers italiens qui devient le banquier du roi et du clergé français.

Les financiers italiens s’appropriaient des impôts comme gages : Scipion Sardini reçut la perception de taxes sur les importations d’alun et les auberges et cabarets, Ludovic Dadiacetto les péages de Lyon et de Picardie, Gondi et Sardini les taxes sur les soieries et les toiles à Paris.

Une phrase parisienne d’alors, faisant allusion au nom de Scipion Sardini et à ses armoiries (avec trois sardines d’argent) disait :

« Naguère sardine, aujourd’hui grosse baleine ; c’est ainsi que la France engraisse les petits poissons italiens. »

« d’azur à trois sardines d’argent »

La position italienne était démesurée : Scipion Sardini, en 1587, publia même un faux édit royal augmentant les impôts, l’amenant à être arrêté pour cela par le président de la cour des aides et un procureur royal, avant que le roi Henri III n’intervienne de manière extrêmement brutale contre eux.

Les financiers italiens étaient intouchables, alors qu’en même temps il n’y avait aucune possibilité pour des Français d’avoir des perceptions en location ou même un poste de fonctionnaire en Italie, en Espagne, au Portugal, en Angleterre, en Ecosse, en Flandres, en Allemagne.

Avec un tel arrière-plan, le massacre de la Saint-Barthélemy apparaissait comme une opération « machiavélique », soit prémédité, soit réalisé sur le coup en saisissant l’occasion, mais dans tous les cas conformes aux intérêts du pape et dans l’esprit de la méthode « italienne ».

L’opération, ciblée et visant les dirigeants protestants tous présents à Paris, eut un écho qui fut, rappelons le, dévastateur, les pogroms anti-protestants se déroulant pendant toute une saison, commençant le 24 août 1572 à Paris, pour continuer dès le lendemain à Meaux, le surlendemain à Bourges et Orléans, à partir du 28 août à Angers et Saumur, à partir du 31 à Lyon, puis à Troyes, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Gaillac, Albi, etc.

On comprend la haine farouche des protestants pour Catherine de Médicis. Un document fameux, publié en 1575 et en 1576, la présentait sous le jour le plus noir : Discours merveilleux de la vie, actions et deportemens de Catherine de Medicis royne mere : auquel sont recitez les moyens qu’elle a tenu pour usurper le gouvernement du royaume de France, et ruiner l’estat d’iceluy.

A la fin, on y trouve ces vers, qui furent également publiés dans le Réveille-Matin : Catherine de Médicis y est comparée à Jezabel, une princesse phénicienne mariée au roi d’Israël Achab et particulièrement opposée au judaïsme, avant de mourir violemment.

« S’on demande la convenance

De Catherine et Jezabel.

L’une ruine d’Israel,

L’autre ruine de la France :

Jeazabel maintenoit l’idole

Contraire à la saincte parole :

L’autre maintient la Papauté

Par trahison et cruauté :

L’une estoit de malice extreme,

Et l’autre est la malice mesme.

Par l’une furent massacrez

Les Prophetes à Dieu sacrez :

L’autre en a fait mourir cent mille

De ceux qui suyvent l’Evangile. »

À l’affrontement entre le catholicisme et le protestantisme, il faut donc ajouter le jeu de la faction italienne, autour de Catherine de Médicis, jouant un rôle particulièrement trouble, cherchant à renforcer non pas tant la religion catholique, que la royauté, sur un mode de parasitisme complet.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques et l’esprit de la Gaule franque

Au XVIe siècle, tout un courant de pensée se développe sur la base du protestantisme (mais la dépassant largement) développant une conception politique qui sera, par la suite, qualifiée de monarchomaque, c’est-à-dire d’opposant à la monarchie.

Cette irruption d’une démarche politique était inévitable, pour deux raisons. Tout d’abord, il y avait l’affrontement entre le pouvoir royal et l’aristocratie, avec en arrière-plan la tendance à la formation de la monarchie absolue, pour centraliser et moderniser le pays.

Ensuite, il y a la situation particulière des protestants, minoritaires en France et confrontés à un catholicisme ultra tentant de maintenir un contrôle complet sur l’administration royale et sa gestion du pays.

En bleu, la zone luthérienne. En violet, la zone calviniste, où la noblesse soutenait le mouvement. En mauve, la zone de conflits ouverts entre noblesses calviniste et catholique.

Le problème est que ce cas de figure n’a jamais été théorisé de leur part : en Bohême, les guerres hussites avaient montré que la naissance de deux camps était inévitable, qu’il fallait donc tenter de triompher militairement. L’Allemagne formait dans ce cadre un bon exemple, avec Martin Luther, puisque un chemin a été trouvé, même au prix de la liquidation d’une certaine radicalité religieuse.

En France, la victoire militaire était toutefois impossible, les protestants ne représentant qu’environ 10% de la population. Jean Calvin, le grand dirigeant du protestantisme français, décida alors de temporiser. Il fallait accepter l’hégémonie catholique, en attendant que la situation se débloque.

Jean Calvin

Il s’agissait d’être légitimiste, dans la mesure toutefois où le protestantisme pouvait se maintenir comme courant religieux, avec l’idée d’être hégémonique soi-même par la suite.

Un synode de toutes les Églises réformées, tenu à Paris dans les derniers jours du mois de mai 1559, dressa ainsi par exemple une confession de foi en quarante articles, dont les deux derniers sont ainsi conçus :

« Article. 39. Nous croyons que Dieu veut que le monde soit gouverné par lois et polices, afin qu’il y ait quelques brides pour réprimer les appétits désordonnés du monde : et ainsi, qu’il a établi les royaumes, républiques et toutes autres sortes de principautés, soient héréditaires ou autrement, et tout ce qui appartient à l’état de justice, et en veut être reconnu auteur.

A cette cause, a mis le glaive en la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.

Il faut donc à cause de lui que non seulement on endure que les supérieurs dominent, mais aussi qu’on les honore et prise en toute révérence, les tenant pour ses lieutenants et officiers qu’il a commis pour exercer une charge légitime et sainte.

Article 40. Nous tenons donc qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer tributs, impôts et autres devoirs, et porter le joug de subjection d’une bonne et franche volonté , encore qu’ils fussent infidèles, moyennant que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier.

Par ainsi, nous détestons ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre communauté et confusion de biens et renverser l’ordre de justice. »

Tout cela était fort logique, mais un événement précipita les choses et donna naissance au courant monarchomaque. La Saint-Barthélemy consista en une opération de liquidation de toutes les élites protestantes, afin de décapiter le protestantisme et de procéder à son démantèlement.

Le roi Charles IX assumait ses responsabilités dans l’opération, Catherine de Médicis étant à la source de celle-ci avec sa propre faction qu’on peut qualifier d’italienne, ainsi qu’au moins une partie significative de la faction royale, elle-même étroitement liée à la faction catholique. 

Dans un tel cadre, la passivité légitimiste n’était plus possible : il fallait trouver une option politico-militaire et la littérature monarchomaque consiste en cela.

L’un des principaux auteurs de ce courant fut François Hotman (1524-1590), grande figure du droit au XVIe siècle.

François Hotman

François Hotman avait été appelé par le roi de Navarre, le futur Henri IV, pour mener les discussions avec les princes allemands, au nom du roi Charles IX, en apparence du moins, car le réel plan était de connaître les possibles soutiens allemands aux huguenots, les protestants français, en cas de guerre civile.

Celle-ci commença peu après et quelques mois après, à la mi-1562, François Hotman rejoignit Orléans, ville occupée par le prince de Condé, pour ensuite occuper différents postes de professeur de droit, notamment à Valence et surtout à Bourges, dans une France à la paix précaire.

Il dut ainsi fuir Bourges en raison d’une émeute contre lui, pour aller à Paris se rapprocher de la cour, avant de revenir à Orléans, bastion protestant, puis Sancerre, également un bastion protestant.

François Hotman partit alors à Genève et Bâle, pour une longue période où le roi de Navarre lui confia encore une mission, celle d’être le représentant des huguenots pour les négociations avec les cantons suisses.

On a donc ici un personnage clef, qui justement en 1573, quelques mois après la Saint-Barthélemy à laquelle il échappa, traumatisé, publia à Genève la Francogallia, qui rassemblait en quelque sorte l’ensemble des thèses politiques protestantes.

La Francogallia de François Hotman.

Le titre exact était Franco Gallia seu Tractatus isogogicus de regimine regum Gallie et de jure successionis, puis dans une version corrigée et publiée en 1574 à Cologne Franco Gallia Libellus statum veteris reipublicae Galliae deinde a Francis Occupatae describens.

Pour comprendre l’approche de l’auteur, citons quelques uns de ses propos :

« Il fut un temps aussi où, vers notre Gaule franque, les jeunes gens studieux accouraient de toutes les contrées de la terre et s’empressaient vers nos Académies, comme vers le centre bien approvisionné de tous les arts libéraux : maintenant ils se détournent d’elle avec horreur, comme d’une mer infestée par les pirates, comme d’une contrée où règne une monstrueuse barbarie.

Ce souvenir me brise le cœur. Depuis douze ans, l’incendie de la guerre civile désole et ravage notre patrie infortunée ; mais ma douleur est d’autant plus amère quand je vois que beaucoup de mes concitoyens sont spectateurs oisifs devant cet incendie, comme autrefois Néron devant Rome en flammes ; qu’il en est d’autres qui, par leurs paroles et par leurs livres, attisent les flammes, et que, pour les éteindre, presque personne n’accourt.

Je n’ignore pas combien ma condition est modeste, humble même. Mais personne, que je sache, ne répudie le zèle de celui qui, dans un incendie, apporte son petit seau d’eau.

J’espère aussi que personne, parmi les vrais amis de la patrie, ne méprisera mon humble secours dans cette recherche des remèdes à nos communs malheurs. »

Ce qu’explique ici François Hotman, c’est qu’il y a un besoin de perspective et lui pense l’avoir trouvé : la monarchie serait d’origine franque et c’est dans les traditions des Francs qu’il faut puiser pour reconstituer l’esprit correct de la monarchie, afin de la rétablir sur sa base correcte et d’ainsi dépasser tous les problèmes.

