Maïmonide, la Kabbale et le Char céleste

Il est nécessaire de se pencher sur le mysticisme juif pour comprendre comment la kabbale a pu se développer. Le mysticisme juif qui s’est développé une centaine d’années avant « Jésus-Christ » et qui a continué par la suite s’appuie sur le Livre du prophète Ézéchiel, dans la Bible.

Dedans, Ézéchiel y raconte comment il aurait vu le Chariot de Dieu, la « merkabah », tiré dans le ciel par quatre animaux.

En voici deux extraits, témoignant de la vision totalement illuminée prévalant et ayant une grande influence dans une culture apocalyptique, au moment de la dispersion du peuple juif.

Chapitre 1

1. La trentième année, le cinquième jour du quatrième mois, comme j’étais parmi les captifs du fleuve du Kebar, les cieux s’ouvrirent, et j’eus des visions divines. 

2. Le cinquième jour du mois, c’était la cinquième année de la captivité du roi Jojakin, 

3. la parole de l’Éternel fut adressée à Ézéchiel, fils de Buzi, le sacrificateur, dans le pays des Chaldéens, près du fleuve du Kebar ; et c’est là que la main de l’Éternel fut sur lui. 

4. Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme de l’airain poli, sortant du milieu du feu. 

5. Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont l’aspect avait une ressemblance humaine. 

6. Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun avait quatre ailes. 

7. Leurs pieds étaient droits, et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d’un veau, ils étincelaient comme de l’airain poli. 

8. Ils avaient des mains d’homme sous les ailes à leurs quatre côtés ; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes. 

9. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre ; ils ne se tournaient point en marchant, mais chacun marchait droit devant soi. 

10. Quant à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d’homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d’aigle. 

11. Leurs faces et leurs ailes étaient séparées par le haut ; deux de leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre, et deux couvraient leurs corps. 

12. Chacun marchait droit devant soi ; ils allaient où l’esprit les poussait à aller, et ils ne se tournaient point dans leur marche. 

13. L’aspect de ces animaux ressemblait à des charbons de feu ardents, c’était comme l’aspect des flambeaux, et ce feu circulait entre les animaux ; il jetait une lumière éclatante, et il en sortait des éclairs. 

14. Et les animaux couraient et revenaient comme la foudre. 

15. Je regardais ces animaux ; et voici, il y avait une roue sur la terre, près des animaux, devant leurs quatre faces. 

16. À leur aspect et à leur structure, ces roues semblaient être en chrysolithe, et toutes les quatre avaient la même forme ; leur aspect et leur structure étaient tels que chaque roue paraissait être au milieu d’une autre roue. 

17. En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se tournaient point dans leur marche. 

18. Elles avaient une circonférence et une hauteur effrayantes, et à leur circonférence les quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. 

19. Quand les animaux marchaient, les roues cheminaient à côté d’eux ; et quand les animaux s’élevaient de terre, les roues s’élevaient aussi. 

20. Ils allaient où l’esprit les poussait à aller ; et les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était dans les roues. 

21. Quand ils marchaient, elles marchaient ; quand ils s’arrêtaient, elles s’arrêtaient ; quand ils s’élevaient de terre, les roues s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était dans les roues. 

22. Au-dessus des têtes des animaux, il y avait comme un ciel de cristal resplendissant, qui s’étendait sur leurs têtes dans le haut. 

23. Sous ce ciel, leurs ailes étaient droites l’une contre l’autre, et ils en avaient chacun deux qui les couvraient, chacun deux qui couvraient leurs corps. 

24. J’entendis le bruit de leurs ailes, quand ils marchaient, pareil au bruit de grosses eaux, ou à la voix du Tout-Puissant ; c’était un bruit tumultueux, comme celui d’une armée ; quand ils s’arrêtaient, ils laissaient tomber leurs ailes. 

25. Et il se faisait un bruit qui partait du ciel étendu sur leurs têtes, lorsqu’ils s’arrêtaient et laissaient tomber leurs ailes. 

26. Au-dessus du ciel qui était sur leurs têtes, il y avait quelque chose de semblable à une pierre de saphir, en forme de trône ; et sur cette forme de trône apparaissait comme une figure d’homme placé dessus en haut. 

27. Je vis encore comme de l’airain poli, comme du feu, au dedans duquel était cet homme, et qui rayonnait tout autour ; depuis la forme de ses reins jusqu’en haut, et depuis la forme de ses reins jusqu’en bas, je vis comme du feu, et comme une lumière éclatante, dont il était environné. 

28. Tel l’aspect de l’arc qui est dans la nue en un jour de pluie, ainsi était l’aspect de cette lumière éclatante, qui l’entourait : c’était une image de la gloire de l’Éternel. À cette vue, je tombai sur ma face, et j’entendis la voix de quelqu’un qui parlait. 

La Vision du prophète Ézéchiel,
par l’artiste français Gustave Doré, dans les années 1860.

Le second extrait:

Chapitre 10

1. Je regardai, et voici, sur le ciel qui était au-dessus de la tête des chérubins, il y avait comme une pierre de saphir ; on voyait au-dessus d’eux quelque chose de semblable à une forme de trône. 

2. Et l’Éternel dit à l’homme vêtu de lin : Va entre les roues sous les chérubins, remplis tes mains de charbons ardents que tu prendras entre les chérubins, et répands-les sur la ville ! Et il y alla devant mes yeux. 

3. Les chérubins étaient à la droite de la maison, quand l’homme alla, et la nuée remplit le parvis intérieur. 

4. La gloire de l’Éternel s’éleva de dessus les chérubins, et se dirigea vers le seuil de la maison ; la maison fut remplie de la nuée, et le parvis fut rempli de la splendeur de la gloire de l’Éternel. 

5. Le bruit des ailes des chérubins se fit entendre jusqu’au parvis extérieur, pareil à la voix du Dieu tout-puissant lorsqu’il parle. 

6. Ainsi l’Éternel donna cet ordre à l’homme vêtu de lin : Prends du feu entre les roues, entre les chérubins ! Et cet homme alla se placer près des roues. 

7. Alors un chérubin étendit la main entre les chérubins vers le feu qui était entre les chérubins ; il en prit, et le mit dans les mains de l’homme vêtu de lin. Et cet homme le prit, et sortit. 

8. On voyait aux chérubins une forme de main d’homme sous leurs ailes. 

9. Je regardai, et voici, il y avait quatre roues près des chérubins, une roue près de chaque chérubin ; et ces roues avaient l’aspect d’une pierre de chrysolithe. 

10. À leur aspect, toutes les quatre avaient la même forme ; chaque roue paraissait être au milieu d’une autre roue. 

11. Tout le corps des chérubins, leur dos, leurs mains, et leurs ailes, étaient remplis d’yeux, aussi bien que les roues tout autour, les quatre roues. 

12. En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se tournaient point dans leur marche ; mais elles allaient dans la direction de la tête, sans se tourner dans leur marche. 

13. J’entendis qu’on appelait les roues tourbillon. 

14. Chacun avait quatre faces ; la face du premier était une face de chérubin, la face du second une face d’homme, celle du troisième une face de lion, et celle du quatrième une face d’aigle. 

15. Et les chérubins s’élevèrent. C’étaient les animaux que j’avais vus près du fleuve du Kebar. 

16. Quand les chérubins marchaient, les roues cheminaient à côté d’eux ; et quand les chérubins déployaient leurs ailes pour s’élever de terre, les roues aussi ne se détournaient point d’eux. 

17. Quand ils s’arrêtaient, elles s’arrêtaient, et quand ils s’élevaient, elles s’élevaient avec eux, car l’esprit des animaux était en elles. 

18. La gloire de l’Éternel se retira du seuil de la maison, et se plaça sur les chérubins. 

19. Les chérubins déployèrent leurs ailes, et s’élevèrent de terre sous mes yeux quand ils partirent, accompagnés des roues. Ils s’arrêtèrent à l’entrée de la porte de la maison de l’Éternel vers l’orient ; et la gloire du Dieu d’Israël était sur eux, en haut. 

20. C’étaient les animaux que j’avais vus sous le Dieu d’Israël près du fleuve du Kebar, et je reconnus que c’étaient des chérubins. 

21. Chacun avait quatre faces, chacun avait quatre ailes, et une forme de main d’homme était sous leurs ailes. 

22. Leurs faces étaient semblables à celles que j’avais vues près du fleuve du Kebar ; c’était le même aspect, c’était eux-mêmes. Chacun marchait droit devant soi. 

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La Kabbale et «l’unification» cosmique

Le kabbalisme a une conséquence terrible pour le judaïsme : en effet, le judaïsme affirme la toute-puissance de Dieu, or là on pourrait agir en Dieu, « si on peut dire » (« si on peut dire » est une formule classique, visant à relativiser un propos allant « trop loin » de la part d’un kabbaliste).

Dans la kabbale, si on prie bien, on agit positivement « en haut », mais l’inverse est possible. Voici une explication :

« Tu sais que les inférieurs sont nourris par les supérieurs et que les supérieurs sont reliés aux inférieurs et reçoivent puissance et épanchement lorsque nous faisons le bien et le juste aux yeux de notre Dieu, surajoutant épanchement et subsistance.

Nous disposons en nous-mêmes de la faculté de donner puissance à l’en-haut ou au contraire – Dieu préserve – de causer un dommage, et cela en faisant qu’interrompre (l’effusion) du bien et l’épanchement, ainsi qu’il est dit : « Ce sont seulement vos iniquités qui ont mis une séparation entre vous et votre Dieu et vos péchés lui on fait cacher sa face de vous (mikém) » (Es. 59:2).

