Union des Communistes Combattants : Action contre Da Empoli (1986)

(février 1986)

Le vendredi 23 février, un noyau armé de notre organisation a attaqué et blessé Antonio Da Empoli, responsable et dirigeant du « bureau des affaires économiques » du Palais Chigi [Siège de la présidence du conseil des ministres et du conseil des ministres du gouvernement italien].

Antonio Da Empoli a joué, sous sa parure de « coordinateur » du staff d’experts économiques de Craxi [Secrétaire du parti socialiste italien, président du conseil des ministres dans deux gouvernements de coalition entre démocratie chrétienne, parti socialiste italien, parti socialiste démocratique italien, parti républicain italien et parti libéral italien, du 4 août 1983 au 29 juin 1986 et du 2 août 1986 au 3 mars 1987], un rôle essentiel dans l’élaboration de la loi financière, loi qui constitue un des instruments les plus importants de la politique économique du gouvernement bourgeois.

Notre noyau armé suivait des consignes précises: blesser et non pas tuer Antonio Da Empoli (comme cela a été fait); laisser la vie au sale sbire qui l’escortait (ce qui s’est traduit dans le fait d’avoir tiré dans les pneus et non sur le chauffeur).

Au cours de l’opération, Wilma Monaco Roberta, dirigeante de notre organisation, communiste engagée depuis des années dans la lutte armée et dans le mouvement de classe en Italie, a été tuée suite à la réaction de l’agent des services spéciaux.

L’Union des Communistes Combattants rend avant tout honneur et respect à sa militante tombée en combattant pour le communisme et invite tout le prolétariat révolutionnaire à méditer sur la signification du sacrifice de Roberta.

Cela dit, procédons par ordre.

Hurlements, bruits, tapage

Les classes dominées en Italie sont depuis longtemps habituées à d’inconvenants spectacles: chaque jour, la classe politique des partis bourgeois met en scène une nouvelle bouffonnerie.

Au cours de ces derniers mois encore, litiges et bagarres se sont succédés dans tous les domaines: de la politique extérieure à la paternité du drapeau, de l’actualité des religions aux choix économiques, du Conseil Supérieur de la Magistrature à la RAI TV.

Pour ces hommes pourtant habitués à la bagarre, au croc-en-jambe réciproque et à la lutte intestine, cela n’est évidemment pas de tout repos.

Craxi blesse De Mita [Secrétaire de la démocratie chrétienne jusqu’en février 1989, actuellement président du conseil des ministres du gouvernement en place depuis le 14 avril 1988], et celui-ci à son tour le poignarde dans le dos; Spadolini [Secrétaire, durant des années, du parti républicain italien, il fut ministre des affaires étrangères des gouvernements Craxi 1 et 2] joue des coudes de manière encombrante pour souligner sa grasse présence, s’élevant de temps à autre jusqu’à quelqu’aboiement pudique dans la maison libérale et la maison social-démocrate.

Existe-t-il un gouvernement en Italie?

Confrontés à une telle souveraine irresponsabilité, face à l’incompétence généralisée des hommes politiques qui occupent les sièges du pouvoir, on en arrive parfois à se le demander…

Bien qu’il soit vrai que la politique bourgeoise dans notre pays se réduit le plus souvent à une incursion de palais, il est vrai « aussi que les classes laborieuses ne se retrouvent guère, dans cette ronde infernale, dans cet incessant carrousel, et qu’elles en restent souvent dégoûtées.

Le sentiment qui domine, c’est celui d’être aux prises avec un tumulte permanent et irritant dont le sens reste inconnu: hurlements, bruits, tapage, justement.

Les faits

On ne peut pas nier, à la fin des fins, qu’il est vraiment difficile de s’orienter dans le panorama des partis italiens: ils changent si souvent de position, ils attaquent et font si rapidement la paix, ils sont tellement privés de toute ligne cohérente qu’ils laissent aussi perplexes l’observateur politique le plus averti que le partisan des travailleurs le plus expérimenté.

Pour le prolétariat, il conviendra donc de se référer aux faits, aux faits nus, aux faits crus, aux faits têtus qui toujours en disent plus que toute proclamation, que toute déclaration d’intention vendue pour vraie par l’orateur de service.

Et les faits, en vérité, parlent clairement: ils parlent si clairement qu’ils dissipent en un clin d’œil cette impression de vacarme envahissant propre au système politique bourgeois italien. Incapables et voyous, oui: mais au pouvoir.

Ignorants et maquereaux, oui: mais des idées claires quant à leur fonction.

Il existe un gouvernement: deux années et demie de gouvernement Craxi, deux ans et demi de « stabilité » garantie par ce strong man, ont fait cadeau à la classe ouvrière de trois lois financières, l’une pire que l’autre;

d’un décret-escroquerie (celui de février 1984) qui réduisit de force le salaire ouvrier; de quelques dévaluations décidées au moment ad hoc pour favoriser les grands groupes industriels et pénaliser le pouvoir d’achat des travailleurs;

d’une politique industrielle qui, bien que privée en apparence de toute cohérence, a sans conteste privilégié les restrictions d’emploi et les fermetures d’entreprises (notre Da Empoli en sait quelque chose);

de missiles américains sur notre territoire, et d’un acquiescement systématique aux choix bellicistes de Reagan- dans les confrontations et d’un renforcement du rôle réactionnaire de l’Italie dans la Méditerranée.

Mais ce n’est pas encore assez: dulcis in fundo [last but not least (ndlr)], Craxi et ses complices préparent l’adhésion en sourdine à la « guerre des étoiles » des Docteur Folamour américains.

Nul besoin d’être prophètes pour prévoir qu’après Sigonella [Base de l’OTAN, située près de Catane, en Sicile], ils seront bien peu brouillés avec les gars du Pentagone: Attention, notre Foster Dulles en seizième, l’âne Spadolini, veille sur le solide investissement « atlantique » du Beau Pays.

Aussi risible et incompétente qu’elle soit, la classe politique italienne a donc adopté en bloc une direction de gouvernement assez précise, une orientation particulièrement réactionnaire, tant en matière de politique économique que dans le domaine de la politique extérieure.

Tant et si bien que ce qui se profile nettement, c’est précisément l’ombre d’un sourd projet de restauration autoritaire et conservatrice qui fatalement remettra en question de nombreuses conquêtes affirmées du mouvement ouvrier, qui mènera sans cesse plus l’Italie vers une politique extérieure agressive et impérialiste, qui restreindra substantiellement les espaces déjà fort peu confortables de l’opposition sociale.

Le pourquoi

Le pourquoi est simple à sa manière. Le capitalisme est en crise et à la recherche d’une nouvelle « identité »: cela fait désormais bien longtemps que les conditions dans lesquelles l’accumulation a pu célébrer ses fastes les plus importants du second après-guerre se sont irrémédiablement évanouies.

« Reprise » et « petite reprise », – et cela est largement admis -, n’ont guère entamé la caractéristique essentielle d’une période historique profondément marquée par la récession, les difficultés du marché et la suraccumulation des capitaux,

Aujourd’hui, on cherche une solution.

Mais la solution du capitalisme est basée sur l’agressivité, sur l’accentuation de la compétition entre monopoles, sur la mise au point d’un énorme bond de recomposition organique – de reconfiguration générale – de l’organisation productive, recomposition dont le prix est représenté par des milliers et des milliers de licenciements.

Aujourd’hui, les équilibres mondiaux se négocient.

Mais la concertation des pays impérialistes se mène sur la base du chauvinisme, de la politique de puissance, d’agressions permanentes et systématiques dirigées contre les jeunes nations engagées dans une voie de développement non capitaliste.

Les U.S.A. de Reagan marchent en tête, mais, que l’on ne croie pas que des nations telles que la France, la Grande-Bretagne et l’Italie jouent un rôle de simples comparses: du Liban au Tchad, des Malouines à la Corne d’Afrique, la nature impérialiste de la politique extérieure européenne est bien évidente, même pour l’observateur le plus démuni.

C’est cela la réalité de la crise du capitalisme: les grands groupes financiers et monopolistes, qui ont besoin de commandes et de marchés, deviennent les meilleurs alliés des castes militaires; les classes politiques se font progressivement sensibles au rappel de l’autorité, et caressent des projets conservateurs.

En général, c’est un climat symptô-matique de restauration qui se répand, climat dans lequel des valeurs précédemment disqualifiées font à nouveau irruption avec une insolence renouvelée, tant dans le langage courant que dans les choix quotidiens des classes dominantes.

La société bourgeoise est toujours la même: la logique du profit prévaut sur tout le reste.

Et en temps de crise, en Italie comme dans le monde, pour faire du profit il faut licencier, réduire les salaires, trancher dans l’assistance et les services publics; en temps de crise, en Italie comme dans le monde, pour faire du profit il faut des gouvernements agressifs, des expéditions « punitives » contre les pays et les peuples qui ne se plient pas à la logique de l’impérialisme, des budgets militaires plus élevés et finalement la « guerre des étoiles ».

Quelqu’un voudrait nous convaincre que nous sommes à l’ère « post-industrielle »?

A l’époque de l’obsolescence des classes? Allons, nous ne sommes pas si naïfs.

Du Nicaragua au Salvador, des Philippines à l’Azanie, de la Palestine occupée au Sud-Liban, la lutte des classes brûle impétueusement à travers le monde; et dans notre pays même, il y a deux ans, c’est la classe ouvrière tout entière qui s’est engagée dans la lutte pour mettre en déroute l’autoritarisme gouvernemental et patronal.

Vraiment, la société bourgeoise, l’impérialisme, sont toujours les mêmes: le capitalisme, de même qu’il produit des marchandises, produit la lutte des classes; l’impérialisme, de même qu’il exporte le capital et l’oppression, réveille la conscience des peuples.

Que faire?

Avant tout, que ne pas faire. Ne pas faire confiance au parti communiste italien, se défier de ce parti qui non seulement est incapable de défendre les intérêts premiers et immédiats des travailleurs, mais encore – et lui-même l’admet explicitement – n’a pas la moindre intention de modifier réellement la société actuelle.

Qu’a fait le P.C.I. de Natta pour bloquer la loi financière? Il s’est contenté d’appuyer sur les boutons de Montecitorio, il a assuré l’opposition « constructive »! [Montecitorio est le lieu où siège la chambre des députés de la république italienne, où ces députés se prononcent au moyen de boutons électroniques.]

Que propose Boutique Obscure face à la situation italienne? [Boutique Obscure désigne la rue où se situe le siège du comité central et de la direction du parti communiste italien.]

Le gouvernement « de programme », gouvernement qui se constitue avec les sots de la démocratie chrétienne, avec les amérikains du parti républicain italien et avec la bande de brigands qui occupent la Via del Corso! [Siège du comité central et de la direction du parti socialiste italien.]

Le P.C.I. est l’aile gauche de la bourgeoisie, l’atout que cette dernière garde en réserve pour maintenir sous contrôle les ouvriers: cela fait maintenant quarante ans que ce parti réchauffe les bancs du parlement alors que, plus le temps passe, plus il est évident aux yeux des masses que rien ne peut changer en croupissant dans cette chambre fétide.
Alors se mobiliser.

Se mobiliser dans chaque poste de travail, dans chaque usine et dans chaque quartier, contre le gouvernement de la bourgeoisie, contre ses décrets et ses lois, contre sa politique conservatrice et autoritaire tant dans le domaine économique qu’en politique internationale.

Dans les classes dominantes, dans les milieux qui comptent du grand capital, dans les cercles dirigeants des partis politiques, souffle un vent de réaction et se répand une volonté de revanche.

Les projets de réforme institutionnelle sont une partie organique de cette tendance, en ce qu’ils tendent à renforcer l’autorité, le pouvoir et la liberté de manœuvre de l’exécutif au détriment du parlement.

La promulgation de la loi financière n’est donc pas seulement la dernière – chronologiquement – d’une longue série de fraudes perpétrées par un gouvernement et un patronat toujours plus déterminés à humilier le prolétariat dans ses intérêts et ses aspirations.

Il faut se mobiliser, en tout lieu, contre cette tendance, il faut s’opposer de manière décidée à cette véritable redéfinition réactionnaire de la société italienne.

Il faut, par des grèves, des manifestations, par la propagande et l’agitation de masse, unifier tout le mouvement prolétarien et mettre le dos au mur la bureaucratie syndicale et les pompiers de Natta, il faut, en usant de toutes les formes de lutte possibles, contrer les agissements de la bourgeoisie, mener ses ambitions autoritaires à la faillite et couler à pic son gouvernement réactionnaire.

La lutte armée

Mais cette lutte demande une direction; le mouvement de masse a besoin d’un guide énergique.

Tout le cours des événements politiques et économiques de ces dernières années révèle avec une extraordinaire cohérence le caractère du tournant amorcé aujourd’hui en Italie: les classes dominantes dérapent peu à peu vers des positions de plus en plus réactionnaires. De grands mouvements de masse sont nés spontanément pour contrer cette tendance et ont démontré à plusieurs reprises la potentialité de lutte innée du prolétariat italien; mais ces mouvements ont besoin d’une direction, d’un guide capable d’orienter la mobilisation vers des objectifs généraux.

Ce guide est la lutte armée, la lutte armée des vrais communistes qui s’opposent ouvertement au gouvernement de la bourgeoisie. Aux premières lignes dans la lutte contre la politique économique et extérieure du gouvernement, aux premières lignes dans la défense des intérêts vitaux de la classe ouvrière et dans le soutien d’avant-garde aux mouvements de masse, les communistes combattants ne s’arrêtent pas pour autant aux exigences immédiates du prolétariat: par leur action énergique et cohérente, ils indiquent la voie pour la solution réelle des problèmes et combattent avec de justes moyens pour y parvenir effectivement.

La lutte armée communiste ne se limite pas à « dire » pourquoi les choses ne vont pas; elle attaque l’Etat et les patrons, pour affaiblir l’ensemble, elle ouvre des brèches dans révolution politique des rapports entre les classes, elle démontre concrètement aux plus larges masses prolétariennes qu’il existe une alternative globale à la pourriture parlementaire, à l’exploitation quotidienne, à la politique agressive dirigée contre les peuples opprimés et les jeunes nations réellement indépendantes de l’impérialisme. Cette alternative, c’est le socialisme, la dictature du prolétariat.

Quelqu’effort que puisse consacrer le P.C.I. à détourner les masses de cette aspiration éternelle, le cours même des événements amène la classe ouvrière tout entière à prendre conscience de son rôle historique.

Toute arrogante qu’elle soit, la bourgeoisie impérialiste n’a rien d’autre à proposer à des millions d’hommes qu’anarchie dans la production, insécurité, sous-développement, guerre et mort; le prolétariat, guidé par son parti combattant, pourra mettre fin à cet indécent massacre d’énergie humaine.

Camarades, prolétaires,

Depuis de nombreuses années dans notre pays se développe une lutte armée contre la bourgeoisie et ses gouvernements corrompus.

C’est une lutte pour le socialisme, une lutte pour la conquête du pouvoir politique du prolétariat.

De nombreuses expériences ont été accomplies, mettant en évidence des enseignements significatifs.

Aujourd’hui il faut relancer cette lutte et il faut le faire dans une juste perspective: il faut consolider le rôle dirigeant de cette lutte dans le mouvement de masse tout en travaillant à l’élargissement des rangs clandestins et disciplinés des communistes combattants au sein de chaque réalité productive et sociale.