Voici comment la chose est formulée, dans une lettre écrite par François Hotman à l’électeur palatin en septembre 1573 :

« En ces derniers temps, ne pouvant écarter de mon esprit le souvenir de tant d’horreurs, j’ai lu les anciens historiens de notre France et j’ai décrit d’après leur témoignage la constitution qui a gouverné notre Etat plus de mille ans.

On ne saurait dire combien la sagesse de nos pères éclate dans cette constitution, et il n’est pas douteux, pour moi, que là doit se trouver le plus sûr remède de tant de maux (…).

Et de même que, pour guérir les lésions du corps humain, il faut d’abord rétablir chaque membre en son lien et place , de même les blessures de la république ne pourront être guéries que quand elle sera rétablie, avec l’aide de Dieu, dans son ancien état. »

L’ouvrage fait moins de 200 pages, avec 150 pages environ de citations d’historiens et de chroniqueurs, François Hotman se considérant comme un « simple compilateur » de l’histoire de la Gaule franque, c’est-à-dire des débuts de la royauté en France.

On y retrouve en vingt chapitres : les quatre premiers traitent des origines du royaume de France, puis sont ensuite abordés des points essentiels, comme les règles de la transmission et la loi salique, faisant que seuls des hommes peuvent diriger (ce qui visait directement Catherine de Médicis dont le rôle était central dans les affaires royales alors).

Ensuite, on trouve notamment le rôle du Concilium Publicum qui est le conseil général des « estats » de la France, regroupant les trois ordres.

En clair, François Hotman souligne que le Roi était initialement élu par ses pairs, avec le soutien de l’ensemble du peuple ; l’hérédité royale ne s’est construite que progressivement, avec l’accord tacite de respecter le cadre général où le Roi n’est jamais qu’un primus inter pares, le premier parmi les pairs, c’est-à-dire l’aristocrate dominant mais au même rang que les autres aristocrates.

François Hotman souligne également que Pépin le Bref a donc été élu par l’aristocratie et pas par le Pape, et lorsqu’il parle ensuite des Capétiens, des pairs de France, il tente de maintenir la valeur de cette orientation historique : la fonction de roi et sa transmission relève de l’usage, pas de la loi en tant que tel.

C’est-à-dire que, pour François Hotman, le Roi est un paterfamilias, l’équivalent du tuteur pour le pupille, le curateur pour l’incapable, le général pour l’armée, le pilote pour le navire. Si l’on peut changer l’un, l’autre reste toujours le point de départ et pour cette raison le peuple est souverain, il nomme le Roi en créant son poste, par le jus creandi, tout comme il peut le déposer, par le jus abdicandi.

François Hotman formule cela ainsi :

« L’autorité de la nation n’était pas seulement grande pour établir et retenir les rois ainsi aussi pour les déposer (…).

Cela, aux temps présents, cela semble être un avertissement pour l’avenir que ceux qui étaient appelés à la couronne de France étaient élus sous certaines lois et conditions qui leur étaient limitées, et non poins comme tyrans avec une puissance absolue excessive et infinie.

Le peuple donc, en l’assemblée des Etats, avait toute puissance en l’élection qu’en la déposition des rois. »

Ce qui est très intéressant, c’est que de manière relativement idéaliste, François Hotman raconte que les Gaulois ont effectivement été soumis par les Romains, mais que les Francs sont intervenus et que, finalement, leurs traditions sont largement présentes en France. 

C’est une manière, bien sûr, d’appeler à se détourner de Rome et du Pape, de la Renaissance, pour se tourner vers l’humanisme et le protestantisme se développant alors dans les pays allemands et tchèques. C’est une tentative de modifier le choix stratégique fait par François Ier de se tourner vers l’Italie.

L’idéalisation des Francs est une manière de rejeter l’Italie de son époque. On lit ainsi dans la Francogallia :

« Acceptons cet augure, ceux-là sont véritablement les Francs [le terme étant lié au terme « liberté » historiquement], qui, après avoir renversé la tyrannie, ont su conserver leur liberté, même sous l’autorité royale ; ceux-là seuls sont dignes du vil nom d’esclaves, qui se soumettent à la violence des tyrans, aux brigands et aux bourreaux, comme des troupeaux aux bouchers.

Aussi les Francs ont toujours eu des rois, même lorsqu’ils déclaraient prendre en main la cause de la liberté, et en établissant des rois, ils ne se donnaient ni des tyrans, ni des bourreaux, mais des chefs, des gardiens et des défenseurs. »

La monarchie française, issue des Francs, aurait donc la même base et François Hotman peut affirmer en ce sens que :

« Le pouvoir suprême n’était pas attribué à tel ou tel homme, à Pépin, à Charles ou à Louis, mais à la majesté royale, dont le véritable et unique siège était l’Assemblée générale de la nation. »

De ce fait, la guerre civile devient alors tout à fait justifiée dand certains cas :

« Toutes séditions sont fâcheuses ; cependant, il en est de justes et presque nécessaires, par exemple lorsque le peuple, opprimé par un tyran féroce, cherche son salut dans l’assemblée nationale régulièrement convoquée. »

Le courant monarchomaque oppose à la toute-puissance royale une assemblée nationale à laquelle le Roi serait obligé de se subordonner, cherchant à modifier l’option italienne choisie par François Ier et qui s’est notamment concrétisée par une importante influence italienne en France.

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La sacralisation révisionniste d’Eugen Varga

Eugen Varga fut porté aux nues par le révisionnisme, et cela dès qu’il y eut la marge de manœuvre pour le faire. Il reçut l’ordre de Lénine dès 1954, à l’occasion de ses 75 ans. Il reçut également ce qui s’appelait encore le prix Staline, ce qui est très ironique dans la mesure où célébrer Eugen Varga un an après la mort de Staline, c’était ouvertement attaquer ce dernier.

Lors du 20e congrès du PCUS, celui de la « déstalinisation », Mikoyan – qui s’était opposé à Molotov au sujet du plan Marshall – se plaignit du manque d’études du capitalisme contemporain, dénonçant que l’Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales d’Eugen Varga ait été fermé en 1947. Deux mois après, le gouvernement mit en place l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales auprès de l’Académie des sciences de l’URSS.

La place d’économiste d’Eugen Varga ne devint pas pour autant centrale, le régime khrouchtchévien ne marchant aucunement selon des exigences idéologiques, mais au moyen d’équipes aux principes généraux diffus ayant juste comme orientation de maintenir le cadre général institutionnel et ses besoins.

Eugen Varga participa ainsi notamment à la rédaction des Fondements du léninisme, paru en 1960, sorte de manuel anti-Staline, et à la fin août et début septembre 1962 à Moscou à un colloque international organisé par l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales et la revue marxiste mondiale de Prague.

Sa longue intervention au sujet des « problèmes théoriques » du marché commun à l’ouest fut publiée dans la revue de l’institut, mais ne devint pas pour autant une base d’orientation (Eugen Varga considérait que la formation d’une union européenne économique serait insignifiante, qu’elle ne permettrait de toutes façons de relancer le capitalisme pour toute une période).

Pour autant, Eugen Varga était un outil formidable, par ses ouvrages, son positionnement, son rôle historique. L’académie des sciences de Hongrie lui remit un diplôme honoris causa en 1955 ; l’université Humboldt de RDA, à l’occasion de son 150e anniversaire en 1960, fit de même en raison de ses « mérites exceptionnels » comme théoricien du capitalisme monopoliste d’État.

Il reçut en 1963 le plus grand ordre de l’URSS, le prix Lénine, en reconnaissance de ce que la Pravda définit comme son « activité scientifique et révolutionnaire pendant cinquante années », dans le cadre d’une grande festivité mise en place par l’Académie des sciences de l’URSS, dont le point culminant la valorisation de l’ouvrage Le capitalisme au vingtième siècle.

À sa mort en 1964, la Pravda salua, dans un texte signé notamment par Nikita Khrouchtchev et Anastas Mikoyan, celui qui avait été :

« un remarquable représentant de la science économique marxiste-léniniste (…). Les travaux d’E.S. Varga sont remplis d’esprit partidaire, et d’un caractère irréconciliable avec toute manifestation de dogmatisme ou de révisionnisme, de réduction au vulgaire ou de doctrinarisme qui s’intitulait soi-même science dans les années du culte de la personnalité. »

Une plaque commémorative fut installée à Moscou là où il habitait et une semaine après, l’académie des sciences d’URSS organisa un meeting de commémoration dans ses bâtiments à Moscou. Dans la salle, on trouvait le secrétaire du Comité Central du PCUS Ponomarev, un délégué du parti hongrois et l’ambassadeur de Hongrie

Le New York Times annonça de la manière suivante le décès d’Eugen Varga, avec un résumé très lourd de sens pour qui connaît son parcours :

« Moscou, le 8 octobre – Est mort aujourd’hui Eugene S. Varga, l’économiste soviétique d’origine hongroise, dont l’analyse en 1948 concernant le futur du capitalisme allait à contre-sens de la doctrine communiste, mais fut finalement accepté par le gouvernement soviétique. Son âge était de 84 ans. »

Ses œuvres choisies en trois volumes furent publiées en 1979 en Union Soviétique, en Hongrie et en Allemagne de l’Est (avec une réédition en 1982 pour ce pays).

L’anniversaire de ses 90 ans fut commémoré de manière importante à Moscou, avec un éloge de la part de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales, mais aussi par des cérémonies à l’université Karl Marx de Leipzig. Pour ses cent ans, l’Institut pour la politique et l’économie internationales à Berlin-Est organisa toute une cérémonie, ainsi que l’Académie hongroise des sciences.

De manière tout à fait anecdotique, en 1968 commença à circuler un « testament » d’Eugen Varga, intitulé « La voie russe de transition au socialisme et ses résultats » et paru dans la revue clandestine moscovite Le phénix. La nouvelle d’un tel document a été largement repris dans les pays occidentaux, de par sa teneur, consistant en une dénonciation d’une caste bureaucratique ayant pris le pouvoir dans les années 1930.

Dans les années 1990, un professeur moscovite, Pospelov, a avoué être le véritable auteur d’un document en décalage total de toutes façons avec l’approche d’Eugen Varga, qui en pratique était déjà rentré en rupture, dès les années 1950 et ne se situait pas dans la problématique « bureaucratique » qui était celle notamment de Charles Bettelheim dans les années 1960-1970, principalement avec son ouvrage Les luttes de classes en URSS (1917-1941).

