Proudhon : une critique romantique de la machine

Karl Marx constate dans Misère de la philosophie que Pierre-Joseph Proudhon a une analyse toute particulière du rôle de la machine. Pierre-Joseph Proudhon est un petit-bourgeois, pour lui la machine équivaut à l’atelier, et par conséquent tant à l’existence d’un contre-maître que d’emplois circonscrits à une fonction bien précise.

Pierre-Joseph Proudhon ne veut pas de cela, car il a en tête l’artisan du moyen-âge, qui n’a personne au-dessus de lui et qui réalise lui-même toutes les étapes de la production d’un objet.

Voici comment Karl Marx résume le point de vue de Pierre-Joseph Proudhon :

« Après avoir supposé l’atelier moderne, pour faire découler de la division du travail la misère, M. Proudhon suppose la misère engendrée par la division du travail, pour arriver à l’atelier et pour pouvoir le représenter comme la négation dialectique de cette misère.

Après avoir frappé le travailleur au moral par une fonction dégradante, au physique par la modicité du salaire; après avoir mis l’ouvrier dans la dépendance du contremaître, et rabaissé son travail jusqu’à la manœuvre d’un goujat, il s’en prend de nouveau à l’atelier et aux machines pour dégrader le travailleur “en lui donnant un maître”, et il achève son avilissement en le faisant “déchoir du rang d’artisan à celui de manœuvre”. »

La machine « dégrade » l’artisan qui auparavant faisait tout. Et comment l’artisan aurait-il été pris au piège ? Selon Pierre-Joseph Proudhon, en raison de la division du travail, qui aurait existé avant les machines, celles-ci venant en fait rassembler les forces éparpillées par la division du travail.

Ce qui l’amène à attribuer alors aux machines un rôle positif, voyant en la division du travail la thèse, en les machines l’anti-thèse et fantasmant sur une synthèse totalement idéaliste et digne du film Metropolis de Fritz Lang, dont la fin est une allégorie de l’idéologie fasciste.

Pierre-Joseph Proudhon et ses Enfants,
par Gustave Courbet, 1865.

En pratique, Pierre-Joseph Proudhon a une critique idéaliste de la machine, et Karl Marx rappelle la véritable nature de celle-ci :

« Le travail s’organise, se divise autrement selon les instruments dont il dispose. Le moulin à bras suppose une autre division du travail que le moulin à vapeur. C’est donc heurter de front l’histoire que de vouloir commencer par la division du travail en général, pour en venir ensuite à un instrument spécifique de production, les machines.

Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, que ne saurait l’être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu’une force productive. L’atelier moderne, qui repose sur l’application des machines, est un rapport social de production, une catégorie économique. »

La preuve de cela est que les machines renforcent la division du travail, alors que Pierre-Joseph Proudhon imagine qu’elle font cesser la division du travail. Ici, il n’a pas compris que les machines ne cesseraient d’avoir un rôle négatif – plaçant les êtres humains à des postes répétitifs amenant à l’idiotie – que lorsqu’elles seraient automatisées.

Karl Marx annonce ici la robotisation, et dénonce le romantisme qui veut aller en arrière :

« Outils simples, accumulation des outils, outils composés, mise en mouvement d’un outil composé par un seul moteur manuel, par l’homme, mise en mouvement de ces instruments par les forces naturelles, machine, système des machines ayant un automate pour moteur, – voilà la marche des machines (…).

Ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme du métier.

M. Proudhon, n’ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l’atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. Personne ne contestera que faire un mouvement en avant et un autre en arrière, c’est également faire un mouvement synthétique.

En résumé, M. Proudhon n’est pas allé au-delà de l’idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n’imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. Il suffit, dit-il quelque part dans son livre, d’avoir fait une seule fois dans sa vie un chef-d’œuvre, de s’être senti une seule fois homme. N’est-ce pas là, pour la forme autant que pour le fond, le chef-d’œuvre exigé par le corps de métier du moyen âge ? »

De fait, voici ce que Pierre-Joseph Proudhon disait justement :

« Parlez-moi de la propriété féodale qui a duré jusqu’en 1789, qui s’était propagée, enracinée profondément parmi les bourgeois et les paysans, mais qui, depuis soixante ans, a subi, jusque dans les campagnes, des modifications si profondes.

Ici encore… le principe de la division des industries existant à peine, la propriété était tout ; la famille était comme un petit monde ferme et sans communications extérieures… On passait des années entières presque sans argent ; on ne tirait rien de la ville ; chacun chez soi, chacun pour soi ; on n’avait besoin de personne.

La propriété était une vérité ; l’homme, par la propriété, était complet. »

Solution du problème social

La conception d’un « homme complet » par la petite propriété, voilà le sens petit-bourgeois du proudhonisme.

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Proudhon et l’arbitraire de la «féodalité industrielle»

Pierre-Joseph Proudhon entend réformer le capitalisme, par en quelque sorte le principe de la coopération des petits propriétaires. Personne ne doit en quelque sorte « arnaquer » personne et tout le monde doit payer une sorte de « juste prix ». C’est là une vision idéalisée des échanges directs, du troc.

Cette idéologie est de fait extrêmement puissante en France (Notre-Dame-des-Landes, la décroissance, etc.).

Ce « mutuellisme » dispose de forces permettant de réguler en quelque sorte le système. Il faut ainsi des mutuelles fournissant des crédits pour les investissements. Dans la logique de Pierre-Joseph Proudhon, ces prêts se font sans intérêt, ou bien minime pour les frais d’administration. Il faut par contre fournir une caution, une hypothèque, etc. pour obtenir ce prêt. Pour les plus pauvres, il y a ainsi une « banque du peuple », échangeant des outils, des crédits, contre des heures de travail.

Portrait de Pierre Joseph Proudhon,
par Gustave Courbet, 1865.

De la même manière, des mutuelles d’assurance sont censées assurer les éventuels dommages encourus. Ici encore, les mutuelles ne doivent jamais chercher le profit. D’ailleurs, Pierre-Joseph Proudhon prévoit une « société de bourse » chargée de donner, mais à titre indicatif seulement, le prix censé être correct pour les biens et les services.

Ainsi, on a d’un côté l’échange solidaire et de l’autre l’accaparement. L’antisémitisme de Pierre-Joseph Proudhon est inévitable : il a besoin de justifier idéologiquement d’où provient le principe d’accaparement. Ne le voyant pas dans le capitalisme, car ne comprenant pas le rôle de la plus-value comme Karl Marx l’a expliqué, il est obligé de le trouver « à l’extérieur » de la société.

La critique de la bourse par Pierre-Joseph Proudhon est ici parlante. L’ironie est d’ailleurs ici qu’il s’agit d’un extrait de la préface de la troisième édition d’un… « Manuel du Spéculateur à la Bourse », qu’il a écrit comme œuvre de commande d’un éditeur.

Assumant son œuvre et en profitant pour diffuser sa vision du monde, Pierre-Joseph Proudhon constate donc :

« On a parlé des crimes de la Terreur, des hontes du Directoire, de l’arbitraire de l’Empire, des corruptions de la Légitimité et de la Monarchie Bourgeoise. Comparez donc ces misères avec la dissolution d’une époque qui a pris pour Décalogue la Bourse et ses œuvres, pour philosophie la Bourse, pour politique la Bourse, pour morale la Bourse, pour patrie et pour Église la Bourse ! »

Pierre-Joseph Proudhon place sur un même plan le prolétaire et le petit-bourgeois, tous deux victimes de l’arbitraire de la « féodalité industrielle », de « féodalité mercantile et industrielle ». De manière lyrique et exaltée à son habitude, Pierre-Joseph Proudhon affirme ainsi :

« Le boutiquier et le prolétaire voient en un jour leur loyer augmenté de moitié, de trois quarts, sans autre cause que le bon plaisir du maître de maison : et vous poursuivez comme crime d’État la grève du travailleur, grève dont la cause première est le loyer ; vous signalez aux vengeances de la multitude l’épicier, le charcutier, le boulanger, le marchand de vin, falsificateur, accapareur !…

Ah ! sachez-le une fois : les faits et gestes de la Bourse ont fait table rase de l’honnêteté commerciale ; l’exagération arbitraire, insultante des loyers, la mobilité des tarifs, les fusions de Compagnies, les confiscations, expulsions, pour cause d’utilité publique, ont détruit le respect de la propriété, et, ce qui est pire, l’amour du travail dans les cœurs. Nous n’existons plus que par la police, par la force. »

Cette expression petite-bourgeoise a été résumée de la manière suivante dans le fameux Manifeste communiste de Karl Marx et Friedrich Engels :

« 2. Le socialisme conservateur ou bourgeois

Une partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise.

Dans cette catégorie, se rangent les économistes, les philanthropes, les humanitaires, les gens qui s’occupent d’améliorer le sort de la classe ouvrière, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout acabit. Et l’on est allé jusqu’à élaborer ce socialisme bourgeois en systèmes complets.

Citons, comme exemple, la Philosophie de la misère de Pierre-Joseph Proudhon.

Les socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais expurgée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. La bourgeoisie ; comme de juste, se représente le monde où elle domine comme le meilleur des mondes.

Le socialisme bourgeois systématise plus ou moins à fond cette représentation consolante. Lorsqu’il somme le prolétariat de réaliser ses systèmes et d’entrer dans la nouvelle Jérusalem, il ne fait que l’inviter, au fond, à s’en tenir à la société actuelle, mais à se débarrasser de la conception haineuse qu’il s’en fait.

Une autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce n’était pas telle ou telle transformation politique, mais seulement une transformation des conditions de la vie matérielle, des rapports économiques, qui pouvait leur profiter.

Notez que, par transformation des conditions de la vie matérielle, ce socialisme n’entend aucunement l’abolition du régime de production bourgeois, laquelle n’est possible que par la révolution, mais uniquement la réalisation de réformes administratives sur la base même de la production bourgeoise, réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger le budget de l’Etat.

Le socialisme bourgeois n’atteint son expression adéquate que lorsqu’il devient une simple figure de rhétorique.

Le libre-échange, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires, dans l’intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu’il ait dit sérieusement.

Car le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que les bourgeois sont des bourgeois – dans l’intérêt de la classe ouvrière. »

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Proudhon et le «mutuellisme» comme antidote

Quels sont les remèdes dont parle Karl Marx, et que Pierre-Joseph Proudhon prétend avoir trouvé ? Quels sont les antidotes que Pierre-Joseph Proudhon considère avoir découvert, afin de gommer les aspects mauvais de la propriété ?

Proudhon vise, de fait, la fusion des travailleurs et de la bourgeoisie.

Voici son objectif :

« Que la bourgeoisie le sache ou l’ignore, son rôle est fini ; elle ne saurait aller loin, et elle ne peut pas renaître. Mais qu’elle rende son âme en paix !

L’avènement de la plèbe n’aura pas pour résultat de l’éliminer, en ce sens que la plèbe remplacerait la bourgeoisie dans sa prépondérance politique, par suite dans ses privilèges, propriétés et jouissances, pendant que la bourgeoisie remplacerait la plèbe dans son salariat.

La distinction actuelle, d’ailleurs parfaitement établie, entre les deux classes, ouvrière et bourgeoise, est un simple accident révolutionnaire.

Toutes deux doivent s’absorber réciproquement dans une conscience supérieure ; et le jour où la plèbe, constituée en majorité, aura saisi le pouvoir et proclamé, selon les inspirations du droit nouveau et les formules de la science, la réforme économique et sociale, sera le jour de la fusion définitive.

C’est sur des données nouvelles que les populations, qui ne vécurent longtemps que de leur antagonisme, doivent désormais se définir, marquer leur indépendance et constituer leur vie politique. »

De la Capacité politique des classes ouvrières

Pour ce faire, les travailleurs doivent devenir des capitalistes, mais de petits capitalistes, s’échangeant sur une base équitable, et étant solidaires entre eux. C’est une vision idéalisée du moyen-âge et Pierre-Joseph Proudhon appelle cela le « mutuellisme ».

Il explique ainsi :

« Le mot français mutuel, mutualité, mutuation, qui a pour synonyme réciproque, réciprocité, vient du latin mutuum, qui signifie prêt (de consommation), et dans un sens plus large, échange. On sait que dans le prêt de consommation l’objet prêté est consommé par l’emprunteur, qui n’en rend alors que l’équivalent, soit en même nature, soit sous toute autre forme. Supposez que le prêteur devienne de son côté emprunteur, vous aurez une prestation mutuelle, un échange par conséquent : tel est le lien logique qui a fait donner le même nom à deux opérations différentes.

Rien de plus élémentaire que cette notion : aussi n’insisterai-je pas davantage sur le côté logique et grammatical. Ce qui nous intéresse est de savoir comment, sur cette idée de mutualité, réciprocité, échange, Justice, substituée à celles d’autorité, communauté ou charité, on en est venu, en politique et en économie politique, à construire un système de rapports qui ne tend à rien de moins qu’à changer de fond en comble l’ordre social.

À quel titre, d’abord, et sous quelle influence l’idée de mutualité s’est-elle emparée des esprits ?

Nous avons vu précédemment comment l’école du Luxembourg entend le rapport de l’homme et du citoyen vis-à-vis de la société et de l’État : suivant elle, ce rapport est de subordination. De là, l’organisation autoritaire et communiste.

À cette conception gouvernementale vient s’opposer celle des partisans de la liberté individuelle, suivant lesquels la société doit être considérée, non comme une hiérarchie de fonctions et de facultés, mais comme un système d’équilibrations entre forces libres, dans lequel chacune est assurée de jouir des mêmes droits à la condition de remplir les mêmes devoirs, d’obtenir les mêmes avantages en échange des mêmes services, système, par conséquent essentiellement égalitaire et libéral, qui exclut toute acception de fortunes, de rang et de classes.

Or, voici comment raisonnent et concluent ces anti-autoritaires ou libéraux.

Ils soutiennent que la nature humaine étant dans l’Univers l’expression la plus haute, pour ne pas dire l’incarnation de l’universelle Justice, l’homme et le citoyen tient son droit directement de la dignité de sa nature, de même que plus tard il tiendra son bien-être directement de son travail personnel et du bon usage de ses facultés, sa considération du libre exercice de ses talents et de ses vertus.

Ils disent donc que l’État n’est autre chose que la résultante de l’union librement formée entre sujets égaux, indépendants, et tous justiciers ; qu’ainsi il ne représente que des libertés et des intérêts groupés ; que tout débat entre le Pouvoir et tel ou tel citoyen se réduit à un débat entre citoyens ; qu’en conséquence il n’y a pas, dans la société, d’autre prérogative que la liberté, d’autre suprématie que celle du Droit. L’autorité et la charité, disent-ils, ont fait leur temps ; à leur place nous voulons la justice.

De ces prémisses, radicalement contraires à celles du Luxembourg, ils concluent à une organisation sur la plus vaste échelle du principe mutuelliste. — Service pour service, disent-ils, produit pour produit, prêt pour prêt, assurance pour assurance, crédit pour crédit, caution pour caution, garantie pour garantie, etc. : telle est la loi. C’est l’antique talion, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en quelque sorte retourné, transporté du droit criminel et des atroces pratiques de la vendetta dans le droit économique, les œuvres du travail et les bons offices de la libre fraternité.

De là toutes les institutions du mutuellisme : assurances mutuelles, crédit mutuel, secours mutuels, enseignement mutuel ; garanties réciproques de débouché, d’échange, de travail, de bonne qualité et de juste prix des marchandises, etc.

Voilà ce dont le mutuellisme prétend faire, à l’aide de certaines institutions, un principe d’État, une loi d’État, j’irai jusqu’à dire une sorte de religion d’État, d’une pratique aussi facile aux citoyens qu’elle leur est avantageuse ; qui n’exige ni police, ni répression, ni compression, et ne peut en aucun cas, pour personne, devenir une cause de déception et de ruine.

Ici, le travailleur n’est plus un serf de l’État, englouti dans l’océan communautaire ; c’est l’homme libre, réellement souverain, agissant sous sa propre initiative et sa responsabilité personnelle ; certain d’obtenir de ses produits et services un prix juste, suffisamment rémunérateur, et de rencontrer chez ses concitoyens, pour tous les objets de sa consommation, la loyauté et les garanties les plus parfaites.

Pareillement l’État, le Gouvernement n’est plus un souverain ; l’autorité ne fait point ici antithèse à la liberté : État, gouvernement, pouvoir, autorité, etc., sont des expressions servant à désigner sous un autre point de vue la liberté même ; des formules générales, empruntées à l’ancienne langue, par lesquelles on désigne, en certains cas, la somme, l’union, l’identité et la solidarité des intérêts particuliers.

Dès lors il n’y a plus lieu de se demander, comme dans le système bourgeois ou dans celui du Luxembourg, si l’État, le Gouvernement ou la communauté, doivent dominer l’individu, ou bien lui être subordonnés ; si le prince est plus que le citoyen, ou le citoyen plus que le prince ; si l’autorité prime la liberté, ou si elle est sa servante : toutes ces questions sont de purs non-sens.

Gouvernement, autorité, État, communauté et corporations, classes, compagnies, cités, familles, citoyens, en deux mots, groupes et individus, personnes morales et personnes réelles, tous sont égaux devant la loi, qui seule, tantôt par l’organe de celui-ci, tantôt par le ministère de celui-là, règne, juge et gouverne : Despotès ho nomos.

Qui dit mutualité suppose partage de la terre, division des propriétés, indépendance du travail, séparation des industries, spécialité des fonctions, responsabilité individuelle et. collective, selon que le travail est individualisé ou groupé ; réduction au minimum des frais généraux, suppression du parasitisme et de la misère.

— Qui dit communauté, en revanche, hiérarchie, indivision, dit centralisation, suppose multiplicité des ressorts, complication de machines, subordination des volontés, déperdition de forces, développement de fonctions improductives, accroissement indéfini de frais généraux, par conséquent création du parasitisme et progrès dans la misère. »

De la Capacité politique des classes ouvrières

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Proudhon et le «socialisme français» : deux devient un

Mao Zedong a résumé la dialectique par la célèbre formule « un devient deux ». En Chine populaire, la lutte contre le révisionnisme a coïncidé avec celle contre ceux qui suivaient la méthode « deux devient un ».