Le prophète dit [en réalité] « à partir de vous » (mikém), à savoir : lorsque nous faisons le bien et le juste, l’épanchement descend à travers les canaux spirituels ; quand nous faisons le mal, il descend à travers un autre chemin vers un autre côté et l’effusion du bien cesse de parvenir aux supérieurs, ne passant plus par un chemin droit de sefira en sefira ; la sefira reste donc desséchée de tout bien, c’est donc à cause de nos iniquités qu’elle vient à manquer de tout et aucun dommage n’est pour elle plus grand que celui-là. »

R. Isaac d’Acre, Méirat ‘Enayim, 14e siècle

Cela semble naturellement en contradiction formelle avec le judaïsme, et la kabbale a longtemps été combattue au sein du judaïsme. Elle ne gagna ses « lettres de noblesse » qu’après avoir formulé sa théorie de l’existence du monde.

Cette théorie fut formulée par Isaac Louria, au 16e siècle, sous le nom de « tsimtsoum », le « retrait », la « contraction. »

En voici une définition :

« Lorsque le Nom, béni soit-Il, voulut créer le monde, il n’y avait pas de place pour le créer, car le tout était infini. De ce fait, Il contracta la « lumière » sur les côtés et par l’intermédiaire de ce retrait (tsimtsoum) se forma un « espace vide ».

Et à l’intérieur de cet « espace vide » sont venus à l’existence les jours (temps) et les mesures (espaces) qui constituent l’essentiel de la Création du Monde. »

Rabbi Nahman de Breslev, Liqouté Moharan, 19e siècle

La kabbale dit, afin d’échapper à sa contradiction comme quoi on pourrait « renforcer » un Dieu censé être tout puissant, que Dieu a « enlevé » de sa puissance pour faire exister le monde.

Et là, de la même manière qu’il y aurait un big bang, il y aura un big crunch : combler la contraction c’est ramener le monde en Dieu, mettre fin à la contraction : c’est l’unification.

On a là un délire néo-platonicien total, une refusion complète avec le « Dieu-Un » qui serait possible. Voici une explication kabbaliste :

« D’après la véritable cabale, l’adhésion à Dieu, qu’il nous a ordonnée, se rapporte au sujet de l’unification.

Comment ? Tout homme d’Israël qui accomplit un commandement avec la pensée intellectuelle du cerveau, parce qu’il comprend la Torah clairement grâce à l’exercice de l’intelligence, mérite de donner, si l’on peut dire, de la puissance à la Couronne suprême, et il augmente l’énergie, la force et l’éclat lumineux de cette Couronne d’en haut, qui est le cerveau de la Forme supérieure, sainte et pure ; c’est pourquoi nos maîtres ont dit : « Un organe renforce un organe » de la Forme supérieure, pour cette raison l’homme a été fait à l’image de Dieu, afin de pouvoir renforcer la Forme supérieure, ainsi que l’Ecriture dit : « Oui, l’homme chemine selon une image » (Ps. 39:7), selon l’image de la Forme supérieure chemine le juste en ce monde, car il est appelé « homme. » 

De même, il donne de l’énergie – bien qu’Il n’en ait pas besoin, béni soit-il – à la Forme supérieure, qu’elle soit bénie.

C’est pourquoi le Saint béni soit-il a donné à Israël 613 commandements.

Les commandements positifs qui sont au nombre de 248 correspondent aux 248 organes du corps humain et ils correspondent à 248 forces appelées YHVH, qui correspondent à 248 rameaux, 248 sortes de lumières émergeant de la Forme supérieure, qu’elle soit bénie.

A partir de chaque rameau qui émerge de la Forme supérieure, est créé un ange dont le nom est comme celui de son maître, il est donc appelé YHVH, et [cet ange] possède pour lui-même un char.

Ces 248 anges dont le nom est comme celui de leur Maître constituent le vêtement de la Chekina et et de chaque rameau sans exception est créé un commandement et est créé un organe en l’homme.

Il en résulte maintenant que, à partir de la puissance des 248 rameaux qui ont émergé dans le monde des anges, est créée une forme unique en laquelle s’enveloppe la Chekhina, constituée des 248 anges dont le nom est comme le nom de leur Maître. »

R. Joseph de Hamadan, Sefer Ta’amé ha-Mitsvot

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La signification mystique de l’alimentation cachère

L’alimentation cachère s’est vue attribuer, dans un esprit proche de la kabbale, une signification pour l’accès au monde supérieur.

La religion juive est en effet une religion d’observance ; prier n’est possible, encore plus dans la kabbale, que si l’âme est « correcte. »

Voici ce que dit l’un des principaux auteurs kabbalistes, sans doute d’ailleurs à l’origine du Zohar :

« On augmente, au moyen de l’intention de la prière et de son effectivité, la puissance de l’en haut et la surabondance de flux dans les dimensions particulières, sublimes et élevées, qui sont le secret du Nom du Saint béni soit-il.

C’est à ce quoi se rapporte le secret du verset : « Tu béniras YHVH ton Dieu » (Deut. 8:10). Puisque, par la prière, on attire l’influx de la Source supérieure, qui soutient et nourrit tout, sur toutes les dimensions, secret de son Nom, comme nous venons de le dire.

De cette façon, son nom est béni par l’accroissement de l’influx descendant. En effet, celui qui prie avec une intention du cœur et qui sait L’unifier dans sa prière et y mettre son esprit et son âme, travaille pour son Créateur en lui rendant un culte valable, car il augmente et fait s’épancher un flux de bénédictions de la Source originale [des « dimensions »] jusqu’au lieu où elles campent. »

Moïse de León, Sefer ha-Rimon, 13e siècle

Dans un autre texte, il est dit pareillement :

« Tout homme d’Israël qui récite le Chéma’ deux fois [par jour] en prononçant ses lettres avec précision, c’est comme s’il attachait une couronne au Saint béni soit-il, comme s’il édifiait le monde entier et comme s’il construisait le ciel et la terre.

Comment cela ? Lorsque les Israélites font régner le Nom du Saint béni soit-il et récitent le texte du Chéma’ [Chmâ, Israël, Ado-nay Elo-henou, Ado-naï Ehad’ – Écoute, Israëla, l’Éternel, notre Dieu, l’Éternel est un], leur voix est entendue jusqu’au Rideau intérieur et cette voix poursuivant son chemin attache les sefirot les unes aux autres et fait d’elles une chose une. »

R. Joseph de Hamadan, Sefer Ta’amé ha-Mitsvot

Prononcer les lettres avec précision, être « sage », nécessite l’observance de la loi orale. L’alimentation « correcte » se voit alors attribuer une signification pour l’âme. Voici ce que disent deux textes du 13e siècle, avec des nuances notables entre les deux points de vue.

« La Tora nous éclaire également en nous enseignant le secret de la cause et l’effet [notions forgées par Aristote]. 

Elle nous a interdit la consommation de certains animaux, oiseaux et poissons. Ceci est en relation avec le reste des lois de la Tora, qui sont bénéfiques autant pour le corps que pour l’âme [en bas / en haut]. 

Car tous ces aliments interdits sont réputés mauvais pour la santé. De plus, ils abîment l’âme. 

C’est pourquoi la Tora écrit : « Ils vous rendent obstrués (« נטמתם ») », sans la lettre aleph (« נטמאתם » ayant le sens de « vous deviendrez impurs »), pour nous enseigner qu’ils bouchent le cœur. 

La liste des animaux non cachères illustre bien ce point. À part deux d’entre eux, ce sont tous des oiseaux de proie et ils représentent toutes les catégories d’oiseaux de proie existantes. Ils sont tous cruels. À travers la consommation de leur chair et leur sang, l’âme s’imprègne de leur cruauté. C’est pourquoi il convient que ces espèces soient défendues au peuple juif, qui a reçu l’ordre d’être miséricordieux et d’aimer son prochain. »

(Ramban (Na’hmanide), Torat Hashem Temima, 13e siècle)

Voici le second extrait:

« Les raisons de la mitsva (de cacherout) : le corps est un outil pour l’âme, et à travers le corps, l’âme accomplit ses tâches. Sans le corps, l’âme ne pourrait pas exécuter sa mission… 

Si le corps connaît la moindre déficience, l’âme sera limitée dans son travail en fonction de cette déficience. La Tora nous enjoint donc de nous abstenir de consommer tout aliment susceptible de causer un dommage. Tel est le sens simple des aliments qui ont été interdits par la Tora. 

Si certaines de ces nourritures dangereuses sont connues de nous et non des médecins, n’en soyez pas surpris, parce que le fidèle Médecin qui nous a informés à ce sujet est de loin plus sage que nous ou les docteurs. Combien stupide serait celui qui considérerait, en fonction de ses connaissances, que ces nourritures ne comportent pas de dangers ! 

Il faut également savoir que c’est pour notre bien que la Tora n’explique pas les raisons (de l’interdiction de certains aliments) ou le dommage qu’ils causent : en effet, des gens pourraient se prétendre très sages, et nous raconter que les dangers auxquels la Tora fait référence concernant une certaine nourriture n’existent pas ou qu’ils existent seulement dans un certain endroit ou pour certaines personnes. 

Pour ne pas risquer d’être influencés par leurs paroles et de suivre les imbéciles, la Tora ne nous a pas révélé les raisons (de l’interdiction), afin de nous épargner cet obstacle qui pourrait nous faire trébucher. »
(Séfer Ha’hinoukh, mitsva 73, 13e siècle)

L’observance de la loi permet d’élever son âme, de lui donner une capacité à aller vers « en haut. » L’idéalisme est ici total.

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La Kabbale et les « émanations »

La théorie kabbaliste est une continuation du néo-platonisme, son prolongement le plus ultime.

Non seulement on a la théorie de l’émanation : l’énergie vient d’en haut, il faut que sa propre âme rejoigne la source divine… Mais on a, en plus, la conception selon laquelle on peut envoyer de l’énergie du bas vers le haut, par la prière.

Nous avons vu comment la Bible mentionne des sacrifices satisfaisant Dieu ; la Kabbale a la même conception pour la prière.