Dans Le Monde diplomatique, l’article saluant la parution du pseudo-testament en français, à l’initiative des éditions Grasset avec une préface de Roger Garaudy, est à ce titre incohérent :

« On est frappé par le décalage entre l’extrême réserve de l’auteur dans ses publications officielles et ce texte où, laissant de côté les précautions habituelles, il remet en cause, avec une audace singulière, tous les tabous et fait, à la veille de mourir, le bilan critique du régime qu’il a servi fidèlement durant quarante-quatre ans. »

Cela n’a aucun sens quand on sait comment Eugen Varga avait en pratique déjà rué dans les brancards de manière ouverte et retentissante après 1945, et fourni les principaux éléments du révisionnisme de Khrouchtchev.

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L’économiste Eugen Varga et la thèse du néo-colonialisme

Eugen Varga formule également dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme une thèse absolument essentielle au révisionnisme de Khrouchtchev. Il remet ouvertement en cause la thèse selon laquelle les luttes de libération nationale auraient besoin d’être dirigées par la classe ouvrière guidée par son Parti Communiste. Cette thèse serait « contraire aux faits ».

Eugen Varga reconnaît que les pays ayant gagné leur indépendance n’ont pas réalisé de réforme agraire, qu’ils ne parviennent pas à se confronter réellement au féodalisme.

Cependant, ils sont réellement indépendants. La Turquie, l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Égypte, etc., seraient, on l’a compris, à considérer comme des États nationaux et non des semi-colonies.

Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev

Il dit, remettant en cause les 2e et 6e congrès de l’Internationale Communiste, que :

« Les événements suivant la [Seconde] guerre [mondiale] ont montré que dans les conditions historiques contemporaines caractérisés par l’affaiblissement général des positions impérialistes et la formation d’un système socialiste mondial, qui progresse plus rapidement que le capitalisme, la bourgeoisie dans les colonies et les pays dépendants est souvent à la fois en faveur et capable de conduire le mouvement de libération nationale à la victoire.

Naturellement, lorsque la victoire est faite dans la lutte de libération sous direction bourgeoise, le résultat initial est l’établissement de la souveraineté politique, et pas plus. Une indépendance économique authentique de l’impérialisme ne peut être obtenue que par la voie non-capitaliste de développement.

Les formes prises par le mouvement de libération depuis la secondaire guerre mondiale ont été tellement multiples et ont tellement changé même dans un seul pays, qu’il est impossible de donner une formule précise qui les englobe toutes. »

On est là très exactement aux antipodes de la conception de révolution démocratique et même de démocratie populaire.

La thèse communiste était que, de par les conditions de développement inégal, une bourgeoisie nationale ne peut qu’être placée sous la domination de l’impérialisme. Elle n’est pas en mesure de s’y arracher seule, et une partie d’entre elle peut éventuellement soutenir la révolution démocratique de type anti-féodale et anti-impérialiste.

Mais elle ne peut pas la générer ni la diriger, d’où la thèse maoïste de la bourgeoisie bureaucratique émergeant comme classe dominante après la pseudo indépendance, qui ne pouvait pas réussir sans écrasement de la féodalité comme base pour rompre avec l’impérialisme.

Eugen Varga prend l’option contraire : la bourgeoisie nationale (qu’il appelle « coloniale ») perdrait sa nature faible et réactionnaire grâce à l’existence de l’URSS. Elle jouerait désormais un rôle positif :

« Les événements des années d’après-guerre montrent que dans les nouvelles conditions – la présence du système socialiste mondial, un front anti-impérialiste puissant et un affaiblissement général de la position impérialiste – la bourgeoisie nationale est capable et souhaite de prendre la tête de la lutte de libération nationale et de combattre pour l’indépendance politique (…).

La lutte pour savoir quelle route de développement prendre – la socialiste ou la capitaliste – devient décisive dans la vie des pays nouvellement libres. Cette lutte est souvent inter-reliée à l’orientation politique extérieure de ces pays par rapport au monde capitaliste ou socialiste. »

Il va de soi que cette formulation correspond très exactement aux besoins de l’URSS se posant comme force hégémonique capable de prendre sous son aile d’autres pays en développement ; c’est là une formulation entièrement au service du social-impérialisme soviétique s’affirmant.

Reconnaître la pseudo-indépendance d’une telle bourgeoisie en la présentant comme nationale, c’est en réalité en faire soi-même une bourgeoisie bureaucratique et transformer le pays en semi-colonie.

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L’économiste Eugen Varga : arracher l’Etat aux monopoles

Dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme, Eugen Varga affirme de manière ouverte son soutien au parlementarisme. C’est là tout à fait conforme, dans sa substance même, à la démarche de Nikita Khrouchtchev, mais c’est surtout la conclusion logique du capitalisme monopoliste d’État.

Si l’État est neutre dans sa nature, alors il est possible de s’opposer aux monopoles sur ce terrain même. Les institutions bourgeoises, ayant perdu leur caractère de classe, deviennent elles-mêmes un lieu d’affrontement politique, social.

Ce qui est frappant, c’est que cette thèse n’est pas nouvelle, puisqu’elle est ni plus ni moins la même que celle de la social-démocratie des années 1920-1930. Dans l’opposition aux communistes, la social-démocratie valorisait le terrain présenté comme neutre des institutions, avec les élections, l’appareil d’Etat, les instances administratives, etc.

Il y a donc sans cesse des petits ajouts, des sortes de nuances, pour prétendre que la thèse formulée serait nouvelle et radicalement différente de la social-démocratie. Le principal argument employé est la mobilisation de masse parallèle à la conquête des institutions. Le mouvement de masse serait un levier pour permettre la démocratisation réelle de l’Etat. 

Il s’agirait donc de provoquer un mouvement de la base pour forcer les institutions à se plier à la démocratie. Les monopoles seraient par ailleurs tout à fait conscients de cette possibilité, car – il faut le souligner – on a bien la conception d’un capitalisme organisé, d’une bourgeoisie qui serait consciente, maître de ses activités.

Voici comment Eugen Varga présente cette affirmation révisionniste :

« Les rapports entre le capital monopoliste et l’État sont compliqués en raison de la forme parlementaire du gouvernement dans les pays capitalistes monopolistes (sous une dictature bourgeoise du type fasciste, cette complication est ôtée).

L’appareil d’État, dans le sens étroit du terme, c’est-à-dire l’agrégation de fonctionnaires civiles, la machine de coercition, etc., est un corps permanent, alors que la couche dirigeante de l’appareil d’État, le gouvernement et les corps législatifs, changent de manière périodique en conformité avec les résultats des élections parlementaires.

Un changement dans la majorité parlementaire et un changement de gouvernement n’amènent pas nécessairement un changement essentiel dans les rapports entre le capital monopoliste et l’État, même quand le gouvernement est formé par le parti du Labour [britannique] ou, comme en Suède, par les sociaux-démocrates.

Mais cela ne veut pas dire que le système parlementaire, les campagnes des différents partis pour gagner les élections, n’auraient pas de sens. Si les monopoles avaient les choses comme ils l’entendaient, il y aurait toujours un gouvernement conservateur en Grande-Bretagne.

Mais les monopoles ne peuvent pas toujours faire comme ils veulent.

Quelle est la raison de cela ? La raison est que dans les pays capitalistes monopolistes d’État, la majorité de la population, et donc des électeurs, est formée des ouvriers d’usines et de bureaux, et de fonctionnaires civils.

Les partis bourgeois et le gouvernement doit prendre cela en compte, c’est pourquoi ils camouflent et nient la domination capitaliste monopoliste. »

Eugen Varga profite de la complexité de la compréhension des rapports de force entre fractions bourgeoises au sein de l’État pour donner une définition de ce dernier correspondant à une sorte de « terrain neutre ».

Au lieu de dire que les partis représentent, dans le parlementarisme bourgeois, différentes fractions de la bourgeoisie (ou d’autres couches sociales, guidées relativement par telle ou telle fraction de la bourgeoisie), il prétend que le capitalisme est forcément « de droite » et que l’existence de la gauche correspondrait à un « espace » possible dans l’État lui-même.

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L’économiste Eugen Varga : un capitalisme organisé et un Etat neutre

Dans les Essais sur l’économie politique du capitalisme, Eugen Varga rétablit bien entendu également ouvertement par ailleurs sa théorie comme quoi l’État en pleine guerre est capable de « planifier », même s’il précise que ce n’est pas dans un sens soviétique. Il la généralise en affirmant que l’Inde a également un plan désormais où l’État est capable d’avoir un réel effet sur l’économie :

« Dans une certaine mesure, l’État réussit à guider le développement de la production et des forces productives comme un tout, par la régulation planifiée des investissements directs de capitaux dans le secteur d’État, et en faisant que la politique de taxation influence les nouveaux investissements dans le secteur privé, ce qui n’est pas le cas dans l’anarchie complète de la production.

Nous soulignons encore une fois que dans le capitalisme, il ne peut pas y avoir de planification authentique. Mais, en même temps, il ne peut pas être nié que six pays du marché commun [européen] ont « planifié » leur politique économique pour une période de vingt ans à l’avance, et sont dans une certaine mesure en train de réaliser ce plan.

La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier agit également suivant un plan.

Cela montre que l’assertion dogmatique comme quoi il n’y a que deux alternatives – l’anarchie complète de la production ou une économie complètement planifiée – est impraticable, non conforme à la vérité et donc anti-marxiste. »

Cette reconnaissance d’une tendance historique à la planification pour ainsi dire, va de pair avec la collusion avec l’impérialisme, entre partenaires présentés comme rationnels. Eugen Varga salue donc le fait que le 20e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique ait remis en cause la thèse de l’inéluctabilité de la guerre inter-impérialiste :

« Le 20e congrès du PCUS a mis en terme à cette conception erronée sur l’inéluctabilité des guerres. On lit dans la résolution du congrès : « Le précepte léniniste selon lequel tant que l’impérialisme existe, la base économique donnant naissance aux guerres est également préservée, reste valable. C’est pourquoi il est nécessaire de disposer de la plus grande vigilance… Mais la guerre n’est pas fatale, de manière inévitable. »

Le problème pourrait être considéré comme résolu. Et pourtant il y a ceux qui pensent que cette négation de l’inéluctabilité des guerres se réfère uniquement aux guerres entre les camps impérialiste et socialiste, et que cela ne s’applique pas aux guerres inter-impérialistes, même dans les conditions modernes.