Pierre-Joseph Proudhon est en fait quelqu’un appliquant cette méthode du « deux devient un ». Il reconnaît la dialectique, mais la solution qu’il propose est de gommer le mauvais côté, au lieu de dépasser les deux aspects.

Toute sa démarche est celle du petit-bourgeois qui reconnaît les défauts de la propriété, mais considère qu’on peut effacer ceux-ci. Voici comment Karl Marx présente très adroitement la position de Proudhon :

« Pour lui, M. Proudhon, toute catégorie économique a deux côtés, l’un bon, l’autre mauvais. Il envisage les catégories comme le petit bourgeois envisage les grands hommes de l’histoire : Napoléon est un grand homme; il a fait beaucoup de bien, il a fait aussi beaucoup de mal.

Le bon côté et le mauvais côté, l’avantage et l’inconvénient, pris ensemble, forment pour M. Proudhon la contradiction dans chaque catégorie économique.

Problème à résoudre : conserver le bon côté en éliminant le mauvais (…).

Hegel n’a pas de problèmes à poser. Il n’a que la dialectique. M. Proudhon n’a de la dialectique de Hegel que le langage. Son mouvement dialectique, à lui, c’est la distinction dogmatique du bon et du mauvais.

Prenons un instant M. Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son bon et son mauvais côté, ses avantages et ses inconvénients.

S’il a sur Hegel l’avantage de poser des problèmes, qu’il se réserve de résoudre pour le plus grand bien de l’humanité, il a l’inconvénient d’être frappé de stérilité quand il s’agit d’engendrer par le travail d’enfantement dialectique une catégorie nouvelle.

Ce qui constitue le mouvement dialectique, c’est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie nouvelle. Rien qu’à se poser le problème d’éliminer le mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n’est pas la catégorie qui se pose et s’oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c’est M. Proudhon qui s’émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie.

Pris ainsi dans une impasse, d’où il est difficile de sortir par les moyens légaux, M. Proudhon fait un véritable soubresaut qui le transporte d’un seul bond dans une catégorie nouvelle. C’est alors que se dévoile à ses yeux étonnés la série dans l’entendement.

Il prend la première catégorie venue, et il lui attribue arbitrairement la qualité de porter remède aux inconvénients de la catégorie qu’il s’agit d’épurer. Ainsi les impôts remédient, s’il faut en croire M. Proudhon, aux inconvénients du monopole; la balance du commerce, aux inconvénients des impôts; la propriété foncière, aux inconvénients du crédit.

En prenant ainsi successivement les catégories économiques, une à une, et en faisant de celle-ci l’antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire avec ce mélange de contradictions, deux volumes de contradictions, qu’il appelle à juste titre : Le Système des contradictions économiques (…).

Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté c’est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels; il emprunte aux socialistes l’illusion de ne voir dans la misère que la misère. Il est d’accord avec les uns et les autres en voulant s’en référer à l’autorité de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d’une formule scientifique; il est l’homme à la recherche des formules.

C’est ainsi que M. Proudhon se flatte d’avoir donné la critique et de l’économie politique et du communisme : il est au-dessous de l’une et de l’autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d’entrer dans des détails purement économiques; au-dessous des socialistes, puisqu’il n’a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s’élever, ne serait-ce que spéculativement, au-dessus de l’horizon bourgeois.

Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.

Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires; il n’est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique et le communisme. »

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Proudhon : un idéal de producteurs et de consommateurs directs

Comment Pierre-Joseph Proudhon argumente-il en faveur de son romantisme économique ? Dans Misère de la philosophie, Karl Marx constate, au départ, l’une des incroyables prétentions de Proudhon, qui, par ailleurs, a toujours été porteur d’une grande mégalomanie. En l’occurrence, Pierre-Joseph Proudhon prétend avoir « découvert » le premier l’opposition entre la valeur d’usage d’une chose, son utilité en quelque sorte, et sa valeur d’échange, c’est-à-dire sa valeur en tant que marchandise.

Or, Karl Marx note que David Ricardo l’a déjà dit, et il dit notamment à ce sujet :

« Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne.

“ Qu’en dira la postérité ? ” [se demandait Proudhon, prétendant avoir découvert ce que personne n’avait vu.] Elle ne dira pas que M. Proudhon n’a point connu Ricardo, car il en parle, il en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que c’est du “ fatras ”.

Si jamais la postérité s’en mêle, elle dira peut-être que M. Proudhon, craignant de choquer l’anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé se faire l’éditeur responsable des idées de Ricardo.

Quoi qu’il en soit, elle trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme “ théorie révolutionnaire de l’avenir ”, ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la société actuelle, de la société bourgeoise, et qu’il prenne ainsi pour la solution de l’antinomie entre l’utilité et la valeur en échange ce que Ricardo et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique d’un seul côté de l’antinomie, de la valeur en échange. »

Ce point, Karl Marx y reviendra longuement au début du Capital. Il y traite aussi bien sûr de la question du salaire et de la valeur du travail. Or, ici Pierre-Joseph Proudhon a un point de vue éminemment petit-bourgeois. A ses yeux, une heure de travail vaut une heure de travail, et il suffirait pour établir l’égalité de s’appuyer, en quelque sorte, sur une comptabilité de ces heures.

Pierre-Joseph Proudhon voit donc tous les travailleurs comme des équivalents, quels que soient leurs emplois, et imagine que leurs salaires reflètent vraiment leur activité. C’est-à-dire qu’il n’a pas compris le principe de l’exploitation, ni d’ailleurs ce qu’est le capital.

Il ne comprend pas que le capital se fonde, pour évaluer la valeur d’un produit, sur là où il est produit le moins cher, en raison du principe de concurrence, il ne distingue aucune étape dans la production, il assimile les ouvriers aux autres travailleurs, etc.

Karl Marx note ainsi que :

« Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d’une marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l’erreur d’Adam Smith en identifiant les deux choses, dont l’autre n’avait fait qu’une juxtaposition.

C’est pour trouver la juste proportion dans laquelle les ouvriers doivent participer aux produits, ou, en d’autres termes, pour déterminer la valeur relative du travail, que M. Proudhon cherche une mesure de la valeur relative des marchandises.

Pour déterminer la mesure de la valeur relative des marchandises, il n’imagine rien de mieux que de donner pour équivalent d’une certaine quantité de travail la somme des produits qu’elle a créés, ce qui revient à supposer que toute la société ne consiste qu’en travailleurs immédiats, recevant pour salaire leur propre produit.

En second lieu, il pose en fait l’équivalence des journées des divers travailleurs.

En résumé, il cherche la mesure de la valeur relative des marchandises, pour trouver la rétribution égale des travailleurs et il prend une donnée déjà toute trouvée, l’égalité des salaires, pour s’en aller chercher la valeur relative des marchandises (…).

Tous les raisonnements de M. Proudhon se bornent à ceci : on n’achète pas le travail comme objet immédiat de consommation. Non, on l’achète comme instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas. M. Proudhon aurait pu dire tout aussi bien qu’il n’existe pas de marchandise du tout, puisque toute marchandise n’est acquise que dans un but d’utilité quelconque et jamais comme marchandise elle-même. »

Pierre-Joseph Proudhon idéalise la société capitaliste, qu’il espère sans marchandises, simplement composé de producteurs directs et de consommateurs directs, sans « intermédiaires », sans complexité en quelque sorte.

Il n’est pas difficile de voir le succès gigantesque de cette conception, par exemple avec le courant de la décroissance.

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Le romantisme économique de Proudhon

On sait que l’un des premiers écrits de grande importance de Karl Marx, qui est né en 1818, consiste en les Manuscrits économico-philosophiques de 1844, qui seront publiés malheureusement bien après sa mort. On peut donc comprendre tout de suite l’importance de la lutte de Karl Marx contre Pierre-Joseph Proudhon en voyant qu’il a écrit une oeuvre directement en français, en 1847, pour attaquer celui-ci.

Le titre même, Misère de la philosophie, est une réponse à celui d’une œuvre de Pierre-Joseph Proudhon, Philosophie de la misère,encore titré Contradictions économiques, et publié en 1846.

Système des contradictions économiques
ou Philosophie de la misère, 1846.

Karl Marx critique Pierre-Joseph Proudhon ici exclusivement sur le plan économique. Il lui reproche de ne pas avoir du tout compris quelles étaient les lois du capitalisme, et même en fait la nature de celui-ci. La critique de Marx est en pratique effectuée dans le même esprit que celle de Lénine dans son classique « Pour caractériser le romantisme économique ».

Pierre-Joseph Proudhon a une conception du « socialisme » qui en fait une sorte d’idéalisation de la société médiévale avec ses petits producteurs échangeant des biens. Le problème fondamental, c’est qu’il regrette cette société idéalisée, qu’il considère même qu’elle est possible aujourd’hui.

Karl Marx, dans Misère de la philosophie, constate ainsi :

« Cette juste proportion entre l’offre et la demande, qui recommence à faire l’objet de tant de vœux, a depuis longtemps cessé d’exister. Elle a passé à l’état de vieillerie. Elle n’a été possible qu’aux époques où les moyens de production étaient bornés, où l’échange s’agitait dans des limites extrêmement restreintes.

Avec la naissance de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de nouvelle prospérité et ainsi de suite.

Ceux qui, comme Sismondi [critiqué notamment par Lénine dans son « Pour caractériser le romantisme économique »], veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres conditions de l’industrie des temps passés.

Qu’est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C’était la demande qui commandait à l’offre, qui la précédait. La production suivait pas à pas la consommation.

La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont elle dispose à produire sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède la consommation, l’offre force la demande.

Dans la société actuelle, dans l’industrie basée sur les échanges individuels, l’anarchie de la production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de tout progrès.

Ainsi de deux choses, l’une :

Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.

Ou vous voulez le progrès sans l’anarchie : alors, pour conserver les forces productives, abandonnez les échanges individuels.

Les échanges individuels ne s’accordent qu’avec la petite industrie des siècles passés, et son corollaire de “ juste proportion ”, ou bien encore avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d’anarchie.

D’après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail, c’est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice de l’avenir, n’est que l’expression scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que Ricardo l’a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon. »

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Proudhon contre la démocratie, pour l’individu créateur de l’histoire

Conformément à l’idéologie ultra-libérale du fascisme, Pierre-Joseph Proudhon est contre la démocratie. Tant le fascisme et le national-socialisme ont exprimé la toute-puissance de l’État, mais justement comme structure supérieure, au-delà des classes, au-delà du peuple, légitimant la division en corporations, s’appuyant sur des individus.

C’est le contraire du communisme s’appuyant sur le matérialisme, sur le fait que les être humains sont le produit de la nature, que leur pensée est le reflet du mouvement de la matière. Proudhon est ici un théoricien du fascisme, niant l’humanité au nom des individus. Il dit ainsi :

« De tous leurs préjugés inintelligents et rétrogrades, celui que les communistes caressent le plus est la dictature. Dictature de l’industrie, dictature du commerce, dictature de la pensée, dictature dans la vie sociale et la vie privée, dictature partout : tel est le dogme (…).

Il lui faut UN HOMME. Après avoir supprimé toutes les volontés individuelles, il les concentre dans une individualité suprême, qui exprime la pensée collective, et, comme le moteur immobile d’Aristote, donne l’essor à toutes les activités subalternes. Ainsi, par le simple développement de l’idée, l’on est invinciblement amené à conclure que l’idéal de la communauté est l’absolutisme. Et vainement on alléguerait pour excuse que cet absolutisme sera transitoire ; puisque, si une chose est nécessaire un seul instant, elle le devient à jamais, la transition est éternelle. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

C’est une critique très nette de la conception matérialiste, d’Averroès à Karl Marx, selon laquelle l’être humain ne pense pas, sa pensée étant un reflet.

Et l’impossibilité d’un dénominateur commun, d’une force commune – à l’opposé donc de Jean-Jacques Rousseau et de son « contrat social » façonné lors des Lumières – amène donc à la négation pure et simple de la démocratie. La seule chose vraie est l’individu, il n’y a rien « au-dessus ». Pierre-Joseph Proudhon théorise la conception fasciste de la négation de la démocratie, du suffrage universel.

Aux yeux de Proudhon :

« La démocratie n’est autre chose que la tyrannie des majorités, tyrannie la plus exécrable de toutes ; car elle ne s’appuie ni sur l’autorité d’une religion, ni sur une noblesse de race, ni sur les prérogatives du talent et de la fortune : elle a pour base le nombre, et pour masque le nom du peuple (…).

Le suffrage universel est une sorte d’atomisme par lequel le législateur, ne pouvant faire parler le peuple dans l’unité de son essence, invite les citoyens à exprimer leur opinion par tête, viritim, absolument comme le philosophe épicurien explique la pensée, la volonté, l’intelligence, par des combinaisons d’atonies. C’est athéisme politique dans la plus mauvaise signification du mot. Comme si, de l’addition d’une quantité quelconque de suffrages, pouvait jamais résulter une pensée générale ! »

Organisation du crédit et de la circulation et solution du problème social sans impôt, sans emprunt

Pierre-Joseph Proudhon élabore donc la théorie idéaliste, typique du futur idéalisme fasciste, de l’individu progressant individuellement, en tant que « travailleur », défini par lui comme « le commerçant, l’industriel, le laboureur, le savant, l’artiste ».

C’est la conception fasciste même. Voici ce que dit Proudhon :

« Ce qui adoucit les mœurs, et qui fait peu à peu régner le droit à la place de la force, ce qui fonde la sécurité, qui crée progressivement la liberté et l’égalité, c’est, bien plus que la religion et l’État, le travail ; c’est, en premier lieu, le commerce et l’industrie ; c’est ensuite la science, qui le spiritualise ; c’est, en dernière analyse, l’art, sa fleur immortelle.

La religion, par ses promesses et ses terreurs, l’État, par ses tribunaux et ses armées, n’ont fait que donner au sentiment du droit, trop faible chez les premiers hommes une sanction, la seule intelligible à des esprits farouches.

Pour nous, que l’industrie, les sciences, les lettres, les arts, ont corrompus, comme disait Jean-Jacques [Rousseau], cette sanction réside ailleurs : elle est dans la division des propriétés, dans l’engrenage des industries, dans le développement du luxe, dans le besoin impérieux de bien-être, besoin qui fait à tous une nécessité du travail.

Après la rudesse des premiers âges, après l’orgueil des castes et la constitution féodale des premières sociétés, un dernier élément de servitude restait encore : c’était le capital.

Le capital ayant perdu sa prépondérance, le travailleur, c’est-à-dire le commerçant, l’industriel, le laboureur, le savant, l’artiste, n’a plus besoin de protection ; sa protection, c’est son talent, c’est sa science, c’est son industrie. Après la déchéance du capital, la conservation de l’État, bien loin de protéger la liberté, ne peut que compromettre la liberté.

C’est se faire une triste idée de l’espèce humaine et de son essence, de sa perfectibilité, de sa destinée, que de la concevoir comme une agglomération d’individus exposés nécessairement, par l’inégalité des forces physiques et intellectuelles, au péril constant d’une spoliation réciproque ou de la tyrannie de quelques-uns.

Une pareille idée atteste la philosophie la plus rétrograde ; elle appartient à ces temps de barbarie où l’absence des vrais éléments de l’ordre social ne laissait au génie du législateur d’autre moyen d’action que la force ; où la suprématie d’un pouvoir pacificateur et vengeur apparaissait à tous comme la juste conséquence d’une dégradation antérieure et d’une souillure originelle.

Pour dire toute notre pensée, nous regardons les institutions politiques et judiciaires comme la formule exotérique et concrète du mythe de la chute, du mystère de la Rédemption et du sacrement de la pénitence. »
(Idée générale de la révolution au XIXe siècle)

On a là une approche et un style, ceux du fascisme.

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Proudhon : un anticommunisme forcené

Pierre-Joseph Proudhon se fonde sur l’individu ; sa vision du monde ne dépasse pas l’individu, qui est ici présenté comme irréductible, capable de choix rationnel, de solidarité, mais qui reste centré sur son propre égoïsme.

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon rejette le collectivisme :

« La propriété devient plus insociale à mesure qu’elle se distribue sur un plus grand nombre de têtes. Ce qui semble devoir adoucir, humaniser la propriété, le privilège collectif, est précisément ce qui montre la propriété dans sa hideur : la propriété divisée, la propriété impersonnelle, est la pire des propriétés (…).

Gardons-nous de prendre pour association la communauté de propriété. Le propriétaire-individu peut encore se montrer accessible à la pitié, à la justice, à la honte ; le propriétaire-corporation est sans entrailles, sans remords.

C’est un être fantastique, inflexible, dégagé de toute passion et de tout amour, qui agit dans le cercle de son idée comme la meule dans sa révolution écrase le grain. Ce n’est point en devenant commune que la propriété peut devenir sociale : on ne remédie point à la rage, en faisant mordre tout le monde. La propriété finira par la transformation de son principe, non par une coparticipation indéfinie.

Et c’est pourquoi la démocratie, ou système de la propriété universelle, que quelques hommes, aussi intraitables qu’aveugles, s’obstinent à prêcher au peuple, est impuissante à créer la société. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

Pierre-Joseph Proudhon élabore ici le point de vue du corporatisme. Dans une société de petits propriétaires, les liaisons ne peuvent se faire que par branches économiques, formant les seuls intérêts communs. Pour le reste, la démocratie est un leurre pour Proudhon car elle propose quelque chose dépassant l’individu et sa petite propriété.

Aux yeux de Pierre-Joseph Proudhon, les humains sont à la fois bons et mauvais, selon, et justement la propriété les protège les uns des autres… Quant au socialisme, cela relève pour lui de la fiction. Il explique ainsi :

« Combien le socialisme, avec ses utopies de dévouement, de fraternité, de communauté, de travail attrayant, est encore au-dessous de l’antagonisme propriétaire, qu’il se flatte de détruire, et que cependant il ne cesse de copier !