Chaque élément avancé, chaque avant-garde prolétarienne qui lutte quotidiennement dans les masses, défendant de manière cohérente leurs intérêts immédiats comme leurs intérêts généraux, doit guider la mobilisation vers cette forme avancée de lutte praticable par le mouvement entier, sans jamais oublier ses devoirs de communiste: il faut lutter pour le pouvoir politique, pour la dictature du prolétariat!

Il faut avant tout organiser la lutte armée, affaiblir l’ennemi dans son ensemble!

Dans chaque usine, dans chaque quartier, dans chaque poste de travail, dans chaque réalité prolétarienne, la tâche des communistes est avant tout celle de s’organiser pour la lutte d’avant-garde, et non plus de s’identifier à la masse.

Notre organisation appelle résolument à la réunion dans ses rangs organisés et éclairés par un point de vue réellement marxiste, de toutes les avant-gardes prolétariennes et ouvrières, de tous les éléments avancés, de tous les révolutionnaires qui, dans les conditions actuelles, se posent la question d’une lutte cohérente pour le socialisme.

Relancer la lutte armée en lui imposant une direction marxiste: voilà le devoir actuel des vrais communistes!

La mort de la camarade Wilma Monaco Roberta

Wilma Monaco Roberta, dirigeante de notre organisation, est née dans les grands quartiers populaires que le prolétariat romain connaît bien: Testaccio et Primavalle sont les lieux qui ont connu son enfance et accompagné sa maturité.

Très jeune, elle était déjà aux premières lignes dans les luttes populaires et prolétariennes: dans les luttes contre le chômage, dans les luttes pour le logement et pour de meilleures conditions de vie que celles que réserve le capitalisme aux classes dominées dans les métropoles.

Cette expérience restera toujours une constante du militantisme de Wilma: le problème de la classe ouvrière était très vivant en elle, tout comme la nécessité de savoir interpréter les aspirations réelles de millions de travailleurs.

Mais Wilma ne fut pas seulement une avant-gardiste de masse: elle fut avant tout une communiste combattante.

Dès 1977, âgée de 19 ans seulement, elle s’engagea dans la lutte armée et elle se rallia en 1979 aux Brigades Rouges en travaillant sous leur direction.

Comme celle de beaucoup d’autres militants, son histoire personnelle coïncida dès lors avec celle du mouvement révolutionnaire italien, avec celle des Brigades Rouges.

Wilma comprit toujours l’importance fondamentale de ce mouvement, de l’expérience des Brigades Rouges: jamais, même dans les moments les plus sombres, elle ne mit en doute le choix de la lutte armée, jamais elle ne prêcha la conciliation comme tous ceux qui ont abandonné la lutte.

Et en même temps Wilma fut une marxiste cohérente: elle comprit l’importance que revêt le socialisme scientifique dans la lutte des classes et s’engagea totalement dans la relance de la lutte armée dans cette juste perspective générale.

Wilma apporta une contribution essentielle à la fondation de l’Union des Communistes Combattants: une contribution faite de raison et de détermination, d’humanité et d’intransigeance. Dans nos rangs elle devint rapidement une dirigeante.

Aujourd’hui, alors que l’information bourgeoise spécule effrontément sur le sacrifice de Wilma, au moment où l’on tente de nier que ce sont les balles de l’Etat qui l’ont tuée, tout le prolétariat révolutionnaire doit méditer profondément la signification de la mort de cette communiste: par sa dernière contribution, elle a montré le chemin, la voie de la lutte armée cohérente et marxiste.

Cette indication fructifiera partout car le sacrifice de Wilma sert d’exemple aux nouvelles générations révolutionnaires, car son intégrité de révolutionnaire et de combattante peut éclairer tous ceux qui s’éveillent aujourd’hui à la conscience de classe!

Camarades, prolétaires,

Celui qui meurt pour la liberté ne meurt jamais en vain car vers la liberté se dirige inéluctablement l’Histoire.

Mais un communiste qui meurt dans l’accomplissement de son devoir est certain de se sacrifier moins vainement encore car son parti poursuivra la lutte, éclairé par les mêmes principes, avec la même rigueur et la même détermination que celles dont il a fait preuve.

Les classes dominantes se réjouissent de cette mort, mais elle ne fait que renforcer notre volonté de lutte et nos convictions: le souvenir et l’exemple de Wilma Monaco Roberta vivront éternellement dans les années à venir, lui rendant l’honneur et le respect de tout le prolétariat italien!

NON A LA LOI FINANCIERE!

DEHORS LE GOUVERNEMENT CRAXl!

HONNEUR A LA CAMARADE WILMA MONACO ROBERTA TOMBEE EN COMBATTANT POUR LE COMMUNISME!

EN AVANT LA LUTTE ARMEE POUR LE SOCIALISME!

>Sommaire du dossier

Union des Communistes Combattants : Manifeste et thèses de fondation (1985)

(Octobre 1985)

En Italie, la lutte révolutionnaire reprend naissance dans les années 1968-1969, sur base de la poussée politique effectuée par les vastes mobilisations ouvrières, prolétariennes et étudiantes.

Après de nombreuses années d’hégémonie révisionniste indiscutée sur la classe prolétarienne, après des années durant lesquelles le mouvement ouvrier ne s’éleva pas au-delà d’une lutte trade-unioniste, d’une lutte dans les limites de la société bourgeoise, le mot d’ordre de la conquête du pouvoir politique et de la dictature du prolétariat redevint d’une actualité brûlante.

Dès l’explosion initiale des luttes de masse, un problème apparaît comme primordial aux yeux des véritables avant-gardes: comment donner au mouvement de classe une direction politique qui forgerait les formes d’action révolutionnaire en mesure de guider les travailleurs vers la prise du pouvoir d’Etat?

En effet, toute lutte de classe est une lutte politique et le but de cette lutte, qui se transforme inévitablement en guerre civile, est le monopole du pouvoir politique.

Le cours des événements, marqué en 1968-1969 par le développement impétueux du mouvement de masse et aussi par la réaction et la contre-attaque de la bourgeoisie, mit précisément au grand jour la nature inconciliable de l’antagonisme existant entre capital et travail, et montra que les classes combattent, en dernière instance, pour conquérir le pouvoir d’Etat.

En résumé, l’histoire de ces années imposa au prolétariat et à ses avant-gardes conséquentes, un devoir pratique et urgent: créer un parti de type nouveau, un parti réellement communiste, capable de combattre sans réserve pour la dictature du prolétariat, sans se laisser attirer par les sirènes de la démocratie bourgeoise.

Mais le prestige du Parti Communiste Italien (P.C.I.) était grand dans les masses, et par conséquent aussi grand était le dégât que causait son évolution révisionniste et la politique pacifiste honteuse dont ce parti usait quotidiennement dans les salles du parlement bourgeois.

Une telle trahison ne pouvait être considérée comme un accident, et l’on ne pouvait pas non plus différer un examen responsable de révolution apparue dans le rapport entre les classes, dans les institutions politiques de la société bourgeoise et dans les expériences acquises par les mouvements révolutionnaires.

En somme, la recherche de voies nouvelles s’imposait, de voies propres à relancer la révolution dans le contexte des nouvelles conditions du second après-guerre.

L’organisation des Brigades Rouges se saisit de ce problème avec précision et exactitude et réussit à y répondre de manière extrêmement conséquente au niveau pratique grâce à sa décision d’initier la lutte armée contre l’Etat de manière systématique et continue.

Constituées en 1970, les Brigades Rouges durent d’abord naviguer à contre-courant: en effet, non seulement elles se trouvaient confrontées à de nombreux groupuscules pseudo-révolutionnaires qui, – s’ils étaient disposés à prendre part aux explosions violentes de la lutte de masse -, battaient en retraite dès qu’il s’agissait de se mettre à la tête du mouvement de manière organisée et conséquente, dès qu’il s’agissait de remplir une fonction politique et de direction dans la lutte spontanée du prolétariat; mais, pire encore, les Brigades Rouges rompaient sciemment avec une masse de préjugés ancrés dans les milieux révolutionnaires, préjugés qui considéraient la lutte armée comme impossible en dehors d’un contexte insurrectionnel et qui trouvaient, bien que de manière détournée, une signification immédiate dans la grande tradition de l’Internationale Communiste.

Pourtant, c’est la justesse même de cette vision politique – commencer la lutte armée en créant ainsi les bases du regroupement pour la fondation du parti du prolétariat – qui fut à la base du fait que les Brigades Rouges eurent raison, de manière décisive, de ces tendances retardataires et opportunistes.

Très vite, les Brigades Rouges se sont étendues dans les principales villes italiennes, dans les principaux pôles industriels; très vite, le sens et la signification de leur choix subjectif d’avant-garde devinrent évidents; et très vite, par leur juste action de lutte contre l’Etat, elles conquirent pour la lutte armée communiste un rôle central dans le panorama politique italien; et d’autres groupes commencèrent à suivre leur exemple.

Marxistes-léninistes dans leur réfèrent théorique, fortement enracinées dans la classe ouvrière et dans les couches les plus combatives du prolétariat des villes, les Brigades Rouges s’affirmèrent donc comme détachement d’avant-garde avant tout parce que leur proposition s’avéra être la réponse politique concrète à une situation historique concrète.

Si d’un côté l’inutilité du parlementarisme en ce qui concerne l’activité révolutionnaire était apparue absolument clairement, d’un autre côté les communistes risquaient bien malgré eux de se transformer en propagandistes stériles, extrémistes dans la lutte économique mais incapables d’influer sur l’évolution politique du rapport entre les classes.

Or les groupes qui ne savent pas imposer à la société toute entière les exigences politiques du prolétariat, les groupes qui ne savent pas s’opposer aux institutions bourgeoises à l’aide des moyens adaptés pour affirmer ces exigences, les groupes qui n’oeuvrent pas à la conquête de conditions générales plus favorables au développement de la révolution, ne sont certainement pas des groupes communistes et n’exercent certainement pas une fonction dirigeante dans la lutte des classes.

Les communistes sont les interprètes conscients d’un processus inconscient: telle est la thèse incontestable du socialisme scientifique.

Et par l’intermédiaire de l’initiative politico-militaire, l’avant-garde retrouva place dans la vie politique nationale et se conduisit précisément comme le représentant conscient des intérêts du prolétariat: elle s’éleva au-dessus de la lutte économique des masses, au-dessus du bourbier groupusculaire, et elle s’opposa clairement aux agents de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier.

A travers la pratique de la lutte armée, les Brigades Rouges montrèrent clairement que l’objectif de la classe ouvrière n’est pas telle ou telle réforme partielle, mais la prise violente du pouvoir politique, le bouleversement complet de la société toute entière; et ainsi, dans les faits, dans l’action concrète conforme aux spécificités de notre situation historique, les Brigades Rouges se rattachèrent au contenu réel, à la substance immortelle de la tradition communiste.

En quelques années en effet, il apparut clairement que le parti des Brigades Rouges constituait l’avant-garde du prolétariat italien, sa direction politique révolutionnaire.

Sur base d’une activité combattante intense et d’un travail constant de pénétration dans les masses, les Brigades Rouges purent légitimement déclarer, en 1978, la clôture de la première phase de leur lutte politico-militaire: suite à la Campagne de Printemps de cette année-là, à la séquestration et à l’exécution d’AIdo Moro, président de la Démocratie Chrétienne (D.C.) et principal instigateur de la politique dite du « compromis historique » entre la D.C. et le P.C.I., la lutte armée s’affirmait définitivement comme un point de référence obligatoire et déterminant pour tout révolutionnaire et, en même temps, comme l’unique opposition politique cohérente face au gouvernement bourgeois et aux manœuvres des partis contre les plus larges masses.

L’unité du politique et du militaire dans l’attaque au coeur de l’Etat, l’initiative combattante du parti comme direction politique consciente de la lutte des classes vers la prise du pouvoir politique, se présentait donc comme la conquête historique, comme le résultat essentiel de cette période.

L’Histoire cependant ne va pas en ligne droite.

Elle a certes une direction, une direction nécessaire, mais cette direction se présente précisément comme le résultat d’un parcours qui n’a rien de facile, plat et direct: c’est à travers d’innombrables sacrifices et aussi d’erreurs, à travers de grandes offensives et aussi des retraites désagréables, qu’une classe opprimée parvient à connaître la voie de son émancipation.

S’il est manifeste et irréfutable que les Brigades Rouges ont rendu au prolétariat italien la capacité politico-pratique d’organiser la lutte révolutionnaire contre l’Etat bourgeois (et cela constitue leur inestimable valeur historique), il est aussi vrai que, dans leurs actions, elles se basaient sur une conception politique éclectique, qui ne peut être définie comme marxiste que dans une certaine mesure.

La transposition à la situation sociale d’un pays impérialiste des schémas révolutionnaires propres aux pays dépendants, la sous-évaluation du rôle spécifiquement politique de l’avant-garde communiste, les nombreux mélanges entre le Marxisme-Léninisme et des idéologies anti-matérialistes d’origine purement petite-bourgeoise, telles sont les plus marquantes des diverses erreurs commises sur le plan théorique par les Brigades Rouges.

Et, dans la lutte des classes, à chaque erreur théorique correspond une erreur pratique: d’une part, de telles fautes théoriques provoquèrent l’incapacité d’exploiter pleinement les conquêtes réelles que l’expérience elle-même avait apportées aux communistes; et d’autre part, elles conduisirent à l’exaltation d’aspects secondaires, tout à fait étrangers à la lutte armée en tant que politique révolutionnaire.

Les Brigades Rouges avaient réussi à jouir d’un énorme prestige politique, un prestige et une autorité de parti; elles avaient réussi à créer une machine organisationnelle très puissante, une machine qui constituait un des plus importants facteurs politiques de la société italienne.

Mais cette machine était à l’intérieur politiquement faible, il lui manquait une solidité théorique et un centre dirigeant fort, capable de bâtir une cohérence idéologique et pratique dans les diverses institutions de l’organisation.

Précédée d’un balancement entre économisme et militarisme, de scissions symptômatiques et éloquentes, de premières défections et collaborations avec l’ennemi de classe, la défaite tactique de 1982 ne fut donc que le résultat logique d’une accumulation de contradictions qui, bien que clairement liées à la période qui suivit 1978, trouvaient indubitablement leur origine bien auparavant.

La vision théorique particulière, la manière de penser et d’agir qui accompagnèrent la naissance et le premier développement de la lutte armée dans notre pays attribuèrent ainsi à son bilan même certaines erreurs essentielles, certaines faiblesses politiques fondamentales.

Mais on peut parler de faiblesses pour ainsi dire nécessaires; d’erreurs et de faiblesses que le mouvement communiste, pour se frayer un chemin et acquérir de l’expérience, ne pouvait pas ne pas commettre; d’erreurs et de faiblesses par ailleurs facilement compréhensibles, étant donné le cadre historique dans lequel a surgi la lutte armée comme forme de la politique révolutionnaire et dans lequel elle a trouvé ses premiers référents idéologiques.

Donc, s’il n’y a aucun doute que dans notre pays une période de la lutte armée révolutionnaire s’est achevée, il est encore plus vrai que ce qui s’est achevé là n’est que la période de jeunesse de la lutte armée, la période au cours de laquelle il était avant tout impératif d’affirmer la lutte armée comme caractère fondamental et obligatoire de l’activité de parti.