Certains dogmatiques, pour cette raison, continuent à réitérer les arguments erronés avancés par Staline. Pour cette raison, nous considérons qu’il est nécessaire de porter un regard attentif sur le raisonnement de Staline. »

Eugen Varga dit alors : Staline s’appuie sur le fait que des pays impérialistes ont été obligés de s’allier à l’URSS pendant la seconde guerre mondiale. Cependant, dit Eugen Varga, à l’époque les capitalistes pensaient que le socialisme en URSS ne durerait pas, que c’était juste transitoire avant un retour du capitalisme. Or, aujourd’hui, affirme-t-il, il existe une puissante URSS, dont tout le monde voit la stabilité.

Eugen Varga avait pourtant affirmé le contraire dans les années 1930, constatant bien que personne dans la bourgeoisie ne niait que le socialisme était solidement installé en URSS, que personne ne s’attendait à son écroulement à court terme.

À cela s’ajoute que, selon Eugen Varga, l’État aurait appris des événements :

« Nous pensons pour cette raison que même s’il y a des raisons économiques pour des guerres inter-impérialistes, et même si la lutte pour les sources de matière première et les marchés, et pour l’export du capital, n’est pas moins aiguë entre les impérialistes qu’elle l’était avant la seconde guerre mondiale, les hommes d’État bourgeois ont tiré une leçon des Première et Seconde Guerre mondiale, qui ont arraché au capitalisme son pouvoir sur un tiers de la population mondiale, et qu’ils voient par conséquent les dangers planant sur leur classe s’ils permettent à une nouvelle guerre de survenir (…).

La possibilité d’une nouvelle guerre inter-impérialiste n’est pas exclue. Mais tant que la décision de paix ou de guerre n’est pas laissé à la discrétion d’un fou comme Hitler, mais aux hommes d’État bourgeois conscients de ce quelle menace implique la guerre pour le système capitaliste, cela ne se produira pas. »

On retrouve ici deux thèses : celle de la primauté de l’État sur les monopoles, mais également celle du « capitalisme organisé », qui serait en mesure de raisonner, de voir ce qui est le mieux pour lui.

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L’économiste Eugen Varga et l’offensive anti-Staline

Les Essais sur l’économie politique du capitalisme forment un ouvrage important, car il s’agissait d’une puissante contribution à l’idéologie révisionniste ayant alors triomphé en URSS. Eugen Varga agit ici comme l’un des passeurs, comme l’une des figures historiques contribuant à accorder la légitimité satisfaisante à la nouvelle idéologie.

Il n’hésita donc pas à se remettre en cause, à reformuler des points qu’il a considérés comme désormais insuffisants, etc., c’est-à-dire qu’il prétendait que tout continue bien que, concrètement, sur le plan idéologique, tout a changé.

Le premier chapitre de l’ouvrage est une expression de cette démarche très particulière, qui est très à part dans la mesure où elle aborde directement le passé. Eugen Varga, dans le chapitre « Le marxisme et le problème de la loi économique fondamentale du capitalisme », consacre en effet sa critique de manière directe à Staline, alors que le régime s’évertue à ne plus en parler du tout.

Eugene Varga vise évidemment le dernier grand ouvrage de Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, datant de 1952, mais pas seulement. Il dénonce ainsi par exemple également comme « vague » la manière dont la « méthode dialectique » est présentée dans le grand classique de Staline, Sur le matérialisme dialectique et historique, qui fait partie de l’ouvrage majeur de l’URSS, Le court précis d’histoire du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchévik).

Staline, Les Problèmes économiques du socialisme en URSS, 1952

Staline aurait été un subjectiviste, qui aurait perdu de vu la réalité matérielle ; c’est bien sûr là une manière de dénoncer sa nature communiste.

Plus spécifiquement, dans le premier chapitre qui a une prétention philosophico-scientifique, Eugen Varga accuse Staline d’avoir affirmé qu’il existait une « loi économique de correspondance nécessaire entre les rapports de production et le caractère des forces productives ». Pour Eugen Varga, c’est là poser une nécessité là où il n’y a seulement qu’une possibilité.

Il critique Staline par conséquent, en disant :

« Quand Staline déclare que la loi économique fondamentale « exige » certaines choses, il a commis une erreur étrange pour un marxiste. Une loi objective est un reflet de phénomènes comprenant l’essence des choses : un reflet ne peut pas « exiger ».

Des lois objectives existent, opèrent, et sont valables indépendamment de la volonté du peuple, et par leur propre nature elles n’ont pas besoin de demander. »

Ici, Eugen Varga montre qu’il ne maîtrise pas le matérialisme dialectique ; il n’a nullement compris l’explication de Staline, qui par l’exigence de la loi résume l’obligation historique, de par le rapport dialectique existant, qu’il se déroule quelque chose de bien déterminé.

Et, on l’a compris, il vise par là le principe du déterminisme, et dans son introduction à l’ouvrage il affirme même qu’il faut étudier pour savoir dans quelle mesure si la détermination de la conscience par l’existence sociale concerne les classes ou les individus.

Eugen Varga explique également que le matériau historique change tout le temps, contrairement à la nature qui aurait des lois simples, fonctionnant à l’identique. Même Le capital de Karl Marx énumérerait tellement de lois, qu’il serait impossible de les cerner pour les généraliser.

Le reste des Essais sur l’économie politique du capitalisme est à l’avenant. Eugen Varga reprend la question de l’État et réaffirme sa thèse de 1947 selon laquelle l’État en guerre peut intervenir contre un monopole, en agissant dans l’intérêt général (et il précise : des monopoles également). Lors d’une guerre, l’État est le facteur décisif, et non plus les classes.

Reprenant la ligne mise en avant par Khrouchtchev, il entend bien qu’on se dissocie entièrement de celle de Staline :

« Nos collègues qui considèrent les monopoles comme omnipotents dans le sens de la formule de Staline sur la « subordination complète et finale » de l’État bourgeois moderne par les monopoles, nient ce faisant qu’une création d’un front populaire anti-monopoliste (comme souligné dans le nouveau Programme du PCUS) est possible, et que refréner ou éliminer les monopoles peut être réalisé par l’action politique des masses avant que le système capitaliste soit renversé. »

On a affaire ici très précisément à la thèse révisionniste rejetant la conception léniniste de l’État.

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Eugen Varga et le capitalisme monopoliste d’État comme suite de l’impérialisme

En 1963, Eugen Varga publia les Essais sur l’économie politique du capitalisme. Il y développe certaines questions du capitalisme monopoliste d’État, et notamment le fait que selon lui celui-ci soit un prolongement de l’impérialisme.

Il y aurait le capitalisme, l’impérialisme, puis le capitalisme monopoliste d’État :

« La transition finale au capitalisme monopoliste d’État commença seulement durant la Première Guerre mondiale (…).

Il s’est affaibli à la fin de la Première Guerre mondiale, est devenu plus fort durant la crise économique de 1929-1933, s’est intensifié durant la seconde guerre mondiale, s’est légèrement affaibli après elle, et maintenant connaît une relance nouvelle qualitativement, s’exprimant par la mise en place d’organisations monopolistes d’État supra-nationales et dans les tentatives de créer un capitalisme monopoliste d’État supra-national. »

Il cite Kuusinen, une figure de l’Internationale Communiste, passé comme Thorez et Togliatti dans le camp du révisionnisme :

« Dans mon opinion, la meilleure définition du développement du capitalisme monopoliste d’État a été donné par O.V. Kuusinen, qui a dit :

« Initialement, il a été considéré comme une sorte de « mesure d’urgence », ressorti seulement durant l’époque de la guerre ou durant une grave crise économique ou politique, et abandonné au moment où « l’urgence » était passée.

À présent, la bourgeoisie impérialiste ne peut plus maintenir sa domination sans le capitalisme monopoliste d’État, même pour des périodes relativement normales. Cela est dû par l’aggravation de la crise générale du système capitaliste, à la désintégration grandissante du capitalisme et à l’affaiblissement de ses forces internes – économiques, politiques et idéologiques. » (revue marxiste mondiale n°4, Prague, 1960)

La bourgeoisie monopoliste (l’oligarchie financière) a pris cette route historiquement inévitable. »

On est là dans la mise en valeur d’une nouvelle conception du capitalisme, véritablement post-léniniste.

Eugen Varga

Eugen Varga dresse également dans l’ouvrage un panorama économique assez précis de la nature du capitalisme monopoliste d’État. Celui-ci amènerait à la naissance d’un cycle unique dans l’ensemble du monde capitaliste, qui ramène à la thèse social-démocrate du super-impérialisme.

Eugen Varga prend bien soin que dans ce processus, le taux de profit ne serait pas pour autant au maximum, Staline ayant selon lui tort d’affirmer que lorsque les monopoles ont le dessus c’est ce taux qui primerait.

Il profite également de l’ouvrage pour attaquer Staline sur la question de la paupérisation absolue. Staline parlait du tout début des années 1950 et, effectivement, a remis en 1952 en cause sa propre conception de la stabilité relative des marchés malgré la crise. C’était une erreur, mais Eugen Varga profite surtout de dix années de données économiques pour critiquer le point de vue Staline portant sur une autre période.

Il dit ainsi :

« Le problème de la paupérisation absolue est bien plus compliqué que celui de la paupérisation relative.

Tous les marxistes sont d’accord pour dire que dans le capitalisme, la paupérisation relative est un phénomène constant. Mais ils ont des points de vue différents sur les méthodes à utiliser pour le prouver et également quant au rythme de la paupérisation.

En général, il y a une large divergence de vues quant au problème de la paupérisation absolue.

Les apologistes du capitalisme, les sociaux-démocrates de droite et quelques renégats comme [l’américain, ex-communiste] Browder, déclarent qu’il n’y a pas de paupérisation absolue (…).