Le socialisme, à le bien prendre, est la communauté du mal, l’imputation faite à la société des fautes individuelles, la solidarité entre tous les délits de chacun. La propriété, au contraire, par sa tendance, est la distribution commutative du bien et l’insolidarité du mal, en tant que le mal provient de l’individu.

À ce point de vue, la propriété se distingue par une tendance à la justice, qu’on est loin de rencontrer dans la communauté.

Pour rendre insolidaires l’activité et l’inertie, créer la responsabilité individuelle, sanction suprême de la loi sociale, fonder la modestie des mœurs, le zèle du bien public, la soumission au devoir, l’estime et la confiance réciproques, l’amour désintéressé du prochain, pour assurer toutes ces choses, le dirais-je ? l’argent, cet infâme argent, symbole de l’inégalité et de la conquête, est un instrument cent fois plus efficace, plus incorruptible et plus sûr que toutes les préparations et les drogues communistes. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère
Pierre-Joseph Proudhon en 1848.

La vie en collectivité, pour Pierre-Joseph Proudhon, brime l’individu, nécessairement, et par conséquent le collectivisme du communisme est la pire des tyrannies. C’est le point de vue du petit propriétaire, du petit capitaliste qui rêve de grandir et rejette tout ce qui entrave ses perspectives capitalistes.

Voici ce qu’il dit :

« Chose singulière ! la communauté systématique, négation réfléchie de la propriété, est conçue sous l’influence directe du préjugé de propriété ; et c’est la propriété qui se retrouve au fond de toutes les théories communistes.

Les membres de la communauté, il est vrai, n’ont rien en propre ; mais la communauté est propriétaire, et propriétaire non seulement des biens, mais des personnes et des volontés.

C’est d’après ce principe de propriété souveraine que dans toute communauté le travail, qui ne doit être pour l’homme qu’une condition imposée par la nature, devient un commandement humain, par là même odieux; que l’obéissance passive, inconciliable avec une volonté réfléchissante, est rigoureusement prescrite ; que la fidélité à des règlements toujours défectueux, quelque sages qu’on les suppose, ne souffre aucune réclamation ; que la vie, le talent, toutes les facultés de l’homme sont propriété de l’État, qui a droit d’en faire, pour l’intérêt général, tel usage qu’il lui plaît ; que les sociétés particulières doivent être sévèrement défendues, malgré toutes les sympathies et antipathies de talents et de caractères, parce que les tolérer serait introduire de petites communautés dans la grande, et par conséquent des propriétés (…) ; que l’homme enfin dépouillant son moi, sa spontanéité, son génie, ses affections, doit s’anéantir humblement devant la majesté et l’inflexibilité de la loi commune (…).

La communauté est oppression et servitude.

L’homme veut bien se soumettre à la loi du devoir, servir sa patrie, obliger ses amis, mais il veut travailler à ce qui lui plaît, quand il lui plaît, autant qu’il lui plaît ; il veut disposer de ses heures, n’obéir qu’à la nécessité, choisir ses amitiés, ses récréations, sa discipline ; rendre service par raison, non par ordre ; se sacrifier par égoïsme, non par une obligation servile.

La communauté est essentiellement contraire au libre exercice de nos facultés, à nos penchants les plus nobles, à nos sentiments les plus intimes (…).

Ainsi, la communauté viole l’autonomie de la conscience (…) en comprimant la spontanéité de l’esprit et du cœur, le libre arbitre dans l’action et dans la pensée. »

Qu’est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement

Pierre-Joseph Proudhon a ainsi exposé une conception « française » du « socialisme », française dans la mesure où elle reflète le point de vue du petit propriétaire dans les conditions spécifiques à la France d’alors. Ce faisant, il a été l’artisan essentiel en France de la formation du fascisme sur le plan idéologique. Le proudhonisme est en France la base idéologique du fascisme.

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Proudhon et l’apologie du petit propriétaire

Pierre-Joseph Proudhon est coincé à la base : d’un côté, il veut dénoncer la propriété. Mais à ses yeux, le problème concret est la propriété trop puissante. A ses yeux, le communisme n’est d’ailleurs qu’une propriété toute puissante, et donc tyrannique par définition.

La seule perspective qu’il lui reste est ainsi de proposer une une société de petits propriétaires. C’est le point de vue petit-bourgeois, s’exprimant par la notion d’esclavage individuel et l’exigence d’autonomie.

L’idéal de Pierre-Joseph Proudhon, c’est un « socialisme » d’individus disposant d’une propriété, c’est-à-dire une société décentralisée de petits propriétaires.

Voici ce qu’il dit, et c’est la même chose que Eugen Dühring à savoir que le petit capitalisme est correct, que si chacun est sa propre entreprise alors il n’y a pas exploitation, que cette démarche s’oppose à l’Etat, à l’autoritarisme, tant féodal que social.

Pierre-Joseph Proudhon dit donc, dans une défense de la propriété personnelle permettant de protéger l’individu de toute tyrannie :

« La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et antisocial, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social (…).

Est-il vrai que l’État, après s’être constitué sur le principe de la séparation des pouvoirs, requiert un contrepoids qui l’empêche d’osciller et devenir hostile à la liberté ; que ce contrepoids ne peut se rencontrer ni dans l’exploitation en commun du soi, ni dans la possession ou propriété conditionnelle, restreinte, dépendante et féodale, puisque ce serait placer le contrepoids dans la puissance même qu’il s’agit de contre-balancer, ce qui est absurde ; tandis que nous le trouvons dans la propriété absolue, c’est-à-dire indépendante, égale en autorité et souveraineté à l’État ?

Est-il vrai, en conséquence, que par la fonction essentiellement politique qui lui est dévolue, la propriété, précisément parce que son absolutisme doit s’opposer à celui de l’État, se pose dans le système social comme libérale, fédérative, décentralisatrice, républicaine, égalitaire, progressive, justicière ?

Est-il vrai que ces attributs, dont aucun ne se trouve dans le principe de propriété, lui viennent au fur et à mesure de sa généralisation, c’est-à-dire à mesure qu’un plus grand nombre de citoyens arrivent à la propriété ; et que pour opérer cette généralisation, pour en assurer ensuite le nivellement, il suffit d’organiser, autour de la propriété et pour son service, un certain nombre d’institutions et de services, négligés jusqu’à ce jour, abandonnés au monopole et à l’anarchie ? (…)

La destination politique et sociale de la propriété reconnue, j’appellerai une dernière fois l’attention du lecteur sur l’espèce d’incompatibilité qui existe ici entre le principe et les fins, et qui fait de la propriété une création vraiment extraordinaire.

Est-il vrai, demanderai-je encore, que cette propriété, maintenant sans reproche, est pourtant la même, quant à sa nature, à ses origines, à sa définition psychologique, à sa virtualité passionnelle, que celle dont la critique exacte et impartiale a si vivement surpris l’opinion ; que rien n’a été modifié, ajouté, retranché, adouci dans la notion première ; que si la propriété s’est humanisée, si de scélérate elle est devenue sainte, ce n’est pas que nous en ayons changé l’essence, que nous avons au contraire religieusement respectée ; c’est tout simplement que nous en avons agrandi la sphère et généralisé l’essor ?

Est-il vrai que c’est dans cette nature égoïste, satanique et réfractaire que nous avons trouvé le moyen le plus énergique de résister au despotisme sans faire crouler l’État, comme aussi d’égaliser les fortunes sans organiser la spoliation et sans museler la liberté ?

Est-il vrai (…) que pour changer les effets d’une institution qui, dans ses commencements, fut le comble de l’iniquité, pour métamorphoser l’ange des ténèbres en ange de lumière, nous n’avons eu besoin que de l’opposer à lui-même, en même temps qu’au pouvoir, de l’entourer de garanties et de décupler ses moyens, comme si nous eussions voulu exalter sans cesse, dans la propriété, l’absolutisme et l’abus ?

Ainsi, c’est à la condition de conserver sa personnalité entière, son moi indompté, son esprit de révolution et de débauche, que la propriété peut devenir un instrument de garantie, de liberté, de justice et d’ordre. Ce ne sont pas ses inclinations qu’il faut changer, ce sont ses œuvres ; ce n’est plus en combattant, à la manière des anciens moralistes, le principe de concupiscence, qu’il faut désormais songer à purifier la conscience humaine ; comme l’arbre dont le fruit âpre et vert au commencement se dore au soleil et devient plus doux que le miel; c’est en prodiguant à la propriété la lumière, les vents frais et la rosée que nous tirerons de ses germes de péché des fruits de vertu.

Notre critique antérieure subsiste donc : la théorie de la propriété libérale, égalitaire, moralisatrice tomberait, si nous prétendions la distinguer de la propriété absolutiste, accapareuse et abusive ; et cette transformation que je cherchais sous le nom de synthèse, nous l’avons obtenue, sans aucune altération du principe, par un simple équilibre. »

Théorie de la propriété

Pierre-Joseph Proudhon manie ici une fausse dialectique. Au lieu de voir l’aspect historiquement progressiste de la bourgeoisie, mais également sa dimension exploiteuse, il ne voit que la propriété, et il tente de combiner les deux aspects. Sa conception de la dialectique est non pas de chercher la contradiction et la négation, mais de trouver un « équilibre ». La petite propriété est ainsi la solution, le chemin du milieu entre les trop grandes propriétés et l’absence de propriété, qui reviendrait selon lui à une immense propriété tyrannique.

On retrouve ici l’anticommunisme forcené du petit-bourgeois replié sur le petit capitalisme. Ce sera après Pierre-Joseph Proudhon un « standard » du fascisme, prétendant lutter contre la « réaction » et le « front rouge », contre les grands capitalistes et le communisme, etc.

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Proudhon : une vision du monde contre et pour la propriété

Pierre-Joseph Proudhon est en quelque sorte quelqu’un admettant les thèses de Jean-Jacques Rousseau, mais en étant confronté à la réalité du capitalisme conquérant. Sa démarche est donc simple, voire franchement simpliste : l’organisation naturelle a été « perdue » en raison de la propriété, dont le féodalisme est une variante. Le capitalisme, quant à lui, est une accentuation de ce phénomène de « déperdition ».

Voici comment il exprime sa démarche :

« L’humanité dans son ensemble est la réalité poursuivie par le génie social sous le nom mystique de Dieu. Ce phénomène de la raison collective, espèce de mirage dans lequel l’humanité, se contemplant elle-même, se prend pour un être extérieur et transcendant qui la regarde et préside à ses destinées, cette illusion de la conscience, disons-nous, a été analysée et expliquée ; et c’est désormais reculer dans la science que de reproduire l’hypothèse théologique.

Il faut s’attacher uniquement à la société, à l’homme. Dieu en religion, l’État en politique, la Propriété en économie, telle est la triple forme sous laquelle l’humanité, devenue étrangère à elle-même, n’a cessé de se déchirer de ses propres mains, et qu’elle doit aujourd’hui rejeter. »

Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère

Quand on voit cela, on se dit que Pierre-Joseph Proudhon est un rousseauiste du 19e siècle, regrettant le bon sauvage isolé et autonome. Ainsi, Pierre-Joseph Proudhon est connu pour avoir formulé que « la propriété, c’est le vol ».

Cependant, il n’est pas pour autant contre la propriété, plus précisément la petite propriété. C’est contradictoire : après avoir dit que la propriété c’était le vol, Pierre-Joseph Proudhon a érigé toute une idéologie de défense de la petite propriété.

C’est en fait le point de vue de l’artisan, qui perd sa position privilégiée en raison du développement des forces productives, et qui exprime la nostalgie de l’égalité qui aurait régné par le passé, « égalité » qui n’est le masque d’une situation stable, protégé, le cycle production-consommation se reproduisant de manière très simple.

Pierre-Joseph Proudhon

Pierre-Joseph Proudhon a été incapable d’arriver au point de vue prolétarien, revendiquant le collectivisme ; d’ailleurs, il a été un fervent critique du communisme et de la socialisation de la propriété.

Par conséquent, Pierre-Joseph Proudhon a développé un anticapitalisme romantique, une idéologie où la propriété « absolue » est la source des problèmes, et bien entendu l’antisémitisme lui sera un outil fondamental pour « justifier » sa conception.

Voici comment  Pierre-Joseph Proudhon exprime sa nostalgie toute romantique :

« N’est-il pas évident que nous ne vivons point, les uns ni les autres, de la propriété ? Nous vivons d’un fait plus grand que la propriété, d’un principe supérieur à la propriété : nous vivons de la circulation. Comme la circulation du sang est la fonction mère et motrice du corps humain, ainsi la circulation des produits est la fonction mère et motrice du corps social. Quant à la propriété, elle est submergée, transformée, perdue dans cette circulation (…).

La propriété, dont on voudrait faire la base des institutions nouvelles, la propriété n’est rien par elle-même. Ce n’est plus qu’un privilège sur la circulation, comme un péage établi sur une rivière ; un reste de féodalité. »
(Organisation du crédit et de la circulation et solution du problème social sans impôt, sans emprunt)

Telle est la critique de Pierre-Joseph Proudhon: la propriété est selon lui le vecteur d’une forme d’esclavage des individus.

Pierre-Joseph Proudhon exerce une critique en apparence radicale, et allant très loin dans la mise en avant de l’individu. Ses thèmes sont Dieu, l’État et la propriété en tant qu’obstacles à l’individu, et cela a fait de lui le premier grand théoricien de l’anarchisme.

Mais la solution proposée par Pierre-Joseph Proudhon, c’est la propriété elle-même. En ce sens, sa conception ne relève pas du tout du socialisme, mais bien de ce que sera le fascisme.

En France, le fascisme qui se constituera avec l’Action française s’appuie sur Pierre-Joseph Proudhon ; telle est l’origine du slogan « la monarchie, c’est l’anarchie plus un » : le roi est le garant de la répartition égalitaire de la propriété, cette dernière ne pouvant devenir absolue justement grâce au roi, garant de l’équilibre.

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Proudhon, le Dühring français

Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) est le Eugen Dühring français ; il est un socialiste qui ne considère pas le capitalisme comme un mode de production, avec une contradiction interne, mais comme un phénomène « isolé » dans l’histoire du monde.

Par conséquent, Pierre-Joseph Proudhon a formulé toute une vision du monde pour expliquer les sources de « l’oppression », et cela sur des bases idéalistes faisant lui un ennemi juré de Karl Marx et de Friedrich Engels.

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon présente son approche, où la propriété est assimilée à l’esclavage :

« Si j’avais à répondre à la question suivante : Qu’est-ce que l’esclavage ? et que d’un seul mot je répondisse : c’est l’assassinat, ma pensée serait d’abord comprise, je n’aurais pas besoin d’un long discours pour montrer que le pouvoir d’ôter à l’homme la pensée, la volonté, la personnalité est un pouvoir de vie et de mort, et que faire un homme esclave, c’est l’assassiner.

Pourquoi donc à cette autre demande Qu’est-ce que la propriété ? ne puis-je répondre de même c’est le vol, sans avoir la certitude de n’être pas entendu bien que cette seconde proposition ne soit que la première transformée ? »

Qu’est-ce que la propriété ? ou recherches sur le principe du droit et du gouvernement

Pierre-Joseph Proudhon attaque la religion, il dénonce la propriété, mais pour fournir un point de vue qui est finalement celui de la petite propriété. Derrière les grands discours sur la liberté, le socialisme, etc., Proudhon s’avère en fait un petit-bourgeois défendant la petite propriété « égalitaire ».

Voici comment Karl Marx raconte, dans une lettre de 1865, le résultat de sa rencontre avec Pierre-Joseph Proudhon:

« Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j’entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que, jusqu’à un certain point, je suis responsable de sa « sophistication », mot qu’emploient les Anglais pour désigner la falsification d’une marchandise. Dans de longues discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l’injectais d’hégélianisme — à son grand préjudice, puisque ne sachant pas l’allemand, il ne pouvait pas étudier la chose à fond. Ce que j’avais commencé, M. Karl Griin, après mon expulsion de France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu’il enseignait. »

Un épisode connu fut par la suite la publication par Pierre-Joseph Proudhon de Philosophie de la misère, à laquelle Karl Marx répondit par une œuvre du nom de Misère de la philosophie.

Sa critique de Pierre-Joseph Proudhon a la même base que la critique de Eugen Dühring faite par Friedrich Engels ; voici ce que dit Karl Marx, dans la même lettre déjà mentionnée :

« J’ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien, d’autre part, il partage les illusions de la philosophie “spéculative” : au lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l’économie bourgeoise. »

Historiquement, Pierre-Joseph Proudhon joue un rôle essentiel dans la naissance du « socialisme français », c’est-à-dire d’un national-socialisme à la française, utilisant l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique, comme le fera également Alphonse Toussenel (1803-1885). Il est de fait le véritable théoricien du corporatisme, en fait il pave même la voie intellectuelle au fascisme ; Georges Sorel (1847-1922) reconnaîtra sa dette envers Pierre-Joseph Proudhon.

Dans notre pays, l’influence de Pierre-Joseph Proudhon a été immense, tant intellectuellement que culturellement. Le syndicalisme révolutionnaire est une conception directement emprunté à la logique du proudhonisme. Même les anarchistes et les anarcho-syndicalistes, qui suivent le théoricien russe anarchiste Mikhail Bakounine lui-même issu du proudhonisme, auront un mal énorme à développer leurs tendances face au proudhonisme étroit.

Car le proudhonisme est une approche globale plus qu’une idéologie précise, malgré des tentatives fascistes d’en formuler les principes généraux au moyen des Cahiers du Cercle Proudhon publiés de 1912 à 1914, ou encore avec « l’école d’Uriage » du régime pétainiste. Ce qui compte, ce sont ses principales composantes, du type anticapitaliste romantique ; ce sont elles qu’il s’agit de comprendre et de combattre.