Pendant ces quinze dernières années, la lutte de classe a, donc, finalement découvert par elle-même la formule politique adaptée à la relance de l’activité communiste dans notre période historique.

Elle l’a découverte à travers de nombreuses contradictions, elle l’a découverte tant dans les erreurs que dans l’ingénuité, mais au moins elle Ta découverte! Et c’est l’essentiel.

C’est pourquoi toute la période historique qui va de 1978 à 1982 est extraordinairement instructive pour la révolution. Durant ces années, à travers l’expérience accumulée par les Brigades Rouges, il est apparu nettement que la lutte armée est la méthode décisive de la lutte politique communiste contemporaine, le caractère fondamental et obligatoire de l’activité de parti.

En outre, tous les travailleurs isolés, les éléments avancés du prolétariat, les révolutionnaires sincères et les groupes organisés ont pris connaissance et vu à l’œuvre toutes les principales tendances depuis toujours présentes dans l’arène de la lutte politique comme reflet mis en avant du mouvement plus général des classes; ils ont pu en évaluer la portée et en observer la parabole théorique et pratique, examiner leur rapport réciproque et ils ont appris à discerner une ligne réellement marxiste, réellement révolutionnaire, de ses habiles contrefaçons.

Tout cela constitue indéniablement un patrimoine immense pour le mouvement communiste, une contribution énorme à la théorie et à fa pratique de la révolution prolétarienne, non seulement pour notre pays mais aussi pour toute l’aire du centre impérialiste.

Tout cela, surtout, représente indubitablement les bases réelles de tout progrès ultérieur.

En même temps cependant, l’expérience de la période traversée a sans aucun doute prouvé que sans une vision scientifique et organique de notre révolution, sans une conception marxiste des devoirs et du rôle du parti, même les plus grandes conquêtes de la lutte de classe risquent de rester inopérantes, de la même manière que les plus grands succès peuvent s’évanouir, engloutis par les pièges de l’Histoire.

Années de gigantesques défis et de courageux choix d’avant-garde, ces années passées ont consacré la lutte armée comme forme de la politique révolutionnaire.

Aujourd’hui, le point principal est d’apprendre à perfectionner cet enseignement, à faire plus et mieux pour dépasser les résultats obtenus, afin que la ligne révolutionnaire puisse être portée plus avant sans la moindre hésitation.

Cependant la situation requiert des choix appropriés, des choix précis capables de se traduire en pratique.

En effet, non seulement les Brigades Rouges se montrent actuellement incapables de progresser, mais elles ne peuvent s’élever au niveau politique requis par l’évolution des choses elles-mêmes; et ce alors que dans des secteurs plus inexpérimentés et disséminés du mouvement révolutionnaire, se profile déjà clairement le développement d’une tendance révisionniste, laquelle consiste de manière marquante en la théorisation (explicite ou sous-entendue) de l’abandon de la lutte armée.

La situation d’actuelle désorientation existant dans le mouvement de classe; le danger croissant de voir disparaître les plus grandes conquêtes de ces quinze dernières années de lutte d’avant-garde; la nécessité de battre définitivement, dans la théorie et dans la pratique, les orientations subjectivistes qui ont causé tant de dommages à la potentialité politique de la lutte armée; le devoir de défendre avec intransigeance, face à la bourgeoisie et face à ses laquais, la justesse du chemin parcouru par les communistes ces dernières années et de transmettre aux nouvelles générations révolutionnaires l’expérience accumulée; et enfin l’évolution du contexte national et international, qui montre l’imminence de batailles décisives pour le prolétariat; toutes ces données posent clairement à l’ordre du jour le problème – et font un devoir – de la construction d’un nouveau groupe politique, capable de se baser sur la grande expérience des Brigades Rouges et sur le Marxisme-Léninisme pour déterminer une théorie et une pratique révolutionnaires réellement adaptées à la situation italienne.

C’est sur base de toutes ces considérations, ainsi que sous l’impulsion ou à l’initiative de quelques ex-militants des Brigades Rouges expulsés de cette organisation suite à leur bataille pour l’adoption des thèses politiques énoncées dans la dite Seconde Position , que s’est constituée au mois d’octobre 1985 l’Union des Communistes Combattants, qui a adopté les thèses suivantes.

1. L’Union des Communistes Combattants est une organisation marxiste-léniniste. Comme telle, elle donne pour guide de l’action la doctrine du matérialisme historique et dialectique, et reconnaît comme ses propres principes incontournables la dictature du prolétariat et le pouvoir des Soviets, c’est-à-dire la substance de cette doctrine.

L’Union des Communistes Combattants n’a donc pas d’intérêts différents de ceux du prolétariat tout entier; elle ne s’en distingue pas puisque, possédant une vision d’ensemble du chemin historique que cette classe doit nécessairement parcourir, elle s’efforce de défendre, dans tous les méandres de la lutte des classes, non pas les intérêts de groupes ou professions particuliers mais les intérêts de la classe ouvrière dans sa totalité.

2. L’Union des Communistes Combattants, avant-garde consciente de la classe ouvrière, œuvre pour transformer toute lutte réduite ou partielle en une lutte générale pour le renversement de l’ordre capitaliste.

Elle organise et dirige la lutte du prolétariat dans le but précis de le conduire jusqu’à l’insurrection armée contre l’Etat bourgeois, jusqu’à l’affrontement direct pour la conquête du pouvoir politique.

Pour pouvoir s’émanciper de l’esclavage du travail salarié, pour pouvoir instaurer sa dictature sur les autres classes sociales et organiser le socialisme – stade inférieur du communisme -, la classe ouvrière doit avant tout conquérir le pouvoir politique dans son pays et détruire sans hésitation la machine de l’Etat bourgeois.

D’autre part, à travers leur mouvement spontané, les masses prolétariennes ne sont pas en mesure de s’élever à la conscience achevée de leurs propres intérêts, à la conscience de l’irréductible antagonisme qui existe entre elles et toute l’organisation politique et sociale contemporaine.

C’est précisément en cela que consiste le rôle de l’avant-garde communiste: rendre le prolétariat capable de réaliser sa grande mission historique, l’organiser en parti politique autonome – comme détachement d’avant-garde opposé à tous les partis bourgeois et principalement à l’Etat -, diriger toutes les manifestations de la lutte des classes vers leur nécessaire aboutissement: la dictature du prolétariat.

L’Union des Communistes Combattants, qui sait que le devoir fondamental des communistes est de rester toujours en contact le plus étroit possible avec toutes les couches du prolétariat, affirme cependant la ferme conviction que les concepts de parti et de masse doivent être rigoureusement séparés.

Le parti est une part de la classe, mais il s’en distingue: il en est le noyau d’avant-garde, conscient et organisé.

Dans toutes les phases de la lutte, il sait être, par sa nature, à la tête de la mobilisation, comme guide des éléments les meilleurs et les plus dévoués du prolétariat: c’est à lui qu’incombé la responsabilité de faire avancer la révolution, de hâter la crise des classes dominantes, et non de s’aligner sur le niveau de la masse.

Par conséquent, toute dévaluation dans la théorie et dans la pratique du rôle conscient du parti, toute concession au spontanéisme et au trade-unionisme, qui conduit inévitablement (et principalement dans les pays impérialistes comme le nôtre) à adopter des positions révisionnistes, à dénaturer la fonction même du communisme, doit donc être combattue comme le pire des ennemis de la cause prolétarienne.

3. L’Union des Communistes Combattants adopte la lutte armée en tant que méthode avancée et décisive de la lutte politique communiste.

Structurée avec cohérence comme organisation armée et clandestine, qui réunit dès maintenant le rôle politique et le rôle militaire dans l’action générale comme dans l’action de chacune de ses institutions et de chacun de ses militants particuliers, l’Union des Communistes Combattants s’oppose à toutes les conceptions qui, proposant une division des rôles entre organismes militaires et politiques, minent à la base l’unité d’action, la cohérence, et la nature communiste de l’avant-garde contemporaine.

L’époque révolutionnaire exige des communistes l’utilisation de méthodes de lutte aptes à concentrer toute l’énergie du prolétariat jusqu’à la dernière de ses conséquences logiques: l’affrontement direct, la guerre ouverte avec la machine d’Etat bourgeois.

D’une part, il est absolument nécessaire que chaque travailleur particulier sache bien clairement la différence qui existe entre les vraies avant-gardes communistes, qui luttent pour conquérir le pouvoir politique, et les vieux partis officiels qui, dans leur pacifisme parlementaire, ont honteusement trahi le drapeau de la classe ouvrière.

D’autre part, il est évident qu’à l’époque actuelle, marquée dans nos pays par le développement et la consolidation maximale du contenu réactionnaire de fa démocratie bourgeoise, le centre de gravité de la vie politique se déplace de manière totale et définitive en dehors des limites du parlement, qui n’est plus que la façade formelle de la dictature de la bourgeoisie en même temps qu’un moyen efficace pour enfermer dans les limites de la légalité capitaliste chaque poussée réelle d’opposition prolétarienne.

Dans un tel contexte historique, l’indépendance politique du prolétariat, sa vocation historique à la dictature, se lient indissolublement au refus des circuits institutionnels et de l’action parlementaire.

Le terrain de la lutte d’avant-garde, de la lutte des communistes, se place ailleurs: dans la lutte armée, dans l’action autonome et énergique d’un parti combattant qui, tout en représentant les intérêts généraux de la classe laborieuse en opposition à l’Etat bourgeois, sait néanmoins influer sur l’évolution politique du rapport entre les classes, examiner et accentuer la crise politique de la bourgeoisie en contrecarrant ses menées réactionnaires et donner en même temps une claire indication révolutionnaire aux plus larges masses.

L’Union des Communistes Combattants, instruite opar l’expérience pratique accomplie jusqu’ici par le mouvement révolutionnaire national et international, comme par la théorie du socialisme scientifique, défend et affirme les intérêts généraux du prolétariat par le combat contre l’Etat et considère donc l’utilisation actuelle de la lutte armée (la lutte armée d’avant-garde dans des conditions non révolutionnaires) comme la principale et fondamentale distinction politique et pratique entre les vrais et les faux communistes, entre les vraies et les fausses avant-gardes du prolétariat.

4. Pour atteindre la révolution, l’avant-garde
communiste doit conquérir une influence prédominante dans les masses prolétariennes, condition pour pouvoir les guider effectivement à la prise du pouvoir politique et au renversement de l’Etat bourgeois.

Il est démontré dans les faits par toute l’histoire de la révolution prolétarienne que, dans sa lutte pour la dictature, cette classe n’obtiendra la victoire que quand – dans des conditions objectives précises – ses couches politiquement déterminantes se seront alignées du côté du communisme et disposeront de forces suffisantes pour briser la résistance de la réaction bourgeoise.

D’où la nécessité inconditionnelle du respect du principe qui veut que, dans la bataille constante et quotidienne contre les déviations opportunistes et économistes présentes dans le
prolétariat, les communistes révolutionnaires arrivent à conquérir la direction politique des masses et de leurs mouvements de lutte.

L’Union des Communistes Combattants – qui affirme son propre rôle combattant pour le socialisme à travers la lutte armée et conserve en toute occasion son autonomie politico-organisationnelle, quelle que soit la direction que prennent les événements et quelle que soient les formes du mouvement – se pose explicitement comme but, dès le premier jour de sa constitution, non pas la création d’une secte de propagande, non pas une activité politico-militaire exclue de la dynamique et du contexte réels de la lutte entre les classes, mais bien la participation consciente à ce conflit, l’intervention d’avant-garde sur la scène politique et la conduite de la lutte prolétarienne selon une direction communiste.

Son objectif déclaré est d’élever, au cours de la lutte, le prolétariat à la conscience accomplie de ses propres intérêts, en en conquérant la direction politique pour le mener à la prise du pouvoir.

5. L’Union des Communistes Combattants rejette catégoriquement toute conception subjectiviste qui prétend possible la révolution prolétarienne sans un travail adéquat de conquête des masses laborieuses à la ligne politique du communisme.

C’est précisément pour que ce travail soit efficace, c’est précisément pour empêcher le balancement néfaste entre extrémisme et économisme, c’est précisément pour combattre la tendance erronée qui voudrait la conquête du soutien de masse immédiate et sans obstacles, qu’il est nécessaire d’établir un juste rapport entre l’avant-garde et le mouvement prolétarien dans son ensemble.

L’agitation communiste en direction des masses prolétariennes, la ligne de masse de l’avant-garde, doit être conduite de manière à ce que les travailleurs en lutte soient portés à reconnaître par leur propre expérience notre organisation comme le guide énergique et fidèle de leur mouvement commun.

Pour y parvenir, il est nécessaire, avant tout, que l’avant-garde intervienne par son action combattante en syntonie et en apogée des mouvements généraux du prolétariat, qu’elle les soutienne et les guide en les dirigeant contre les gouvernements et l’Etat bourgeois, qu’elle soit capable de généraliser avec vigueur les mots d’ordre politico-organisationnels les plus avancés, jaillis des luttes et de la situation générale.

D’autre part, dans chacune des phases de la lutte politique et économique, les communistes doivent répandre au sein du prolétariat la connaissance de ce que ces mouvements ne constituent qu’une partie, qu’une étape dans la lutte des classes plus générale, qui est une lutte pour le pouvoir politique de l’Etat.

Jamais ils ne devront renoncer à leur trait distinct et particulier, à la proposition du renversement complet de l’ordre social existant; jamais ils ne devront abdiquer leur rôle spécifique: affirmer l’intérêt général du prolétariat et faire progresser la situation politique.

C’est à travers ce travail, absolument nécessaire, qu’un groupe communiste peut devenir l’avant-garde réelle de millions de prolétaires; en guidant les masses laborieuses dans la lutte constante contre les exactions du capital, il sera possible – et c’est aussi un devoir – de rendre compréhensible et actuel le lien qui existe entre la vie quotidienne, entre le mouvement de toutes les classes et de tous les partis politiques d’une part et le mot d’ordre de la dictature du prolétariat de l’autre.

L’Union des Communistes Combattants qui, en tant qu’organisation armée et clandestine ne peut pas ne pas se fixer des limites précises et infranchissables dans les moyens par lesquels se déploie sa propre activité vers les masses, reconnaît en tout cas pleinement l’importance fondamentale que revêt ce travail dans la perspective de la révolution. Guider, élargir, approfondir les actuelles luttes générales du prolétariat et, en conformité avec le cours de leur développement et de l’expérience pratique acquise par les masses elles-mêmes, les transformer en luttes politiques finales, est et reste en somme le critère à suivre dans ce travail.

Mais cela ne sera enfin possible que quand l’Union des Communistes Combattants, autonome et en mesure de combattre les institutions bourgeoises et leurs politiques en toute circonstance de la lutte des classes, saura éviter tant le sectarisme que le manquement aux principes.

6. L’Union des Communistes Combattants se base organisationnellement sur le centralisme démocratique, dont les principes essentiels sont: l’éligibilité des organes supérieurs à partir des inférieurs, le caractère absolument impératif de toutes les directives des organes supérieurs aux inférieurs, l’existence d’un centre dirigeant fort dont l’autorité et les décisions, dans les intervalles entre les congrès, ne peuvent être mises en discussion par personne.

Il va de soi que, dans les conditions de clandestinité dans lesquelles se développe la lutte, le principe électif peut néanmoins souffrir de limitations: les organismes dirigeants ont donc le droit de coopter dans leurs propres effectifs des militants particuliers si la nécessité pour l’organisation s’en fait sentir.