Entre 1947 et 1953, les travailleurs dirigeants de l’Institut d’économie de l’Académie des sciences d’URSS (après sa fusion avec l’Institut pour l’économie mondiale [fondée et dirigée par Eugen Varga, alors mis de côté]), ont adopté de manière officielle la considération selon laquelle la paupérisation absolue de la classe ouvrière était constante à travers le monde capitaliste.

Certains parlèrent même d’un paupérisation progressive continue, c’est-à-dire d’un recul progressif dans les salaires réels. »

Le piège est bien entendu qu’Eugen Varga utilise des données des années 1950 et du début des années 1960 pour critiquer la thèse soviétique de la période d’après-guerre. Le contexte dont parle Eugen Vargan’était plus du tout le même, rien qu’avec l’URSS passé dans le camp de la prétendue coexistence pacifique.

Mais c’était en fait la nature de l’ouvrage que de rejeter le passé, cela consistait en une vraie entreprise de démolition des thèses de Staline ; c’était un vrai manuel pour les cadres révisionnistes.

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L’économiste Eugen Varga et sa nouvelle définition du capitalisme monopoliste d’État

Le concept du capitalisme monopoliste d’État formulé en Union Soviétique est une définition qui ne se veut pas moins qu’une nouvelle définition du capitalisme. Il y a le capitalisme, l’impérialisme, et il est censé y avoir un nouveau stade, caractérisé par une fusion entre les monopoles et l’État.

Il y a là une double remise en cause de l’idéologie communiste : dans l’affirmation de l’indépendance de l’État par rapport aux classes d’un côté, dans l’affirmation de la fusion entre cette entité « indépendante » et une classe de l’autre.

Eugen Varga en a été le principal concepteur, toute sa démarche de l’après-guerre aboutissant d’ailleurs immanquablement à cela. En affirmant le premier l’indépendance de l’État dans le mode de production capitaliste au cours de la Seconde Guerre mondiale, il avait ouvert la boîte de Pandore d’une réaffirmation de la vieille thèse social-démocrate de l’indépendance de l’État dans le capitalisme « moderne ».

Il formalisa de la manière la plus tranchée ce concept de capitalisme monopoliste d’État dans l’ouvrage de 1961 intitulé Le Capitalisme du XXe siècle. Celui-ci fut publié juste après le 22e congrès du PCUS et sa diffusion mondiale assumée par l’URSS.

Eugen Varga, Le Capitalisme du XXe siècle, 1961.

Saluant les études très récentes à ce sujet (Pevzner, Khmelnitskaya, Daline), ainsi que le fait que le PCUS assume désormais le concept, Eugen Varga y précise de manière approfondie ses traits principaux, qu’il décrit de la manière suivante :

« Le capitalisme monopoliste d’État qui a émergé durant la première guerre mondiale s’est pleinement développé.

L’émergence et le développement du capitalisme monopoliste d’État sont enracinés dans la position dominante des pays capitalistes dans les conditions au moment de la crise générale du capitalisme, quand le système capitaliste est à sa dernière étape d’existence et fait l’expérience de l’effondrement de son système social en entier.

Le capitalisme monopoliste d’État est l’alliance des forces des monopoles et de l’État bourgeois, afin de réaliser deux objectifs :

1. la préservation du système capitaliste dans la lutte contre le mouvement révolutionnaire dans le pays et dans la lutte contre le système socialiste mondiale, et

2. la redistribution par l’État du revenu national en faveur du capital monopoliste.

Il y a de grandes difficultés dans la manière de réaliser ces objectifs et ils impliquent beaucoup de contradictions.

En préservant le système capitaliste, les monopoles obtiennent le soutien de la bourgeoisie non monopoliste, des rentiers, des propriétaires terriens, et des capitalistes ruraux, etc., c’est-à-dire des classes propriétaires.

Mais en altérant la distribution du revenu national par les moyens du système du capitalisme monopoliste d’État à l’avantage des monopoles et au détriment de toutes les autres sections de la société, les monopoles élargissent le gouffre entre eux-mêmes et les autres sections propriétaires de la société, et augmentent leur isolement.

L’alliance des monopoles et de l’État est effectué principalement sous la forme de la fusion des monopoles et de la machine d’État. Les monopoles envoient leurs représentants à des postes dirigeants dans le gouvernement, comme ministres, sénateurs ou membres du parlement. La réciproque est également vrai – des généraux, des diplomates et des ministres quittent fréquemment le service du gouvernement pour des postes hautement payés dans les monopoles.

L’alliance prend aussi la forme de décisions communes au sujet de questions économiques importantes (…). Le capitalisme monopoliste d’État pleinement développé se manifeste principalement par la régulation étatique de l’économie, des entreprises possédées par l’État et l’appropriation et la redistribution d’une plus part du revenu national par l’État (…).

Le fonctionnement entier de l’État des pays impérialistes est directement ou indirectement au service du capital monopoliste. La police étatique et les forces armées protègent le système capitaliste.

Le capitalisme monopoliste d’État est extrêmement réactionnaire parce qu’il existe afin de défendre un système capitaliste condamné à fatalement s’effondrer.

En ce sens, il diffère grandement du capitalisme d’État qui, à une étape antérieure du développement capitaliste et dans pays sous-développés aujourd’hui, joue un rôle progressiste dans le développement des forces productives. »

Il n’est guère étonnant que cette thèse ait pu tromper des communistes sincères manquant de formation. En apparence, on a la dénonciation du fait que l’État soit au service des monopoles, ce qui correspond à la thèse classique. Tout est dans la subtilité de faire de l’État non pas un serviteur, mais un médiateur indépendant connaissant une fusion avec les monopoles.

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Eugen Varga, Khrouchtchev, une courte transition

Eugen Varga feignit de saluer l’ouvrage de Staline et ses enseignements, lors d’un discours à l’Institut d’économie. Il n’en était rien en réalité et il s’empressera, dès qu’il le pourra, d’attaquer publiquement les chapitres cinq et six, qu’il prétendait reconnaître encore, donc, en 1952 :

« Nous, travailleurs de l’Institut d’économie, depuis les premières années jusqu’aux académiciens, exprimons un sentiment d’appréciation profonde au camarade Staline pour son nouveau classique, pour l’immense contribution qu’il a faite à l’économie marxiste-léniniste et pour son aide inappréciable à tous les économistes.

Une étude approfondie de l’œuvre brillante du camarade Staline aidera chacun d’entre nous à améliorer son travail. La loi fondamentale de l’économie du capitalisme d’aujourd’hui, que le camarade Staline a révélé, nous donnera une clef pour comprendre et clarifier le statut contemporain de l’impérialisme et une perspective de son développement futur. Cette loi définie toutes les caractéristiques du capitalisme monopoliste (…).

Je reconnais m’être trompé sur cette question [de l’inéluctabilité des guerres]. Le camarade Staline a démontré de bout en bout l’inéluctabilité des guerres entre pays impérialistes même dans la période présente.

Je considère que si au cours de notre travail, nous avons commis une erreur, nous sommes obligés de faire amende honorable et de ne pas la répéter. »

En réalité, Eugen Varga attendait le moment propice. Ainsi, il publia en août 1953 Les problèmes fondamentaux de l’économie et de la politique de l’impérialisme (après la seconde guerre mondiale). L’ouvrage se pliait en apparence aux enseignements de Staline. On y trouve cependant aussi des éléments assez particuliers, comme la considération que le sud et l’ouest de la France seraient des « colonies intérieures » du Nord de la France, tout comme seraient des colonies de certains monopoles les États agricoles et miniers des États-Unis.

Mais surtout, il conclut l’ouvrage en affirmant que le développement militaire des États-Unis s’ajoute à l’effort industriel, au lieu de le concurrencer, c’est-à-dire qu’on aurait un capitalisme articulé à une dimension étatique, militaire, artificielle, permettant de le redynamiser.

Cela devint une ligne significative en URSS, comme expression de la lecture révisionniste du capitalisme. Trakhtenberg résume cela, dans la revue Kommunist en juin 1955, en affirmant que :

« Il serait incorrect d’ignorer la signification des facteurs militaires-inflationnistes, qui peuvent stimuler une renaissance, retarder l’éruption d’une crise, changer le cours de la crise, et changer la forme, la séquence et les perspectives de la crise. »

Le grand paradoxe de cette ligne lancée par Eugen Varga est qu’elle s’accompagnait de la considération que l’économie américaine allait connaître une terrible crise de surproduction de manière imminente. Ce point était un vrai problème pour la clique de Nikita Khrouchtchev, qui n’avait pas besoin d’une analyse précipitant les choses sur le plan des orientations, alors qu’il représentait politiquement ce qu’Eugen Varga représentait intellectuellement.

Cependant Eugen Varga mit rapidement cette dimension de côté, pour se placer au premier rang théorique du régime soviétique dirigé par la clique de Nikita Khrouchtchev, avec le concept de « capitalisme monopoliste d’État ».

Eugen Varga reprend le concept à Lénine, notamment dans son écrit de septembre 1917, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer. 

Lénine

Lénine y développe la même analyse que dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : le capitalisme mène aux monopoles, les monopoles socialisent l’économie dans un sens privé, qu’il faut renverser dans un sens universel. Il dit ainsi :

« Tout le monde parle de l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est autre chose que le capitalisme monopoliste.

Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoliste, voilà ce qu’attestent assez le « Prodougol », le « Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État.

Or, qu’est‑ce que l’État ? C’est l’organisation de la classe dominante; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands (Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n’est‑il en réalité que le capitalisme monopoliste d’État du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers en même temps que la protection militaire des profits capitalistes.

Eh bien, essayez un peu de substituer à l’État des capitalistes et des hobereaux, à l’État des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, l’État démocratique révolutionnaire, c’est‑à‑dire un État qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme !

Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d’État, c’est que l’État (c’est‑à‑dire l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, si l’on est en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui ?

Ou bien dans l’intérêt clos grands propriétaires fonciers et des capitalistes; et nous avons alors un État non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste.

Ou bien dans l’intérêt de la démocratie révolutionnaire; et alors c’est ni plus ni moins un pas vers le socialisme.

Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’État. Ou encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste.

Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu’on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher au socialisme.