Un texte kabbaliste résume cela ainsi :

« Le souffle qui sort de la bouche de l’homme [lors de la prière] est comme un sacrifice, une odeur apaisante, et il est le diadème du Saint béni soit-il, qu’il soit béni et exalté, et [ce souffle] chemine et nourrit les puissances du cosmos.

La partie limpide du souffle est une nourriture pour les anges assurant le service divin. La partie la plus limpide, le tiers, est destiné au culte de son Nom, béni soit-il, comme une allusion l’indique : « Le tiers d’Israël sera (…) une bénédiction » (Es. 19:24). La prière d’Israël est la chose principale de l’univers et elle est la nourriture de tous les mondes. »
(R. Joseph de Hamadan, Sefer Ta’amé ha-Mitsvot)

Pour autant, la prière doit être adéquate, il faut bien prononcer les mots ; de plus, ici chaque lettre en hébreu est en même temps un chiffre et il y a un important jeu sur les chiffres, les équivalences, etc. (c’est la gematria, où soi-disant des informations scientifiques cachées, des prophéties, etc. se cacheraient dans la Bible, ou encore d’ailleurs le Coran pour les musulmans, etc.).

A cela s’ajoute une grande « sagesse » de la personne priant. Le Bahir, ouvrage kabbaliste d’importance, explique ainsi, en se fondant sur ce principe des « parallèles » et de l’analogie (approches anti-matérialistes et anti-dialectique) :

« A chaque fois qu’un homme étudie la Torah de façon désintéressée, la Torah d’en haut se réunit au Saint béni soit-il (…). 

Cette Torah [d’en haut] dont tu parles, quelle est-elle ? C’est une fiancée qui est ornée, couronnée et parée de tous les commandements, elle est le trésor de la Torah et elle est la fiancée du Saint béni soit-il, ainsi qu’il est écrit : « La Torah que nous a prescrite Moïse est un héritage pour l’assemblée de Jacob » (Deut. 33:4). Ne lis pas morachah (héritage), mais me’ourassah (fiancée).

Et de quelle manière ? Quand les Israélites s’adonnent à la Torah de façon désintéressée, elle est la fiancée du Saint béni soit-il et quand elle est la fiancée du Saint béni soit-il, elle est un héritage pour Israël. »

Il y a ici des allusions typiques : prier de manière correcte permet à la « fiancée », c’est-à-dire la communauté juive, de s’unir à Dieu.

La kabbale utilise ici dix étapes entre Dieu et la communauté juive, dix sephirot (« émanations ») :  ‎

1. Kether – Couronne 

2. Ḥokhma – Sagesse 

3. Bina – Compréhension 

4. Ḥessed – Miséricorde 

5. Guebhoura – Force 

6. Tiph’ereth – Beauté 

7. Neṣaḥ – Victoire 

8. Hod – Gloire 

9. Yessod – Fondation 

10. Malkhouth – Royaume 

Kether est en fait Dieu, l’infini (en sof) et tout en bas il y a le monde. La réunion des deux, par les prières adéquates, permet de redonner sa puissance à la Chekhina, la « résidence » de Dieu dans la communauté juive.

Représentation de l’Adam Qadmon, l’Adam primordial . Il s’agit en fait l’univers formé des dix émanations. Tiré de l’ouvrage américain de 1888 Qabbalah,
par Isaac Myer.

Le grand classique de la kabbale, le Zohar, du 13e siècle, dit ainsi :

« Au début, par les chants et les louanges que les anges du Très-Haut disent en haut, et par l’arrangement des louanges que les Israélites disent en bas, Elle [la Chekhina] se pare et s’embellit de ses bijoux comme une femme qui se pare pour son époux. » 

On doit noter l’importance de l’allégorie du « couple. » C’est de la théorie du « miroir » que vient toute une série de remarques comme quoi tout est complémentaire : l’homme et la femme, l’animal et son abattage, etc., dans une logique de la dépendance d’une chose à une autre qui pour le coup est totalement emprunté à Aristote (qui en arrivait, dans la même logique d’une chose n’existant que de par sa fonction, à expliquer que l’esclave était là pour le maître, et inversement).

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Le principe de la kabbale

En fait, le principe de la kabbale a déjà été étudié par la grande majorité des gens en France, avec la conception des « correspondances » chez Baudelaire.

Il y a des « parallèles », des portes, des accès, entre ce qui se passe dans le monde matériel et dans le monde spirituel.

Il y a des clefs, des signes, des « correspondances » qui sont autant de portes ouvertes d’un monde à l’autre : tout correspond.

L’étoile de David symbolise deux triangles, en haut et en bas, se « correspondant », comme une sorte de miroir.

Un texte kabbaliste dit ainsi :

« Tu as déjà reçu la tradition selon laquelle toute action accomplie ici-bas fait impression en haut, car rien n’est fait sur terre qui ne fasse impression en haut : le monde supérieur tout entier est comme le miroir du monde inférieur et de même que tout acte que l’homme accomplit impressionne le miroir par sa puissance du miroir, ainsi l’action des êtres d’en bas se reflète dans le monde d’en haut. »

R. Siméon Labi, Ketem Paz, 16e siècle
Page de couverture de la première édition imprimée du grand classique kabbaliste, le Zohar, ville italienne de Mantoue, 1558.

Toute l’idéologie « romantique » puise dans le néo-platonisme et le kabbalisme, où tout répond à tout ; lorsque Baudelaire parle des « correspondances » entre en haut et en bas, il emprunte cela directement au mystique suédois Swedenborg, qui lui-même puise cela dans le néo-platonisme et la kabbale.

Lorsque dans A une passante, Baudelaire témoigne d’une rencontre avec une femme et d’un coup de foudre (échouant car la femme n’a pas été à la hauteur), il raconte une « correspondance », une possibilité (« Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »).

La kabbale est la théorie de ce miroir. Et l’énergie vient bien entendu de tout en haut, de la première Cause, Dieu.

Voici ce qu’on lit par exemple dans une Explication sur le commentaire de Nahmanide, datant de 1875 :

« C’est une chose reçue par les cabalistes de vérité que les créations de ce monde-ci descendent d’en haut comme le long d’une chaîne, il n’y aucune créature qui n’ait se puissance en haut, ainsi que le disent nos maîtres : « Le moindre brin d’herbe a un astre en haut qui le frappe et lui dis : Crois ! » (Gen. Rabba 10:6). 

Si c’est le cas de l’herbe, point n’est besoin de le préciser pour les animaux, les volatiles, les arbres et toutes les autres créatures. 

Déjà le Hassid [c’est-à-dire R. Isaac l’Aveugle], que sa mémoire soit une bénédiction, a écrit une chose merveilleuse à ce propos, dont je transcrirai partiellement les dires, sans reprendre le mot à mot.

Il dit : Toutes les créatures de la terre sont suspendues à des puissances supérieures et celles-ci à d’autres encore qui leur sont supérieures et celles-ci à d’autres encore qui leur sont supérieures jusqu’à la Cause qui est sans fin, à la façon dont il est (marqué) : « Un supérieur au-dessus d’un supérieur monte la garde » (Ecc. 5:7). »

C’est le principe de « l’émanation », tout émane par en haut, par strates. Et naturellement, c’est du néo-platonisme, d’où la théorie des « sephiroth », des émanations : au lieu d’avoir dix sphères ou dix anges comme chez les mystiques musulmans issus d’Aristote, on a dix émanations.

Ces dix émanations se combinent, leur combinaison permet l’unification de la première et de la dernière.

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La base de la kabbale

La kabbale puise ses racines dans le néo-platonisme, à partir du mysticisme juif, dont la religion juive disposait déjà d’une solide base. 

Elle était déjà elle-même issue de rituels de type païens élémentaires, comme en témoigne ces passages de la genèse (8, 20-21) et de l’exode (24, 4-8) qui témoigne des restes du culte « sacrificiel » propre aux premières religions :

« 20. Noé bâtit un autel à l’Éternel; il prit de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs, et il offrit des holocaustes sur l’autel.

21. L’Éternel sentit une odeur agréable, et l’Éternel dit en son cœur : Je ne maudirai plus la terre, à cause de l’homme, parce que les pensées du cœur de l’homme sont mauvaises dès sa jeunesse; et je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ai fait. »

« 4. Et Moïse écrivit toutes les paroles de l’Éternel, et il se leva de bon matin, et bâtit un autel au bas de la montagne, et dressa douze colonnes pour les douze tribus d’Israël.

5. Et il envoya les jeunes gens des enfants d’Israël, qui offrirent des holocaustes, et sacrifièrent des sacrifices de prospérité à l’Éternel, savoir de jeunes taureaux.

6. Et Moïse prit la moitié du sang, et le mit dans les bassins, et il répandit l’autre moitié sur l’autel.

7. Puis il prit le livre de l’alliance, et il le lut au peuple qui l’écoutait et qui dit: Nous ferons tout ce que l’Éternel a dit, et nous obéirons.

8 Moïse prit donc le sang, et le répandit sur le peuple, et dit: Voici le sang de l’alliance que l’Éternel a traitée avec vous selon toutes ces paroles. »

Qu’est-ce que le kabbalisme ? Le kabbalisme regroupe de nombreux auteurs, mais tous ont le même but : expliquer l’origine du monde, tout comme Maïmonide.

Leur direction va toutefois à l’opposé donc de Maïmonide, celui-ci considérant qu’on ne peut pas comprendre pourquoi Dieu agit (ni au fond ce qu’est Dieu réellement), et que l’origine du monde se tient dans la « sagesse » de Dieu.

Ici, Maïmonide suit clairement la vision d’Aristote selon laquelle le moteur divin, tourné vers lui-même, a « produit » par sa bonté une certaine vision de lui-même, ce qui a amené par conséquent quelque chose en plus, d’où découle le monde, etc. etc.