7. L’Union des Communistes Combattants reconnaît comme sienne la cause de la fondation du Parti Communiste Combattant du prolétariat italien.

En travaillant dans ce sens, elle s’efforce aussi d’affirmer, de consolider et de renforcer la tendance communiste révolutionnaire contre toutes les déviations aventuristes et contre toutes les tentations liquidatrices – qui s’expriment aujourd’hui dans le refus de l’utilisation de la lutte armée – et appelle résolu ment dans ses rangs organisés les marxistes militants de notre pays.

Dans la période actuelle, caractérisée par un état de désorientation particulière du mouvement révolutionnaire, il est nécessaire de mener un travail décisif d’orientation politique, théorique et pratique, tendant à clarifier tant la nature de la stratégie, des principes et des tactiques du parti révolutionnaire, que celle de l’éventail des forces intéressées à sa fondation.

L’Union des Communistes Combattants, qui reconnaît comme ses interlocuteurs premiers les forces et les groupes marxistes qui se placent déjà sans hésitation sur le terrain de la lutte armée, est en tout cas animée par la conviction que l’unité des communistes dans le parti doit se baser sur la clarté de vue et que cette clarté, à l’heure actuelle, ne peut naître que d’une réelle et approfondie confrontation interne sur les questions principales que l’expérience pratique de fa révolution prolétarienne a mises à l’ordre du jour dans notre pays.

L’Union des Communistes Combattants souligne en outre l’importance fondamentale de la bataille anti-révisionniste.

Il doit en effet être clair pour chaque révolutionnaire qu’une préparation, même seulement préliminaire, du prolétariat au renversement de la bourgeoisie n’est pas possible sans une lutte inévitable, systématique, large et ouverte, contre les vieux partis officiels – et en particulier contre le P.C.I. – qui détiennent toujours des positions fortes dans le mouvement ouvrier, et qui, dans leur pacifisme parlementaire, illusionnent les masses sur la nature réelle de la démocratie bourgeoise.

Enfin, l’Union des Communistes Combattants s’aligne fermement aux côtés de la lutte communiste combattante menée dans les pays capitalistes avancés et aux côtés des luttes de libération nationale qui se développent dans les pays dominés par l’impérialisme. Dans ses aspirations à atteindre l’émancipation complète de la classe ouvrière, et sachant que la révolution prolétarienne est par sa nature même internationaliste, elle ne ménage aucun effort pour contribuer à l’unité des communistes et des travailleurs de tous les pays.

>Sommaire du dossier

Le dualisme du néoplatonisme : Proclus, le successeur

Proclus (412-485), connu en France sous le nom de Proclos, termine historiquement le cycle du néo-platonisme. Surnommé  « le Diadoque » (c’est-à-dire en grec le successeur) dans le cadre de sa direction de l’école néo-platonicienne d’Athènes, il vient à l’origine d’une riche famille de Xanthe, en actuelle Turquie. Il définit sa tradition ainsi :

« Pythagore le premier avait appris d’Algaophamos les initiations relatives aux dieux, Platon a ensuite reçu des écrits pythagoriciens et orphiques la science toute parfaite qui les concerne. »

Il est le point culminant du néo-platonisme, aboutissant lui-même fort logiquement à une célébration de la magie, de rites mystiques. Mettons tout de suite en perspective son approche, en comparant ce qu’on peut lire dans l’ouvrage de Jamblique sur les « mystères » et la manière dont Proclus commence son commentaire sur le Paménide de Platon.

Jamblique dit la chose suivante, dans un grand élan mystique à plusieurs niveaux :

« Les apparitions des dieux sont uniformes, celles des daimones variées, celles des anges plus simples que celles des daimones, mais inférieures à celles des dieux et celles des archanges plus rapprochées des causes divines (…).

L’ordre et la tranquillité appartiennent aux dieux ; aux archanges la mise en action de cet ordre et de cette tranquillité; aux anges l’arrangement et le calme non sans quelque mouvement; le trouble et le désordre suivent les apparitions des daimones; les archontes offrent des visions en rapport avec la double définition que nous avons donnée d’eux : leurs apparitions matérielles apportent la confusion; leurs apparitions directrices demeurent stables en elles-mêmes (…).

Et la purification des âmes est parfaite par les dieux et les archanges les élèvent vers eux ; les anges ne font que les délier des liens de la matière; les daimones les attirent vers la matière; les héros les conduisent au soin des œuvres sensibles; les archontes leur font connaître la direction des choses cosmiques (…).

Les dieux, si considérable qu’elle soit, s’agrègent la matière d’un seul coup; les archanges l’absorbent rapidement: les autres en délivrent et attirent vers un ordre plus haut; les daimones l’arrangent avec soin, les héros s’y harmonisent dans la mesure convenable et la surveillent adroitement.

Quant aux archontes, ceux qui gouvernent le monde, la dominent et se manifestent ainsi; mais les archontes matériels se montrent comme pleins eux-mêmes de la matière. Pour les âmes, celles qui sont pures sont en dehors de la matière; les autres se montrent enveloppées d’elle. »

Une telle division se retrouve chez Proclus, tout au début de son commentaire :

« Je prie tous les Dieux et toutes les Déesses de guider ma raison vers la recherche que je me propose, d’allumer en moi la vive lumière de la vérité pour permettre à ma pensée d’atteindre la science même des êtres, d’ouvrir les portes de mon âme pour qu’elle puisse recevoir la divine doctrine de Platon;

de m’élever à la connaissance de la splendeur de l’Être, en faisant tomber toutes les opinions incertaines et erronées qui ont pour objet les non êtres, par une étude très intellectuelle des êtres, qui seuls nourrissent et arrosent l’aile de l’âme, comme le dit Socrate dans le Phèdre, je prie les Dieux Intelligibles de me donner une raison parfaite, les Dieux intellectuels, une puissance capable de m’élever à cette hauteur, les Dieux qui siègent au-dessus du ciel et gouvernent l’univers des choses, une activité que rien ne lasse et qui s’éloigne des connaissances matérielles ;

les Dieux qui ont reçu dans leur lot le monde, une vie pour ainsi dire ailée ; les Chœurs angéliques, l’art d’exposer dans leur vérité les choses divines ;

les bons Démons, de remplir mon esprit d’une inspiration divine; les Héros, de me donner un état d’âme magnanime, grave, et haut ;

enfin je prie tous les genres des Dieux, sans exception, de mettre en moi une disposition parfaite à participer a la théorie profondément religieuse et mystique de Platon, qu’il nous expose lui-même dans le Parménide avec une profondeur en harmonie avec les choses, et qu’a développée, par ses propres idées si pures, celui qui s’est pour ainsi dire véritablement laissé emporter avec Platon, par l’ivresse bachique, qui est rempli de la vérité divine, qui est devenu pour nous le chef de cette doctrine, et l’hiérophante de ces pensées divines, que j’appellerais volontiers le Type de la philosophie, venu parmi les hommes, comme un bienfaiteur des âmes d’ici-bas pour tenir lieu des statues, des temples, et de toutes les cérémonies religieuses, et pour guider dans la voie du salut les hommes qui vivent aujourd’hui et ceux qui naîtront après eux.

Enfin je prie les meilleurs d’entre nous de m’être propices, de me servir de chorèges, et  de me prêter avec bonne grâce la lumière qui est en eux, la lumière qui nous élève en haut. »

On a ici une perspective résolument mystique, tout comme chez Plotin. Cependant, ce dernier, qui inaugure le néo-platonisme, avait le « Un » comme obsession, tandis que chez Proclus, on a une focalisation sur tout un système qui entoure le « Un » et qui forme la réalité.

Si chez Plotin, le mouvement vers le « Un » était relativement simple, avec la méditation et le refus du monde, chez Proclus on se retrouve dans un dédale de rituels mystiques et de vénérations diverses et variées de formes intermédiaires toujours plus nombreuses entre « l’Un » et la réalité matérielle.

Proclus parvient à synthétiser, dans un idéalisme païen complet, l’inspiration divine chaldéenne, les images mathématiques pythagoriciennes, l’utilisation orphique des mythes, la présentation organisée de Platon.

Chez Proclus, on trouve l’un, puis l’intelligible composé des « hénades » c’est-à-dire des éléments uniques connaissant un principe de succession magique. À cela suit l’être, aussi appelé l’intelligible, composé d’une triade : l’Un qui est, l’éternité, le vivant en soi.

À cela suit l’intellectif lié à l’intelligible, composé d’une triade : le lieu supracéleste, le ciel, la voûte subcéleste.

À cela suit l’intellectif autonome, c’est-à-dire Zeus, à l’origine du monde, composé d’une triade : les parents, les dieux immaculés, une divinité.

À cela suit l’âme, composé d’une multitude de dieux hypercosmiques (les « chefs »), encosmiques (du ciel et de la terre, à la fois « chefs » et « rangés en bon ordre »), d’âmes divines, de démons, d’anges, de héros.

Selon Proclus, tout cela est contenu chez Platon et l’on retrouverait l’exact équivalent dans les oracles chaldaïques, ainsi que dans les traditions orphiques. C’est l’idée d’une sorte d’alliance-fusion en série de macrocosmes et de microcosmes.

Selon Proclus, voici comment il faut comprendre la réalité humaine :

« L’homme est un microcosme (…), tout ce qui est dans le monde sous forme divine et totale se retrouve partiellement dans l’homme, car il y a en nous l’intellect en acte, il y a une âme raisonnable issue du même père et de la même Déesse vivifiante que l’âme du tout, il y a un véhicule éthéré ressemblant au ciel, il y a un corps terrestre pétri des quatre éléments, précisément ces éléments avec lesquels il a affinité (…).

Il [Platon] dit expressément à la fin (90d4) [du Timée] que si l’on veut atteindre à la vie bienheureuse, « on doit assimiler ce qui contemple à ce qui est contemplé ».

Car le tout, lui, est éternellement heureux, et nous serons, nous aussi, heureux quand nous nous serons assimilés au tout, car de cette façon nous serons remontés à notre cause.

Puisqu’en effet, l’homme d’ici-bas a la même relation avec l’univers que l’homme idéal avec le vivant en soi, et puisque là-bas les classes secondaires dépendent toujours des premières, et que les parties y sont toujours inséparables de tous et sont établies en eux, quand l’homme d’ici-bas se sera assimilé à l’univers, il imitera lui aussi son modèle sous le mode qui lui est approprié, car il sera devenu ordonné du fait de sa ressemblance avec l’ordre du monde, et heureux puisqu’il sera rendu pareil au Dieu bienheureux. »

Tout tourne autour du Dieu vivant, mais ce Dieu vivant est aussi la réalité autour de nous, notre réalité. C’est une excellente dynamique pour une mystique personnelle, mais en aucun cas un levier pour des mouvements historiques levant les masses. Cela passera par l’incarnation de Dieu au sein de l’humanité elle-même, par la figure de Jésus-Christ, le christianisme phagocytant finalement le néo-platonisme.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et la vision mathématique du monde

Ce qui est frappant dans l’approche de Jamblique, c’est qu’il s’agit de sauver son âme. C’est tout à fait la même approche que celle du christianisme et en cela, c’est une rupture avec l’extase individuelle de Plotin qui, naturellement, se rapproche bien plus des expériences des premiers chrétiens, des ermites.

Ce qui est fascinant, c’est que se révèle ici l’importance capitale pour le christianisme de la trinité, avec le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Car ce que dit Jamblique au sujet du Démiurge, c’est que celui-ci façonne la réalité, en reprenant les éléments donnés par le Père.

Or, ce façonnage se déroule naturellement de manière logico-mathématique. En cela, le néo-platonisme de Jamblique est bien dans la continuité absolue du platonisme, lui-même issu du pythagorisme.

A tous les niveaux, on trouve un moyen terme logico-mathématique. L’âme est le moyen terme entre la matière et le Démiurge, le monde lui-même est une composition mathématique orchestrée par le Démiurge en s’appuyant sur ce qui a été créé par le Père.

Cela signifie que les mathématiques sont une réalité autonome, un intermédiaire entre l’Un et le multiple. L’âme a la même nature intermédiaire, ce qui fait dire à Jamblique que :

« La notion de l’âme contient spontanément la plénitude totale des mathématiques. »

Jamblique a d’ailleurs écrit un œuvre intitulée Sur la science mathématique commune ; on est là entièrement dans la perspective où la réalité est une question de tension, de composition, de proportion, d’égalité et d’inégalité, de grandeur, bref tout étant lié aux nombres.

La science des nombres est la « clef » de l’Univers, en tant qu’intermédiaire entre l’Un dont elle est issue et le multiple qu’elle façonne comme réalité matérielle, mais qu’elle n’est pas, étant de ce fait moins multiple que celle-ci.

C’est un enseignement secret, tant chez Pythagore que chez Platon, ces deux auteurs étant considérés comme ayant tout appris des « antiques stèles de Hermès ». Jamblique rappelle d’ailleurs dans sa Vie de Pythagore :

« Concernant Hippasos en particulier, c’était un Pythagoricien.

Mais, parce qu’il avait été le premier à divulguer par écrit comment on pouvait construire une sphère à partir de douze pentagones, il périt en mer pour avoir commis un acte d’impiété.

Il mourut dans la gloire comme s’il en avait fait la découverte alors que tout le mérite en revenait à Lui [c’est-à-dire Pythagore]. »

Voici un exemple de ce que donne le mysticisme de Jamblique fondé sur les nombres :

« Dans un autre ordre, il [= Hermès] met le dieu Emeph à la tête des dieux célestes, il dit qu’il est l’intelligence qui se pense elle-même et qui tourne vers soi les autres pensées ; il met avant lui l’un indivisible, qu’il nomme aussi le premier enfanté et Eiktôn ; en lui est le premier intelligent et le premier intelligible, que l’on adore par le silence seul.

En outre, il y a d’autres chefs de la démiurgie des êtres visibles ; car l’intelligence est démiurgique, gardienne de la vérité et de la sagesse ; descendant dans la genèse et mettant au jour la puissance cachée des discours secrets, on l’appelle Amonn, dans la langue des Égyptiens ; accomplissant tout sans mensonge et artistement, véridiquement, on l’appelle Phta (les Hellènes changent Phta en Héphaïstos, ne s’attachant qu’à son art) ; comme créant le bien, on l’appelle Osiris et elle prend, selon ses diverses puissances, des noms différents.

Mais il y a chez eux une autre hégémonie de tous les éléments diffus dans la genèse et des forces qui résident en ceux-ci, quatre forces femelles et quatre forces mâles : cette hégémonie appartient au soleil. Et il y a un autre principe de la nature universelle existant dans la genèse que l’on attribue à la lune.

Divisant le ciel en deux, quatre, douze, trente-six parties ou le double, ou en un autre nombre quelconque de parties, on met à la tête de celle-ci des hégémonies plus ou moins nombreuses ; mais au-dessus de toutes on établit l’Un qui leur est supérieur.

Et ainsi, chez les Égyptiens, l’on procède en partant d’en haut, depuis les principes jusqu’aux êtres derniers en donnant à tous l’Un pour origine et tout aboutit à une multitude d’êtres régis par l’Un et toute nature indéterminée y est gouvernée par une mesure déterminée qui est l’unité suprême, cause de toutes choses.