Ou bien l’on est réellement démocrate révolutionnaire. Et alors on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.

Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme et l’on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte, comme disent les Plékhanov, les Dan et les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. Dans ce cas, l’on en arrive fatalement à la politique de Kérensky, Millioukov et Kornilov, c’est‑à‑dire à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.

Il n’y a pas de milieu.

Et c’est là la contradiction fondamentale de notre révolution.

Dans l’histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XX° siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans progresser vers le socialisme (progression conditionnée et déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est impossible d’« introduire » en grand le machinisme dans les exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).

Et craindre d’avancer équivaut à reculer. C’est ce que font messieurs les Kérensky, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérételli et des Tchernov.

La dialectique de l’histoire est précisément telle que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État, a par là même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.

La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent l’insurrection prolétarienne ‑ aucune insurrection ne créera le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement ‑ mais encore parce que le capitalisme monopoliste d’État est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’étape de l’histoire qu’aucune autre étape intermédiaire ne sépare du socialisme.

Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue d’une doctrine qu’ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.

Or, aujourd’hui, le socialisme est au bout de toutes les avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne. »

Eugen Varga va reprendre ce concept, mais en le modifiant. Là où Lénine oppose le capitalisme monopoliste d’État de l’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État de l’État démocratique-révolutionnaire, Eugen Varga va opposer le capitalisme monopoliste d’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État révolutionnaire, l’État n’étant que le lieu de cet affrontement.

>Sommaire du dossier

Staline contre Eugen Varga

Le premier novembre 1951, 400 économistes se réunissent dans le bâtiment du Comité Central du PCUS(b), afin de travailler sur un manuel d’économie politique considéré comme nécessaire à établir, sous la supervision de Konstantin Ostrovitianov. À cette occasion, un rapport fut notamment établi sur la question de la possibilité et du caractère inévitable des guerres inter-impérialistes dans la période actuelle. Le point de vue d’Eugen Varga fut noté. 

C’est ce point de vue et ce qu’il représente que Staline dénonce également dans Les problèmes économiques du socialisme en URSS. Dans le cinquième chapitre, Staline aborde la question de l’évaluation de la situation du capitalisme ; dans le sixième, il traite la question de la nature du capitalisme.

Dans les deux cas, Staline y expose deux points de vue formellement opposés à ceux d’Eugen Varga, qui n’est par ailleurs quant à lui jamais nommé en tant que tel.

En ce qui concerne la question de la guerre, Staline maintient les fondamentaux, ce qui va donc à l’encontre des thèses d’Eugen Varga :

« Certains camarades affirment qu’étant donné les nouvelles conditions internationales, après la Seconde Guerre mondiale, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables. Ils estiment que les contradictions entre le camp du socialisme et celui du capitalisme sont plus fortes que les contradictions entre pays capitalistes ; que les États-Unis d’Amérique se sont suffisamment soumis les autres pays capitalistes pour les empêcher de se faire la guerre et de s’affaiblir mutuellement; que les hommes avancés du capitalisme sont assez instruits par l’expérience des deux guerres mondiales, qui ont porté un sérieux préjudice à l’ensemble du monde capitaliste, pour se permettre d’entraîner à nouveau les pays capitalistes dans une guerre entre eux; que, de ce fait, les guerres entre pays capitalistes ne sont plus inévitables.

Ces camarades se trompent. Ils voient les phénomènes extérieurs affleurant à la surface, mais ils n’aperçoivent pas les forces profondes qui, bien qu’agissant momentanément de façon invisible, n’en détermineront pas moins le cours des événements.

En apparence, la « sérénité » règne partout: les États-Unis d’Amérique ont réduit à la portion congrue l’Europe occidentale, le Japon et autres pays capitalistes; l’Allemagne (de l’Ouest), la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, tombés dans les griffes des États-Unis, exécutent docilement leurs injonctions.

Mais on aurait tort de croire que cette « sérénité » puisse se maintenir « pour l’éternité »; que ces pays supporteront sans fin la domination et le joug des États-Unis ; qu’ils n’essaieront pas de s’arracher de la captivité américaine pour s’engager sur le chemin de l’indépendance (…).

On dit que les contradictions entre capitalisme et socialisme sont plus fortes que celles existant entre les pays capitalistes. Théoriquement, c’est juste, bien sûr. Pas seulement aujourd’hui ; c’était juste aussi à la veille de la Seconde Guerre mondiale. C’est ce que comprenaient plus ou moins les dirigeants des pays capitalistes. Et cependant, la Seconde Guerre mondiale n’a pas commencé par la guerre contre l’URSS., mais par une guerre entre pays capitalistes.

Pourquoi ? Parce que, d’abord, la guerre contre l’URSS, pays du socialisme, est plus dangereuse pour le capitalisme que la guerre entre pays capitalistes. Car si la guerre entre pays capitalistes pose seulement la question de la suprématie de tels pays capitalistes sur tels autres, la guerre contre l’URSS doit nécessairement poser la question de l’existence même du capitalisme.

Parce que, en second lieu, les capitalistes, bien qu’ils proclament, aux fins de « propagande », l’agressivité de l’Union soviétique, n’y croient pas eux-mêmes, puisqu’ils tiennent compte de la politique de paix de l’Union soviétique et savent que cette dernière n’attaquera pas d’elle-même les pays capitalistes. (…).

La lutte des pays capitalistes pour la possession des marchés et le désir de noyer leurs concurrents se sont pratiquement révélés plus forts [dans les années 1930] que les contradictions entre le camp du capitalisme et celui du socialisme (…).

Il s’ensuit donc que l’inéluctabilité des guerres entre pays capitalistes reste entière.

On dit qu’il faut considérer comme périmée la thèse de Lénine selon laquelle l’impérialisme engendre inévitablement les guerres, puisque de puissantes forces populaires ont surgi maintenant, qui défendent la paix contre une nouvelle guerre mondiale.

Cela est faux.

Le mouvement actuel pour la paix se propose d’entraîner les masses populaires dans la lutte pour le maintien de la paix, pour conjurer une nouvelle guerre mondiale. Par conséquent, il ne vise pas à renverser le capitalisme et à établir le socialisme, — il se borne à des buts démocratiques de lutte pour le maintien de la paix.

À cet égard, le mouvement actuel pour le maintien de la paix se distingue du mouvement de l’époque de la Première Guerre mondiale, lequel, visant à transformer la guerre impérialiste en guerre civile, allait plus loin et poursuivait des buts socialistes.

Il se peut que, les circonstances aidant, la lutte pour la paix évolue çà et là vers la lutte pour le socialisme, mais ce ne sera plus le mouvement actuel en faveur de la paix, mais un mouvement pour renverser le capitalisme.

Le plus probable, c’est que le mouvement actuel pour la paix, c’est-à-dire le mouvement pour le maintien de la paix, contribuera, en cas de succès, à conjurer une guerre donnée, à l’ajourner temporairement, à maintenir temporairement une paix donnée, à faire démissionner le gouvernement belliciste et à y substituer un autre gouvernement, disposé à maintenir provisoirement la paix. Cela est bien, naturellement. C’est même très bien.

Mais cela ne suffit cependant pas pour supprimer les guerres inévitables en général entre pays capitalistes. Cela ne suffit pas, car malgré tous ces succès du mouvement de la paix, l’impérialisme demeure debout, reste en vigueur. Par suite, l’inéluctabilité des guerres reste également entière. Pour supprimer le caractère inévitable des guerres, il faut détruire l’impérialisme. »

Joseph Staline

Staline défend ici la conception juste. Cependant, cette analyse juste sur le plan théorique nécessite un rapport à la politique. Or, en ce qui concerne la situation du marché mondial, Staline considère que la formation d’un bloc socialiste a arraché une telle partie économique que le capitalisme ne va plus être en mesure de trouver des solutions de développement à moyen terme.

Ce faisant, il remet en cause deux définitions, une de lui-même et une de Lénine, ce qui s’avérera par contre être une double erreur.

Voici ce que dit Staline :

« Le résultat économique le plus important de la Seconde Guerre mondiale, avec ses répercussions sur l’économie, a été la désagrégation du marché mondial unique, universel. Ce qui a déterminé l’aggravation ultérieure de la crise générale du système capitaliste mondial.

La Seconde Guerre mondiale a été elle-même engendrée par cette crise. Chacune des deux coalitions capitalistes engagées dans le conflit espérait pouvoir battre l’adversaire et établir sa domination sur le monde. C’est là qu’elles cherchaient une issue à la crise (…).

La conséquence de l’existence des deux camps opposés [socialiste et capitaliste] pour l’économie fut que le marché unique, universel s’est désagrégé, ce qui fait que nous avons maintenant deux marchés mondiaux parallèles qui eux aussi s’opposent l’un à l’autre. (…).

Mais il s’ensuit que la sphère d’exploitation des ressources mondiales par les principaux pays capitalistes (États-Unis, Grande-Bretagne, France) n’ira pas en s’élargissant mais en se rétrécissant, que les conditions de débouché sur le marché mondial s’aggraveront pour ces pays, et que la sous- production des entreprises y augmentera. C’est en cela que consiste précisément l’aggravation de la crise générale du système capitaliste mondial, à la suite de la désagrégation du marché mondial (…).

Peut-on affirmer que la thèse bien connue de Staline sur la stabilité relative des marchés en période de crise générale du capitalisme, thèse formulée à la veille de la Seconde Guerre mondiale, soit toujours valable ? Peut-on affirmer que la thèse bien connue, formulée par Lénine au printemps 1916, selon laquelle, malgré sa putréfaction, « dans l’ensemble, le capitalisme se développe infiniment plus vite qu’auparavant », soit toujours valable ?

Je pense qu’on ne saurait l’affirmer. Étant donné les nouvelles conditions dues à la Seconde Guerre mondiale, il faut considérer les deux thèses comme n’étant plus valables.  »

Ici, Staline a manqué de dialectique, il a considéré que le capitalisme avait fait en quelque sorte le tour, que l’élan du socialisme en 1945 ne pouvait qu’être unilatéral. C’est là une erreur d’autant plus marquante qu’auparavant, elle n’avait pas été faite.