Femme juive de l’empire ottoman,
illustration de Jean-Baptiste Vanmour, 1707.

Les kabbalistes, eux, ne se tournent pas vers Aristote, mais vers Platon et ses « successeurs » appelés néo-platoniciens. Ils puisent massivement dans les néo-platoniciens, reprenant directement leurs thèses.

Rappelons les deux principales : 

a) l’origine des êtres humains repose dans l’émanation d’une âme unifiée totale dans le Ciel ; chaque humain doit quitter son corps pour faire en sorte que son âme « retourne » à son point de départ initial. Le grand théoricien est ici Plotin.

b) le monde matériel est composé d’une sorte d’émanation multiple depuis en haut, et on peut donc saisir, de manière magique, les forces régissant cette descente, afin de se les approprier, de les modifier, etc. (c’est le principe de la magie, des mages, etc.).

Les kabbalistes puisent donc toutes leurs conceptions dans le néo-platonisme, qu’ils vont mélanger avec le judaïsme. Le terme de kabbale signifie ainsi « réception » en hébreu : c’est la réception de l’émanation divine.

Citons ici un texte kabbaliste, sur la réception de la lumière divine et sur la manière de la faire resplendir en lui « obéissant » :

« Un des principes auxquels l’homme doit croire est que tout ses actes « font impression » en haut, qu’ils soient bons ou mauvais.

En accomplissant les commandements que le Seigneur son Dieu a ordonnés, il illumine, fait resplendir et met en lumière la dimension [supérieure] dont dépend le commandement qu’il a accompli.

Selon la grandeur du commandement qu’il aura accompli et la qualité de son intention lors de cet accomplissement, ainsi sera l’intense irradiation qui l’éclairera par son biais.

L’épanchement s’accroîtra dans les canaux pour faire prospérer le monde et le monde se nourrira par son intermédiaire, en ce qu’il l’illuminera et le fera resplendir quand il fera remonter [les canaux] vers la source pour qu’ils reviennent à leur état de subtilité et de pureté qui était le leur là-bas à l’origine, avant l’émanation. »

R. Salomon Alkabets, Liquouté haqdamot le-Hokhmat ha-Qabalah, texte du 16e siècle

Rappelons au passage que ce néo-platonisme est une bricolage mélangeant de manière erronée les thèses de Platon et d’Aristote (en faveur d’un Platon « religieux »).

Et rappelons, comme cela a été vu, que Maïmonide puise lui dans Aristote et en fait surtout Avicenne (expliquant Aristote), pour mélanger ces conceptions avec le judaïsme (tout en étant donc influencé par Platon, puisque la pensée d’Avicenne est elle-même marquée par celle de Platon, pour la dimension religieuse, ce qu’on a plus chez Averroès).

Tout cela forme un savant bricolage au vocabulaire très technique, ainsi que des concepts mystiques ; on ne peut donc être étonné de la dimension fascinante pour des esprits religieux comme il y en a au Moyen-Âge.

Voyons maintenant la vision kabbaliste du monde.

>Sommaire du dossier

La Kabbale comme complément de Maïmonide

La conception de Maïmonide tient debout, mais il saute aux yeux que le rapport entre Dieu et le monde n’est pas très clair, il n’est pas très explicite. 

Il y a Dieu d’un côté, le monde de l’autre, avec le  « libre-arbitre » des deux côtés, il y a les lois orales résumées par le Talmud, il y a le messie qui va arriver… Mais comment s’y retrouver ?

C’est là qu’intervient la kabbale. Celle-ci critique Maïmonide, mais nous verrons comment il s’agit de deux faces d’une même pièce idéaliste, qui finirent par se rejoindre.

Voyons d’abord la critique effectuée par les kabbalistes. Ceux-ci disent : avec Maïmonide, l’humain rationnel obéit aux lois de Dieu. Mais il ne dit pas pourquoi ces lois ont un sens par rapport à Dieu, il sépare ces lois de Dieu, or là serait la clef du judaïsme.

Une critique kabbaliste dit ainsi :

« La première chose intelligible est que le Seigneur de tout, que l’on ne peut se représenter dans l’intellect par un concept, ni par une limite et un changement, ne profite et ne manque de rien ; de même en est-il des Intellects séparés et de toutes les Idées séparées : rien ne les avantage et rien ne leur manque.

C’est pourquoi, lorsque vinrent les Juifs philosophants, ils ne trouvèrent nullement que les prières matérielles – car la parole et la voix sont matérielles – soient profitables par elles-mêmes, si bien que le maître, l’auteur du Guide [des égarés], dit que leur but est de méditer et de contempler les réalités, et qu’il ne faut pas dire que ces paroles matérielles et ces suppliques parviennent jusqu’au Créateur et qu’il les entend et exauce la demande de celui qui prie.

En vérité, ces propos ruinent toutes les croyances et la prophétie. »

R. Chem Tov ben Chem Tov, Sefer ha-Emounot, 15e siècle
Un Juif de l’empire ottoman, par Jean-Baptiste Vanmour, 1707.

Dans un autre écrit, on peut pareillement lire au sujet de Maïmonide :

« Lui [à savoir donc Maïmonide dans Le guide des égarés] pense que ces actes n’ont aucun effet et que les anciens idolâtres trompaient les foules avec des choses qui n’ont rien de consistant et n’opèrent aucune action dans le monde, leur but étant seulement de s’ériger en maître et de gouverner la populace par des choses mensongères dépourvues de toute réalité.

Il pense aussi que la Torah n’a repoussé de telles pratiques hors de la nation israélite que parce qu’elles sont vaines et ne possèdent aucune efficience. On pourrait déduire de ses propos que si elles avaient été utiles, la Torah ne les aurait pas repoussées.

Mais selon l’avis de nos maîtres, que la paix soit sur eux, et selon l’avis des sages de la cabale, il n’en va pas ainsi : les anciens agissaient en ce monde au moyen de ces pratiques en fonction des cultes qu’ils rendaient aux puissances d’en haut, aux étoiles, aux constellations et aux êtres qui les gouvernent, et par leurs rites et leurs cultes, ils obtenaient des résultats en faisant descendre la spiritualité des astres ici-bas. »

R. Siméon Labi, Ketem Paz, 16e siècle

Les kabbalistes ne sont pas d’accord pour séparer complètement le monde de Dieu. 

Le grand paradoxe, rendant la chose à peu près incompréhensible, est que Maïmonide sépare Dieu et le monde, avec un Dieu tout le temps penché sur le monde, regardant et choisissant, mais de loin (sans qu’on ne sache pourquoi, ni même qu’on puisse savoir pourquoi).

Dans la kabbale, c’est l’inverse, Dieu est très lointain, il n’est plus présent, mais donc il est « connecté » au judaïsme. La raison de cela est facile à comprendre. Les options de Maïmonide et de la kabbale obéissent à deux impératifs :

– affirmer le libre-arbitre de la communauté juive isolée, son « choix » envers « son » Dieu, pour maintenir l’unité ;

– justifier la dispersion de la communauté juive par une présence de Dieu affaiblie qu’il faudrait renforcer.

La notion de temps est ici différente. Maïmonide considérait l’avènement du messie comme proche, voire très proche (50, 100 ans), alors que pour la kabbale il s’agissait d’un processus en cours pouvant durer bien plus longtemps (sans qu’une date soit posée).

La double fonction idéologique est ici bien entendu de maintenir idéologiquement l’unité de la communauté juive, de justifier sa situation.

>Sommaire du dossier

Maïmonide et Aristote

Le problème fondamental des affirmations de Maïmonide, c’est qu’elles en font un disciple d’Aristote, d’un « philosophe » qui n’utilise pas directement les écrits sacrés ou la tradition orale.

Le guide des égarés s’est, pour cette raison, fait littéralement écharpé par nombre de rabbins, justement pour cette tendance « philosophique ».

En effet, comme nous l’avons vu, il est absolument évident que Maïmonide reprend le schéma mélangeant Platon à Aristote, où on a : DIEU => premier ange (ou sphère) => second ange => etc. jusqu’à => 10e sphère => notre monde.

Maïmonide dit ouvertement :

« Nous avons déjà donné précédemment, dans ce traité, un chapitre où l’on expose que les anges ne sont pas des corps. C’est aussi ce qu’a dit Aristote ; seulement il y a ici une différence de dénomination : lui, il dit « Intelligences séparées », tandis que nous, nous disons « anges. »

Quant à ce qu’il dit, que ces Intelligences séparées sont aussi des intermédiaires entre Dieu et les (autres) êtres et que c’est par leur intermédiaire que sont mues les sphères, – ce qui est la cause de la naissance de tout ce qui naît, – c’est aussi ce que proclament tous les livres (sacrés) ; car tu n’y trouveras jamais que Dieu fasse quelque chose autrement que par l’intermédiaire d’un ange. »

Le guides des égarés

C’est le schéma que l’on retrouve chez Al Farabi et Avicenne : le Dieu « bon » en soi produit indirectement une première sphère, qui alors créé de fait le multiple (Dieu n’est plus « seul »), et donc créé une seconde sphère, qui en créé une troisième, etc.

Naturellement, Maïmonide ne parle jamais d’Avicenne, il attribue sa conception au judaïsme authentique, mais qui aurait été perdu, etc. C’est une démarche d’attribution à un passé mythique que l’on retrouvera systématiquement dans la kabbale.

Cependant, ce n’est pas tout. Maïmonide suit ici tellement Aristote qu’il parle lui-même de sphères et reconnaît tout à fait l’importance de l’astrologie. Maïmonide admett ainsi tout à fait le système où tout vient par en haut par une succession d’étapes, d’anges, mais sa vision du monde emprunte très largement au néo-platonisme, à la lecture « magique » du monde.

Le « un » s’épanche sur le monde, et les humains doivent remonter à la source. Normalement, Aristote considère que l’humain est heureux en méditant sur le monde, car le moteur divin est loin et tourné vers lui-même.