Dieu a fait naître la matière en séparant la matérialité de l’essentialité : le démiurge a reçu cette matière vitale et en a fait les sphères simples et impassibles, et il en a organisé l’ultime partie dans les corps engendrés et corruptibles. »

Ce passage toujours plus fort vers le mysticisme des nombres va alors précipiter le néo-platonisme dans une sorte de cartographie fantasmagorique de l’Univers. C’est Proclus qui va la réaliser.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et la concurrence populaire avec le christianisme

Contrairement à Plotin dont le néo-platonisme se cantonnait dans l’absolu, Jamblique reconnaît le particulier. Il ne s’adresse pas seulement aux plus sages qui ont déjà une connexion au divin, mais à tout un chacun.

Ce qui fait l’intérêt de la position de Jamblique, c’est alors bien entendu que chaque individu, ayant une âme, doit mener sa propre quête de Dieu.

Son âme a une nature définie, une valeur de très grande importance : elle est le « moyen terme » entre l’éternel et le non-éternel, le raisonnable et le non-raisonnable, ce qui est statique et ce qui est en mouvement, entre le non-généré et le généré, bref entre Dieu et la matière.

Chaque individu est pratiquement Jésus-Christ, âme divine s’incarnant dans la matière, fusionnant avec elle. Cela signifie que chaque individu a son rôle dans la genèse de la réalité par le Démiurge, étant un vecteur de celui-ci dans la formation de la multiplicité, par opposition à l’Un divin, unique et ne changeant jamais, étant toujours unité et seulement unité.

Par les rites adéquats, l’âme est à la fois présente dans la réalité terrestre mais sa forme devient pratiquement divine : les êtres humains ont une porte vers les dieux.

Une telle démarche a une conséquence sociale, ce qui permet bien entendu une concurrence avec le christianisme, alors que la position de Plotin ne faisait de l’âme individuelle qu’une émanation de la super-âme.

Cette théorisation est très importante dans le contexte où vit Jamblique, dans la seconde partie du IIIe siècle. Le paganisme connaît les assauts du christianisme ; à la fin du IVe siècle, ce dernier aura triomphé dans le monde gréco-romain.

Un rôle décisif a été joué ici par l’empereur romain Constantin Ier, qui régna pas moins que de 306 à 337 (Jamblique meurt en 325), partisan acharné du christianisme, alors qu’à sa suite seul l’empereur Julien, empereur de 361 à 363, tentera de rétablir le paganisme, en s’appuyant notamment sur la perspective mystique de Jamblique.

Ce dernier, par ailleurs, ne semble pas avoir d’écrits visant explicitement le christianisme. Jamblique avait la même démarche que l’hindouisme : tous les cultes avaient le même socle, partant de là ses seuls vrais concurrents étaient les mystiques plaçant Dieu entièrement hors du monde.

Voici, par exemple, comment Jamblique justifie que l’âme, saturée de matière, peut s’adresser directement à de multiples dieux, et pas simplement à « l’Un », et cela directement dans la matière, et non pas seulement avec des dieux dans le ciel :

« Je suppose que tu demandes —et ce doute est le tien— pourquoi, les dieux habitant seulement le ciel, les théurges invoquent des dieux terrestres et souterrains?

Mais ta question est intacte dans son point de départ, que les dieux habitent seulement le ciel: en effet, tout est plein d’eux.

Mais d’où vient que certains d’entre eux sont appelés aquatiques ou aériens et ont reçu en partage les uns une région, les autres une autre et qu’il leur a été distribué des portions des corps circonscrites, bien qu’ils possèdent une puissance infinie, indivisible et illimitée?

Comment conserveront-ils leur union réciproque s’ils sont circonscrits par des déterminations particulières et séparés par la diversité des lieux et des corps qui leur sont subordonnés?

A toutes ces questions et aux innombrables questions similaires, il n’y a qu’une seule solution, si l’on considère comment se fait la répartition divine.

La divinité, qu’elle ait reçu en partage certaines parties de l’univers, par exemple le ciel ou la terre, ou des villes sacrées, ou des pays, ou même des bois ou des statues sacrées, rayonne au dehors de tout, comme le soleil illumine tout de ses rayons au dehors de lui.

De même que la lumière enveloppe ce qu’elle illumine, de même la puissance des dieux contient tout ce qui participe d’elle au dehors d’elle. »

C’est là un paganisme complet et Jamblique en souligne la tradition « secrète », venant des Égyptiens, conformément à la démarche néo-platonicienne :

« Je veux d’abord interpréter pour toi la théologie des Égyptiens ceux-ci, en effet, imitent la nature du tout et la démiurgie des dieux et révèlent par des symboles certaines images des notions mystiques, cachées et invisibles, de même que la nature, dans les formes sensibles, a exprimé jusqu’à un certain point par des symboles les raisons invisibles des choses et que la démiurgie a esquissé par les images apparentes la vérité des idées.

Sachant donc que les supérieurs se plaisent à voir les inférieurs se rendre semblables à eux et voulant remplir ceux-ci de bien par une imitation aussi exacte que possible, les Égyptiens ont trouvé le mode de la mystagogie cachée dans les symboles, approprié aux dieux. »

Les rites ont, par conséquent, une fonction cosmique capitale, dans la mesure où les êtres humains pratiquent des rites conformément à leur statut au sein de l’Univers, ce qui contribue à la stabilité de celui-ci, au maintien de l’ordre. Les rites font participer les êtres humains à l’activité du Démiurge en tant que tel, dans la mesure où le monde a été généré et façonné par celui-ci et où la participation aux rites les amène à son statut, à son rôle de préservation de l’Univers.

Il faut donc se plonger dans la matière, afin que l’âme puisse rejoindre l’« Un » suprême : en assumant la multiplicité de la création, on retrouve la création de l’Un dans sa vraie nature et on peut s’associer, revenir à lui.

Il va de soi qu’on retrouve là ce qui va être la théorie de toutes les expériences mystiques de type magique, dont la kabbale juive est l’un des exemples les plus connus.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme, Jamblique et les rites magiques

Si Plotin penche unilatéralement pour l’esprit se séparant du corps et d’un monde « inférieur », la formation divine de ce dernier fait que Jamblique considère qu’en découvrir les secrets permet de retrouver le divin.

Jamblique a une approche plus chrétienne, comme on peut le voir, car Plotin affirmait que l’âme individuelle conservait toujours un lien inébranlable avec l’Un, dont elle était issue ; au sens strict, l’âme ne s’alliait selon Plotin jamais vraiment au corps :

« S’il convient que je déclare ici nettement ce qui me paraît vrai, dusse-je me mettre en contradiction avec l’opinion générale, je dirai que notre âme n’entre pas tout entière dans le corps : par sa partie supérieure, elle reste toujours unie au monde intelligible, comme, par sa partie inférieure, elle l’est au monde sensible. »

Chez Jamblique, par contre, le contact permanent de l’âme à sa source est rompu et l’âme doit pour ainsi dire utiliser la matière pour s’en sortir.

Cela signifie que la porte de sortie n’est pas dans une extase individuelle comme chez Plotin, mais dans une communion avec l’ordre matériel dans la mesure et seulement dans la mesure où il y a une partie divine en cet ordre.

On a ici, non plus seulement une dimension mystique, mais déjà une dimension religieuse. On a dans les faits exactement la différence entre le culte de la dévotion au-delà des rites telle qu’on la trouve en Inde, la bhakti, et la religion mystique avec ses rites précis et réguliers, parfaitement codifiés, reflet de l’ordre « naturel » du monde.

On a également ici la même opposition entre la poésie classique française du XVIe siècle et son culte du Beau idéal et la poésie romantique et symboliste, puis contemporaine, qui voit du beau « partout », y compris dans les objets banals, qu’il faudrait déchiffrer.

On retrouve d’ailleurs le même type de reproche que la poésie contemporaine fait à la poésie classique, dans ce que Jamblique reproche à Porphyre : le monde serait désenchanté sans la présence du divin dans la réalité terrestre.

On peut rapproche cela, également, du christianisme dans son reproche au judaïsme, avec la critique faite comme quoi le monde matériel est dévitalisé si on n’y ajoute pas l’incarnation de Dieu dans Jésus.

L’incarnation du divin dans le monde matériel se fait, bien entendu, par les nombres, par les combinaisons chiffrées, dans l’esprit pythagoricien qui est la base même du platonisme.

Voici un exemple de comment Platon, dans les Lois, relie la question du calcul aux rites nécessaires et propres à l’ordre cosmique :

« Touchant la guerre, tu sais quelles sciences et quels exercices leur contiennent; mais pour ce qui regarde les lettres, la lyre et la science du calcul dont nous avons dit que chacun devait apprendre ce qui s’applique à la guerre, à l’administration domestique et aux affaires publiques, et encore ce qui sert à connaître les révolutions du soleil, de la lune et des autres astres, autant que cette connaissance est nécessaire dans un État; je veux parler de la distribution des jours selon les mois, et des mois selon les années, afin que les saisons, les fêtes et les sacrifices occupant la place qui leur convient, dans l’ordre marqué par la nature, donnent à l’État un air de vie et d’activité, et procurent aux dieux les honneurs qui leur sont dus, et aux citoyens une plus grande intelligence de ces objets; sur tout cela, tu n’as pas encore, mon cher, reçu du législateur les instructions suffisantes. »

Plotin, au nom de l’extase individuelle, avait totalement abandonné cette perspective, pour passer dans une image clairement similaire au mysticisme individuel hindou, opposé à toute participation à la vie sociale, à la collectivité.

Son disciple Porphyre se situait dans la même perspective ; voici comment il rejette les rites dans son Traité sur l’abstinence de la chair des animaux :

« La fin et la perfection de l’homme consistent à mener une vie spirituelle (…). Il faut d’abord renoncer à tout ce qui nous attache aux choses sensibles et à tout ce qui nourrit les passions, ne s’occuper que du spirituel (…). Il ne faut songer qu’à perfectionner l’âme, imposer silence aux passions, afin qu’autant qu’il est possible, nous menions une vie toute intellectuelle (…).

Les bons génies donnent des avis à tous les hommes mais tous les hommes ne les entendent pas : comme il n’y a que ceux qui ont appris à lire qui puissent lire. Toute la magie n’est qu’un effet des opérations des mauvais génies et ceux qui font du mal aux hommes par des enchantements, rendent de grands honneurs aux mauvais génies, surtout à leur chef.

Ces esprits ne font occupés qu’a tromper par toute sorte d’illusions et de prodiges. Les filtres amoureux sont de leur invention : l’intempérance, le désir des richesses, l’ambition viennent d’eux, et principalement l’art de tromper; car le mensonge leur est très familier.

Leur ambition est de passer pour dieux ; et leur chef voudrait qu’on le crût le grand dieu. Ils prennent plaisir aux sacrifices ensanglantés : ce qu’il y a en eux de corporel s’en engraisse ; car ils vivent de vapeurs et d’exhalaisons, et se fortifient par les fumées du sang et des chairs.

C’est pourquoi un homme prudent et sage se gardera bien de faire de ces sacrifices, qui attireraient ces génies. Il ne cherchera qu’a purifier entièrement son âme, qu’ils n’attaqueront point, parce qu’il n’y a aucune sympathie entre une âme pure et eux (…).

C’est pourquoi les théologiens ont observé avec grande attention l’abstinence de la viande.

L’Égyptien nous en a découvert la raison, que l’expérience lui avait apprise. Lorsque l’âme d’un animal est séparée de son corps, par violence , elle ne s’en éloigne pas, et se tient près de lui.

Il en est de même des âmes des hommes qu’une mort violente a fait périr ; elles restent près du corps : c’est une raison qui doit empêcher de se donner la mort.

Lors donc qu’on tue les animaux, leurs âmes se plaisent auprès des corps qu’on les a forcés de quitter; rien ne peut les en éloigner : elles y sont retenues par sympathie ; on en a vu plusieurs qui soupiraient près de leurs corps.

Les âmes de ceux dont les corps ne sont point en terre, restent près de leurs cadavres : c’est de celles là que les magiciens abusent pour leurs opérations, en les forçant de leur obéir, lorsqu’ils sont les maîtres du corps mort, ou même d’une partie.

Les théologiens qui sont instruits de ces mystères et qui savent quelle est la sympathie de l’âme des bêtes pour les corps dont elles ont été séparées, avec quel plaisir elles s’en approchent, ont avec raison défendu l’usage des viandes, afin que nous ne soyons pas tourmentés par des âmes étrangères qui cherchent à se réunir à leurs corps et que nous ne trouvions point d’obstacles de la part des mauvais génies en voulant nous approcher de dieu.

Une expérience fréquente leur a appris que dans le corps il y a une vertu secrète qui y attire l’âme qui l’a autrefois habité. C’est pourquoi ceux qui veulent recevoir les âmes des animaux qui savent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taures, des éperviers.

L’âme de ces bêtes entre chez eux en même temps qu’ils font usage de ces nourritures, et leur fait rendre des oracles comme des divinités.

C’est donc avec raison que le philosophe qui est en même temps le prêtre du dieu suprême, s’abstient dans ses aliments de tout ce qui a été animé : il ne cherche qu’à s’approcher de dieu tout seul, en prévenant les persécutions des génies importuns.

Il étudie la nature; et en qualité de vrai philosophe, il s’applique aux signes et comprend les diverses opérations de la nature.

Il est intelligent, modeste, modéré, toujours occupé de son salut, et de même que le prêtre d’un dieu particulier s’applique à placer convenablement ses statues et à se rendre habile dans les mystères, dans les cérémonies, dans les expiations, en un mot dans tout ce qui a rapport au culte de son dieu, aussi le prêtre du dieu suprême étudie avec attention les expiations et tout ce qui peut l’unir à dieu. »

Il y a ainsi deux formes de néo-platonisme : la première est d’ordre extatique-mystique d’orientation personnelle, la seconde est ouvertement tournée vers le rituel et le mysticisme de masse.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et les «Oracles chaldaïques»

Jamblique est le premier à véritablement faire du néo-platonisme une magie philosophique. Plotin, lui, revendiquait une philosophie qui, parce qu’elle était idéaliste, avait une dimension magique.

Cependant, Plotin faisait pencher sa construction intellectuelle vers l’Un, coupant court à toute activité autre que la fusion extatique vers l’un. Son modèle est celui du yogi indien, pas du mage perse.

Jamblique inverse la tendance et cela d’autant plus qu’il doit faire face à la concurrence du christianisme. Cependant, il y a l’arrière-plan toute une polémique sur la nature du monde matériel.

Pour Plotin, dans la tradition platonicienne, le monde matériel est une chose mauvaise puisqu’elle emprisonne l’âme, mais il accepte la situation comme étant naturelle, propre à la création. Il dit, à ce niveau, la même chose que le christianisme.

Il y a, par contre, tout un courant au sein du platonisme reprenant la thèse de Platon selon laquelle le monde a été créé par un « démiurge », donc une forme divine secondaire (puisque l’Un n’est jamais que tourné que vers lui-même), sauf qu’il considère en définitive que ce démiurge est mauvais.

On a ainsi une opposition totale et conflictuelle entre l’esprit et la matière ; non pas un univers à deux niveaux, mais une guerre entre le bien et le mal. Cette conception sera qualifiée de « gnostique » et le problème est qu’il n’est pas forcément aisé de distinguer le gnosticisme du néo-platonisme, car les deux considèrent qu’il y a une science « cachée » de l’univers, une « gnose ».