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Jean Jaurès : Question de méthode (novembre 1901)

Paris, 17 novembre 1901

Mon cher Péguy,

Vous m’avez demandé de réunir pour les Cahiers de la Quinzaine les études socialistes que j’ai publiées ces derniers mois dans La Petite République ; vous vous proposez d’adresser un exemplaire de ce volume à chacun de vos abonnés.

Je me réjouis d’entrer ainsi en communication directe avec des esprits libres, habitués à la critique indépendante et probe. Bien que ces articles n’eussent point été destinés, d’abord, à paraître en volume, je n’ai point scrupule à les reproduire sous cette forme : car je n’ai jamais considéré l’article de journal comme une œuvre hâtive et superficielle ; et j’y mets, par respect pour le prolétariat qui lit les journaux socialistes, toute ma conscience d’écrivain.

Je n’ai pas besoin d’avertir qu’ils ne prétendent pas épuiser les sujets qu’ils traitent. Ils ne sont, évidemment, qu’un fragment, ou plutôt une préparation d’une œuvre plus vaste, plus dogmatique et plus documentée, où je voudrais définir exactement ce qu’est, au début du vingtième siècle, le socialisme, sa conception, sa méthode et son programme.

Mais, déjà, les études ici rassemblées touchent, avec une suffisante précision et une suffisante étendue, à des problèmes de la plus haute importance et qui pressent notre parti. Il est très divisé à l’heure présente, et vous m’accuseriez, sans doute, d’avoir la folie « de l’unité mystique », si je disais que ces divisions sont superficielles.

Je ne les crois pas irréductibles, mais elles tiennent à de graves dissentiments, ou au moins à de graves malentendus sur les méthodes. C’est la croissance même de notre parti, c’est la puissance grandissante de notre idée — pardonnez-moi cette rechute d’optimisme —, qui ont créé le dissentiment, en nous posant à tous la question de méthode.

Comment se réalisera le socialisme ? Voilà un problème que nous ne pouvons pas éluder : et c’est l’éluder que d’y faire des réponses incertaines et vagues. Ou encore, c’est se tromper soi-même, que de répéter, en 1901, les réponses que firent, il y a un demi-siècle, nos aînés et nos maîtres.

Il y a un fait incontestable, et qui domine tout. C’est que le prolétariat grandit en nombre, en cohésion et en conscience. Les ouvriers, les salariés, plus nombreux, plus groupés, ont maintenant un idéal. Ils ne veulent pas seulement obvier aux pires défauts de la société présente : ils veulent réaliser un ordre social fondé sur un autre principe.

À la propriété individuelle et capitaliste, qui assure la domination d’une partie des hommes sur les autres hommes, ils veulent substituer le communisme de la production, un système d’universelle coopération sociale qui, de tout homme, fasse, de droit, un associé. Ils ont ainsi dégagé leur pensée de la pensée bourgeoise : ils ont aussi dégagé leur action de l’action bourgeoise.

Au service de leur idéal communiste, ils mettent une organisation à eux, une organisation de classe, la puissance croissante des syndicats ouvriers, des coopératives ouvrières, et la part croissante de pouvoir politique qu’ils conquièrent sur l’état ou dans l’état. Sur cette idée générale et première, tous les socialistes sont d’accord. Ils peuvent assigner des causes différentes à cette croissance du prolétariat ; ou du moins ils peuvent donner aux mêmes causes des valeurs différentes.

Ils peuvent faire la part plus ou moins grande à la force de l’organisation économique ou de l’action politique. Mais tous ils constatent que par la nécessité même de l’évolution capitaliste qui développe la grande industrie, et par l’action correspondante des prolétaires, ceux-ci sont la force indéfiniment grandissante qui est appelée à transformer le système même de la propriété.

Les socialistes discutent aussi sur l’étendue et sur la forme de l’action de classe que doit exercer le prolétariat. Les uns veulent qu’il se mêle le moins possible aux conflits de la société qu’il doit détruire, et qu’il réserve toutes ses énergies pour l’action décisive et libératrice.

Les autres croient qu’il doit, dès maintenant, exercer sa grande fonction humaine. Kautsky rappelait, récemment, au congrès socialiste de Vienne, le mot fameux de Lassalle : « Le prolétariat est le roc sur lequel sera bâtie l’église de l’avenir. » et il ajoutait : « Le prolétariat n’est point seulement cela : il est aussi le roc contre lequel se brisent, dès aujourd’hui, les forces de réaction. »

Et moi je dirai qu’il n’est pas précisément un roc, une puissance compacte et immobile. Il est une grande force cohérente, mais active, qui se mêle, sans s’y perdre, à tous les mouvements vastes et s’accroît de l’universelle vie.

Mais tous, quelles que soient la hauteur et l’étendue de l’action de classe assignée par nous au prolétariat, nous le concevons comme une force autonome, qui peut coopérer avec d’autres forces, mais qui, jamais, ne se fond ou s’absorbe en elles, et qui garde toujours, pour son œuvre distincte et supérieure, son ressort distinct. C’est le mérite décisif de Marx, le seul peut-être qui résiste pleinement à l’épreuve de la critique et aux atteintes profondes du temps, d’avoir rapproché et confondu l’idée socialiste et le mouvement ouvrier.

Dans le premier tiers du dix-neuvième siècle, la force ouvrière s’exerçait, se déployait, luttait contre la puissance écrasante du capital : mais elle n’avait pas conscience du terme où elle tendait ; elle ne savait pas que, dans la forme communiste de la propriété, était l’achèvement de son effort, l’accomplissement de sa tendance. Et, d’autre part, le socialisme ne savait point que, dans le mouvement de la classe ouvrière, était sa réalisation vivante, sa force concrète et historique.

La gloire de Marx est d’avoir été le plus net, le plus puissant de ceux qui mirent fin à ce qu’il y avait d’empirisme dans le mouvement ouvrier, à ce qu’il y avait d’utopisme dans la pensée socialiste. Par une application souveraine de la méthode hégélienne, il unifia l’idée et le fait, la pensée et l’histoire.

Il mit l’idée dans le mouvement et le mouvement dans l’idée, la pensée socialiste dans la vie prolétarienne, la vie prolétarienne dans la pensée socialiste. Désormais, le socialisme et le prolétariat sont inséparables : le socialisme ne réalisera toute son idée que par la victoire du prolétariat ; et le prolétariat ne réalisera tout son être que par la victoire du socialisme.

À la question toujours plus impérieuse : comment se réalisera le socialisme ? il convient donc d’abord de répondre : par la croissance même du prolétariat qui se confond avec lui. C’est la réponse première, essentielle : et quiconque ne l’accepte point dans son vrai sens et dans tout son sens, se met nécessairement lui-même hors de la pensée et de la vie socialistes. Cette réponse, si générale qu’elle soit, n’est pas vaine, car elle implique l’obligation pour chacun de nous d’ajouter sans cesse à la puissance de pensée, d’organisation, d’action et de vie du prolétariat.

Elle est de plus, en un sens, la seule certaine. Il nous est impossible de savoir avec certitude par quel moyen précis, sous quel mode déterminé, et à quel moment, l’évolution politique et sociale s’achèvera en communisme. Mais ce qui est sûr, c’est que tout ce qui accroît la puissance intellectuelle, économique et politique de la classe prolétarienne accélère cette évolution, anime, élargit et approfondit le mouvement.

Mais cette réponse première, quelque forte et substantielle qu’elle soit, ne suffit point. Précisément parce que le prolétariat a déjà grandi, parce qu’il commence à mettre la main sur le mécanisme politique et économique, la question se précise : quel sera le mécanisme de la victoire ?

À mesure que la puissance prolétarienne se réalise, elle s’incorpore à des formes précises, au suffrage universel, au syndicat, à la coopérative, aux formes diverses des pouvoirs publics et de l’État démocratique. Et nous ne pouvons pas considérer la force prolétarienne indépendamment des formes où elle s’est déjà partiellement organisée, et des mécanismes qu’elle s’est partiellement appropriés.

Il n’y a donc pas utopie aujourd’hui à chercher avec précision quelle sera la méthode de réalisation socialiste, et quel sera le mode d’accomplissement.

Ce n’est pas retourner à l’utopie et se séparer de la vie du prolétariat, c’est au contraire rester en elle, progresser et se déterminer avec elle. Elle n’est plus « l’esprit flottant sur les eaux » : elle s’est déjà incorporée à des institutions : institutions économiques et institutions politiques ; ces institutions, suffrage universel, démocratie, syndicat, coopérative, ont un degré déterminé de développement, une force et une direction acquises : et il faut savoir si le communisme prolétarien pourra se réaliser par elles, s’accomplir par elles, ou si au contraire il ne s’accomplira que par une suprême rupture.

À vrai dire, toujours les socialistes ont cherché à prévoir et à déterminer sous quelle forme, par quels procédés historiques, le prolétariat triompherait.

Et si nous souffrons aujourd’hui, s’il y a dans notre parti incertitude et malaise, c’est parce qu’il associe en des mélanges confus les méthodes en partie surannées que nos maîtres nous ont léguées, et les nécessités mal formulées encore des temps nouveaux. Marx et Blanqui croyaient tous deux à une prise de possession révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat. Mais la pensée de Marx était beaucoup plus complexe. Sa méthode de révolution avait des aspects multiples. C’est donc chez Marx surtout que je veux la discuter.

Or, toute entière et en quelque sens qu’on la prenne, elle est surannée. Elle procède ou d’hypothèses historiques épuisées, ou d’hypothèses économiques inexactes.

D’abord, les souvenirs de la révolution française et des révolutions successives qui en furent, en France et en Europe, le prolongement, dominaient l’esprit de Marx.

Le trait commun de tous les mouvements révolutionnaires, de 1789 à 1796, de 1830 à 1848, c’est qu’ils furent des mouvements révolutionnaires bourgeois auxquels la classe ouvrière se mêla pour les dépasser.

Dans toute cette longue période, la classe ouvrière n’était pas assez forte pour tenter une révolution à son profit : elle n’était pas assez forte non plus pour prendre peu à peu, et selon la légalité nouvelle, la direction de la révolution.

Mais elle pouvait faire et elle faisait deux choses. D’abord elle se mêlait à tous les mouvements révolutionnaires bourgeois pour y exercer et y accroître sa force ; elle profitait des périls que courait l’ordre nouveau menacé par toutes les forces de contre-révolution pour devenir une puissance nécessaire.

Et en second lieu, quand sa force s’était ainsi accrue, quand l’espérance et l’ambition s’étaient éveillées au cœur des prolétaires, quand les diverses fractions révolutionnaires de la bourgeoisie s’étaient usées ou discréditées par leurs luttes réciproques, la classe ouvrière tentait, par une sorte de coup de surprise, de s’emparer de la révolution et de la faire sienne.

C’est ainsi que sous la Révolution française en 1793, le prolétariat parisien pesa, par la commune, sur la Convention et exerça parfois une sorte de dictature. C’est ainsi qu’un peu plus tard Babeuf et ses amis tentaient de saisir, par un coup de main et au profit de la classe ouvrière, le pouvoir révolutionnaire.

Ainsi encore, après 1830, le prolétariat français, après avoir joué dans la Révolution de Juillet le grand rôle noté par Armand Carrel, essaya d’entraîner la bourgeoisie victorieuse, et bientôt de la dépasser. C’est ce rythme de révolution qui s’impose d’abord à la pensée de Marx. Certes en novembre 1847, au moment où avec Engels il écrit le Manifeste communiste, il sait bien que le prolétariat a grandi : c’est le prolétariat qu’il considère comme la vraie force révolutionnaire ; et c’est contre la bourgeoisie que se fera la révolution.

Il écrit : « Le progrès de l’industrie dont la bourgeoisie, sans préméditation et sans résistance, est devenue l’agent, au lieu de maintenir l’isolement des ouvriers par la concurrence, a amené leur union révolutionnaire par l’association. Ainsi le développement même de la grande industrie détruit dans ses fondements le régime de production et d’appropriation des produits où s’appuyait la bourgeoisie. Avant tout la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. La ruine de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat sont également inévitables ».

Et encore : « Le but immédiat pour les communistes est le même que pour tous les autres partis prolétariens : la constitution du prolétariat en classe, le renversement de la domination bourgeoise, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat ». Voici qui est très précis encore : « Nous avons suivi la guerre civile plus ou moins latente dans la société actuelle jusqu’au point où elle éclate en une révolution ouverte, et où, par l’effondrement évident de la bourgeoisie, le prolétariat fondera sa domination ».

Ainsi, c’est par une révolution violente contre la classe bourgeoise que le prolétariat s’emparera du pouvoir et réalisera le communisme. Mais, en même temps, il paraît à Marx que c’est la bourgeoisie elle-même qui, ayant à compléter son propre mouvement révolutionnaire, donnera le signal de l’ébranlement.

Contre l’absolutisme ou ce qui en reste, contre le féodalisme ou ce qui en reste, la bourgeoisie se lèvera, et quand elle aura déchaîné les événements, quand elle aura ouvert la crise, le prolétariat, plus puissant aujourd’hui que ne l’étaient sous la révolution anglaise en 1648 les niveleurs de Lilburne et en 1793 les prolétaires de Chaumette, s’emparera révolutionnairement de la révolution bourgeoise. Il commencera par lutter aux côtés de la bourgeoisie, et aussitôt qu’elle sera victorieuse, il l’expropriera de sa victoire. « En Allemagne, écrivent en 1847 Marx et Engels, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie.

Mais pas un instant il n’oubliera d’éveiller parmi les ouvriers la conscience la plus claire possible de l’opposition qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat et qui en fait des ennemis. Il faut que les conditions sociales et politiques qui accompagneront le triomphe de la bourgeoisie se retournent contre la bourgeoisie elle-même comme autant d’armes dont aussitôt les ouvriers allemands sauront faire usage. Il faut qu’après la chute des classes réactionnaires en Allemagne, la lutte contre la bourgeoisie s’engage sans tarder.

C’est l’Allemagne surtout qui attirera l’attention des communistes. L’Allemagne est à la veille d’une révolution bourgeoise. Cette révolution, elle l’accomplira en présence d’un développement général de la civilisation européenne et d’un développement du prolétariat que ni l’Angleterre au dix-septième siècle ni la France au dix-huitième n’ont connu. La révolution bourgeoise sera donc, et de toute nécessité, le prélude immédiat d’une révolution prolétarienne ».

Ainsi, c’est sur une Révolution bourgeoise victorieuse que se greffera la Révolution prolétarienne.

L’esprit de Marx, en sa haute ironie un peu sarcastique, se complaisait à ces jeux de la pensée. Que l’histoire mystifiât la bourgeoisie en lui arrachant des mains sa victoire toute chaude, c’était pour lui une âpre joie. Mais c’était un plan de révolution prolétarienne trop compliqué et contradictoire. D’abord, si le prolétariat n’a pas la force de donner lui-même le signal de la Révolution, s’il est obligé de compter sur les surprises heureuses de la Révolution bourgeoise, comment peut-on être assuré qu’il aura contre la bourgeoisie victorieuse la force qu’il n’avait pas avant le mouvement bourgeois ?

Ou bien, dans sa tentative de révolution contre le vieux monde absolutiste et féodal, la bourgeoisie sera vaincue : et sous sa défaite le prolétariat sera accablé bien avant d’avoir combattu pour lui-même. Ou bien elle l’emportera ; elle brisera l’arbitraire des rois, la puissance des nobles et des prêtres, absorbera la propriété féodale, abolira les entraves corporatives : et elle s’élancera d’un mouvement si vif, si enthousiaste dans la carrière ouverte par elle, que le prolétariat sera impuissant à créer soudain un mouvement nouveau et contraire.

Et il aura beau procéder par surprise et violence, tenter d’organiser « sa dictature », et de « conquérir la démocratie » par la force, sa puissance réelle ne pourra pas être élevée artificiellement au-dessus du niveau où elle était avant la Révolution bourgeoise. Miquel ne manquait pas de clairvoyance lorsqu’il écrivait à Marx dans sa fameuse lettre de 1850, et en prévision d’une reprise de Révolution : « Le parti ouvrier pourra l’emporter sur la haute bourgeoisie et les restes de la haute féodalité, mais il sera fusillé dans les flancs par les démocrates.

Nous pouvons peut-être donner pour quelque temps à la Révolution une direction antibourgeoise, nous pouvons détruire les conditions essentielles de la production bourgeoise : mais il nous est impossible d’abattre la petite bourgeoisie. Obtenir autant que possible, voilà ma devise.

Nous devons empêcher aussi longtemps que possible après la première victoire toute organisation des petits bourgeois, et notamment nous opposer en phalange serrée à toute assemblée constituante. Le terrorisme particulier, l’anarchie locale, doivent remplacer pour nous ce qui nous manque en gros ».

Mais on ne remplace pas ainsi « ce qui manque en gros ». Il est certain que lorsqu’une classe n’est pas encore prête historiquement, lorsqu’elle est obligée d’attendre le signal et le moyen de sa propre action de ceux-là mêmes qu’elle prétend remplacer, lorsque sa Révolution empruntant sa force du mouvement ennemi n’est encore qu’une Révolution parasitaire, elle ne peut se promettre quelque succès que si elle tient la Révolution ouverte et « en permanence », si elle prolonge l’agitation de tous les éléments sociaux. Mais à ce jeu elle ne fait guère que gagner du temps ou accroître les chances d’une réaction qui emporte à la fois et prolétariat et bourgeoisie.

C’est la tactique à laquelle la classe ouvrière est condamnée, quand elle est encore dans une période d’insuffisante préparation. Et si un des caractères du socialisme utopique est de n’avoir pas compté sur la force propre de la classe ouvrière, le Manifeste communiste de Marx et de Engels fait encore partie de la période d’utopie. Robert Owen, Fourier, comptaient sur le bon vouloir des classes supérieures. Marx et Engels attendent, pour le prolétariat, la faveur d’une Révolution bourgeoise.

Ce que propose le Manifeste, ce n’est pas la méthode de révolution d’une classe sûre d’elle-même et dont l’heure est enfin venue : c’est l’expédient de Révolution d’une classe impatiente et faible, qui veut brusquer par artifice la marche des choses.