Mais Maïmonide a besoin d’un Dieu « pensant », pour justifier le libre-arbitre. Qu’à cela ne tienne, il reprend le thème néo-platonicien du « Dieu-Un » comme source où il faut retourner. Il a juste besoin d’ajouter que Dieu a choisi de faire des émanations.

Il dit ainsi, de manière conforme au néo-platonisme :

« Il en est de même dans l’univers : l’épanchement, qui vient de Dieu pour produire ces Intelligences séparées, se communique aussi de ces intelligences pour qu’elles se produisent les unes les autres, jusqu’à l’intellect actif avec lequel cesse la production des intelligences séparées.

De chaque intelligence séparée, il émane également une autre production, jusqu’à ce que les sphères aboutissent à celle de la lune.

Après cette dernière vient ce (bas) corps qui naît et périt, je veux dire la matière première et ce qui en est composé. De chaque sphère il vient des forces (qui se communiquent) aux éléments, jusqu’à ce que leur épanchement s’arrête au terme (du monde) de la naissance et de la corruption. » (Le guides des égarés)

Et voici comment il présente le rôle des « planètes », des « sphères », des anges intermédiaires :

« On sait, et c’est une chose répandue dans tous les livres des philosophes, que lorsqu’ils parlent du régime (du monde), ils disent que le régime de ce monde inférieur, je veux dire du monde de la naissance et de la corruption, n’a lieu qu’au moyen des forces qui découlent des sphères célestes.

Nous avons déjà dit cela plusieurs fois, et tu trouveras que les docteurs disent de même (Beréchit Rabbâ 10) [commentaire de la Torâ datant des 5-6e siècles] : « Il n’y a pas jusqu’à la moindre plante ici-bas qui n’ait au firmament son mazzâl (c’est-à-dire son étoile), qui la frappe et lui ordonne de croître, ainsi qu’il est dit (Job 38:33) : « Connais-tu les lois du ciel, ou sais-tu indiquer sa domination (son influence) sur la terre ? » – (par mazzâl on désigne aussi un « astre », comme tu le trouvers clairement au commencement du Beréchit Rabbâ, où ils disent : « Il y a tel mazzâl (c’est-à-dire tel astre ou telle planète) qui achève sa course en trente jours, et tel autre qui achève sa course en trente ans).

Ils sont donc clairement indiqué par ce passage que même les individus de la nature sont sous l’influence particulière des forces de certains astres ; car quoique toutes les forces ensemble de la sphère céleste se répandent dans tous les êtres, chaque espèce cependant se trouve aussi sous l’influence particulière d’un astre quelconque.

Il en est comme des forces d’un seul corps, car l’univers tout entier est un seul individu, comme nous l’avons dit. »
(Le guides des égarés)

Nous touchons ici le cœur de la vision du monde de Maïmonide :

a) il accepte la vision d’Aristote : moteur divin => 1ère sphère => 2de sphère, etc.

b) mais comme il a besoin d’un Dieu actif et non pas passif comme le moteur divin, il puise dans Platon le principe du « Dieu-Un » penché sur le monde produit de ses émanations divines.

Le système tient, mais est contradictoire. C’est précisément là qu’intervient la kabbale, pour combler le système en modifiant l’ordre hiérarchique et en faisant placer Platon et son « Dieu-Un » avant Aristote et sa division en sphères.

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Maïmonide et le Dieu « pensant »

Pour que Maïmonide puisse parfaire son système, il doit justifier que Dieu pense. Si Dieu ne pense pas, il ne peut pas en effet pas avoir choisi non seulement de révéler des choses, mais également d’avoir accordé le libre-arbitre aux humains.

Pour cette raison, Maïmonide est obligé de faire un savant mélange entre judaïsme, platonisme et aristotélisme. Voici comment il formule précisément sa manière de voir les choses :

« Tu connais cette célèbre proposition que les philosophes ont énoncée à l’égard de Dieu, savoir qu’il est l’intellect, l’intelligent, et l’intelligible, et que ces trois choses, en Dieu, ne font qu’une seule et même chose, dans laquelle il n’y a pas de multiplicité. »

Défendant cette proposition, Maïmonide attaque immédiatement l’aristotélisme non seulement dans sa perspective averroïste, mais même avicennienne, au nom d’un aristotélisme juif :

« Sans doute, celui qui n’a pas étudié les livres traitant de l’intellect [lesquels ? Il ne peut s’agir que de ceux d’Aristote], qui n’a pas saisi l’essence de l’intellect, qui n’en connaît pas le véritable être et qui n’en comprend qu’autant qu’il comprend l’idée de blanc et de noir, aura beaucoup de peine à comprendre ce sujet, et quand nous disons que Dieu est l’intellect, l’intelligent et l’intelligible, ce sera pour lui comme si nous disions que la blancheur, la chose blanchie et ce qui blanchit sont une seule et même chose !

Et en effet combien y a-t-il d’ignorants qui se hâteront de nous réfuter par cet exemple et par d’autres semblables ! »

Ici, on voit comment Spinoza est un penseur juif. Il admet le principe de l’unité, de l’unicité divine, mais il est d’accord pour dire, en quelque sorte, que « la blancheur, la chose blanchie et ce qui blanchit sont une seule et même chose. » Dieu se confond avec l’univers.

Mais Maïmonide est un penseur qui veut retourner en arrière, et non pas faire comme Spinoza et pousser Aristote jusqu’au bout, même au-delà d’Averroès !

Représentation traditionnelle
de Maïmonide.

Maïmonide veut retourner en arrière. Il ne peut pas admettre que les sphères célestes, les anges, etc. aient des capacités « productives. » Cela serait contraire à la religion, à ses yeux (le kabbalisme lui prendra cette direction, au moyen de Platon).

Et il ne peut pas utiliser Platon de manière principale, car son Dieu est « un » dans un mode passif. Maïmonide veut maintenir la fiction d’un Dieu qui choisit, prend des décisions, etc., le tout « à sa manière » unique.

Il n’y a donc qu’un seul moyen pour Maïmonide : faire un Dieu éternellement actif, éternellement penché sur l’humanité – c’est l’origine de la fameuse culture juive du « si Dieu veut ».

Page de garde d’une édition du Guide des égarés.

Maïmonide dit ainsi :

« Il est très évident que toute chose née a nécessairement une cause prochaine qui l’a fait naître ; cette cause (à son tour) a une cause, jusqu’à ce qu’on arrive à la cause première de toute chose, c’est-à-dire à la libre volonté de Dieu. »

Et voici comment Maïmonide formule sa conception d’un Dieu toujours actif (là où le kabbalisme formulera la conception d’un Dieu jamais actif, toujours passif) :

« Or, comme il est démontré que Dieu (qu’il soit glorifié!) est intellect en acte, et comme il n’y a en lui absolument rien qui soit en puissance, – ce qui est clair (en lui-même) et sera encore démontré, – de sorte qu’il ne se peut pas que tantôt il perçoive et tantôt il ne perçoive pas, et qu’au contraire il est toujours intellect en acte, il s’ensuit que lui et la chose perçue sont une seule et même chose, qui est son essence ; et (d’autre part) cette même action de percevoir, pour laquelle il est appelé « intelligent », est l’intellect même qui est son essence.

Par conséquent, il est perpétuellement intellect, intelligent et intelligible. Il est aussi que, si l’on dit que l’intellect, l’intelligent et l’intelligible ne forment qu’un en nombre, cela ne s’applique pas seulement au Créateur, mais à tout intellect. 

Dans nous aussi, l’intelligent, l’intellect et l’intelligible sont une seule et même chose toutes les fois que nous possédons l’intellect en acte ; mais ce n’est que par intervalles que nous passons de la puissance à l’acte.

De même l’intellect séparé, je veux dire l’intellect actif (universel), éprouve quelques fois un empêchement à son action ; et bien que cet empêchement ne vienne pas de lui-même, mais du dehors, c’est une certaine perturbation (qui survient) accidentellement à cet intellect.

Mais nous n’avons pas maintenant pour but d’expliquer ce sujet ; notre but est plutôt (d’exposer) que la chose qui appartient à Dieu seul et qui lui est particulière, c’est d’être toujours intellect en acte et de n’éprouver aucun empêchement à la perception, ni de lui-même, ni d’autre part.

Il s’ensuit de là qu’il est toujours et perpétuellement intelligent, intellect et intelligible ; c’est son essence même qui est intelligente, c’est elle qui est l’intelligible, et c’est encore elle qui est l’intellect, comme cela être dans tout intellect en acte. »

Qu’est-ce que cela signifie, dit simplement ? En fait, Dieu « porte » le monde : il lui donne naissance, mais il n’est pas « parti » (c’est inversement la thèse de la kabbale).

Maïmonide reprend la thèse d’Aristote selon laquelle une « âme » donne une « forme » à la « matière », ce qui a été appelé « hylémorphisme » (des termes grecs hulè, matière et morphè, forme).

Et il l’applique au monde : Dieu ne fait pas que « créer » le monde, il en est à la « forme », le principe essentiel. 

Ainsi, selon Maïmonide, « Dieu est la fin dernière de toute chose ; tout aussi a pour fin de lui devenir semblable en perfection, autant que cela se peut. »

Tout part de Dieu, mais tout est également « porté » par Dieu, et donc tout lui reviendra.

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Maïmonide interprète Avicenne à sa manière

Dans Le guide des égarés, Maïmonide (ou « Rambam ») expose trois conceptions de la prophétie. La première conception, que le Rambam rejette, est celle des païens qui pensent que Dieu choisit un homme pour lui faire porter un message.

Or, cela signifie que Rambam rejette le fait d’un « choix » et qu’il est obligé d’accepter la conception prophétique du « reflet » qu’on trouve chez Al Farabi, Avicenne et Averroès… Et Rambam le reconnaît lui-même ; il puise ouvertement dans Aristote.