Ainsi, certains néo-platoniciens comme Plotin et Porphyre rejette la magie et combattent ouvertement les gnostiques, mais à partir de Jamblique les néo-platoniciens se rapprochent des gnostiques, dont ils forment un courant parallèle ou concurrent.

Une œuvre important, dans ce contexte, fut les λόγια c’est-à-dire les paroles, enseignements, ou bien encore Oracles, l’œuvre prenant par la suite le nom d’Oracles chaldaïques. Ecrite vers 170, soit avant l’émergence du néo-platonisme, elle est attribuée à une révélation des dieux, voire à l’âme de Platon.

La première partie consiste d’ailleurs en une présentation de la philosophie de Platon, notamment et surtout, comme on s’en doute, du Timée, alors que la seconde explique des rituels.

Plus le néo-platonisme se développé, plus sa référence aux « oracles » est profonde. Plotin les connaissait, mais ne s’y réfère pas, Porphyre le fait un peu, Jamblique le fait beaucoup, Proclus le fera ensuite énormément.

Ainsi, Jamblique considère ouvertement les mages chaldéens comme ayant acquis le savoir primoridal, au même titre que Platon ou que Hermès Trismégiste, une figure mythique issu d’un syncrétisme gréco-égyptien, le dieu grec Hermès fusionnant avec le dieu Thot, devenant par la suite le personnage mythique du savoir « secret » au centre de l’idéologie de l’alchimie.

On est là au coeur d’une quête pour une science sacrée et cachée, qui demande un sens du mysticisme le plus radical, associé à une transmission du savoir de type initiatique. La tendance est générale et les disciples de l’école néo-platonicienne abandonnèrent d’ailleurs la plupart Porphyre pour suivre Jamblique dans cette perspective magique.

Un penseur semble avoir joué un rôle ici important, son approche étant liée aux Oracles chaldaïques : Numénios d’Apamée, qui a vécu au 2e siècle et se situait dans le prolongement du platonisme. On a également ici, en effet, un syncrétisme général, au point que Numénios dit même :

« Après avoir cité et avoir pris pour sceaux les témoignages de Platon, il faudra remonter plus haut et les rattacher aux enseignements de Pythagore, puis en appeler aux peuples fameux, en évoquant leurs mystères, leurs dogmes, leurs fondations de cultes, qui sont en accord avec Platon, tout ce qu’ont établi les brahmanes, les juifs, les Mages, les Égyptiens. »

Voici sa conception du rapport entre « Le premier Dieu et le Démiurge », dans son Traité du bien :

« Le premier Dieu demeure en lui-même; il est simple, parce que, concentré tout entier en lui-même, il ne peut subir aucune division.

Le second Dieu est un en lui même, mais il se laisse emporter par la matière, qui est la dyade; s’il l’unit, elle le divise, parce que la nature de la matière est de désirer et d’être dans un écoulement continuel.

Tant qu’il contemple l’intelligence, il demeure immobile en lui-même; mais lorsqu’il abaisse ses regards sur la matière et qu’il s’en occupe, il s’oublie lui-même: il s’attache au sensible, il l’orne et il contracte quelque chose des qualités de la matière avec laquelle il a désiré entrer en rapport (…)/

Nous ferons la déclaration suivante: le premier Dieu ne fait aucune oeuvre et il est vraiment Roi, tandis que le Dieu qui gouverne tout, en parcourant le ciel, n’est que Démiurge.

C’est pourquoi nous participons à l’intelligence quand elle descend et se communique à tous les êtres qui peuvent la recevoir. Pendant que Dieu [le Démiurge] nous regarde et se tourne vers chacun de nous, il arrive que la vie et la force se répandent dans nos corps échauffés de ses rayons; mais, s’il se retire dans la contemplation de soi-même, tout s’éteint, tandis que l’intelligence continue de vivre et jouit d’une existence bienheureuse (…).

Il y a le même rapport entre le premier Dieu et le Démiurge qu’entre celui qui sème et celui qui cultive. L’un, étant la semence de toute âme, répand ses germes dans toutes les choses qui participent de lui. L’autre, en législateur, cultive, distribue et transporte dans chacun de nous les semences qui proviennent du premier Dieu (…).

Ainsi le premier Dieu est immobile, le second se meut; l’un ne contemple que l’intelligible, l’autre regarde l’intelligible et le sensible. Ne soyez pas étonné que j’aie ainsi parlé: car j’ai à dire quelque chose de plus étonnant encore. Tandis que le second Dieu est en mouvement, le premier Dieu reste dans une immobilité que j’appellerai un mouvement inné. C’est ce mouvement qui est le principe de l’ordre, de la conservation et de la perpétuité de l’univers (…).

Comme Platon savait que le Démiurge seul était connu des hommes, tandis que le premier Dieu, qu’il appelle l’intelligence, leur était inconnu, il s’est exprimé sur ce sujet en des termes qui reviennent à dire: « O hommes, l’intelligence que vous soupçonnez n’est pas la première intelligence; il en est une autre plus ancienne et plus divine. ». »

Cette insistance sur le rôle du Démiurge était capitale pour le tournant vers la magie, car on a ici un déplacement en apparence secondaire, en réalité absolument significatif.

Plotin pouvait bien faire une philosophie où le Démiurge, appelé chez lui l’âme du monde, avait une place résolument secondaire, même l’intelligence issu du divin étant secondaire par rapport à l’Un.

Mais si l’âme du monde est issu de l’intelligence (du divin), alors le monde matériel lui-même avait une composition interne qui, non seulement était issu du divin comme le soulignait Plotin, mais qui en plus avait une nature interne divine.

Reconnaître cette nature, sa composition, c’était alors acquérir les pouvoirs magiques en se liant au Démiurge.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et le tournant vers la magie

Plotin est la grande figure du néo-platonisme et il a frappé si fort dans l’idéalisme qu’il a, en fait, fermé les portes du paganisme. Après Plotin, c’est le christianisme qui se charge de développer les thèses du néo-platonisme, les adaptant aisément au cadre religieux chrétien.

La falsafa arabo-persane reprendra également le néo-platonisme, mais pour l’épurer et rétablir la démarche de l’aristotélisme authentique.

Il y eut pourtant d’autres néo-platoniciens à la suite de Plotin, essaimant le monde gréco-romain. Plotin, qui venait d’Égypte romaine, s’était installé à Rome où son disciple, le phénicien Porphyre, prit le relais. C’est d’ailleurs lui qui amena Plotin à écrire, Porphyre compilant et publiant ce qui sera connu sous le nom d’Ennéades.

On trouve ensuite Jamblique, d’une famille princière d’Emèse en Syrie actuelle, où il fonda une école, et enfin, à Athènes, Syrianos et Proclos (connu en France sous le nom de Proclus).

Tous les néo-platoniciens, après Plotin, basculèrent dans un mysticisme païen outrancier, auquel Plotin était lié mais en tentant d’en synthétiser une forme nouvelle.

Sa tentative ne fut pas reprise (à part par le christianisme, notamment avec Pseudo-Denys l’Aréopagite), le culte des dieux et la magie devenant des vecteurs essentiels de la sagesse mystique.

Le néo-platonisme apparaît alors comme un mouvement idéologique tentant à la fois de prolonger son opposition formelle au matérialisme d’Aristote, tout en cherchant à éviter d’avoir à assumer le christianisme.

Alors que Plotin a tenté de renouveler le platonisme, ses successeurs se cantonnent à un platonisme renouvelé, piochant de manière éclectique et confuse pour sauvegarder l’idéalisme païen.

Voici un exemple avec ce que dit Porphyre dans un Traité sur le précepte Connais-toi toi-même, adressé à Jamblique :

« Platon a raison de nous recommander dans le Philèbe de nous séparer de tout ce qui nous entoure et nous est étranger, afin de nous connaître nous-mêmes à fond, de savoir ce qu’est l’homme immortel et ce qu’est l’homme extérieur, image du premier, et ce qui appartient à chacun d’eux.

À l’homme intérieur appartient l’intelligence parfaite ; elle constitue l’homme même, dont chacun de nous est l’image.

À l’homme extérieur appartient le corps avec les biens qui le concernent.

Il faut savoir quelles sont les facultés propres à chacun de ces deux hommes et quels soins il convient d’accorder à chacun d’eux, pour ne pas préférer la partie mortelle et terrestre à la partie immortelle, et devenir ainsi un objet de pitié et de risée dans la tragédie et la comédie de cette vie insensée, enfin pour ne pas prêter à la partie immortelle la bassesse de la partie mortelle et devenir misérables et injustes par ignorance de ce que nous devons à chacune de ces deux parties. »

Voici comment il formule les choses encore dans le Traité de l’Âme :

« D’un côté, il y a l’homme qui n’a d’autre occupation que la bonne chère, comme les brutes.

D’un autre côté, il y a l’homme qui, par son talent, sauve le navire dans la tempête, ou rend la santé la ses semblables, ou découvre la vérité, ou trouve la méthode qui convient à la science, ou invente des signaux de feu, ou tire des horoscopes, ou, par des machines, imite les œuvres du créateur. »

Dans le cadre de cet éclectisme, Porphyre écrivit de très nombreux ouvrages ; celui intitulé Introduction aux Catégories d’Aristote et connu sous le nom d’Isagogè (Introduction, en grec) eut un grand succès de par sa problématique, mais contribuant grandement à la confusion et l’incompréhension des différences essentielles entre platonisme et aristotélisme.

C’est avec son disciple Jamblique (vers 242-325) qu’a ensuite lieu le basculement dans le mysticisme le plus total. Rien ne change bien sûr dans les fondamentaux, avec les considérations fascinées sur le « Un » parfait, comme ici dans une lettre à Macédonius sur le destin :

« Tous les êtres doivent à l’Un leur existence : car l’Être premier dérive immédiatement de l’Un.

À plus forte raison, les causes universelles doivent à l’Un leur puissance efficace, sont contenues dans un seul enchaînement et se rapportent au Principe qui est antérieur à la multitude.

De cette manière, comme les causes qui constituent la Nature sont multiples, qu’elles appartiennent à des genres différents et dépendent de plusieurs principes, la multitude dépend d’une Cause unique et universelle, toutes choses sont enchaînées ensemble par un lien unique, et la liaison des causes multiples remonte à la puissance unique de la Cause la plus compréhensive (…).

L’essence de l’âme est par elle-même immatérielle et incorporelle, non-engendrée et impérissable ; elle possède par elle-même l’être et la vie, elle se meut par elle-même, elle est le principe de la nature [végétative] et de tous les mouvements du corps.

Tant que l’âme reste ce qu’elle est par son essence, elle a en elle-même une vie libre et indépendante.

Lorsqu’elle se donne aux choses engendrées, et qu’elle se subordonne au mouvement de l’univers, elle est soumise au Destin et devient l’esclave des nécessités physiques. Lorsqu’elle s’applique à l’acte intellectuel, qui est libre et indépendant, elle fait volontairement ce qui est de son ressort, elle participe réellement de Dieu, du bien et de l’intelligible. »

Toutefois, Jamblique est celui qui a insisté, en rupture avec Plotin et Porphyre, sur la nécessité de la magie, l’œuvre la plus connue qui lui soit attribuée étant Les mystères des Égyptiens, des Chaldéens et des Assyriens.

Jamblique insiste en fait sur la source des savoirs de Socrate et Platon, c’est-à-dire tant Pythagore d’un côté, que les mysticisme orientaux, en particulier égyptiens, de l’autre.

S’il est ainsi vrai que l’Un est l’objectif et qu’il est le seul à exister, il y aurait pour autant une « science » magique de la réalité.

Les prières et les sacrifices, les exercices de purification et les oracles, le culte des images et l’intégration dans un parcours initiatique, les sacrifices à dates précises et la croyances aux génies et aux démons, tout cela aurait un sens, relevant du déchiffrement mystique du monde.

Le mot à employer ici est celui de « théurgie ».

Chez Plotin, on est dans une démarche contemplative : on s’élève jusqu’à « l’Un » et on bascule dans l’extase. Dans la théurgie au sens strict, c’est-à-dire ce qu’on appelle la magie, les pratiques mystiques (prières, rites comme les sacrifices, vénération d’objets sacrés, etc.) permettent de rentrer en contact avec le divin, d’en acquérir certains pouvoirs (la divination, la lévitation, etc.).

Ce courant « magicien » était, en fait, inhérent au platonisme depuis l’effondrement d’Athènes. Il accompagne d’autant plus l’effondrement du mode de production esclavagiste ; il témoigne de la fin d’une époque.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme, l’ordre socio-cosmique et la réincarnation

Qu’est-ce qui distingue alors le néo-platonisme du christianisme ? Eh bien, l’origine grecque, et sans doute l’origine hindoue, c’est-à-dire dans les deux cas, une conception socio-cosmique du monde, où l’ordre social est le produit de la réalité divine et où la réincarnation est la clef de voûte de l’équilibre.

Le néo-platonisme est la conception la plus développée du paganisme antique ; il n’est plus païen au sens strict, car il a unifié l’Univers et ne s’attarde plus sur les éléments naturels, tel que le soleil, la lune, les arbres, etc.

Cependant, il existe comme dans le paganisme un ordre interne à l’Univers, ce que Charles Baudelaire a célébré dans ses poèmes des Fleurs du Mal avec le principe des « correspondances ». Ce qui correspond se répond, ayant une sympathie naturelle.

Voici comment Plotin théorise cela :

« Ni le Soleil, ni aucun astre en général n’entend les vœux qu’on lui adresse.

S’il les exauce, c’est par la sympathie que chaque partie de l’univers a pour les autres, comme, si l’on touche une partie d’une corde tendue, on ébranle toutes les autres, ou bien encore comme, si l’on fait vibrer une des cordes d’une lyre, toutes les autres vibrent à l’unisson, parce qu’elles appartiennent toutes à un même système d’harmonie.

Si la sympathie va jusqu’à faire répondre une lyre aux accords d’une autre, à plus forte raison doit-elle être la loi de l’univers, où règne une seule harmonie, quoique son ensemble comprenne des contraires, aussi bien que des parties semblables et analogues.

Les choses qui nuisent aux hommes comme la colère qui, avec la bile, se rapporte à l’organe du foie, n’ont pas été faites pour nuire aux hommes [c’est la théorie des « humeurs », la bile jaune venant du foie étant en rapport avec la violence, la bile noire venant de la rate étant en rapport avec la mélancolie, ce que Baudelaire appelle le spleen, le terme anglais pour la rate].

C’est comme si une personne en blessait une autre par mégarde en prenant du feu à un foyer : elle est sans doute l’auteur de la blessure parce qu’elle fait passer du feu d’une chose dans une autre; mais la blessure n’a lieu que parce que le feu ne peut être contenu par l’être auquel il est transmis. »

Le néo-platonisme assume donc, comme Platon (ou Charles Baudelaire), le principe de la réincarnation comme moyen d’équilibre de l’ordre socio-cosmique :

« Il y a encore une considération qu’il ne faut pas mépriser, c’est qu’il ne suffit pas d’examiner uniquement le présent, qu’on doit tenir compte aussi des périodes passées et de l’avenir afin d’y voir s’exercer la justice distributive de la divinité.

Elle fait esclaves ceux qui ont été maîtres dans une vie antérieure, s’ils ont abusé de leur pouvoir; et ce changement leur est utile.