Aussi bien, au bout de cet effort paradoxal, après cette sorte de détournement prolétarien de la Révolution bourgeoise, ce n’est pas une pleine victoire du prolétariat et du communisme que Marx entrevoit : c’est un régime singulièrement mêlé de propriété capitaliste et de communisme, de violence à la propriété et d’organisation du crédit.

Chose singulière ! Après avoir constaté que c’est l’évolution de l’industrie et la croissance du prolétariat industriel qui créent une force révolutionnaire, le Manifeste ne prévoit d’abord, dans le programme immédiat de la révolution communiste victorieuse, que l’expropriation de la rente foncière. Il rétrograde au delà de Babeuf, dont la gloire est d’avoir fait entrer la production industrielle aussi bien que la production agricole dans le plan communiste. Il recule presque jusqu’à Saint-Just, qui semble avoir prévu la possibilité pour la nation d’absorber les fermages.

« Nous avons vu plus haut, dit Marx, que la première démarche de la révolution ouvrière serait de constituer le prolétariat en classe régnante, de conquérir le régime démocratique.

« Le prolétariat usera de sa suprématie politique pour arracher peu à peu à la bourgeoisie tous les capitaux, pour centraliser entre les mains de l’état, c’est-à-dire du prolétariat constitué en classe dirigeante, les instruments de production et pour accroître au plus vite la masse disponible des forces productives.

« Il va de soi que cela impliquera dans la période du début des infractions despotiques au droit de propriété et aux conditions bourgeoises de la production. Des mesures devront être prises qui sans doute paraîtront insuffisantes et auxquelles on ne pourra pas s’en tenir, mais qui, une fois le mouvement commencé, mèneront à des mesures nouvelles et seront indispensables à titre de moyens pour révolutionner tout le régime de production. Ces mesures, évidemment, seront différentes en des pays différents. Cependant les mesures suivantes seront assez généralement applicables, du moins dans les pays les plus avancés :

« 1° Expropriation de la propriété foncière ; affectation de la rente foncière aux dépenses de l’État.

« 2° Impôt fortement progressif.

« 3° Abolition de l’héritage.

« 4° Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.

« 5° Centralisation du crédit aux mains de l’État par le moyen d’une banque nationale constituée avec les capitaux de l’État et avec un monopole exclusif.

« 6° Centralisation des industries de transport aux mains de l’État.

« 7° Multiplication des manufactures nationales, des instruments nationaux de production, défrichement et amélioration des terres cultivables d’après un plan d’ensemble.

« 8° Travail obligatoire pour tous : organisation d’armées industrielles, notamment en vue de l’agriculture.

« 9° Réunion de l’agriculture et du travail industriel : préparation de toutes les mesures capables de faire disparaître progressivement la différence entre la ville et la campagne.

« 10° Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition des formes actuellement en usage du travail des enfants dans les fabriques. Réunion de l’éducation et de la production matérielle, etc. »

Étrange programme, où sont rapprochés le communisme agraire du dix-huitième siècle et quelques éléments de ce que nous appelons aujourd’hui le programme de Saint-Mandé : Marx et Engels, dans l’ordre industriel, se contentent d’abord de la nationalisation des chemins de fer : il n’y a même pas la nationalisation des mines acceptée aujourd’hui par les radicaux-socialistes. Mais ce qui me frappe, ce n’est pas le chaos du programme, la coexistence du communisme agricole et du capitalisme industriel.

Ce n’est pas la contradiction entre l’article qui abolit l’héritage et qui retire ainsi par là aux générations nouvelles le capital industriel, et l’ensemble des articles qui laissent subsister la propriété individuelle. L’histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont souvent coexisté : longtemps la production corporative et la production capitaliste ont fonctionné côte à côte : tout le dix-septième et tout le dix-huitième siècles sont faits du mélange des deux, et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient coexisté.

Et je suis convaincu que dans l’évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme seront longtemps juxtaposés.

C’est la loi même des grandes transformations. Marx et Engels avaient parfaitement le droit, sans se désavouer eux-mêmes, de dire en 1872 qu’ils faisaient assez bon marché de leur programme de 1847. « Ce passage aujourd’hui devrait être modifié en plusieurs de ses termes. Les progrès immenses accomplis par la grande industrie dans les vingt-cinq dernières années, les progrès parallèles accomplis par la classe ouvrière organisée en parti… font paraître vieillis plus d’un passage de ce programme. » Tout au plus peut-on s’étonner qu’ils n’aient pas fait, dès 1847, une part plus large au communisme industriel.

Mais ce qui étonne, c’est qu’ils aient pu croire le prolétariat capable de confisquer à son profit les révolutions bourgeoises et de conquérir, par un coup d’autorité, la démocratie, alors qu’ils le supposaient incapable, au lendemain de sa victoire et même dans les pays les plus avancés, d’instituer largement le communisme industriel.

Ce qui frappe surtout, dans le Manifeste, ce n’est pas le chaos du programme, qui pourrait se débrouiller, mais le chaos des méthodes. C’est par un coup de force que le prolétariat s’est installé d’abord au pouvoir : c’est par un coup de force qu’il l’a arraché aux révolutionnaires bourgeois. Il « conquiert la démocratie », c’est-à-dire qu’en fait il la suspend, puisqu’il substitue à la volonté de la majorité des citoyens librement consultés la volonté dictatoriale d’une classe.

C’est encore par la force, par la puissance dictatoriale, qu’il commet ces premières « infractions despotiques » à la propriété que le Manifeste prévoit. Mais ensuite, pour tout le développement de la révolution, pour l’élaboration et l’organisation de l’ordre nouveau, est-ce encore la dictature du prolétariat qui subsiste, ou est-il rentré sous la loi de la démocratie, du suffrage universel et des transactions ? Il est impossible de supposer que Marx et Engels aient songé à suspendre longtemps, au profit de la dictature prolétarienne, la démocratie. Comment le pourraient-ils, la révolution prolétarienne elle-même ayant surgi d’un mouvement vaste vers la démocratie ?

Comment le pourraient-ils encore, puisqu’ils laissent subsister la puissance économique de la bourgeoisie, la forme capitaliste de l’industrie ?

Laisser au patronat, au moins dans une période provisoire dont ils n’essaient même pas d’indiquer le terme, la direction des ateliers, des manufactures et des usines, et tenir ce même patronat hors du droit politique, hors de la cité, c’est une impossibilité. Il est contradictoire de faire des bourgeois des citoyens passifs et de leur laisser encore dans une large mesure la maîtrise de la production. Il est contradictoire d’organiser le crédit d’État et de ne pas soumettre au contrôle de toute la nation le fonctionnement de ce crédit. Une classe, née de la démocratie, qui, au lieu de se ranger à la loi de la démocratie, prolongerait sa dictature au delà des premiers jours de la révolution, ne serait bientôt plus qu’une bande campée sur le territoire et abusant des ressources du pays.

Donc ou Marx et Engels acheminent le prolétariat à un chaos de barbarie et d’impuissance, ou ils prévoient qu’après les premiers actes politiques et économiques qui auront donné à la classe ouvrière un grand essor et marqué d’un sceau socialiste la démocratie, il se confondra de nouveau dans la vie nationale et dans la légalité du suffrage universel. Mais qu’est-ce à dire ? Et si la démocratie n’est point préparée au mouvement communiste, ne va-t-elle point contrarier, au lieu de les étendre, les effets des premières mesures dictatoriales du prolétariat ?

Et si au contraire la démocratie y est préparée, si le prolétariat peut, par la seule force légale, obtenir d’elle qu’elle développe dans le sens communiste les premières institutions révolutionnaires, c’est en réalité la conquête légale de la démocratie qui devient la méthode souveraine de Révolution.

Tout le reste, je le répète, n’est que l’expédient, peut-être nécessaire un moment, d’une classe encore débile et mal préparée. Mais ceux des socialistes d’aujourd’hui qui parlent encore de « dictature impersonnelle du prolétariat » ou qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était faible encore, et où il était réduit à des moyens factices de victoire.

En fait, la tactique du Manifeste, qui consiste pour le prolétariat à dériver vers lui des mouvements qu’il n’eût pu susciter lui-même, cette tactique de la force croissante et hardie mais subordonnée encore, la classe ouvrière l’a employée d’instinct dans toutes les crises de la société démocratique et bourgeoise. Marx en avait reçu l’idée de la révolution française et de Babeuf. Après 1830, les mouvements ouvriers de Paris et de Lyon prolongèrent en une confuse affirmation prolétarienne la révolution de la bourgeoisie. En 1848, les prolétaires de Paris, de Vienne, de Berlin tentèrent, en d’audacieuses journées, de dériver vers le socialisme le mouvement de la Révolution.

La fameuse parole de Blanqui : « On ne crée pas un mouvement, on le dérive » est l’expression même de cette politique. C’est la formule active du Manifeste communiste de Marx, c’est le mot d’ordre d’une classe qui se sent mineure encore mais appelée à de hautes destinées. En 1870, le 31 octobre succédant au 4 septembre est une reprise de la méthode marxiste et blanquiste. Dans la commune même, l’action croissante du prolétariat socialiste se substituant à la démocratie petite-bourgeoise est encore une application de la tactique du Manifeste : greffer la révolution prolétarienne sur la révolution démocratique et bourgeoise.

Lassalle avait eu une ambition plus hardie. Lui, il ne voulait pas laisser la révolution, même bourgeoise, prendre d’abord une forme bourgeoise. Il voulait la capter, pour ainsi dire, à sa source même, et la dériver d’emblée vers le prolétariat. Ainsi, lorsque, en 1863, éclata le conflit entre la représentation prussienne et le ministère prussien, lorsque la bourgeoisie progressiste et libérale d’Allemagne s’agita pour défendre le droit constitutionnel menacé par Bismarck, on put se demander si le conflit n’aboutirait point à une révolution.

En celle-ci, ce n’est donc pas la question sociale, la question de la propriété qui aurait été posée. Elle n’eût pas été d’origine communiste et prolétarienne, mais au contraire d’origine bourgeoise et parlementaire. Elle eût été comme la reprise de la Révolution bourgeoise allemande que Marx annonçait en novembre 1847, et qui avorta en 1848 et 1849.

Mais cette Révolution allemande, si bourgeoise qu’elle fût en ses origines, Lassalle ne voulait pas qu’elle fût bourgeoise, même un moment, dans sa manifestation et dans sa marche. C’était, selon lui, le prolétariat allemand organisé qui devait susciter du conflit bourgeois la Révolution et prendre tout de suite en main la force nouvelle des événements. Il proclamait que la bourgeoisie était sans audace, qu’elle essaierait tout au plus de revenir à la fédération allemande de 1848, et qu’il fallait au contraire instituer l’entière unité de l’Allemagne démocratique.

« Des buts misérablement médiocres, s’écriait-il, ne peuvent susciter qu’une conduite misérablement médiocre ; seule une grande idée, seul l’enthousiasme pour des buts puissants créent le dévouement, l’esprit de sacrifice, la vaillance ! » Et de quel droit la bourgeoisie allemande, qui avait laissé périr la liberté en 1848, se donnerait-elle aujourd’hui comme la gardienne de la liberté ? Aussi bien, et Lassalle en prenait acte triomphalement, les chefs de la bourgeoisie libérale déclaraient d’avance se refuser à toute révolution.

C’est donc le prolétariat qui passerait d’emblée au premier plan si la crise devenait révolutionnaire. « Je trouve très maladroit M De Benningsen, disait Lassalle, de nous rappeler que lui et son parti ne veulent point de révolution ! Puisqu’il nous le rappelle sans relâche, nous voulons lui faire cette joie de ne point l’oublier. Levons nos mains et engageons-nous, si sous une forme ou sous une autre se produit le grand ébranlement, à rappeler aux nationaux-libéraux que jusqu’au dernier moment ils ont déclaré ne vouloir pas de révolution. »

C’est donc au prolétariat que serait, pour ainsi dire, adjugée dès la première heure la Révolution. Lassalle, conscient de la croissance de la classe ouvrière, et impatient aussi de cueillir tous les fruits de la vie, n’accepte point, comme Marx en 1847, une période première de révolution bourgeoise.

Quoique née d’un conflit entre la bourgeoisie libérale et l’absolutisme royal, la Révolution passera dès le premier jour aux mains ouvrières. C’est encore l’application de la méthode marxiste, mais dans une sorte de cas limite où est réduite à zéro la durée de la période bourgeoise. De ce pouvoir révolutionnaire soudain conquis, Lassalle se proposait, il est vrai, de faire un usage très modéré. Il se serait borné à fonder le suffrage universel, à supprimer les impôts indirects, à affranchir la presse du joug du capital et à subventionner largement sur les ressources de l’État des associations ouvrières de production : pas d’expropriation ; pas d’application étendue d’un plan communiste.

Ainsi, depuis cent vingt ans, la méthode de révolution ouvrière dont Babeuf a donné l’application première, dont Marx et Blanqui ont donné la formule, et qui consiste à profiter des révolutions bourgeoises pour y glisser le communisme prolétarien, a été essayée ou proposée bien des fois, et sous bien des formes. Elle a donné certes de grands résultats. C’est par elle qu’en de grandes journées historiques la classe ouvrière a pris conscience de sa force et de son destin.

C’est par elle qu’indirectement encore et obliquement, le prolétariat s’est essayé au pouvoir. C’est par elle que la question de la propriété et du communisme a été constamment à l’ordre du jour de l’Europe selon le conseil du Manifeste. « Dans tous ces mouvements, la question que les communistes mettront au premier plan, la question pour eux essentielle, est celle de la propriété, dût même le débat sur cette question n’être pas encore engagé très à fond. » C’est par cette méthode enfin que le prolétariat a agi, bien avant d’avoir la force décisive. Mais c’était une chimère d’espérer que le communisme prolétarien pourrait être greffé sur la révolution bourgeoise.

C’était une chimère de croire que les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie donneraient au prolétariat l’occasion d’un coup de force heureux. En fait, cette tactique n’a jamais abouti. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire a sombré, entraînant avec elle le prolétariat. Tantôt la bourgeoisie révolutionnaire victorieuse a eu la force de contenir, de refouler le mouvement prolétarien. Et d’ailleurs, même si par surprise un mouvement prolétarien s’était soudain imposé à des agitations d’un autre ordre et d’une autre origine, à quoi eût-il abouti ? Il se serait rapidement affaibli en un mouvement purement démocratique par une série de compromis. De la Commune victorieuse, c’est tout au plus une république radicale qui serait sortie.

Aujourd’hui, le mode déterminé sous lequel Marx, Engels et Blanqui concevaient la Révolution prolétarienne est éliminé par l’histoire. D’abord, le prolétariat plus fort ne compte plus sur la faveur d’une révolution bourgeoise. C’est par sa force propre et au nom de son idée propre qu’il veut agir sur la démocratie. Il ne guette pas une révolution bourgeoise pour jeter la bourgeoisie à bas de sa révolution comme on renverse un cavalier pour s’emparer de sa monture. Il a son organisation à lui, sa puissance à lui. Il a, par les syndicats et les coopératives, une puissance économique grandissante. Il a par le suffrage universel et la démocratie une force légale indéfiniment extensible.

Il n’est pas réduit à être le parasite aventureux et violent des révolutions bourgeoises. Il prépare méthodiquement, ou mieux, il commence méthodiquement sa propre Révolution par la conquête graduelle et légale de la puissance de la production et de la puissance de l’État. Aussi bien il attendrait en vain, pour un coup de force et de dictature de classe, l’occasion d’une révolution bourgeoise.

La période révolutionnaire de la bourgeoisie est close. Il se peut que pour la sauvegarde de ses intérêts économiques et sous l’action de la classe ouvrière la bourgeoisie d’Italie, d’Allemagne, de Belgique, soit conduite à étendre les droits constitutionnels du peuple, à revendiquer la plénitude du suffrage universel, la vérité du régime parlementaire, la responsabilité des ministres devant le parlement.

Il se peut que l’action combinée de la démocratie bourgeoise et du prolétariat fasse reculer partout la prérogative royale ou l’autocratie impériale jusqu’au point où la monarchie n’a plus qu’une existence nominale. Il est certain que la lutte pour l’entière démocratie n’est pas close en Europe : mais, dans cette lutte, la bourgeoisie ne jouera guère qu’un rôle d’appoint, comme il est visible en ce moment en Belgique.

Et d’ailleurs, il y a déjà, dans toutes les constitutions de l’Europe centrale et occidentale, assez d’éléments de démocratie pour que le passage à l’entière démocratie s’accomplisse sans crise révolutionnaire. Ainsi le prolétariat ne peut plus, comme l’avaient pensé Marx et Blanqui, abriter sa Révolution derrière les révolutions bourgeoises : il ne peut plus saisir et tourner à son profit les agitations révolutionnaires de la bourgeoisie, qui sont épuisées. Maintenant c’est à découvert, sur le large terrain de la légalité démocratique et du suffrage universel, que le prolétariat socialiste prépare, étend, organise sa Révolution.

C’est à cette action révolutionnaire méthodique, directe et légale que Engels, dans la dernière partie de sa vie, conviait le prolétariat européen en des paroles fameuses qui rejetaient, en fait, le Manifeste communiste dans le passé. Désormais, l’action révolutionnaire de la bourgeoisie étant close, tout moyen de violence employé par le prolétariat ne ferait que coaliser contre lui toutes les forces non prolétariennes. Et c’est pourquoi j’ai toujours interprété la grève générale non comme un moyen de violence, mais comme un des plus vastes mécanismes de pression légale que, pour des objets définis et grands, pouvait manier le prolétariat éduqué et organisé.

Mais si l’hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du Manifeste communiste est en effet épuisée, si le prolétariat ne peut plus compter sur les mouvements révolutionnaires de la bourgeoisie pour déployer sa propre force de révolution, s’il ne peut plus faire surgir sa dictature de classe d’une période de démocratie chaotique et violente, peut-il du moins attendre son avènement soudain d’un brusque effondrement économique de la bourgeoisie, d’un cataclysme du système capitaliste acculé enfin à l’impossibilité de vivre et déposant son bilan ? C’était encore là une perspective de Révolution prolétarienne ouverte par Marx.