Sa source vient du fait que l’émergence d’un nouveau cycle capitaliste n’a pas été vu. La fin de l’ancien cycle a été bien compris, mais par manque de dialectique, l’affirmation du nouveau n’a pas été compris.

Staline était ici à l’image du PCUS(b), qui faisait un fétiche de sa propre situation victorieuse. Tout comme le Gosplan fit un fétiche de sa position institutionnelle, le PCUS(b) considérait qu’un certain palier était atteint en rapport avec une certaine situation, et ne prit pas suffisamment garde à l’étude d’une nouvelle situation. 

Joseph Staline

Le capitalisme trouvait de nouveaux moyens d’élargir sa production, connaissant un saut de productivité (au moyen de l’augmentation de la puissance de calcul informatique, de la généralisation de l’utilisation des animaux, de la systématisation de rapports semi-coloniaux semi-féodaux, etc.).

Le PCUS(b) ne le vit pas. Par la suite, le Parti Communiste de Chine le verra pour le tiers-monde, les lignes rouges en Europe et aux États-Unis le voyant pour le capitalisme avancé, lieu du 24 heures sur 24 de la domination capitaliste.

>Sommaire du dossier

Staline contre Voznessensky

Une critique erronée des années 1960-1970 attribue à Staline le principe du développement des forces productives comme étant en soi socialiste. Staline a en réalité combattu ce principe, qui avait été développé par Nikolaï Voznessenski. 

Ce dernier, concrètement, développait une thèse qui reflétait l’existence du Gosplan comme structure organiquement indépendante du Parti. Même si le Parti supervisait le Gosplan, ce dernier avait une activité autonome et cela lui donnait un poids énorme en tant que tel. La tendance au subjectivisme est immanquable à moins d’y faire attention et c’est précisément ce que Staline dénonce en 1952, dès le début de son ouvrage, juste avant le 19e congrès.

Un congrès où, il est important de le souligner, Staline n’interviendra pas sauf en clôture, étant relegué dans une tribune secondaire, alors que le Parti abandone également la parenthèse indiquant bolchevik.

Staline considère que c’est un idéalisme que de croire qu’on peut former des lois, sous prétexte de planification. Les premières lignes disent ainsi :

« Certains camarades nient le caractère objectif des lois de la science, notamment celui des lois de l’économie politique sous le socialisme. Ils nient que les lois de l’économie politique reflètent la régularité des processus qui se produisent indépendamment de la volonté humaine.

Ils estiment que, étant donné le rôle particulier que l’histoire réserve à l’État soviétique, celui-ci, ses dirigeants, peuvent abolir les lois existantes de l’économie politique, peuvent « former », « créer » des lois nouvelles. Ces camarades se trompent gravement. Ils confondent visiblement les lois de la science reflétant les processus objectifs dans la nature ou dans la société, qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine, avec les lois édictées par les gouvernements, créées par la volonté des hommes et n’ayant qu’une force juridique. Mais il n’est point permis de les confondre.

Le marxisme conçoit les lois de la science, — qu’il s’agisse des lois de la nature ou des lois de l’économie politique, — comme le reflet des processus objectifs qui s’opèrent indépendamment de la volonté humaine. Ces lois, on peut les découvrir, les connaître, les étudier, en tenir compte dans ses actes, les exploiter dans l’intérêt de la société, mais on ne peut les modifier ou les abolir. A plus forte raison ne peut-on former ou créer de nouvelles lois de la science.

Est-ce à dire, par exemple, que les résultats de l’action des lois de la nature, des forces de la nature sont, en général, inéluctables ; que l’action destructive des forces de la nature se produit toujours et partout avec une spontanéité inexorable, qui ne se prête pas à l’action des hommes ? Evidemment non. Si l’on fait abstraction des processus astronomiques, géologiques et quelques autres analogues, où les hommes, même s’ils connaissent les lois de leur développement, sont véritablement impuissants à agir sur eux ; ils sont en maintes occasions loin d’être impuissants quant à la possibilité d’agir sur les processus de la nature.

Dans toutes ces circonstances, les hommes, en apprenant à connaître les lois de la nature, en en tenant compte et en s’appuyant sur elles, en les appliquant avec habileté et en les exploitant, peuvent limiter la sphère de leur action, imprimer aux forces destructives de la nature une autre direction, les faire servir à la société. »

Joseph Staline

Un peu plus loin, il précise donc bien que le plan quinquennal ne suffit pas en soi pour former la substance du socialisme. Le plan quinquennal reste, somme toute, une méthode ; la question de l’orientation du plan, voilà ce qui est la science en tant que telle. Staline place bien le Parti au-dessus du Gosplan : 

« On dit que la nécessité d’un développement harmonieux (proportionnel) de notre économie nationale permet au pouvoir des Soviets d’abolir les lois économiques existantes et d’en créer de nouvelles. Cela est absolument faux. Il ne faut pas confondre nos plans annuels et nos plans quinquennaux avec la loi économique objective du développement harmonieux, proportionnel de l’économie nationale.

La loi du développement harmonieux de l’économie nationale a surgi en contrepoids à la loi de concurrence et d’anarchie de la production sous le capitalisme. Elle a surgi sur la base de la socialisation des moyens de production, après que la loi de concurrence et d’anarchie de la production a perdu sa force. Elle est entrée en vigueur parce que l’économie socialiste d’un pays ne peut être réalisée que sur la base de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale. C’est dire que la loi du développement harmonieux de l’économie nationale offre à nos organismes de planification la possibilité de planifier correctement la production sociale.

Mais on ne doit pas confondre la possibilité avec la réalité. Ce sont deux choses différentes. Pour transformer cette possibilité en réalité, il faut étudier cette loi économique, s’en rendre maître, il faut apprendre à l’appliquer en pleine connaissance de cause ; il faut dresser des plans qui reflètent pleinement les dispositions de cette loi. On ne saurait dire que nos plans annuels et nos plans quinquennaux reflètent pleinement les dispositions de cette loi économique.

On dit que certaines lois économiques, y compris la loi de la valeur, qui fonctionnent chez nous, sous le socialisme, sont des lois « transformées » ou même « foncièrement transformées » sur la base de l’économie planifiée. Cela est également faux. On ne peut « transformer » des lois ; et encore moins « foncièrement ». Si on peut les transformer, on peut aussi les abolir, en y substituant des lois nouvelles.

La thèse de la « transformation » des lois est une survivance de la fausse formule sur l' »abolition » et la « formation » des lois. Bien que la formule de la transformation des lois économiques soit depuis longtemps chose courante chez nous, force nous sera d’y renoncer, pour être plus exact. On peut limiter la sphère d’action de telles ou telles lois économiques, on peut prévenir leur action destructive, si tant est qu’elle s’exerce, mais on ne saurait les « transformer » ou les « abolir ».

Par conséquent, quand on parle de « conquérir » les forces de la nature ou les forces économiques, de les « dominer », etc., on ne veut nullement dire par là qu’on peut « abolir » les lois de la science ou les « former ». Au contraire, on veut seulement dire par là que l’on peut découvrir des lois, les connaître, les assimiler, apprendre à les appliquer en pleine connaissance de cause, à les exploiter dans l’intérêt de la société et les conquérir par ce moyen, les soumettre à sa domination.

Ainsi, les lois de l’économie politique sous le socialisme sont des lois objectives qui reflètent la régularité des processus intervenant dans la vie économique indépendamment de notre volonté. Nier cette thèse, c’est au fond nier la science ; or nier la science, c’est nier la possibilité de toute prévision, — c’est donc nier la possibilité de diriger la vie économique. »

Par conséquent, souligne Staline, il y a une contradiction entre la loi de la valeur et le développement harmonieux ; si le plan devient d’orientation mécaniste et ne cherche que la rentabilité, il se réduit au particulier et perd de vue l’ensemble. C’est le reproche fait à la clique de Leningrad et Nikolaï Voznessenski, avec leur optique d’autonomie des productions.

Joseph Staline

Staline dit ainsi, critiquant ouvertement les responsables de la planification :

« Le malheur n’est pas que la loi de la valeur agisse chez nous sur la production. Le malheur est que les dirigeants de notre industrie et nos spécialistes de la planification, à peu d’exceptions près, connaissent mal l’action de la loi de la valeur, ne l’étudient pas et ne savent pas en tenir compte dans leurs calculs.

C’est ce qui explique la confusion qui règne encore chez nous dans la politique des prix.

Voici un exemple entre tant d’autres.

Il y a quelque temps on avait décidé de régler, dans l’intérêt de la culture cotonnière, le rapport des prix du coton et des céréales, de préciser le prix des céréales vendues aux cultivateurs de coton et de relever les prix du coton livré à l’État.

Dès lors, nos dirigeants de l’industrie et nos spécialistes de la planification apportèrent une proposition qui ne pouvait que surprendre les membres du Comité central, puisque cette proposition fixait le prix d’une tonne de céréales à peu près au même niveau que celui d’une tonne de coton ; au surplus, le prix d’une tonne de céréales était le même que celui d’une tonne de pain cuit.

Les membres du Comité central ayant fait remarquer que le prix d’une tonne de pain cuit devait être supérieur à celui d’une tonne de céréales, en raison des frais supplémentaires nécessités par la mouture et la cuisson ; que le coton en général coûtait bien plus cher que les céréales, témoin les prix mondiaux du coton et des céréales, — les auteurs de la proposition ne purent rien dire d’explicite.

Force fut au Comité central de prendre la chose en mains propres, de diminuer les prix des céréales et de relever ceux du coton. Que serait-il advenu si la proposition de ces camarades avait reçu force légale ? Nous aurions ruiné les cultivateurs et serions restés sans coton.

Est-ce à dire que la loi de la valeur s’exerce chez nous avec la même ampleur que sous le capitalisme ; qu’elle est chez nous régulatrice de la production ? Evidemment non. En réalité, la loi de la valeur, sous notre régime économique, exerce son action dans un cadre strictement limité. On a déjà dit que la production marchande, sous notre régime, exerce son action dans un cadre limité.

On peut en dire autant de l’action exercée par la loi de la valeur. Il est certain que l’absence de propriété privée des moyens de production et leur socialisation à la ville comme à la campagne ne peuvent que limiter la sphère d’action de la loi de la valeur et le degré de sa réaction sur la production.