Elle rend pauvres ceux qui ont mal employé leurs richesses : car la pauvreté sert même aux gens vertueux. De même, ceux qui ont tué sont tués à leur tour ; celui qui commet l’homicide agit injustement, mais celui qui en est victime souffre justement.

Ainsi, il y. a harmonie entre la disposition de l’homme qui est maltraité et la disposition de celui qui le maltraite comme il le méritait.

Ce n’est pas par hasard qu’un homme devient esclave, est fait prisonnier ou est déshonoré. Il a commis lui-même les violences qu’il subit à son tour.

Celui qui a tué sa mère sera tué par son fils ; celui qui a violé une femme deviendra femme pour être à son tour victime d’un viol.

De là vient la parole divin appelée Adrastée : car l’ordre dont nous parlons ici est véritablement Adrastée, est véritablement une Justice, une Sagesse admirable. »

Voici un autre passage précisant les modalités de la réincarnation ; la dimension païenne pour le coup particulièrement arriérée est frappante.

« Ceux qui ont exercé les facultés humaines renaissent hommes.

Ceux qui n’ont fait usage que de leurs sens passent dans des corps de brutes et particulièrement dans des corps de bêtes féroces, s’ils se sont abandonnés aux emportements de la colère; de telle sorte que, même en ce cas, la différence des corps qu’ils animent est conforme à la différence de leurs penchants.

Ceux qui n’ont cherché qu’à satisfaire leur concupiscence et leurs appétits passent dans des corps d’animaux lascifs et gloutons.

Enfin ceux qui» au lieu de suivre leur concupiscence ou leur colère, ont plutôt dégradé leur sens par leur inertie, sont réduite à végéter dans des plantes : car ils n’ont dans leur existence antérieure exercé que leur puissance végétative, et ils n’ont travaillé qu’à devenir des arbres.

Ceux qui ont trop aimé les jouissances de la musique, et qui ont d’ailleurs vécu purs, passent dans des corps d’oiseaux mélodieux.

Ceux qui ont régné tyranniquement deviennent des aigles, s’ils n’ont pas d’ailleurs d’autre vice. Enfin, ceux qui ont parlé avec légèreté des choses célestes, tenant toujours leurs regards élevés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent toujours vers les hautes régions de l’air.

Celui qui a acquis les vertus civiles redevient homme; mais, s’il ne possède pas ces vertus à un degré suffisant, il est transformé en un animal sociable, tel que l’abeille ou tout autre être de cette espèce. »

C’est précisément en raison de cette liaison trop forte avec le mode de production esclavagiste que le néo-platonisme ne pourra pas généraliser sa position pour la porter jusqu’à la féodalité.

>Sommaire du dossier
 

Le dualisme du néoplatonisme : la même base que le christianisme

Il va de soi que le néo-platonisme ressemble outrageusement au christianisme apparu juste avant lui ; en fait, les deux courants se sont nourris l’un l’autre. On ne peut nullement comprendre le christianisme, surtout le catholicisme, sans connaître Plotin et ses thèses qui forment le squelette même du mysticisme anti-matérialiste, où il s’agit de se tourner uniquement vers ce qui n’est pas matière.

Voici ce que dit Plotin par exemple sur le rapport entre l’Un, l’intelligence et l’âme (ici désigné par l’intellect) – on croirait lire une explication du rapport entre « le Père, le Fils et le Saint-Esprit » :

« L’Intelligence est belle sans doute ; elle est la plus belle des choses, puisqu’elle est éclairée d’une pure lumière, qu’elle brille d’un pur éclat, qu’elle contient les êtres intelligibles, dont notre monde, malgré sa beauté, n’est qu’une ombre et qu’une image.

Quant au monde intelligible, il est placé dans une région brillante de clarté, où il n’y a rien de ténébreux ni d’indéterminé, où il jouit en lui-même d’une vie bienheureuse. Son aspect ravit d’admiration, surtout si l’on sait y pénétrer et s’y unir.

Mais, de même que la vue du ciel et de l’éclat des astres fait chercher et concevoir leur auteur, de même la contemplation du monde intelligible et l’admiration qu’elle inspire conduisent à en chercher le père.

On se dit alors : quel est celui qui a donné l’existence au monde intelligible? où et comment a-t-îl engendré l’Intellect si pur, ce fils si beau qui tient de son père toute sa plénitude ?

Ce principe suprême n’est lui-même ni intellect, ni fils, il est supérieur à l’Intellect, qui est son fils.

L’Intellect, son fils, est après lui, parce qu’il a besoin de recevoir de lui son intellection et la plénitude qui est sa nourriture; il tient le premier rang après Celui qui n’a besoin de rien, pas même d’intellection.

L’Intellect possède cependant la plénitude et la véritable intellection parce qu’il participe du Bien immédiatement.

Ainsi, le Bien, étant au-dessus de la véritable plénitude et de l’intellection, ne les possède pas et n’en a pas besoin ; sinon, il ne serait pas le Bien. »

Dans la même logique que le christianisme, Dieu a créé le monde par « bonté », parce que c’est le prolongement de sa propre nature.

« Or, comme ce pouvoir ne devait pas être arrêté ni circonscrit dans son action par jalousie, il fallait qu’il y eût une procession continue, jusqu’à ce que, de degré en degré, toutes choses fussent descendues jusqu’aux dernières limites du possible : car c’est le caractère d’une puissance inépuisable de communiquer ses dons à toutes choses, de ne pas souffrir qu’aucune d’elles en soit déshéritée, puisqu’il n’y a rien qui empêche chacune d’elles de participer à la nature du Bien dans la mesure où elle en est capable. »

On retrouve même chez Plotin le cœur de l’argumentation chrétienne sur la nature « insuffisante » du monde en raison des crimes, des choses mauvaises, etc., c’est-à-dire qu’on a déjà la conception du « meilleur des mondes possibles », sans avoir à attendre Leibniz au XVIIe siècle.

Plotin synthétise ce point de vue de manière très brève :

« On n’a point le droit de blâmer ce monde, de dire qu’il n’est pas beau, qu’il n’est pas le meilleur possible des mondes corporels, ni d’accuser la cause dont il tient l’existence.

D’abord, ce monde existe nécessairement : il n’est pas l’oeuvre d’une détermination réfléchie ; il existe parce qu’une essence supérieure l’engendre naturellement semblable à elle-même. »

Exactement comme dans le christianisme, on a un appel au retour au « Père ». On a ici la théorie de la religion comme porte spirituelle que les âmes doivent franchir pour redevenir libres. Plotin parle ouvertement de nécessité de la « conversion » et il développe exactement le même thème du malin, du diable, que dans le catholicisme :

« Comment se fait-il que les âmes oublient Dieu, leur père? Comment se fait-il qu’ayant une nature divine, qu’étant issues de Dieu, elles le méconnaissent et se méconnaissent elles-mêmes?

L’origine de leur mal, c’est l’audace, la génération, la première diversité, le désir de n’appartenir qu’à elles-mêmes [c’est-à-dire le désir qui a conduit les âmes à se séparer primitivement de Dieu et à s’unir aux corps].

Dès qu’elles ont goûté du plaisir de posséder une vie indépendante, usant largement du pouvoir qu’elles avaient de se mouvoir elles-mêmes, elles se sont avancées dans la route qui les écartait de leur principe, et maintenant elles sont arrivées à un tel éloignement de Dieu qu’elles ignorent même qu’elles en ont reçu la vie.

De même que des enfants séparés de leurs familles dès leur naissance et nourris longtemps loin d’elles en arrivent à méconnaître leurs parents ainsi qu’eux-mêmes ; de même les âmes, ne voyant plus ni Dieu ni elles-mêmes, se sont dégradées par l’oubli de leur origine, se sont attachées à d’autres objets, ont admiré tout plutôt qu’elles-mêmes, ont prodigué leur estime et leur amour aux choses extérieures, et, brisant le lien qui les unissait aux choses divines, s’en sont écartées avec dédain.

L’ignorance où elles sont de Dieu a donc pour cause leur estime des objets sensibles et leur mépris d’elles-mêmes. Comme chacune d’elles admire et recherche ce qui lui est étranger, elle reconnaît par là même qu’elle vaut moins.

Or, dès qu’elle croit moins valoir que ce qui naît et périt, qu’elle se regarde comme plus méprisable et plus périssable que les objets qu’elle admire, elle ne saurait plus concevoir la nature ni la puissance de Dieu.

Pour convertir à Dieu les âmes qui se trouvent dans de pareilles dispositions, pour les élever au Principe suprême, à l’Un, au Premier, il faut raisonner avec elles de deux manières.

D’abord, on doit leur faire voir la bassesse des objets qu’elles estiment maintenant (nous en avons parlé suffisamment ailleurs) ; puis, il faut leur rappeler l’origine et la dignité de l’âme. La démonstration de ce second point est [logiquement] antérieure à celle du premier; exposée avec clarté, elle sert à l’établir. »

À la différence du christianisme, le néo-platonisme considère par contre, dans le prolongement du Timée de Platon, qu’il n’existe que le Dieu vivant issu de Dieu, et que donc le monde est éternel tout comme le Dieu vivant engendré par Dieu.

Non seulement d’ailleurs le christianisme va largement puiser en général dans le néo-platonisme, mais en plus les tendances mystiques reconnaîtront dans le néo-platonisme une démarche essentiellement similaire à la leur.

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et le concept de «procession»

Plotin appelle à l’extase dans la compréhension de la nature de Dieu ; pour parvenir à cette extase, il faut que l’âme cesse de se mêler au corps. Il y a donc une bataille et le néo-platonisme de Plotin fournit les arguments théoriques les plus « purs » de chaque religion : il y a une séparation entre le corps et l’esprit, il y a une bataille entre eux.

La religion est le levier pour comprendre comment se focaliser sur l’âme et parvenir à rejeter un corps à dévaloriser. Plotin résume cela ainsi :

« En un mot, il faut dire que la vie dans un corps est par elle-même un mal; mais, par la vertu, l’âme se place dans le bien, non en conservant l’union qui existe, mais en se séparant du corps. »

Écouter son corps, c’est faire pencher l’âme du mauvais côté :

« On dira peut-être que la méchanceté est la faiblesse de l’âme.

Car l’âme mauvaise est impressionnable, mobile, facile à entraîner au mal, portée à écouter ses passions, également prompte à se mettre en colère et à se réconcilier; elle cède inconsidérément à de vaines idées ; semblable aux ouvrages les plus faibles de l’art et de la nature, qui sont facilement détruits par les vents et par les tourbillons. »

Bien entendu, ce qui définit le « mal », c’est tout ce qui relève du contraire de Dieu qui est bon car auto-suffisant, entièrement en paix, sans division, harmonieux depuis le début et en tout, etc. Plotin insiste beaucoup sur cette approche opposant de manière manichéenne le bien et le mal :

« Pour mieux déterminer le Mal, on peut se le représenter comme le manque de mesure par rapport à la mesure, comme l’indétermination par rapport au terme, comme le manque de forme par rapport au principe créateur de la forme, comme le défaut par rapport à ce qui se suffit à soi-même, comme l’illimitation et la mutabilité perpétuelle, enfin comme la passivité, l’insatiabilité et l’indigence absolues. »

Le prophète Mani a, par ailleurs, vécu à la même époque que Plotin et même accompagné les troupes de Sapor Ier, chef perse qu’affrontait justement Gordien III qu’accompagnait Plotin.

On est dans une même dynamique mystique orientale, où l’âme cherche à « s’échapper » de la matière, avec une opposition formelle entre esprit et matière. Le rejet de la conception d’Aristote faisant des esprits des tablettes vides mais sensibles où les objets extérieurs viennent « écrire », est bien entendu formellement réfuté et cela au nom de « l’Un ».

Puisque, en effet, l’âme « sent » au fond d’elle qu’elle relève d’un « tout », qui est absolu, alors il n’est pas possible de faire de l’esprit un miroir de la réalité ambiante. En fait, le néo-platonisme tente de rejeter le matérialisme de l’époque, en affirmant que celui-ci n’est pas en mesure de concevoir la totalité, en le réduisant à une vision « vulgaire » et basse des choses.

La capacité à raisonner hors de cette bassesse serait la preuve de la liaison de l’âme avec l’âme suprême. Les animaux ne seraient que « sensations », l’être humain avec la raison en plus pourrait se tourner vers « l’Un ».

Naturellement, il se pose alors le problème de pourquoi l’âme est prisonnière du corps, sans compter qu’il faut expliquer pourquoi l’âme suprême aurait produit ces âmes dispersés. Le risque serait de dire que l’esprit aurait besoin de la matière.

Plotin invente pour contourner le problème le concept de « procession » : chaque entité procède de manière naturelle à une émanation, une sorte d’image amoindrie. L’Un donne l’intelligence, l’intelligence l’âme, l’âme le monde.

A chaque étape, l’émané se tourne vers l’émanant, voilà pourquoi l’âme qui donne le monde ne le regarde pas, n’est pas « inclinée » vers lui :

« Quant à nous, nous croyons que si l’Âme a créé le monde, ce n’est pas parce qu’elle a incliné [vers la matière], mais plutôt parce qu’elle n’a pas incliné.

Pour incliner ainsi, il aurait fallu que l’Âme eût oublié les intelligibles ; mais, si elle les avait oubliés, comment aurait-elle créé le monde? D’après quoi l’aurait-elle formé? Elle l’a formé sans doute d’après les intelligibles qu’elle avait contemplés là-haut. Si elle s’en est souvenue en formant le monde, elle n’avait pas incliné.

Elle n’avait donc pas une notion obscure des intelligibles ; sinon, elle aurait incliné vers eux pour en avoir une intuition claire : car, pourquoi n’aurait-elle pas voulu rentrer dans le monde intelligible, puisqu’elle en conservait quelque souvenir ? »

La Nature est donc pratiquement mécanique, l’âme pouvant « imaginer », ce que la Nature ne peut pas, n’étant que l’image de l’Âme :

« Comment la Sagesse propre à l’Âme universelle diffère-t-elle de la Nature?

C’est que la Sagesse occupe dans l’Âme le premier rang et la Nature le dernier, puisqu’elle n’est que l’image de la Sagesse ; or, si la Nature n’occupe que le dernier rang, elle doit aussi n’avoir que le dernier degré de la Raison qui éclaire l’Âme.

Qu’on se représente un morceau de cire où la figure imprimée sur une face pénètre jusqu’à l’autre, et dont les traits bien marqués sur la face supérieure n’apparaissent que d’une manière confuse sur la face inférieure : telle est la condition de la Nature ; elle ne connaît pas, elle produit seulement, elle transmet aveuglément à la matière la forme qu’elle possède, comme un objet chaud transmet à un autre, mais à un moindre degré, la chaleur qu’il a lui-même.

La Nature n’imagine même pas : car l’acte d’imaginer, inférieur à celui de penser, est cependant supérieur à celui d’imprimer une forme, comme le fait la Nature. La Nature ne peut rien saisir ni rien comprendre, tandis que l’Imagination saisit l’objet adventice, et permet à celui qui imagine de connaître. »

Il faut bien noter ici que ce n’est pas Dieu qui donne le monde, car lui-même en tant qu’unité primordiale n’a besoin de rien. L’intelligence qui est son image, son sous-produit, a abouti à l’âme et celle-ci à la matière.

Voilà pourquoi la quête de l’Un ne saurait passer par des mots :

« Pourquoi n’est-il [= l’Un] pas resté en lui-même, et a-t-il laissé ainsi découler de lui la multiplicité qu’on voit dans les êtres et que nous voulons ramener à lui?