Il comptait à la fois, pour susciter la dictature de classe du prolétariat, sur l’avènement politique révolutionnaire de la bourgeoisie et sur sa chute économique. De lui-même, un jour, sous l’action toujours plus intense et plus fréquente des crises déchaînées par lui, et par l’épuisement de misère auquel il aurait réduit les exploités, le capitalisme devait succomber. Il n’est pas possible de contester sérieusement que ce fût là, dans le Manifeste, la pensée de Marx et de Engels. « Toutes les sociétés jusqu’à ce jour ont reposé, nous l’avons vu, sur l’antagonisme de classes oppressives et de classes opprimées.

Mais pour pouvoir opprimer une classe, au moins faut-il lui assurer des conditions d’existence qui lui permettent de traîner sa vie d’esclavage. Le serf, malgré son servage, s’était élevé au rang de membre de la commune, le petit bourgeois était devenu bourgeois malgré le joug de l’absolutisme féodal. L’ouvrier moderne, au contraire, au lieu de s’élever par le progrès de l’industrie, descend de plus en plus au-dessous de la condition de sa propre classe.

Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme grandit encore plus vite que la population et la richesse. Il devient ainsi manifeste que la bourgeoisie est incapable de demeurer désormais la classe dirigeante de la société et d’imposer à la société, comme une loi impérative, les conditions de son existence de classe. Elle est devenue incapable de régner, car elle ne sait plus assurer à ses esclaves la subsistance qui leur permette de supporter l’esclavage. Elle en est réduite à les laisser tomber à une condition où il lui faut les nourrir au lieu d’être nourrie par eux. La société ne peut plus vivre sous le règne de cette bourgeoisie ; c’est-à-dire que l’existence de cette bourgeoisie n’est plus compatible avec la vie sociale. »

Et c’est à ce moment que, l’exploitation bourgeoise et capitaliste ayant atteint pour ainsi dire la limite de tolérance vitale des classes exploitées, il se produit une commotion inévitable, un soulèvement irrésistible, et la guerre civile latente entre les classes se dénoue enfin par « l’effondrement violent de la bourgeoisie ».

Voilà bien la pensée de Marx et de Engels, à cette date. Je sais que l’on cherche maintenant à jeter un voile sur la brutalité de ces textes. Je sais que de subtils interprètes marxistes disent que Marx et Engels n’ont entendu parler que d’une paupérisation « relative ». Ainsi, quand les théologiens veulent mettre d’accord les textes de la Bible avec la réalité scientifiquement constatée, ils disent que dans la genèse, le mot jour désigne une période géologique de plusieurs millions d’années. Je n’y contredis point. Ce sont des élégances et des charités d’exégèse qui permettent de passer sans douleur du dogme longtemps professé à la vérité mieux connue.

Et puisque des esprits « révolutionnaires » ont besoin de ces ménagements, qui songerait à les contrarier ? Pourtant si Marx n’avait voulu parler que d’une paupérisation relative, comment aurait-il conclu que le capitalisme ferait tomber ses esclaves au-dessous même du minimum vital et les contraindrait ainsi, par une suite de réflexes irrésistibles, à faire s’effondrer violemment la bourgeoisie ?

On a dit aussi que Marx et Engels avaient voulu seulement définir la tendance abstraite du capitalisme, ce que deviendrait la société bourgeoise par sa propre loi si l’organisation ouvrière ne contrariait point, par un effort inverse, cette tendance d’oppression et de dépression.

Et certes comment Marx, qui faisait du prolétariat l’essence même et la forme vivante du socialisme, aurait-il méconnu cette action prolétarienne ? Mais il semble que dans la pensée de Marx, cette action, tout en assurant en effet au prolétariat quelques avantages économiques partiels, se résume surtout à accroître sa conscience de classe, à développer en lui le sentiment de ses maux et celui de sa force. « Mais le développement de l’industrie ne fait pas qu’augmenter en nombre le prolétariat. Il agglomère le prolétariat en masses plus denses, et sa force en est grandie avec le sentiment qu’il en a.

Les différences dans les intérêts et dans le genre de vie se nivellent entre les catégories diverses du prolétariat lui-même, à mesure que l’outillage mécanique détruit les différences dans le genre de travail et réduit presque partout le salaire à un niveau d’une égale modicité. Mais ce salaire des ouvriers subit des oscillations de jour en jour plus fréquentes, du fait de la concurrence croissante que les bourgeois se font entre eux, et qui entraîne des crises commerciales.

La condition entière de l’ouvrier est de plus en plus mise en question à mesure que s’accélèrent le développement et l’amélioration incessante du machinisme. De plus en plus alors les collisions entre l’ouvrier individuel et le bourgeois individuel prennent le caractère de collisions entre deux classes. Le début, c’est que les ouvriers commencent à former des coalitions contre les bourgeois. L’objet de leur union est la défense de leur salaire. Ils vont jusqu’à fonder des associations durables dans le but d’accumuler des munitions pour des soulèvements éventuels. Par endroits, la lutte éclate en émeutes.

Parfois les ouvriers remportent une victoire, mais passagère. Le bénéfice véritable de ces luttes n’est pas celui qui donne le succès immédiat. Il consiste dans l’union qui se propage de plus en plus entre les ouvriers. Cette union est facilitée par les moyens de communication multipliés que la grande industrie crée et qui permettent aux ouvriers de localités différentes d’entrer en relations mutuelles. Or dès que cette union est faite, la multiplicité des luttes locales du même ordre se transforme en une lutte nationale unique, à direction centralisée, en une lutte de classe. Mais toute lutte de classe est une lutte politique. L’union que les bourgeois du moyen-âge quand ils ne disposaient que de chemins vicinaux, mirent des siècles à réaliser, les prolétaires modernes, grâce aux chemins de fer, la réalisent en peu d’années.

Cette organisation toutefois, qui crée une classe prolétarienne et, par suite, un parti politique prolétarien, à tout instant se brise à nouveau par la concurrence des ouvriers entre eux. Mais toujours aussi elle se redresse plus forte, plus ferme, plus puissante. En tirant parti des dissentiments internes de la bourgeoisie, elle parvient à faire reconnaître de force, et par la loi, quelques-uns des intérêts des travailleurs. Ainsi pour la loi sur la journée de dix heures en Angleterre. »

Si j’ai reproduit ce génial tableau du mouvement ouvrier moderne, ce n’est pas pour en discuter chaque trait : il y aurait en plusieurs points, et notamment sur le nivellement des salaires, bien des réserves à faire. Mais j’ai voulu que le lecteur pût se poser utilement la question que je me pose ici moi-même : dans quelle mesure Marx a-t-il admis que l’organisation économique et politique des prolétaires faisait échec à la tendance de paupérisation qui est, selon lui, la loi même du capitalisme ?

Je crois qu’on peut répondre : dans une mesure très faible. Sans doute, les ouvriers ainsi groupés en classe et en parti remportent, surtout grâce aux divisions de la classe possédante, quelques avantages partiels : mais il semble bien que leur union dans le combat est le seul bénéfice substantiel qu’ils retirent du combat même.

Donc la force de cohésion et de protestation des ouvriers s’accroît en vue d’un soulèvement général ; leurs chances s’accroissent de mener à bien le mouvement révolutionnaire et de précipiter l’effondrement de la bourgeoisie. Mais en fait, et dans le fond même de leur vie actuelle, ils subissent, en n’y opposant que de trop faibles contrepoids, la loi de paupérisation prolétarienne. C’est même sans doute cette contradiction entre la paupérisation croissante subie par le prolétariat et la force croissante de revendication et d’action qui s’organise en lui qui apparaît à Marx comme le ressort des grands soulèvements prochains, comme la force immédiate de révolution.

Les améliorations concrètes obtenues par l’effort ouvrier ne compensent qu’imparfaitement la dépréciation concrète que subit la vie ouvrière par la loi de la production bourgeoise. Dans le conflit des tendances qui se disputent le prolétariat, la tendance déprimante a la primauté dans le présent ; c’est elle surtout qui agit sur la condition réelle de la classe ouvrière.

Et puisqu’on parle de tendances, c’est dans ce sens qu’inclinait visiblement toute la pensée de Marx et de Engels. Je dirai presque que Marx avait besoin d’un prolétariat infiniment appauvri et dénué, dans sa conception dialectique de l’histoire moderne. Le prolétariat, pour être dans la dialectique hégélienne de Marx le moment humain, pour être vraiment l’idée même de l’humanité, devait à ce point être dépouillé de tout droit social, que l’humanité seule, infinie en détresse et en droit, subsistât en lui.

Et comment pourrait-on se flatter de comprendre Marx sans descendre aux origines dialectiques, aux sources profondes de sa pensée ? Sa Critique de la philosophie hégélienne du droit, parue en 1844 dans les Annales germano-françaises, est à cet égard un document décisif. « Où est donc, dit-il, la possibilité positive de l’émancipation allemande ?

Réponse : dans la formation d’une classe avec des chaînes radicales, d’une classe de la société bourgeoise, qui ne soit pas une classe de la société bourgeoise, d’un état, qui soit la dissolution de tout état, d’une sphère qui ait un caractère universel par la souffrance universelle et qui ne revendique aucun droit particulier, parce que ce n’est point une injustice particulière, mais l’injustice totale qui est accomplie sur lui, qui ne puisse faire appel à aucun titre historique, mais seulement au titre d’humanité, qui soit non pas en opposition particulière avec telle ou telle conséquence, mais en opposition générale avec tous les principes de l’État allemand, d’une sphère enfin qui ne puisse s’émanciper elle-même, sans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société, et sans émanciper par là toutes les autres sphères de la société, qui, en un mot, soit la perte totale de l’homme, et qui ne puisse par conséquent se retrouver elle-même que par l’entière restitution de l’homme. »

J’entends bien que c’est de l’Allemagne que parle ici Marx, et des conditions particulières de son affranchissement. Je sais qu’il reconnaît aux classes sociales de la France un plus haut idéalisme historique, qu’elles ont, selon lui, l’habitude de se considérer comme les gardiennes de l’intérêt universel et qu’il suffira en France, pour que s’accomplisse l’entière émancipation, que cette action idéaliste passe de la bourgeoisie, en qui la mission humaine est limitée et contrariée par des soucis de propriété, au prolétariat français, en qui la mission humaine peut développer sans obstacle son universalité.

Oui, c’est de l’Allemagne et du prolétariat allemand qu’il s’agit. Mais qui ne voit que, malgré les différences ethniques et historiques, il est pour Marx une figure du prolétariat et même, par son absolu dénuement, la figure suprême ?

C’est donc sous une transposition hégélienne du christianisme que Marx se représente le mouvement moderne d’émancipation. De même que le Dieu chrétien s’est abaissé au plus bas de l’humanité souffrante pour relever l’humanité toute entière, de même que le sauveur, pour sauver en effet tous les hommes, a dû se réduire à ce degré de dénuement tout voisin de l’animalité, au-dessous duquel ne se pouvait rencontrer aucun homme, de même que cet abaissement infini de Dieu était la condition du relèvement infini de l’homme, de même dans la dialectique de Marx, le prolétariat, le Sauveur moderne, a dû être dépouillé de toute garantie, dévêtu de tout droit, abaissé au plus profond du néant historique et social, pour relever en se relevant toute l’humanité.

Et comme le dieu-homme, pour rester dans sa mission, a dû rester pauvre, souffrant et humilié jusqu’au jour triomphal de la résurrection, jusqu’à cette victoire particulière sur la mort qui a affranchi de la mort toute l’humanité, ainsi le prolétariat reste d’autant mieux dans sa mission dialectique, que, jusqu’au soulèvement final, jusqu’à la résurrection révolutionnaire de l’humanité, il porte, comme une croix toujours plus pesante, la loi essentielle d’oppression et de dépression du capitalisme.

De là évidemment, chez Marx, une tendance originelle à accueillir difficilement l’idée d’un relèvement partiel du prolétariat. De là une sorte de joie, où il entre quelque mysticité dialectique, à constater les forces d’écrasement qui pèsent sur les prolétaires.

Marx se trompait. Ce n’est pas du dénuement absolu que pouvait venir la libération absolue. Quelque pauvre que fût le prolétaire allemand, il n’était pas la pauvreté suprême. D’abord dans l’ouvrier moderne il y a d’emblée toute la part d’humanité conquise par l’abolition des sauvageries et des barbaries premières, par l’abolition de l’esclavage et du servage. Puis, quelque médiocres que fussent en effet à ce moment les titres historiques propres des prolétaires allemands, ils n’en étaient point tout à fait démunis. Leur histoire, depuis la Révolution française, n’était pas tout à fait vide.

Et surtout, par leur sympathie pour l’action émancipatrice des prolétaires français, des ouvriers du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 août, des sections parisiennes, ils avaient une part dans les titres historiques du prolétariat français, devenus des titres universels, comme la Déclaration des Droits de l’homme avait été un symbole universel, comme la chute de la Bastille avait été une délivrance universelle. Au moment même où Marx écrivait pour le prolétariat allemand ces paroles de mystique abaissement et de mystique résurrection, les prolétaires allemands, comme d’ailleurs Marx lui-même, tournaient leur cœur et leurs yeux vers la France, vers la grande patrie des titres historiques du prolétariat.

Mais quoi d’étrange que Marx, avec cette conception dialectique première, ait accordé la primauté, dans l’évolution capitaliste, à la tendance de dépression ? Quoi d’étonnant que dans le Capital encore il ait écrit que « l’oppression, l’esclavage, l’exploitation, la misère, s’accroissaient », mais aussi « la résistance de la classe ouvrière, sans cesse grossissante et de plus en plus disciplinée, unie et organisée par le mécanisme même de la production capitaliste », mettant encore ici en balance une force de dépression qui agit immédiatement et une force de résistance et d’organisation qui semble surtout préparer l’avenir ?

Engels, lui, s’est fait de l’inflexibilité du système capitaliste, de son impuissance à s’adapter à la moindre réforme, une idée si rigide et si stricte qu’il commet dans l’interprétation des mouvements sociaux les plus graves et les plus décisives erreurs.

Il est difficile d’imaginer des méprises plus lourdes que celles qu’il commet à chaque pas dans son livre célèbre sur la situation des classes laborieuses en Angleterre. Il a vu partout des incompatibilités, des impossibilités, des contradictions insolubles et qui ne pouvaient se résoudre que par la Révolution. Il annonce en 1845, comme imminente et absolument inévitable en Angleterre, une Révolution ouvrière et communiste, qui sera la plus sanglante qu’ait vue l’histoire.

Les pauvres égorgeront les riches et brûleront les châteaux. Il n’y a pas de doute possible à cet égard. « Nulle part il n’est aussi facile de prophétiser qu’en Angleterre, parce qu’ici tous les développements sociaux sont d’une netteté et d’une acuité extrêmes. La révolution doit venir, et il est déjà trop tard pour introduire une solution pacifique. »

Étrange vue sur ce pays d’Angleterre, si habile toujours aux évolutions et aux compromis ! Il pousse si loin son intransigeance sociale qu’il en arrive à tenir sur les grandes questions précises qui sont posées à ce moment le langage des conservateurs les plus têtus. Comme à eux, tout progrès politique et social lui paraît impossible dans le système présent. Les chartistes acculent l’Angleterre ou à l’abîme ou à l’entière révolution communiste.

Ils demandent le suffrage universel : mais il est inconciliable avec la monarchie ; ils demandent la journée de dix heures : mais elle est inconciliable dans le système capitaliste avec les exigences de la production ; et son effet, vraiment excellent, sera d’obliger l’Angleterre à entrer sous peine de ruine dans des voies toutes nouvelles.

« Les arguments d’économie nationale des fabricants, écrit Engels, que le bill des dix heures accroîtra les frais de production, que par là l’industrie anglaise sera rendue incapable de lutter contre la concurrence étrangère, que le salaire du travail tombera nécessairement, sont à moitié vrais : mais ils ne prouvent qu’une chose, c’est que la grandeur industrielle de l’Angleterre ne peut être maintenue que par le traitement barbare infligé aux ouvriers, par la destruction de la santé, par la décadence sociale, physique et intellectuelle de générations entières.

Naturellement si la journée de dix heures devenait une mesure légale définitive, l’Angleterre serait ruinée par là ; mais parce que cette loi entraînerait nécessairement après elle d’autres mesures, qui obligeraient l’Angleterre à entrer dans une voie tout autre que celle qui a été suivie jusqu’ici, cette loi sera un progrès. »

Quel esprit de défiance à l’égard des réformes partielles ! Quelles limites étroites assignées aux facultés de transformation du régime industriel ! Et quand en 1892, cinquante ans après, Engels réédite ce livre, il ne songe pas un moment à se demander par quel vice de pensée, par quelle erreur systématique il a été induit à des idées aussi fausses sur le mouvement politique et social de l’Angleterre.

Il aime mieux se complaire dans une œuvre que l’histoire a presque toute démentie. Il est donc tout naturel de supposer que Engels, avec cette façon première de comprendre les choses, a incliné toujours, comme Marx, à donner aux forces de dépression qui abaissent en régime capitaliste la classe ouvrière, la primauté sur les forces de relèvement.

Mais, quelle que soit l’interprétation donnée sur ce point à la pensée incertaine et obscure de Marx et de Engels, il importe peu. L’essentiel, c’est que nul des socialistes, aujourd’hui, n’accepte la théorie de la paupérisation absolue du prolétariat.

Les uns ouvertement, les autres avec des précautions infinies, quelques-uns avec une malicieuse bonhomie viennoise, tous déclarent qu’il est faux que dans l’ensemble la condition économique matérielle des prolétaires aille en empirant. Des tendances de dépression et des tendances de relèvement, ce ne sont pas au total, et dans la réalité immédiate de la vie, les tendances dépressives qui l’emportent.