Voici ce qu’il dit :

« La deuxième opinion est celle des philosophes, à savoir que la prophétie est une certaine perfection (existant) dans la nature humaine ; mais que l’individu humain n’obtient cette perfection qu’au moyen de l’exercice, qui fait passer à l’acte ce que l’espèce possède en puissance, à moins qu’il n’y soit mis obstacle par quelque empêchement tenant au tempérament ou par quelque cause extérieure.

Car, toutes les fois que l’existence d’une perfection n’est que possible dans une certaine espèce, elle ne saurait exister jusqu’au dernier point dans chacun des individus de cette espèce, mais il faut nécessairement (qu’elle existe au moins) dans un individu quelconque ; et si cette perfection est de nature à avoir besoin d’une cause déterminante pour se réaliser, il faut une telle cause.

Selon cette opinion, il n’est pas possible que l’ignorant devienne prophète, ni qu’un homme sans avoir été prophète la veille le soit (subitement) le lendemain, comme quelqu’un qui fait une trouvaille.

Mais voici, au contraire, ce qu’il en est : si l’homme supérieur, parfait dans ses qualités rationnelles et morales, possède en même temps la faculté imaginative la plus parfaite et s’est préparé de la manière que tu entendras (plus loin), il sera nécessairement prophète, car c’est là une perfection que nous possédons naturellement.

Il ne se peut donc pas, selon cette opinion, qu’un individu, étant propre à la prophétie et s’y étant préparé, ne soit pas un prophète, pas plus qu’il ne se peut qu’un individu d’un tempérament sain se nourrisse d’une bonne nourriture, sans qu’il en naisse un bon sang et autres choses semblables.

La troisième opinion, qui est celle de notre Loi et un principe fondamental de notre religion, est absolument semblable à cette opinion philosophique, à l’exception d’un seul point.

En effet, nous croyons que celui qui est propre à la prophétie et qui y est préparé peut pourtant ne pas être prophète, ce qui dépend de la volonté divine. »

Et plus loin, de manière tout à fait aristotélicienne :

« Sache que la prophétie, en réalité, est une émanation de Dieu, qui se répand, par l’intermédiaire de l’intellect actif, sur la faculté rationnelle d’abord, et ensuite sur la faculté imaginative ; c’est le plus haut degré de l’homme et le terme de la perfection à laquelle son espèce peut atteindre, et cet état est la plus haute perfection de la faculté imaginative. »

Et enfin, de manière totalement similaire à Avicenne :

« Tu connais aussi les actions de cette faculté imaginative, consistant à garder le souvenir des choses sensibles, à les combiner, et, ce qui est (particulièrement) dans sa nature, à retracer (les images) ; son activité la plus grande et la plus noble n’a lieu que lorsque les sens se reposent et cessent de fonctionner, c’est alors qu’il lui survient une certaine inspiration, (qui est) en raison de sa disposition, et qui est la cause des songes vrais et aussi celle de la prophétie. Elle ne diffère que par le plus et le moins, et non par l’espèce. »

Et plus loin encore, de manière encore une fois parfaitement conforme à ce que dit Avicenne (sauf pour la troisième partie de son exposé) :

« Cela étant, il faut que tu saches que, si cette émanation de l’intellect (actif) se répand seulement sur la faculté rationnelle (de l’homme), sans qu’il s’en répande rien sur la faculté imaginative [soit parce que l’émanation elle-même est insuffisante, soit parce que la faculté imaginative est défectueuse dans sa formation primitive, de sorte qu’elle est incapable de recevoir l’émanation de l’intellect], c’est là (ce qui constitue) la classe des savants qui se livrent à la spéculation.

Mais si cette émanation se répand à la fois sur les deux facultés, je veux dire sur la rationnelle et sur l’imaginative [comme nous l’avons exposé et comme l’ont aussi exposé d’autres parmi les philosophes], et que l’imaginative a été créée primitivement dans toute sa perfection, c’est là (ce qui constitue) la classe des prophètes.

Si, enfin, l’émanation se répand seulement sur la faculté imaginative, et que la faculté rationnelle reste en arrière, soit par suite de sa formation primitive, soit par suite du peu d’exercice, c’est (ce qui constitue) la classe des hommes d’État qui font les lois, des devins, des augures et de ceux qui font des songes vrais ; et de même, ceux qui font des miracles par des artifices extraordinaires et des arts occultes, sans pourtant être des savants, sont tous de cette troisième classe. »

On a donc Maïmonide reconnaissant le « reflet », mais attribuant cela non pas à une impression de l’intellect dans l’esprit, comme le fait Averroès, mais comme une captation d’une émanation divine.

Au lieu de pousser Aristote jusqu’au bout, Maïmonide en revient à Platon, au « un » et ses « émanations », qu’il considère même comme étant faites par un Dieu « conscient », « pensant ».

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Averroès dépasse Avicenne

Il y a un problème essentiel dans le raisonnement d’Avicenne. On ne voit pas en effet pourquoi un individu pourrait être à un niveau de « prophétie », et pas à un autre niveau. De fait, il doit y avoir la possibilité de progresser sur cette échelle.

Cela amène cependant un autre problème. Si on admet en effet qu’il est possible de progresser sur cette échelle, alors le prophète Mahomet n’est plus qualitativement différent. Il est seulement plus avancé sur l’échelle, n’étant pas moins ou plus humain pour autant.

L’Islam dans ses variantes sunnites rejette donc catégoriquement Avicenne.

L’Islam dans ses versions chiites (duodécimaine et ismaélienne) par contre est d’accord sur le principe, le véritable croyant (le mumin) parcourant les différentes lectures cachées au sein du Coran et découvrant plusieurs niveaux de vérité.

Après Mahomet, il y a eu ici des imams dont le dernier est caché mais toujours présent, et en fait il aurait toujours été présent, mais de manière cachée même pour les prophètes avant Mahomet; rechercher cet imam à la fois dans ce monde et dans d’autres est le chemin mystique du musulman authentique, etc. Le chiisme ismaélien pousse d’ailleurs la logique jusqu’au bout et met de côté Mahomet au profit de la quête mystique de l’imam.

Dans l’Islam chiite, on dira ainsi que « Le Coran est l’imam muet, l’imam est le Coran parlant ».

 Cette interprétation mystique ne nous intéresse pas le moins du monde; elle n’est qu’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, une sorte de délire où il faudrait rejoindre le « Dieu-Un » qui aurait formé le monde en plusieurs niveaux qu’il faudrait remonter petit à petit. La kabbale suit exactement le même principe.

Ce qui nous intéresse, c’est le matérialisme. Il est tout à fait possible de pouvoir faire partir la logique d’Avicenne dans le mysticisme, c’est un aspect de la réalité de sa philosophie. Cependant, nous choisissons l’autre, avec Averroès.

Celui-ci a très bien compris que si les humains ne faisaient que refléter, à différents niveaux, l’intelligence ou sphère ou ange, alors il n’y aucune raison qu’il y ait des « prophètes » divins; il s’agissait simplement d’individus « inspirés ».

S’il ne l’a jamais dit ouvertement (et pour cause), la logique d’Averroès aboutit forcément à la thèse qu’on lui a attribué: celle qui consiste à parler des « trois imposteurs » pour désigner Moïse, Jésus et Mahomet.

Averroès a simplement poussé Avicenne jusqu’au bout de son raisonnement, dans la direction matérialiste: si la pensée peut avoir plusieurs niveaux selon la capacité de compréhension de « l’intelligence » globale, alors il n’y a qu’une pensée, comprise à différents niveaux.

La thèse de la pensée de Mao et de Gonzalo ne dit pas autre chose.

Maïmonide, lui, fait partir Avicenne dans la même direction que l’Islam chiite, avec une conception très proche du prophète. Dans la seconde partie du 20e siècle, le rabbin de Loubavitch sera à l’origine d’une véritable « imamologie » dans une même veine chiite.

Mais voyons comment Maïmonide a procédé.

>Sommaire du dossier

Les impressions chez Avicenne et la possibilité de les interpréter

Regardons la conception, très intéressante, d’Avicenne sur la « prophétie », ce qui permettra de voir comment Maïmonide ne fait que la reprendre à son compte.

Ce que fait Avicenne, c’est établir une typologie des différents niveaux de compréhension « prophétique. » Voici comment il conçoit les choses, avec différents niveaux selon la capacité à saisir les impressions que l’on a.

Il faut, en effet, bien noter que chez Avicenne la porte est (grande) ouverte pour que les impressions des individus, en tant que reflet de l’intellect, soit le reflet de la réalité générale… et non pas simplement d’un « Dieu » fournissant des informations par l’intermédiaire d’un ange – intellect.

Premier niveau : incapacité de synthétiser par plongée dans la distraction

Il faut être préparé à synthétiser et être capable de synthétiser au moins un minimum. Or, il y en a qui ne disposent pas de cette capacité, ni même de la préparation.

Exemple moderne: quelqu’un consommant des drogues dures ou bien passant son temps à regarder des matchs de football n’ira pas dans le sens d’une tentative de synthèse. C’est ici la démarche de la plèbe, écrasée par les conditions d’existence, happée par elle, incapable de saisir les impressions que la réalité lui imprime.

Second niveau: capacité d’interprétation de réflexions fulgurantes

L’individu, par moments, est capable de passer d’une chose à une autre, parce qu’une première chose l’amène pour ainsi dire « naturellement » à une autre, et il est capable en revenant en arrière d’établir un rapport entre les deux choses.

L’individu interprète des réflexions fulgurantes qu’il a et les rattache au moment qui leur ont donné naissance.

Exemple moderne: il est connu que les écrits de Baudelaire sur le romantisme témoignent par moments de véritables analyses fulgurantes et pénétrantes, comme s’il avait réussi à déchiffrer le fond d’une question (sa lecture « mystique » du monde, avec les « correspondances », est nettement un fétichisme de cette approche visant à s’imprégner de culture et à attendre l’inspiration).