C’est dans le même sens qu’intervient dans l’économie nationale la loi du développement harmonieux (proportionnel), qui a remplacé la loi de concurrence et d’anarchie de la production.

C’est dans le même sens qu’interviennent nos plans annuels et quinquennaux et, en général, toute notre politique économique qui s’appuie sur les dispositions de la loi du développement harmonieux de l’économie nationale.

Tous ces faits pris ensemble font que la sphère d’action de la loi de la valeur est strictement limitée chez nous, et que la loi de la valeur ne peut, sous notre régime, jouer un rôle régulateur dans la production. »

En 1952, Staline a tout à fait compris le risque qui menace l’URSS, avec une pseudo planification décentralisée effaçant toute économie politique et direction politique.

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L’affaire de Leningrad et une pseudo autocritique d’Eugen Varga

Il va de soi que le fait qu’Eugen Varga cherche à maintenir sa position n’alla pas sans réactions. Celui-ci chercha alors à louvouyer autant que possible ; il envoya ainsi une lettre à la Pravda, qui fut publié le 15 mars 1949 et où il présentait son refus de se faire instrumentaliser par les forces occidentales :

« J’aimerais protester de la façon la plus forte contre les sombres manœuvres des fauteurs de guerre quant au fait que je serais un homme « d’orientation occidentale ». Aujourd’hui, dans les circonstances présentes, cela signifierait être un contre-révolutionnaire, un traître anti-soviétique à la classe ouvrière. »

En avril 1949, il feignit même de reconnaître ses erreurs dans un article d’une dizaine de pages, « Contre la tendance réformiste dans les études sur l’impérialisme », dans la nouvelle revue Problème d’économie, concernant la question du rapport entre le capitalisme et l’État, la transition pacifique au socialisme, le rapport entre puissances coloniales et colonies, la nature des pays de l’Est européen.

C’était en apparence une capitulation sur quasiment toute la ligne. Il prétendit avouer s »être entraîné dans une logique « formant une entière chaîne d’erreurs relevant de la tendance réformiste qui naturellement aboutissant à des erreurs de la tendance cosmopolite, car embellissant le capitalisme ».

Voici comment il résume la critique qui lui a été faite, en prétendant la prendre à son compte :

« La raison principale fut, comme mes critiques l’ont correctement établi, la séparation méthodologiquement erronée de l’économie et de la politique (…).

Les erreurs de tendance réformiste procèdent inévitablement d’un abandon de la méthode dialectique marxiste-léniniste, qui exige une étude de plusieurs aspects de tous les phénomènes dans l’analyse, et de leurs rapports mutuels (…).

Quand une tentative est faite (dans mon cas et dans celui d’un certain nombre d’auteur de l’ancien Institut d’économie mondiale et de politiques mondiales) d’analyser l’économie du capitalisme « en-dehors de la politique », cet abandon conduit inévitablement, non intentionnellement, à des erreurs de tendance réformiste. »

Il reconnaissait en apparence que ses propos pourraient avoir les applaudissements de n’importe quel réformiste ; toutefois, il n’aborda pas la question de l’inéluctabilité des guerres, ce qui montre bien qu’il avait compris que c’était là la essentielle, avec celle de l’évaluation de la nature du socialisme soviétique. En mettant l’accent indirectement sur ce point, le vargisme se focalisait désormais sur un aspect désormais principal sur le plan tactique, dans son combat.

La session de l’Institut d’économie menée à ce moment-là ne fut pas dupe, considérant qu’Eugen Varga et ses partisans ne faisaient qu’une demie autocritique. L’Institut se lança dans une campagne contre ce qui fut défini, notamment au moyen de conférences, comme Le cosmopolitisme bourgeois dans les sciences économiques nationales.

Cependant, le second aspect, portant sur la nature du socialisme soviétique, prit le dessus parallèlement au rejet du vargisme.

Vive le créateur de la constitution de la société socialiste, le dirigeant du peuple soviétique, le grand Staline! Affiche de 1945.

De fait, il y avait le problème de la combinaison du PCUS(b) et de l’institution du Gosplan dans la lutte anti-vargiste. Cette activité se chevauchait, elle était conçue dans un esprit de rectification mais sans saisie du cadre; elle ne pouvait qu’aboutir à un morcellement des analyses, une division de l’unité, une fragilité dans la structure. 

Avec la question de la nature du socialisme à l’arrière-plan, il suffisait d’une tendance erronée à un endroit et tout risquait de prendre une très mauvaise tournure. C’est ce qui arriva avec ce qui fut appelé l’affaire de Leningrad.

Celle-ci commença quelques semaines après le cinquième anniversaire de la victoire soviétique libérant le terrible étau nazi sur Leningrad. Alexeï Kouznetsov, une importante figure du Comité Central et ancien responsable du Parti à Leningrad, fut accusé aux côtés de Piotr Popkov de s’opposer à la direction centrale du PCUS(b) et de monter, y compris avec des moyens douteux, un centre politique à Leningrad, en proposant pas moins qu’une sorte de Parti parallèle au PCUS(b), dans un esprit de morcellement des responsabilités..

Une critique générale fut effectuée de la section du Parti dans la ville, accusée de se focaliser sur soi-même dans sa presse, l’agitation, la propagande, etc. L’histoire de la seconde guerre mondiale proposée était pareillement tournée vers la ville, au lieu d’avoir un point de vue général ; le blocus de la ville était magnifié et le rôle de la section locale du Parti était surestimé. Le musée de la défense de Leningrad avait déjà connu la visite de vingt jours de deux envoyés spéciaux du Comité Central en septembre 1948 ; il fut finalement fermé.

A l’arrière-plan, il y a également une accusation de népotisme et d’escroquerie et les responsables de l’administration de la ville, Iakov Kapoustine et Piotr Lazoutine, furent accusés de faire partie de cette initiative, ainsi que Mikhail Rodionov, ayant alors comme poste l’équivalent de premier ministre de la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

En septembre 1949, une enquête pour la direction du PCUS(b) fournit des accusations de malversation dans la section de Leningrad.

« L’audit a établi de nombreux cas d’utilisation illégale de fonds publics par les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville et d’utilisation de leurs fonctions à des fins personnelles.

En violation de la décision du Conseil des commissaires du peuple de l’URSS du 2 janvier 1945, des banquets pour les anciens dirigeants du comité exécutif de la ville avec leurs familles et pour un cercle restreint de personnes du parti et de militants soviétiques ont été organisés sous la sanction des anciens présidents du comité exécutif de Popkov et de Lazoutine. »

Un véritable système de détournement de fonds a été en fait organisé à Leningrad, dans l’optique d’une vie luxueuse pour chaque responsable, avec plusieurs voitures, plusieurs maisons de campagnes, des campagnes de chasse faramineuses, des banquets, des vacances, des approvisionnements en alcool et et nourriture, etc.

Le style de vie était devenu décadent, notamment avec la promiscuité sexuelle ; les agents financiers soviétiques dressèrent une liste longue et précise de tous les actes de corruption. L’accusation fut par conséquent la suivante :

« Le groupe anti-parti a cultivé le népotisme dans des organisations collectives, la responsabilité collective, a été largement appliqué et a encouragé les dons, les pots de vin et autres méthodes de décomposition des actifs. »

Pas moins de 2000 cadres furent mis à pieds et des hauts responsables exécutés, dont Nikolaï Voznessenski, le responsable du Gosplan. Sa disparition ne fut pas mentionnée avant 1952, lorsqu’une campagne fut lancée pour dénoncer sa ligne développée en 1948.

Le temps qu’il a fallu pour parvenir à cette critique souligne l’extrême faiblesse du Parti dans cette situation. De fait, Nikolaï Voznessenski avait fini en 1948 par appeler à utiliser le critère du profit pour organiser la production économique, en-dehors de toute considération d’ensemble à partir d’une démarche idéologique.

C’était là exiger que le Gosplan libéralise l’économie, créant des centres plus ou moins autonomes où les grandes entités efficaces prédominent, brisant le cadre unitaire du pays, mettant littéralement le PCUS(b) de côté. Le Gosplan se chargerait de gérer l’ensemble du processus, de l’encadrer, de le paramétrer.

On aurait des entreprises littéralement en roue libre, le Gosplan maintenant seulement le cadre global. C’est très précisément la ligne qui triomphera par la suite avec Leonid Brejnev.

On comprend alors que le vargisme représente la ligne de Nikita Khrouchtchev, alors que la thèse de Nikolaï Voznessenski correspondait à celle de Leonid Brejnev.

Les deux contradictions majeures de l’économie politique soviétique – analyse de la situation extérieure (avec Eugen Varga), analyse de la situation intérieure (avec Nikolaï Voznessenski) -, était le grand défi de l’URSS de l’après-guerre.

L’affaire Varga, portant sur la question de la nature du capitalisme et de l’impérialisme, se voyait aller avec l’affaire Nikolaï Voznessenski, portant sur la nature du socialisme soviétique.

Et malgré l’écrasement du vargisme en 1948 et de la clique de Leningrad en 1949, les problèmes restaient posés des années après, parce qu’il ne s’agissait pas de simples déviations, mais d’expressions d’une ligne noire en URSS, d’une lutte entre deux lignes, d’une étape qualitative dans l’histoire de l’URSS.

Staline témoigna, dans cette situation terrible, qu’il était bien l’homme d’acier, l’ultime défenseur du socialisme dans les situations les plus difficiles. Il mit tout son poids dans la balance pour tenter de contrecarrer cette tendance révisionniste, avec Les problèmes économiques du socialisme en URSS, publié tout d’abord les 3 et 4 octobre 1952 dans la Pravda, quelques jours avant l’ouverture du 19e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

Les chapitres un et trois doivent être considérés comme visant Nikolaï Voznessenski. Ils sont intitulés :

– A propos du caractère des lois économiques sous le socialisme ;

– La loi de la valeur sous le socialisme.

Les chapitres cinq et six attaquent les positions correspondant à celles d’Eugen Varga. Il sont intitulés :

– De la désagrégation du marché mondial unique et de l’aggravation de la crise du système capitaliste mondial ;

– De l’inéluctabilité des guerres entre les pays capitalistes.

>Sommaire du dossier