Dès lors il n’est plus permis de répéter après Marx et Engels que le système capitaliste périra parce qu’il n’assure même pas à ceux qu’il exploite le minimum nécessaire à la vie. Dès lors encore, il devient puéril d’attendre qu’un cataclysme économique menaçant le prolétariat dans sa vie même provoque, sous la révolte de l’instinct vital, « l’effondrement violent de la bourgeoisie ». Ainsi, les deux hypothèses, l’une historique, l’autre économique, d’où devait sortir, dans la pensée du Manifeste communiste, la soudaine Révolution prolétarienne, la Révolution de dictature ouvrière, sont également ruinées.

Ni il n’y aura dans l’ordre politique une révolution bourgeoise que le prolétariat révolutionnaire puisse soudain chevaucher ; ni il n’y aura dans l’ordre économique un cataclysme, une catastrophe qui, sur les ruines du capitalisme effondré, suscite en un jour la domination de classe du prolétariat communiste et un système nouveau de production. Ces hypothèses n’ont pas été vaines.

Si le prolétariat n’a pu se saisir d’aucune des révolutions bourgeoises, il s’est poussé cependant depuis cent vingt années à travers les agitations de la bourgeoisie révolutionnaire, et il continuera encore, sous les formes nouvelles que développe la démocratie, à tirer parti des inévitables conflits intérieurs de la bourgeoisie.

S’il n’y a pas eu réaction totale et révolutionnaire de l’instinct vital du prolétariat sous un cataclysme total du capitalisme, il y a eu d’innombrables crises qui, en attestant le désordre intime de la production capitaliste, ont naturellement excité les prolétaires à préparer un ordre nouveau.

Mais où l’erreur commence, c’est lorsqu’on attend en effet la chute soudaine du capitalisme et l’avènement soudain du prolétariat ou d’un grand ébranlement politique de la société bourgeoise, ou d’un grand ébranlement économique de la production bourgeoise.

Ce n’est pas par le contre-coup imprévu des agitations politiques que le prolétariat arrivera au pouvoir, mais par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces sous la loi de la démocratie et du suffrage universel.

Ce n’est pas par l’effondrement de la bourgeoisie capitaliste, c’est par la croissance du prolétariat que l’ordre communiste s’installera graduellement dans notre société.

À quiconque accepte ces vérités désormais nécessaires, des méthodes précises et sûres de transformation sociale et de progressive organisation ne tardent pas à apparaître. Ceux qui ne les acceptent pas nettement, ceux qui ne prennent pas vraiment au sérieux les résultats décisifs du mouvement prolétarien depuis un siècle, ceux qui rétrogradent jusqu’au Manifeste communiste si visiblement dépassé par les événements, ou qui mêlent aux pensées directes et vraies que la réalité présente leur suggère des restes de pensées anciennes d’où la vérité a fui, ceux-là se condamnent eux-mêmes à vivre dans le chaos.

Mais je ne pourrais justifier dans le détail cette affirmation générale que par l’analyse minutieuse de toutes les tendances présentes du socialisme français et du socialisme international. Je ne pourrais aussi légitimer pleinement la méthode que j’ai indiquée que par des applications précises et par l’exposé d’un programme « d’évolution révolutionnaire » .

Ce sera l’objet d’une œuvre plus systématique et plus liée que les études fragmentaires qu’à votre demande, mon cher Péguy, je soumets dès maintenant aux lecteurs de bonne foi, curieux, en ces questions difficiles, même d’un modeste commencement de clarté.

Je ne veux, dans cette introduction, ajouter qu’un mot, qui a un rapport direct à l’objet du volume. Quelques-uns de nos contradicteurs disent volontiers que cette méthode d’évolution soumise à la loi de la démocratie risque d’affaiblir et d’obscurcir l’idéal socialiste. C’est exactement le contraire.

Ce sont les appels déclamatoires à la violence, c’est l’attente quasi-mystique d’une catastrophe libératrice qui dispensent les hommes de préciser leur pensée, de déterminer leur idéal.

Mais ceux qui se proposent de conduire la démocratie, par de larges et sûres voies, vers l’entier communisme, ceux qui ne peuvent compter sur l’enthousiasme d’une heure et sur les illusions d’un peuple excité, ceux-là sont obligés de dire avec la plus décisive netteté vers quelle forme de société ils veulent acheminer les hommes et les choses, et par quelle suite d’institutions et de lois ils espèrent aboutir à l’ordre communiste.

Plus le parti socialiste se confondra dans la nation par l’acceptation définitive de la démocratie et de la légalité, plus il sera tenu de marquer sa conception propre : et à travers l’atmosphère moins agitée le but final se dessinera mieux.

Sous peine de se perdre dans le plus vulgaire empirisme et de se dissoudre dans un opportunisme sans règle et sans objet, il devra ordonner toutes ses pensées, toute son action en vue de l’idéal communiste. Ou plutôt cet idéal devra être toujours présent et toujours discernable en chacun de ses actes, en chacune de ses paroles.

Je ne sais si Bernstein n’a pas été conduit, par la nécessité de la polémique, à éclairer surtout le côté critique de son œuvre. Ce serait en tout cas une grande erreur et une grande faute de paraître dissoudre dans les brumes de l’avenir le but final du socialisme. Le communisme doit être l’idée directrice et visible de tout le mouvement. Le socialisme « critique » doit être, plus que tout autre, agissant et constructif. Et une des formes premières de l’action c’est de dissiper les équivoques dont les partis extrêmes de la démocratie bourgeoise leurrent encore les esprits…

Démêler les sophismes et dénoncer les contradictions du radicalisme bourgeois est peut-être le premier devoir de ceux qui veulent conquérir légalement, à toute l’idée socialiste et communiste, la démocratie. C’est tout naturellement que j’ai été conduit, après avoir esquissé à grands traits la méthode d’évolution révolutionnaire, à demander au parti radical ce qu’il entend par sa fameuse formule de la « propriété individuelle ». Ce n’est là, bien entendu, qu’une très faible partie de l’examen critique auquel les équivoques et les contradictions radicales devront être soumises par notre parti.

M Maxime Leroy, dans La Revue blanche, m’a fait quelques objections : il me dit que l’usufruit, l’usage, l’habitation, l’hypothèque, la copropriété des gros murs et escaliers, etc., sont des droits anciens qui n’impliquent en aucune manière un droit social nouveau.

Mais il y a un malentendu. Je n’ai jamais dit que ce fussent là des formes nouvelles, encore moins des ébauches de copropriété sociale. J’ai au contraire toujours rappelé que c’était au profit d’autres individus qu’était limité le droit de l’individu.

Mais il reste vrai que la propriété, même individuelle, est extrêmement complexe, qu’elle est formée de droits très divers, tantôt réunis dans la main d’un seul individu, tantôt dispersés dans les mains de plusieurs ; qu’elle est bien loin d’être un bloc indécomposable et une quantité simple, qu’il y a dès lors quelque enfantillage à se donner, in abstracto, comme le défenseur de la propriété individuelle, et qu’on est mal fondé en outre à nous reprocher l’extrême complication du concept de la propriété communiste, qui enveloppera le droit de la nation, le droit des groupes intermédiaires et le droit des individus. C’est là, en ce point, tout ce que j’ai voulu démontrer.

M Leroy dit : « Ce qu’il faut constater, c’est que toutes les législations ont apporté des restrictions au droit de propriété individuelle comme à tous les droits individuels… L’individualisme juridique absolu ne peut être qu’une entité métaphysique. »

Sans doute : mais ce que je note, c’est d’abord que la Révolution française elle-même, malgré sa préoccupation individualiste, a porté à la propriété individuelle, dans l’ordre de l’héritage, une atteinte sans précédent. M Leroy me dit que « le principe de l’égalité des partages était un principe coutumier déjà appliqué en Germanie et dans la Grèce d’avant Solon ». Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur cet objet : mais quelle distance entre ces coutumes anciennes et la législation vigoureuse de la Convention !

Et surtout, comment M Leroy n’a-t-il pas vu que ce qui fait l’intérêt de la législation révolutionnaire c’est son apparente antinomie ? C’est au nom du droit des individus et pour le sauvegarder, que la révolution est obligée de constituer un domaine familial commun et intangible.

L’individualisme concret se traduit ici par un communisme familial : de même, lorsque la société aura souci de tous les individus, lorsqu’elle verra et protégera en eux contre toutes les usurpations, non pas les héritiers désignés de tel ou tel patrimoine familial, mais les héritiers du patrimoine humain, c’est le communisme social qui sera la forme suprême et la suprême garantie de ce haut individualisme universel.

Que ce soit la logique individualiste qui ait abouti au collectivisme familial, voilà qui est nouveau dans le monde et je m’étonne que M Leroy me rappelle aux forêts de la Germanie.

En second lieu, ce que j’ai noté c’est que dans cette société individualiste la propriété individuelle subit un refoulement incessant et une incessante dénaturation. M Leroy en convient pour toute une catégorie de lois :

« Aussi, dit-il, c’est moins dans le Code civil de 1804, qui n’est que le proche passé remanié, qu’il faut chercher le droit nouveau, que dans les lois sociales postérieures qui, ainsi que le remarque M. Jaurès, constituent, elles, de véritables dépossessions dans un sens collectiviste : droit de grève, inspection du travail, etc. »

Cela est très important et suffirait à montrer la frivolité et l’inconsistance doctrinale des radicaux, qui se proclament contre nous les sauveurs de la propriété individuelle et qui ne paraissent pas se douter que les lois sociales auxquelles ils consentent sous l’action de la classe ouvrière en sont une perpétuelle restriction.

Mais s’il serait puéril de chercher dans le Code Napoléon les traits du droit nouveau, il y a intérêt à montrer que, même dans le Code civil, même en dehors de la législation sociale que la classe ouvrière a peu à peu imposée, la propriété individuelle a des facultés presque illimitées de décomposition, qu’elle se prête à toutes sortes de démembrements et que les rapports mêmes des propriétés individuelles se marquent par de réciproques expropriations partielles.

Aussi bien M Leroy fait vraiment trop bon marché du sens révolutionnaire et communiste latent du droit d’expropriation pour cause d’utilité publique : « Le droit supérieur que la société s’arroge sur les propriétés privées n’est que la reprise, dans un sens démocratique, du droit de propriété éminent du roi sur tous les biens du royaume. »

Peut-être, quoique la Révolution assignât d’autres origines à ce droit. Mais ce qui est important, précisément, c’est la reprise de ce droit dans un sens démocratique. Car cette reprise démocratique pourra être continuée et agrandie dans le sens socialiste. Et comment peut-il paraître indifférent à M Leroy que la société bourgeoise, entraînée par la puissance des intérêts capitalistes, ait peu à peu donné à ce droit d’expropriation, sous les yeux du prolétariat qui médite et qui attend, une extension croissante ?

Pendant que les radicaux disent : « Propriété individuelle », le capitalisme lui-même fortifie et assouplit l’outil juridique d’expropriation dont le prolétariat fera usage à l’égard de tout le système bourgeois. Voilà ce que j’avais le droit de marquer : et il me semble que, si on prend toute ma démonstration dans son vrai sens, elle résiste pleinement aux objections de M Leroy, que je remercie d’ailleurs de la forme courtoise et presque amicale qu’il leur a donnée.

Je m’arrête, mon cher Péguy, en me félicitant une fois de plus, quelles que soient nos divergences en bien des questions ou à raison de ces divergences mêmes, d’être en communication directe de pensée avec les libres esprits que votre initiative et votre critique toujours en éveil ont groupés autour des Cahiers de la Quinzaine.

>Sommaire du dossier

Rosa Luxembourg : L’Armée nouvelle de Jean Jaurès (juin 1911)

L’Armée nouvelle de Jean Jaurès, article de Rosa Luxembourg, publié dans la Leipziger Volkszeitung le 9 juin 1911.

Sous ce titre le camarade Jaurès a fait paraître un nouveau livre volumineux qui aborde les questions mêmes de la guerre et de la paix qui, dernièrement, ont aussi éveillé un vif intérêt en Allemagne dans les cercles du Parti. L’ouvrage est du début à la fin consacré à l’idée de paix que Jaurès imprègne de la puissance passionnée du verbe qui lui est propre. Ce livre n’est pas une recherche des conditions objectives du militarisme moderne et de ses rapports avec le développement capitaliste, mais seulement une discussion pénétrante des idées répugnantes et des préjugés du patriotisme français officiel et de ses appétits bellicistes.

Le leitmotiv du livre est la conception de la “nation armée” que Jaurès veut instaurer à la place du présent système de l’armée permanente et son œuvre n’est qu’un grand plaidoyer en faveur de l’armée populaire considérée comme le meilleur et le plus sûr moyen de défense de la nation contre l’ennemi extérieur. Il présente aussi en conclusion de son livre un projet de loi détaillé d’organisation nouvelle de l’armée française en duit-huit articles.

Sans aucun doute le projet de Jaurès diffère sur des points importants de l’armée des milices telle qu’elle figure au programme de la social-démocratie allemande. En premier lieu est frappante chez Jaurès la tendance à introduire le militarisme dans l’ensemble de la vie sociale tellement davantage qu’à l’heure actuelle qu’il serait comme un fil rouge traversant toutes les institutions et même la vie de parti du prolétariat socialiste.

Dans toutes les universités importantes des chaires spéciales seraient créées pour l’enseignement de la science militaire. Le prolétariat socialiste formerait avec la plus grande ardeur des clubs militaires-gymnastiques et des clubs de tir, se livrerait à des exercices de plein air et à des manœuvres en terrain varié. Les syndicats, les coopératives et autres associations ouvrières auraient à :

subvenir, en vue de la préparation au grade d’officier, aux frais d’études de ceux des fils de syndiqués, de mutualistes et de coopérateurs dont un examen aura démontré l’aptitude.

Et ainsi de suite.
Il est inutile d’observer que cet excès de zèle dans l’accomplissement du devoir patriotique obérerait les organisations de lutte du prolétariat et leur imposerait des objectifs et des devoirs qui leur sont entièrement et fondamentalement étrangers et qui devraient donc être repoussés catégoriquement dans l’intérêt de la lutte de classes.

Au lieu d’une forte réduction de la durée du service militaire qui figure comme une des plus importantes caractéristiques des milices dans le programme de la social-démocratie, il semble que le projet de Jaurès comporte plutôt une forte prolongation du temps consacré à la préparation militaire -bien que celle-ci n’ait plus lieu à la caserne.

Mais l’idée de l’armée populaire envisagée d’un point de vue socialiste dépend surtout de deux conditions essentielles, sans lesquelles elle ne peut en rien atteindre ses objectifs :
1° Tout d’abord et avant tout il importe que chaque homme du peuple bon pour le service soit doté d’une arme et qu’il conserve celle-ci à son domicile.

Ce n’est pas principalement pour des raisons d’économie que nous réclamons l’armée populaire au lieu de l’armée permanente, ce n’est pas pour échapper à des sacrifices financiers, mais pour dépouiller du mauvais usage qui en est fait l’arme du militarisme qui aujourd’hui est employée à l’occasion contre l’« ennemi intérieur », à savoir contre la montée de la classe ouvrière et contre ses luttes de masses ; c’est, au contraire, pour assigner à cette arme des buts exclusivement défensifs contre l’ennemi extérieur, et aussi en cas de besoin la protection des masses populaires contre les appétits de coup d’État d’un gouvernement traître.

Sans la remise des armes à tous les hommes capables de porter les armes, la condition primordiale de l’armée populaire est supprimée et le caractère de ce système militaire fondamentalement transformé. Le projet de Jaurès présente donc sur ce point une surprenante bizarrerie : il demande expressément que les armes soient remises aux soldats « dans les départements de la légion de l’Est », c’est-à-dire à la frontière allemande, mais non pas qu’elles soient remises à tous les conscrits.

Par cela même Jaurès dépouille de son caractère véritablement démocratique et prolétarien tout son système de « nation armée» et lui fait diriger contre l’Allemagne une pointe évidente qui n’est autre qu’une regrettable concession à l’état d’esprit régnant en France de politique chauvine et petite-bourgeoise toujours hantée par le spectre de l’« ennemi héréditaire ».

2° Une revendication tout autre et aussi importante de notre programme en liaison avec le système des milices consiste à confier la décision concernant la guerre et la paix à la représentation populaire. C’est un fait que le cours de la politique mondiale moderne, y compris ses aventures guerrières et coloniales, va de pair avec une mise à l’écart progressive du parlement en ce qui concerne la participation à la politique étrangère.

Dans la République française également la représentation populaire est glacée devant le fait accompli de la diplomatie politique et des machinations de cliques dominantes. Pourtant le projet du camarade Jaurès ne stipule pas que ce serait le parlement qui déciderait de la guerre et de la paix. En revanche, il prévoit des garanties d’un ordre tout différent pour protéger la France des aventures militaristes et des entreprises de politique étrangères nuisibles au peuple. C’est ainsi que l’article 16 de son projet stipule :

L’armée ainsi constituée a pour objet exclusif de protéger contre toute agression l’indépendance et le sol du pays. Toute guerre est criminelle si elle n’est pas manifestement défensive ; et elle n’est manifestement et certainement défensive que si le gouvernement du pays propose au gouvernement étranger avec lequel il est en conflit de régler le conflit par un arbitrage.

Ici nous retrouvons comme base de toute l’orientation politique cette fameuse distinction entre guerre défensive et guerre offensive qui a joué jadis un grand rôle dans la politique étrangère des partis socialistes mais qui, en fonction des expériences des dernières décennies, devrait être purement et simplement mise au rancart.
Qu’est-ce en fait qu’une guerre défensive ?

Qui va prendre sur soi de décider avec certitude de n’importe quelle guerre qu’elle appartient à l’une ou à l’autre catégorie ? Et comme il est facile et simple pour la diplomatie d’un État militaire d’obliger à l’attaque un adversaire faible au moyen de toutes sortes de petites perfidies et de stratagèmes quand c’est cet État même qui désire la guerre ! Qu’étaient les guerres napoléoniennes : des guerres offensives ou défensives ? Du point de vue des États féodaux européens, elles étaient sans aucun doute des guerres offensives, mais du point de vue de la France elles étaient des guerres défensives, car elles étaient nécessaires pour défendre l’œuvre de la grande Révolution contre l’Ancien Régime européen.