Troisième niveau: capacité de concentration

Ici, l’individu est capable d’avoir plus que des éclairs lumineux: il parvient à stabiliser sa pensée dans les hauteurs; en clair, il parvient à rester concentré et à ne pas se disperser. Il n’y a pas besoin d’interprétation: l’individu sait « à quoi il pense. »

Quatrième niveau: premier stade « prophétique »

L’individu parvient ici non seulement à se concentrer, mais cela est fait de telle manière qu’il fusionne pratiquement avec ce à quoi il réfléchit. Il n’est pas « parasité » par quelque autre pensée ou sensation que ce soit.

Pour Avicenne, l’individu voit sa pensée ici directement « imprimée »; il saisit sans interprétation une connaissance qu’il connaît de l’intérieur.

Cinquième niveau: second stade « prophétique »

Ce niveau est le même que le précèdent, à ceci près que l’individu est capable de ne pas confondre ce qu’il a compris avec d’autres choses provenant de son imagination, et qu’il mélangerait par analogie.

Il faut bien voir ici qu’Avicenne entrevoit la synthèse, mais ne saisit pas le moteur dialectique. Il en reste au principe d’analogie développé par Aristote. En clair, lorsqu’on voit un interrupteur sur un mur, on le « reconnaît » par analogie avec d’autres interrupteurs qu’on a vu.

Dans « Retour vers le futur 2 » justement, l’amie de Marty McFly est dans le futur (chose par ailleurs impossible) et ne sait pas allumer la lumière, car elle raisonne par analogie et ne « trouve pas » l’interrupteur.

A ce stade donc, l’individu entrevoit des vérités et y reste, il ne mélange pas, il n’assimile pas ces vérités à d’autres choses différentes en substance.

Sixième niveau: le prophète

A ce niveau, non seulement la connaissance est stabilisée et reste en l’individu, il garde cela en mémoire, mais en plus il peut retranscrire pour ainsi dire en temps réel cette puissance intellectuelle qui s’est imprimée en lui.

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Maïmonide théoricien du «libre-arbitre»

Comment Maïmonide justifie-t-il le libre-arbitre ? En fait, il fait exactement comme Thomas d’Aquin, pour qui par ailleurs Maïmonide est « l’aigle de la synagogue ». Tant Maïmonide que Thomas d’Aquin reprennent Aristote, pour le dévier vers une direction où il est affirmé que la partie supérieure de l’âme est « libre. »

Chez Averroès, cette partie supérieure est universelle, c’est l’intellect, il n’y en a qu’un ; les humains ne pensent pas. Chez Maïmonide et Thomas d’Aquin, les humains peuvent « penser ». 

Dans Le traité des huit chapitres, écrit en judéo-arabe (dialecte de la population juive dans les pays arabes, retranscrit en écriture hébraïque), Maïmonide pose par exemple le même principe que Thomas d’Aquin ; d’emblée, il affirme : 

« Sache que l’âme de l’homme est une, mais que ses opérations sont nombreuses et diverses et que certaines d’entre elles sont parfois appelées âmes, ce qui peut faire croire que l’homme a plusieurs âmes, comme le croient, en effet, les médecins ; c’est ainsi que le plus illustre d’entre eux (Hippocrate) commence (son ouvrage) en disant que les âmes de l’homme sont au nombre de trois, l’âme naturelle, l’âme animale et l’âme spirituelle.

On les appelle aussi parfois facultés ou parties, de sorte que l’on dit les parties de l’âme.

Et ces appellations sont souvent employées par les philosophes ; cependant, en parlant de parties, ils n’entendent pas que l’âme se diviser à la manière des corps, mais ils énumèrent seulement par là ses actes divers, lesquels sont à l’égard de l’âme toute entière comme les parties à l’égard du tout. »

Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’âme humaine est un tout, c’est-à-dire disposant également de l’élément appelé « intellect. »

Chez Averroès, les humains ne pensent pas, car l’intellect est extérieur à eux. Chez Thomas d’Aquin et Maïmonide, l’âme englobe tout, il y a l’intellect et elle est indépendante, il y a le libre-arbitre, etc.

C’est là le cœur de l’idéologie de Maïmonide. Tout son travail vise à justifier le libre-arbitre, et s’il accepte Aristote, c’est pour y ajouter l’âme individuelle, contrant la direction prise par Averroès.

Manuscrit du Guide des égarés de Maïmonide, 13e-14e siècle, Yémen

Cependant, il faut se justifier, et Maïmonide a pour cela deux arguments « massues » : tout d’abord, le fait qu’on ne pourrait pas réellement comprendre Dieu, et ensuite, découlant par ailleurs du premier argument, que la plupart des termes seraient homonymes, mais différents en substance (les anges peuvent « choisir » et les humains aussi, mais leur substance différente fait que ce « choisir » va être différent ; libre-arbitre chez les humains et chez Dieu n’a pas le même sens, etc.).

Ici, on retrouve une apologie du libre-arbitre tout à fait dans l’esprit de Descartes, qui ne fait que prolonger la perspective ouverte par Thomas d’Aquin pour le catholicisme.

Voici comment, dans Le guide des égarés, Maïmonide « justifie » le libre-arbitre :

« La raison que Dieu a fait émaner sur l’homme, et qui constitue sa perfection finale, est celle qu’Adam possédait avant sa désobéissance, c’est pour elle qu’il a été dit de lui qu’il était (fait) « à l’image de Dieu et à sa ressemblance », et c’est à cause d’elle que la parole lui fut adressée et qu’il reçut des ordres, comme dit (l’Écriture) : « Et l’Éternel, Dieu ordonna, etc. » (Genèse 2:16), car on ne peut pas donner d’ordres aux animaux ni à celui qui n’a pas de raison. »

En affirmant le « libre-arbitre », Maïmonide a sauvé « Dieu. » Cependant, il n’était pas un théoricien protestant, mais juif.

A ce titre, Maïmonide – ou le RAMBAM (acronyme de Rabbi Mosheh Ben Maimon) comme l’appelle la littérature religieuse juive – avait également écrit le Mishné Torah, la « Répétition de la Torah », une compilation écrite des lois orales juives (qui furent rassemblés dans le « Talmud »), qui est encore largement utilisé et reconnu par le judaïsme aujourd’hui.

Pour que donc Maïmonide puisse « sauver » le judaïsme, il dut justifier également « l’actualité » du judaïsme, la dimension messianique, son aspect unique, « à part. » Pour cela, il emprunta directement le schéma d’Avicenne, l’interprétant dans une perspective religieuse, où Moïse remplace Mahomet.

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La conception de base deMaïmonide et de la Kabbale

Quel est le problème fondamental qui a donné naissance aux conceptions de Maïmonide et de la Kabbale ? En fait, si leurs conceptions sont différentes, tant Maïmonide que les kabbalistes ont tenté de résoudre un seul et même problème, amené par le développement du matérialisme.

Voilà comment se pose cette question. Si on admet l’idée d’un « Dieu » tout puissant, omnipotent, omniscient, etc., alors on accepte de fait que ce « Dieu » soit pur et parfait, n’ayant jamais besoin de rien.

Or, les religions juive, chrétiennes et musulmane expliquent qu’il y a eu la création du monde. Dans la Genèse, texte reconnu par le judaïsme et le christianisme, il est ainsi dit : 

« Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit : Que la lumière soit ! Et la lumière fut (…).

Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu, il créa l’homme et la femme. Dieu les bénit, et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l’assujettissez ; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre. »

L’islam ne reconnaît pas l’authenticité complète du texte, mais le Coran explique la même chose : 

« Votre Seigneur, c’est Allah, qui a créé les cieux et la terre en six jours. » (sourate 7 / verset 54 )

« C’est Lui qui, en six jours, a créé les cieux, la terre et tout ce qui existe entre eux. » (sourate 25  / verset 59) 

Cependant, le matérialisme a exposé une contradiction essentielle dans ce principe de création. Comment Dieu, en effet parfait de par son principe même, pourrait être amené à « créer » quelque chose ?

Cela signifierait qu’il a créé quelque chose « en plus », or Dieu est tout et il ne saurait y avoir de chose « en plus » de lui. 

A cela s’ajoute que s’il a créé le monde, c’est que celui-ci « devait » exister et était donc un « manque ». Or, Dieu, par définition, ne peut pas connaître de « manque ».

La question se posait ainsi : comment Dieu qui est tout a pu être amené à donner existence à quelque chose comme le monde ?

Mais alors un autre problème se pose encore. Dieu est éternel et infini, de par sa définition. Or, à quel « moment » aurait-il pu donc « choisir » de donner naissance au monde ?

Comment Dieu qui est parfait aurait pu, subitement, prendre une décision, comme si quelque chose lui manquait ou « devait » se faire ? 

Voici comment Maïmonide, dans Le guide des égarés, résume cette question, dont il a compris la dangerosité :

« V. L’une d’elles (est celle-ci) : Si, disent-ils, Dieu avait produit le monde du néant, Dieu aurait été, avant de créer le monde, agent en puissance, et en le créant, il serait devenu agent en acte.

Dieu aurait donc passé de la puissance à l’acte, et, par conséquent, il y aurait eu en lui une possibilité et il aurait eu besoin d’un efficient qui l’eût fait passer de la puissance à l’acte.

C’est là encore une grande difficulté, sur laquelle tout homme intelligent doit méditer, afin de la résoudre et d’en pénétrer le mystère.

VI. Autre méthode : Si un agent, disent-ils, tantôt agit et tantôt n’agit pas, ce ne peut être qu’en raison des obstacles ou des besoins qui lui surviennent ou (qui sont) en lui ; les obstacles donc l’engagent à s’abstenir de faire ce qu’il aurait voulu, et les besoins l’engagent à vouloir ce qu’il n’avait pas voulu auparavant.

Or, comme le créateur n’a pas de besoins qui puissent amener un changement de volonté, et qu’il n’y a pour lui ni empêchements, ni obstacles, qui puissent survenir ou cesser, il n’y a pas de raison pour qu’il agisse dans un temps et n’agisse pas dans un autre temps ; son action, au contraire, doit perpétuellement exister en acte, comme il est lui-même perpétuel. »

Le guides des égarés

Il n’y a que deux réponses possibles, sur le plan logique, et les religieux, tant juifs, catholiques que musulmans, en étaient conscients :

1. Soit le monde a toujours coexisté à Dieu, et par conséquent il est éternel : c’est le principe d’Aristote, qui se prolongera par la suite finalement dans le « déisme » des Lumières, qui voit Dieu comme un « horloger » (Rousseau notamment).

2. Soit il n’y a pas eu de création du monde et Dieu revient à être l’univers, ce que dit Spinoza, et à la suite de lui le matérialisme dialectique, et avant lui en fin de compte Averroès, voire Avicenne (pour qui on a au moins un Dieu-Univers).

Ce problème était insoluble pour les religions. Cependant, il n’y avait pas le choix, il fallait trouver des solutions théoriques, sans quoi tous les fondements allaient être ébranlés. 

Celle de Maïmonide est simple, et strictement parallèle à celle de Thomas d’Aquin : il s’agit de reprendre Aristote, mais de le faire tendre vers la religion, c’est-à-dire vers l’affirmation de l’individualité, du « libre-arbitre ».

Le matérialisme, avec Averroès, puis Spinoza, etc. jusqu’à Gonzalo, rejette le statut « à part » de l’individu : les humains ne « pensent » pas, ce qu’ils conçoivent est le reflet, adéquat ou non, de la réalité.

Logiquement, Maïmonide et Thomas d’Aquin partent dans l’autre direction. S’il leur fut impossible de nier Aristote, pour autant ils purent le « rediriger » dans une autre direction.

Et Maïmonide d’alors expliquer que les contradictions entre la religion juive et Aristote par le fait que Dieu dispose d’un autre mode de connaissance, que ses choix ne peuvent pas être compris, etc.

Comme il le formule ouvertement dans Le guide des égarés :

« Si donc on demandait : Pourquoi Dieu s’est-il révélé à tel homme et pas à tel autre ? Pourquoi Dieu a-t-il donné cette Loi à une nation particulière, sans en donner une à d’autres ? Pourquoi l’a-t-il donnée à telle époque et ne l’a-t-il donnée ni avant ni après ? Pourquoi a-t-il ordonné de faire telles choses et défendu de faire telles autres ?… pourquoi a-t-il signalé le prophète par tels miracles qu’on rapporte, sans qu’il y en eût d’autres ? Qu’est-ce que Dieu avait pour but dans cette législation ?

La réponse à toutes ces questions serait celle-ci : c’est ainsi qu’il l’a voulu ou bien c’est ainsi que l’a exigé sa sagesse… Tout dépend de cette question ; sache-le bien. »

Les Kabbalistes utilisèrent quant à eux Platon (avec des éléments d’Aristote, inévitablement). Ils dirent que Dieu qui, par définition, peut tout n’a pas ajouté quelque chose en plus, mais a au contraire enlevé quelque chose : il s’est contracté, freinant sa puissance, donnant ainsi naissance au monde. C’est le « tsimtsoum », terme signifiant « contraction » en hébreu.

Mais là encore, on est dans le « choix » de Dieu. C’est l’apologie du libre-arbitre, dans un esprit bourgeois (nous sommes au tout début du capitalisme), mais appliqué à revivifier une religion féodale, voire antique.

Telle est la clef conceptuelle, anti-matérialiste, de Maïmonide et des kabbalistes.

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Maïmonide, la Kabbale

Le judaïsme est une religion qui a eu une grande importance culturelle dans notre pays, pour la simple raison qu’il s’agissait du pendant de la religion dominante, le catholicisme, qui s’en voulait la suite directe.

Il y a eu ainsi de multiples rapports historiques entre les deux communautés religieuses, avec des dynamiques tant positives que négatives sur le plan historique.

En effet, l’existence d’une minorité au sein d’un pays a permis au capitalisme de contourner la domination féodale sur la majorité. C’est ce que Karl Marx explique dans l’un de ses textes de jeunesse, écrit à 25 ans et excessivement difficile à saisir, La question juive.

L’antisémitisme, comme moteur anti-capitaliste romantique, est également une réalité idéologique très forte dans l’histoire de notre pays. Cependant, il ne s’agit pas ici d’établir l’histoire de la composante juive de notre nation, de cerner l’antisémitisme à la française, il s’agit de définir la religion juive comme idéologie.

Toute religion est une idéologie, qu’il s’agit de réfuter. Il faut comprendre les dynamiques religieuses, pour triompher de l’idéalisme.

Fresque de la synagogue de Doura Europos, 3e siècle, Syrie actuelle.
La fille de pharaon, entourée de suivantes, recueille Moïse bébé
d’un panier flottant sur un cours d’eau.

En l’occurrence, la conception d’Averroès avait tellement bouleversé le catholicisme, que ce dernier a dû faire sa révolution, par l’intermédiaire de Thomas d’Aquin. Or, le judaïsme fut également totalement bouleversé.

Le judaïsme existait, de plus, principalement dans les zones géographiques dominées par la religion musulmane, et donc marquées par l’influence de la falsafa arabo-persane.

Ainsi, le judaïsme était déjà profondément ébranlé par la montée de l’Islam et ses succès. À cela s’ajoute que le judaïsme consistait encore alors en des rites très précis mais sans disposer d’une base théorique ni idéologique unifiée et d’un niveau conséquent.

Il s’agit de saisir que lorsqu’on parle de « judaïsme », même aujourd’hui, c’est de manière erronée, au sens strict.

En effet, le catholicisme romain est centralisé avec le Vatican, le protestantisme ne reconnaît que les textes bibliques traditionnels et les Islams sunnite et chiite possèdent des écoles juridiques centrales.

Le judaïsme, toutefois, ne possède aucun centre, ni même d’écoles juridiques principales. Il a des principes, des traditions et des rites, mais dont la conception et l’interprétation diffèrent totalement selon les rabbins.

En fait, ce n’est que depuis l’après 1945 que le judaïsme connaît des échanges généralisés en son sein et que ses courants fusionnent.

La raison tient précisément à la question de l’averroïsme. Face en effet à cette menace matérialiste, il fallait alors l’équivalent d’un Thomas d’Aquin au judaïsme. Ce fut Maïmonide (1138-1204).

Illustration du Guide des égarés, de Maïmonide, au XIVe siècle.

De la même manière que Thomas d’Aquin le fit pour le catholicisme, Maïmonide tenta de formuler la philosophie d’Aristote d’une manière acceptable pour le judaïsme. Pour cela, il tentera de faire repartir la roue en arrière, et d’en revenir à Avicenne, voire Al Farabi, pour rejeter Averroès.

Évidemment, tout comme Thomas d’Aquin dans le catholicisme, Maïmonide dut affronter une contre-offensive massive de la part de la religion officielle, les positions de Maïmonide étant considérées comme hérétiques.

Et lorsqu’en 1231 le pape Grégoire IX interdit l’enseignement de la physique et de la métaphysique d’Aristote, il tente de combattre au fond l’averroïsme, non pas de « l’intégrer » de manière déformée, et il a le soutien idéologique du judaïsme conservateur.

Pourtant, inévitablement la démarche de Maïmonide devait triompher dans le judaïsme, tout comme celle de Thomas d’Aquin dans le catholicisme : le développement historique rendait cela inévitable.

Le judaïsme n’était plus en mesure de tenir idéologiquement face à l’Islam et au matérialisme averroïste. Il lui fallait Maïmonide. Il lui fallait un idéologue capable de maintenir le « libre-arbitre » et d’élaborer une théorie du « prophète », ce que fera Maïmonide avec Moïse, en se servant de la conception prophétique d’Avicenne.

Cependant, Maïmonide ne suffisait pas, car Maïmonide a surtout connu l’Islam. Sa conception du « prophète », avec Moïse au lieu de Mahomet, provient directement de là. Il fallait également faire face au catholicisme, c’est-à-dire en fait au platonisme devenu l’idéalisme catholique.

De plus, le judaïsme disposait déjà d’un fond mystique historique, se fondant sur la conception des « palais » et du « char ».

Ainsi, de la même manière que Maïmonide a intégré Aristote « platonisé », le kabbalisme a intégré le platonisme « aristotélisé », ayant ainsi une influence tant sur l’idéalisme de la Renaissance que sur le romantisme.

Nous verrons par conséquent précisément en quoi consiste les positions de Maïmonide et de la kabbale, car celles-ci ont façonné le judaïsme – de fait, le judaïsme put ainsi se maintenir, mais au prix de grandes contradictions, de profondes déchirures qui se lisent dans toute son histoire, le dernier exemple en date étant le « scandale » provoqué par l’affirmation du caractère messianique du dernier rabbin de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson (1902-1994).

Ce « triomphe » des Loubavitch était en réalité inévitable, comme nous le verrons également, car le judaïsme finit par s’appuyer principalement et finalement sur la conception prophétique de Maïmonide et le mysticisme kabbaliste : le dernier rabbin de Loubavitch a le premier réussi à synthétiser les deux courants, autour de sa personne.

Il put faire aboutir le « judaïsme » à sa dernière logique, mais également, donc, à sa propre faillite en tant qu’idéalisme, avec l’échec complet de la réalité « messianique » devant se produire et, de fait, ne s’étant pas produite.

Ce qui confirme la thèse de Karl Marx, comme quoi le judaïsme doit se dissoudre dans la cause révolutionnaire universelle.

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