Et, même si elles ont pu être d’un point de vue formel et dans leur déroulement des guerres offensives, elles ont constitué un phénomène progressif et révolutionnaire.

Qu’a été la guerre entre la France et l’Allemagne en 1870 ? Du fait que Bismarck, de toute évidence, a poussé délibérément la France dans la guerre, la guerre de Napoléon III devrait, selon la formule de Jaurès, faire ligure de guerre «juste ». Mais, d’un point de vue socialiste, aucune des deux parties n’avait dans cette guerre le droit de son côté. Cette guerre était le produit aussi bien de la politique criminelle de Napoléon que des calculs et des plans de l’Allemagne menée par le sang et le fer.

Ces exemples démontrent précisément que des phénomènes historiques tels que les guerres modernes ne peuvent être mesurés à l’aune de la “justice” ou avec un schéma sur le papier de défense et d’agression et que ce qui se laisserait prendre avec un tel écheveau, et risquerait d’en être affecté, ce ne serait certes pas la puissance matérielle du développement du grand capitalisme, mais bien la force de l’action socialiste.

Le fait, pour Jaurès, de déclarer criminelle toute guerre qui n’est pas manifestement défensive serait à ses yeux un moyen de prévenir les guerres. Mais qu’arriverait-il si cette affirmation ne produisait pas la plus petite impression sur les gouvernements d’aujourd’hui?

Voilà comment Jaurès répond à cette question dans l’article 17 de son projet de loi:

Tout gouvernement qui entrera dans une guerre sans avoir proposé, publiquement et loyalement, la solution par l’arbitrage, sera considéré comme traître à la France et aux hommes, ennemi public de la patrie et de l’humanité. Tout parlement qui aura consenti à cet acte sera coupable de félonie et dissous de droit. Le devoir constitutionnel et national des citoyens sera de briser ce gouvernement et de le remplacer par un gouvernement de bonne foi […]

Comme Jaurès sent lui-même que les mots les plus terribles, tel que “trahison” et “crime”, risquent de produire peu d’effets sur les gouvernements, il recourt en conclusion à l’action directe et il ouvre, dans son projet de loi, la perspective de l’insurrection populaire contre les gouvernements bellicistes; Si bien qu’en fin de compte, même dans l’utopie optimiste de Jaurès, s’impose le fait que guerre et paix ne sont pas des questions de droit mais des questions de force: puissance capitaliste comme facteur de guerre, puissance prolétarienne comme facteur de paix.

Mais dans sa croyance obstinée, petite-bourgeoise et démocratique, en des paragraphes de la loi, il habille de forme “constitutionnelles” ces facteurs de puissance: traiter, dans un projet de loi, l’insurrection contre la guerre de “devoir constitutionnel”, c’est bien la trouvaille la plus originale d’un fanatisme juridique se réclamant du socialisme.

Mais ce fanatisme juridique ne demeure pas ici, comme d’habitude, une simple lubie superficielle allant de pair avec des idées dont le fond est juste: il se retourne contre la cause soutenue par l’auteur, en la poussant jusqu’à la caricature.

Car pour Jaurès, l’insurrection “constitutionnelle” doit servir à se rappeler le gouvernement criminel à son devoir – devant le tribunal arbitral. Quel tribunal arbitral international Jaurès a-t-il en vue? Tout simplement ce théatre de marionnettes de La Haye, créé par le sanguinaire tsar de Russie, objet des railleries du monde entier, depuis longtemps oublié et empoussiéré!

Avec le plus grand sérieux Jaurès termine son projet par un article 18 qui stipule:

Le gouvernement de la France est invité dès maintenant à négocier avec tous les pays représentés à la Cour de La Haye des traités d’arbitrage […]

Le tribunal de la paix de La Haye, pierre angulaire de la politique socialiste! – on ne peut qu’évoquer involontairement le proverbe français: “tant de bruit pour une omelette”.

Si la social-démocratie allemande propage sa revendication des milices et demande que la décision sur la guerre et la paix appartienne à la représentation populaire, au moins ne se fait-elle pas la plus petite illusion sur le fait que tout le développement du capitalisme moderne rend ces revendications inapplicables jusqu’au moment où le prolétariat aura pris le pouvoir. Nos revendications doivent indiquer la direction vers laquelle s’orientent nos vœux, ainsi que l’intérêt du prolétariat.

Mais s’abandonner à l’illusion que des formules juridiques l’emportent en quoi que ce soit sur les intérêts et le pouvoir du capitalisme, c’est la politique la plus nocive que puisse mener le prolétariat.

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Jean Jaurès : discours de Vaise (juillet 1914)

Lyon-Vaise, le 25 juillet 1914. Il s’agit d’une brève intervention lors d’une campagne électorale de Marius Moutet, suite au décès du député Johannès Marietton.

Citoyens,

Je veux vous dire ce soir que jamais nous n’avons été, que jamais depuis quarante ans l’Europe n’a été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à l’heure où j’ai la responsabilité de vous adresser la parole.

Ah! citoyens, je ne veux pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demie heure, entre l’Autriche et la Serbie, signifie nécessairement qu’une guerre entre l’Autriche et la Serbie va éclater et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l’Autriche le conflit s’étendra nécessairement au reste de l’Europe, mais je dis que nous avons contre nous, contre la paix, contre la vie des hommes à l’heure actuelle, des chances terribles et contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l’Europe tentent les efforts de solidarité suprême qu’ils pourront tenter.

Citoyens, la note que l’Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l’Autriche envahit le territoire slave, si les Germains, si la race germanique d’Autriche fait violence à ces Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l’Autriche ayant devant elle deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d’alliance qui l’unit à l’Allemagne et l’Allemagne fait savoir qu’elle se solidarisera avec l’Autriche.

Et si le conflit ne restait pas entre l’Autriche et la Serbie, si la Russie s’en mêlait, l’Autriche verrait l’Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés. Mais alors, ce n’est plus seulement le traité d’alliance entre l’Autriche et l’Allemagne qui entre en jeu, c’est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles, qui lie la Russie et la France et la Russie dira à la France :

« J’ai contre moi deux adversaires, l’Allemagne et l’Autriche, j’ai le droit d’invoquer le traité qui nous lie, il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. » A l’heure actuelle, nous sommes peut-être à la veille du jour où l’Autriche va se jeter sur les Serbes et alors l’Autriche et l’Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c’est l’Europe en feu, c’est le monde en feu.

Dans une heure aussi grave, aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m’attarder à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l’a dit et j’atteste devant l’Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées; lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c’était ouvrir l’ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme de mauvais Français et c’est nous qui avions le souci de la France.

Voilà, hélas! notre part de responsabilités, et elle se précise, si vous voulez bien songer que c’est la question de la Bosnie-Herzégovine qui est l’occasion de la lutte entre l’Autriche et la Serbie et que nous, Français, quand l’Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n’avions pas le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché en pardonnant les péchés des autres.

Et alors notre ministre des Affaires étrangères disait à l’Autriche:

« Nous vous passons la Bosnie-Herzégovine, à condition que vous nous passiez le Maroc » et nous promenions nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions à l’Italie. « Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler à l’autre bout de la rue, puisque moi j’ai volé à l’extrémité. »

Chaque peuple paraît à travers les rues de l’Europe avec sa petite torche à la main et maintenant voilà l’incendie. Eh bien! citoyens, nous avons notre part de responsabilité, mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir de dénoncer, d’une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et, d’autre part, la duplicité de la diplomatie russe.

Les Russes qui vont peut-être prendre parti pour les Serbes contre l’Autriche et qui vont dire « Mon cœur de grand peuple slave ne supporte pas qu’on fasse violence au petit peuple slave de Serbie. « Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cœur? Quand la Russie est intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l’Autriche « Laisse-moi faire et je te confierai l’administration de la Bosnie-Herzégovine.

« L’administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre diplomates, et du jour où l’Autriche-Hongrie a reçu l’ordre d’administrer la Bosnie-Herzégovine, elle n’a eu qu’une pensée, c’est de l’administrer au mieux de ses intérêts. »

Dans l’entrevue que le ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères de l’Autriche, la Russie a dit à l’Autriche: « Je t’autoriserai à annexer la Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d’établir un débouché sur la mer Noire, à proximité de Constantinople. »

M. d’Ærenthal a fait un signe que la Russie a interprété comme un oui, et elle a autorisé l’Autriche à prendre la Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de l’Autriche, elle a dit à l’Autriche : « C’est mon tour pour la mer Noire. » – « Quoi? Qu’est-ce que je vous ai dit? Rien du tout ! », et depuis c’est la brouille avec la Russie et l’Autriche, entre M. Iswolsky, ministre des Affaires étrangères de la Russie, et M. d’Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l’Autriche ; mais la Russie avait été la complice de l’Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine à l’Autriche-Hongrie et pour blesser au cœur les Slaves de Serbie.

C’est ce qui l’engage dans les voies où elle est maintenant.

Si depuis trente ans, si depuis que l’Autriche a l’administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du bien à ces peuples, il n’y aurait pas aujourd’hui de difficultés en Europe; mais la cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine; elle a voulu la convertir par force au catholicisme; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le mécontentement de ces peuples.

La politique coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de l’Autriche ont contribué à créer l’état de choses horrible où nous sommes. L’Europe se débat comme dans un cauchemar.

Eh bien! citoyens, dans l’obscurité qui nous environne, dans l’incertitude profonde où nous sommes de ce que sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j’espère encore malgré tout qu’en raison même de l’énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n’aurons pas à frémir d’horreur à la pensée du cataclysme qu’entraînerait aujourd’hui pour les hommes une guerre européenne.

Vous avez vu la guerre des Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans les lits d’hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits d’hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.

Songez à ce que serait le désastre pour l’Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d’hommes. Quel massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l’orage est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas consommé.

Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en attendant, s’il nous reste quelque chose, s’il nous reste quelques heures, nous redoublerons d’efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos camarades socialistes d’Allemagne s’élèvent avec indignation contre la note de l’Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.

Quoi qu’il en soit, citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n’y a plus, au moment où nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu’une chance pour le maintien de la paix et le salut de la civilisation, c’est que le prolétariat rassemble toutes ses forces qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes et que nous demandions à ces milliers d’hommes de s’unir pour que le battement unanime de leurs cœurs écarte l’horrible cauchemar.

J’aurais honte de moi-même, citoyens, s’il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à tourner au profit d’une victoire électorale, si précieuse qu’elle puisse être, le drame des événements.

Mais j’ai le droit de vous dire que c’est notre devoir à nous, à vous tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti socialiste international qui représente à cette heure, sous l’orage, la seule promesse d’une possibilité de paix ou d’un rétablissement de la paix.

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Jean Jaurès et les oppositions internes

Jean Jaurès a été une catastrophe sur toute la ligne. Il a empêché la réception du marxisme en France, il a théorisé un « socialisme » comme généralisation de la petite propriété, il a mis en place un parti parlementariste et légaliste tentant de « conduire » la République au socialisme.

Deux conséquences majeures, demandant une analyse très approfondie, apparaissent ici.

* La première pour la période 1890-1914, c’est l’émergence d’une ligne anti-Jean Jaurès sur une base idéaliste : prenant le jauressisme pour du « socialisme », cette ligne a multiplié les idéologies de « débordement », tel le bombisme anarchiste, le syndicalisme « révolutionnaire », le guesdisme anti-ministériel.

* La seconde pour la période 1918-1940, c’est la formation de courants appelant à former des « managers » pour conquérir les postes au sein de l’Etat, ce qui aboutira à des courants modernistes-réformistes, ou bien ouvertement fascistes avec les « néo-socialistes ».

Jean Jaurès inscrit le « socialisme » comme tendance républicaine « sociale ». En apparence, les socialistes ont l’air de correspondre aux principes de la social-démocratie, tout au moins c’est ce qui est pensé, et qui fait qu’il n’y a pas de critiques marxistes de menées, à part par Paul Lafargue, mais avec un faible niveau, son ouvrage le plus célèbre étant ainsi un « Droit à la paresse ».

Les gens liés aux périodes insurrectionnelles précédentes (1848, 1871), comme Jules Guesde, poussent au coup de force, au refus catégorique des institutions, dans un mélange improbable de multiples conceptions allant de Jean-Jacques Rousseau à Gracchus Babeuf en passant par Auguste Blanqui.

Friedrich Engels racontera à ce sujet, dans une lettre de 1882 :

« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste  ». »

Les « guesdistes » prônaient donc l’intransigeance avec les forces autres que les socialistes, considérées comme des ennemis dans tous les cas. Pourtant Jean Jaurès constate que les guesdistes apprécient les réformes, et c’est là où il a réussi à triompher d’eux.

Voici ce qu’explique Jean Jaurès :

« D’un côté, le Parti ouvrier français [de Guesde et Lafargue] interprète la lutte de classe dans le sens le plus étroit, si nettement répudié par Marx. Il déclare volontiers qu’en dehors du prolétariat proprement dit, toutes les forces sociales ne forment qu’un bloc réactionnaire.

Il affecte de ne pas distinguer entre les diverses catégories des classes possédantes et entre les divers partis. Il met sur le même plan, il coud dans le même sac les réactionnaires, les modérés, les radicaux socialistes. Il affirme qu’entre les cléricaux et les démocrates même d’extrême gauche, le peuple ouvrier n’a aucune différence à faire. Et même, comme les radicaux démocrates pourraient surprendre plus aisément, par quelques formules de progrès social, la confiance populaire, c’est eux que l’on dénonce avec le plus de virulence.

Voilà un des aspects de la pensée du parti ouvrier français, voilà une de ses tactiques. C’est celle qui a joué à Lille au premier tour de scrutin. Mais il y a un autre aspect, et il y a une autre tactique. Foncièrement, malgré l’affectation d’intransigeance de classe, les ouvriers socialistes du nord, adhérents au parti ouvrier français, sont républicains, démocrates et anticléricaux.

Ils savent que la république est, au moins en France, une force populaire, une condition du progrès ; et ils sentent aussi qu’elle est un commencement de socialisme, et la forme politique du collectivisme.

Ils sont démocrates : ils tiennent passionnément à l’égalité des droits politiques, au suffrage universel, à la portion de souveraineté que le peuple peut conquérir dans les municipalités, dans les conseils généraux, au parlement.

Enfin, ils veulent arracher à l’Église sa puissance politique, ses privilèges sociaux, sa dotation budgétaire. Ils veulent l’exclure de tous les services publics, de l’enseignement, de l’assistance, et la réduire à être une association privée, jusqu’à ce que le progrès des lumières, l’influence de l’éducation publique laïque et le relèvement social des opprimés aient séché peu à peu des habitudes et des croyances qui ont encore des racines tenaces dans le prolétariat comme dans la bourgeoisie.

Parce qu’ils sont républicains, démocrates, anticléricaux, ils ont de grands intérêts communs avec les partis non socialistes qui veulent maintenir la République, développer la démocratie, combattre le privilège de l’Église. Ils font donc nécessairement une différence entre les partis qui soutiennent et les partis qui combattent la République, la démocratie, le libre examen. Et voilà la seconde conception sociale du Parti ouvrier.

Cette conception, il l’a affirmée par ses actes, lorsqu’il a conquis la municipalité de Lille avec le concours des radicaux. Il l’affirmait encore au second tour de scrutin lorsqu’il faisait appel, au nom de la République, aux suffrages des radicaux mis en minorité au premier tour.

À Bordeaux, le Parti ouvrier français parle de « solidarité républicaine ». À Lille, il fait appel au second tour aux vrais républicains. Mais que signifie cette solidarité ? Et en vertu de quel droit fait-on cet appel ?

Si la lutte de classe a le sens que lui donne parfois le Parti ouvrier français, s’il est vrai qu’en dehors du prolétariat socialiste, tout est au même degré réaction et ténèbres, quel lien peut subsister entre les socialistes et les républicains démocrates bourgeois ?

Vous disiez tout à l’heure qu’entre la classe prolétarienne et tous les autres partis indistinctement, il y a une opposition absolue et uniforme. Que signifie donc dès lors la « solidarité » brusquement affirmée ?

La solidarité suppose qu’il y a des intérêts communs à défendre. La « solidarité républicaine » suppose que la République vaut d’être défendue par les démocrates des deux classes, de la classe ouvrière et de la classe bourgeoise. Ainsi, tantôt vous creusez un abîme infranchissable et vertigineux ; tantôt, vous jetez un pont sur cet abîme. En ces manœuvres contradictoires se perd peu à peu toute la force vive d’un parti. »

Révision nécessaire, août 1901

Les guesdistes auront vite fait de rentrer dans le rang, de par leurs incohérences idéologiques. Cela laissait la place à une tentative de débordement sous la forme de la « propagande par le fait », par l’intermédiaire d’attentats menés par des déclassés et des anarchistes, dans un esprit semi-criminel.

La figure la plus connue est Ravachol (1859-1892), auteur d’attentats meurtriers et de meurtres. Cette logique illégaliste, typiquement parisienne puisque visant les symboles de la bourgeoisie, des individus bourgeois pris au hasard, etc., commençant vers 1878, s’effaça au bout de 20 ans, laissant la place au syndicalisme révolutionnaire.

Puisque l’opportunisme se logeait dans le républicanisme de Jean Jaurès, la réponse fut de refuser toute politique et de ne faire confiance qu’au syndicat. La Confédération Générale du Travail ratifia cette position dans la charte d’Amiens en 1906.

Au lieu de batailler contre le jauressisme, le syndicalisme révolutionnaire le niait… et le renforçait ainsi, le maintenant comme hégémonique en politique, le syndicalisme s’appropriant les questions économiques, les deux horizons étant considérés comme dissociés, tout à fait à l’opposé de la conception marxiste.

Guesdisme, bombisme, syndicalisme révolutionnaire, puis néo-socialisme dans les années 1930: tous ces courants restent, au final, sur le terrain du jauressisme, niant le marxisme et cherchant simplement des voies pratiques différentes à la « République ».

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