Nous allons le dire. Invoquons d’abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu’à lui par la prière; or, la seule manière de le prier, c’est de nous avancer solitairement vers l’Un, qui est solitaire.

Pour contempler l’Un, il faut se recueillir dans son for intérieur, comme dans un temple, et y demeurer tranquille, en extase, puis considérer les statues qui sont pour ainsi dire placées dehors [l’Âme et l’Intelligence], et avant tout la statue qui brille au premier rang [l’Un], en la contemplant de la manière que sa nature exige. »

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et «l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure»

Ce qui caractérise la position de Plotin, c’est qu’il fournit une théorie religieuse présentée de manière philosophique.

C’est là exactement le même schéma que celui fournit par Platon dans l’allégorie de la caverne : le monde matériel n’est qu’un pâle reflet d’un monde idéal, qui lui-même a comme source le « Un » absolu, source de tout et seule réalité authentique.

Sauf que, contrairement à Platon cherchant à renouveler un style aristocratique, Plotin se cantonne à célébrer une sorte de prière silencieuse amenant à la béatitude par l’extase de la compréhension de la nature de Dieu.

Dieu n’est pas simplement un concept idéal, mais l’objectif suprême : Plotin prend Platon au pied de la lettre, ne gardant que la dimension mystique. Il peut donc dire :

« Puisque le mal règne ici-bas et domine inévitablement en ce monde, et puisque l’âme veut fuir le mal, il faut fuir d’ici-bas. Mais quel en est le moyen?

C’est, dit Platon, de nous rendre semblables à Dieu. Or nous y réussirons en nous formant à la justice, à la sainteté, à la sagesse, et en général à la vertu.

Si c’est par la vertu qu’a lieu cette assimilation, le Dieu à qui nous voulons nous rendre semblables possède–t–il lui–même la vertu? Mais quel est ce Dieu?

Sans doute c’est celui qui semble devoir posséder la vertu au plus haut degré, c’est l’Âme du monde, avec le principe qui gouverne en elle et qui a une sagesse admirable [l’Intelligence suprême]. Habitant ce monde, c’est à ce Dieu que nous devons chercher à ressembler. »

Chaque être humain possède, en effet, une âme et par conséquent, le bonheur naturel n’est pas possible, cela ne concerne que les animaux. Plotin explique cela de la manière suivante :

« Si bien vivre et être heureux nous semblent choses identiques, devons-nous pour cela accorder aux animaux le privilège d’arriver au bonheur? S’il leur est donné de suivre sans obstacle dans leur vie le cours de la nature, qu’est-ce qui empêche de dire qu’ils peuvent bien vivre?

Car, si bien vivre consiste soit à posséder le bien-être, soit à accomplir sa fin propre, dans l’une et l’autre hypothèse les animaux sont capables d’y arriver : ils peuvent en effet posséder le bien-être et accomplir leur fin naturelle. »

Hors de question, cependant, d’affirmer comme Aristote que comprendre le monde, c’est en saisir l’âme et contempler la réalité de manière heureuse. Plotin a été influencé par la philosophie indienne, bien qu’on ne sache pas dans quelle mesure, lui-même tentant même de suivre les opérations militaires de Gordien III, qui furent toutefois un échec, pour visiter la Perse et l’Inde.

De toutes manières, contrairement à l’opinion bourgeoise, le monde gréco-romain n’est en rien « européen » et est largement ouvert à l’Asie. La position de Plotin est pratiquement la même que celle de l’hindouisme, avec la négation de l’action, de la réflexion, le repli sur soi-même, etc.

Il faut non pas acquérir la sagesse, mais s’épurer, se couper de tout ce qui est matériel, se « retrancher » :

« Rentre en toi-même, et examine-toi.

Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté.

Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue, jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté. »

C’est le moyen de reconnaître le divin dont tout est issu et qui vit dans une pureté totale, hors à la fois de la théorie et de la pratique :

« Si le Bien est supérieur à l’être, il doit être aussi supérieur à l’action, à l’intelligence et à la pensée.

Car il faut reconnaître comme étant le Bien le principe duquel tout dépend, tandis que lui-même ne dépend de rien.

C’est à cette condition que le Bien est vraiment le principe vers lequel toutes choses tendent. Il faut donc qu’il persiste dans son état, et que tout se tourne vers lui, de même que, dans un cercle, tous les rayons aboutissent au centre.

Nous pouvons en voir un exemple dans le soleil : il est un centre pour la lumière qui est en quelque sorte suspendue à cet astre. Aussi est-elle partout avec lui et ne s’en sépare-t-elle pas; et quand même vous voudriez la séparer d’un côté, elle n’en resterait pas moins concentrée autour de lui. »

Comme chez Platon, on sait déjà tout, pour le retrouver il faut savoir qu’on est « rien » et qu’il n’y a que « l’Un » :

« En effet, ce n’est pas en parcourant les objets extérieurs que l’âme a l’intuition de la sagesse et de la vertu, c’est en rentrant en elle-même, en se pensant elle- même dans sa condition primitive: alors elle éclaircit et elle reconnaît en elle-même des images divines, souillées par la rouille du temps. »

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et l’architecture des «hypostases»

L’idée de Plotin était simple, mais géniale. Puisque Aristote niait le monde « d’en haut », la seule réponse possible était d’accepter cela, mais en niant pour autant le monde d’en bas. Ne reste alors qu’un seul monde, qui n’est plus matériel et qu’il reste alors à définir.

Plotin invente alors un système à trois niveaux. La raison de l’ajout d’un élément est l’importance fondamentale pour l’idéalisme de mener l’offensive contre le concept d’intellect développé par Aristote. Ce concept est la clef de voûte du matérialisme d’Aristote, c’est par là que passeront Avicenne et Averroès, pour aboutir à Spinoza, qui lui-même aboutira à Hegel, puis Karl Marx.

Plotin va procéder de manière très prudente. Le point de départ est ce qu’il appelle le « Premier » qui est en même temps « Infini », le « Bien », le « Simple » qui est en même temps « Absolu », qui est nécessairement « Un ».

On a ensuite l’Intelligence comme second niveau, qui est une sorte de conscience suprême issue de l’Un se regardant comme dans un miroir.

Enfin, l’Âme compose le troisième niveau, lui-même divisé en deux niveaux : un tourné vers l’Intelligence, l’autre vers le bas c’est-à-dire la matière.

Ces trois niveaux sont appelés « hypostases » et cette division tripartite se retrouve dans l’âme humaine.

Le plus bas niveau de l’âme humaine et l’âme sensitive ou non raisonnable, végétative, qui s’oppose à l’âme raisonnable, cette dernière étant placé sous « l’Intelligence ». On l’aura compris il s’agit de nier l’âme sensitive, liée à la matière, pour s’appuyer uniquement sur l’âme raisonnable et même dépasser celle-ci en fusionnant avec l’Intelligence.

En effet, ce qui est Bon, Beau l’est de toute éternité et il n’est pas possible de raisonner à son sujet : il est seulement possible de le reconnaître, en fusionnant avec l’Intelligence qui est justement la conscience de l’Un d’être ce Bon, ce Beau.

Par conséquent, la clef du plotinisme et du néo-platonisme en général vise à nier la science au profit de la pure contemplation. Aristote appelait à raisonner sur le monde, pour se mettre en adéquation avec l’intellect universel.

A ce bonheur intellectuel sous le mode du raisonnement, Plotin appelle au bonheur sous la forme de l’extase ; il peut le faire car il a accepté la négation du monde « d’en haut » uniquement pour le fusionner avec celui « d’en bas », en niant ce dernier.

Plotin a élaboré un système où Dieu est partout et nulle part, n’étant tout et rien car étant absolument toujours le même, unique, unité primordiale. Le sens de l’existence est ce Dieu, centre vers lequel tout est tourné :

« Il faut que nous ayons en nous la cause et le principe de l’intelligence, Dieu, qui n’est point divisible, qui subsiste, non dans un lieu, mais en lui-même, qui est contemplé par une multitude d’êtres, par chacun des êtres aptes à le recevoir, mais qui reste distinct de ces êtres, de même que le centre subsiste en lui-même, tandis que les rayons viennent tous aboutir à lui de tous les points de la circonférence.

C’est ainsi que nous-mêmes, par une des parties de nous-mêmes, nous touchons à Dieu, nous noue y unissons, nous y sommes en quelque sorte suspendus ; or, tous sommes édifiée en lui quand nous nous tournons vers lui.»

Ou, pour reprendre une de ses explications plus poétique :

« On peut comparer l’Un à la lumière, l’être qui le suit [l’Intellect] au Soleil, et le troisième [l’Âme] à l’astre de la Lune qui reçoit sa lumière du Soleil. »

Il s’ensuit naturellement une tension très forte : en tant qu’être humain, on ne peut fusionner avec l’Un alors qu’on le doit. La conséquence est qu’il faut s’identifier à lui et parvenir à rompre avec la matière.

C’est là la différence avec le platonisme, qui avait construit un idéal dans le monde « d’en haut » pour mieux exiger l’idéal dans le monde « d’en bas » : le modèle de société ultra-élitiste trouvait en Socrate et Platon leurs idéologues.

Le néo-platonisme supprime la distinction entre en haut et en bas, pour nier totalement (et non relativement comme chez Platon) l’existence réelle du bas, seul le haut existant.

Il faut donc quitter le bas à tout prix, l’âme doit quitter le corps et ainsi la base de la rupture avec la matière, c’est non seulement la rupture avec les sens, mais également avec la raison ; c’est cela qu’on a affaire à un mysticisme.

Plotin dit, de fait :

« Lorsque nous nous élevons, l’Un se révèle non pas comme la raison, mais comme quelque chose de plus beau que la raison, comme quelque chose qui s’éloigne d’autant de ce qui arrive par hasard ; car la racine du logos [du langage au sens de discours raisonnable] qui existe par elle-même et en laquelle toutes choses s’achèvent est comme un principe et un fondement d’un arbre immense vivant selon le logos ; elle demeure elle-même par elle-même et donne à l’arbre d’être, selon le logos que cet arbre a reçu. »

On a ici ce qui est appelé en philosophie une ontologie, un discours sur « l’être » qui, par définition, échappe justement à tout discours, le discours n’étant qu’une conséquence de l’existence de l’être.

C’est pourquoi le néoplatonisme fournit la clef idéologique de toute religion, en fournissant une théorie générale de la fuite et du refuge ; il s’agit de fuir le monde matériel, afin de prendre refuge dans la source divine.

>Sommaire du dossier

Le dualisme du néoplatonisme et la ligne immense de Plotin

Né en 205 à Lycopolis, ville d’Egypte sous contrôle romain, Plotin étudia à Alexandrie avant de devenir, à Rome, la principale figure du courant néo-platonicien émergeant alors.

Le terme de néo-platonicien fut conçu au XIXe siècle, Plotin et les néo-platoniciens se considérant simplement comme platoniciens ; cependant, leur méthode apportait une perspective uniquement mystique exigeant une identification précise.

Le néo-platonisme liquide, en effet, toutes les réflexions platoniciennes, pour n’en conserver que l’idéalisme tourné, non pas dans un sens politique comme avec la République de Platon, modèle de société de castes, mais dans un sens mystique.

En apparence, on a donc un platonisme réduit à l’allégorie de la caverne : le monde matériel est illusoire, n’étant que le reflet d’un monde intermédiaire, lui-même sous-produit du Dieu suprême. Les prisonniers de la caverne croient réels les ombres sur les murs, alors que le philosophe sait que des marionnettes sont déplacées devant un feu et qu’il y a même, à l’extérieur, le Soleil qui est la vraie lumière.

On a donc un monde d’en haut et un monde d’en bas, le premier seulement étant vrai, unifié, idéal, bon, le second une illusion, divisé, mauvais, matériel. Plotin, en bon platonicien, explique ainsi :

« C’est de ce monde véritable et un que tire son existence le monde sensible qui n’est point véritablement un : il est en effet multiple et divisé en une pluralité de parties qui sont séparées les unes des autres et étrangères entre elles.

Ce n’est plus l’amitié qui y règne, c’est plutôt la haine, produite par la séparation de choses que leur état d’imperfection rend ennemies les unes des autres. »

Les âmes proviennent du monde d’en haut et sont emprisonnés dans la matière, en bas ; leur mission est donc de remonter à la source, de retourner à l’unité du monde d’en haut.

C’est là du platonisme tout ce qu’il y a de plus traditionnel : élever l’âme au monde supérieur est le noyau dur de l’idéologie de Socrate et Platon. Plotin souligne toujours qu’il ne fait redire Platon, célébrant son culte du Beau idéal situé au-delà de la matière.

On a le même élitisme spiritualiste, d’esprit gréco-romain, comme on peut le voir dans cette mise en valeur d’attitudes et de comportements par Plotin :

« Que doit être celui qu’il s’agit d’élever à ce monde ? Il doit tout savoir, ou du moins être le plus savant possible, comme le veut Platon. Il doit, dans la première génération, être descendu ici-bas pour former un philosophe, un musicien, un amant. Car ce sont là les hommes que leur nature rend les plus propres à être élevés au monde intelligible. »

« Le Musicien se laisse facilement toucher par le beau et est plein d’admiration pour lui ; mais il n’est pas capable d’arriver par lui seul à l’intuition du beau ; il faut que des impressions extérieures viennent le stimuler. »

« L’Amant, au rang duquel le musicien peut s’élever, soit pour rester à ce rang, soit pour monter plus haut encore, l’amant a quelque réminiscence du beau; mais comme il en est séparé ici–bas, il est incapable de bien savoir ce que c’est. »

« Quant au Philosophe, il est naturellement disposé à s’élever au monde intelligible. Il s’y élance porté par des ailes légères, sans avoir besoin, comme les précédents, d’apprendre à se dégager des objets sensibles. II peut seulement être incertain sur la route à suivre et avoir besoin d’un guide. »

Tout cela n’est, en soi, aucunement original et s’il n’y avait que cela, on ne verrait pas en quoi ce serait du néo-platonisme. La différence d’avec le platonisme tient en fait à l’ajout d’une sorte d’architecture en trois parties, pour contrer le matérialisme d’Aristote et sauver le platonisme.

Plotin n’a pas hésité à reprendre des aspects de la philosophie d’Aristote, en la déviant pour l’intégrer au platonisme afin de combler les manques de celui-ci. Le néo-platonisme relit Aristote de manière idéaliste, afin d’y puiser des moyens pour justifier l’existence d’un « monde d’en haut » justement réfuté par Aristote.

Plotin a également besoin de s’opposer au concept d’intellect, qui chez Aristote désigne l’esprit synthétique du monde auquel chaque esprit se « connecte » en quelque sorte en raisonnant correctement. Cet intellect collectif, typiquement matérialiste, s’oppose en effet à l’idéalisme et sa célébration des « âmes » individuelles.

Pour réaliser son entreprise, Plotin va procéder de manière subtile. Tout d’abord, il va fusionner le monde d’en haut et d’en bas. Cela a l’air absurde, mais c’était le seul moyen de faire en sorte que l’intellect d’Aristote ne soit plus lié au monde matériel.

Plotin, en effet, réfute toute valeur au monde matériel et le mouvement ne va jamais que dans un sens, depuis le monde d’en haut jusqu’au monde d’en bas. Toutefois, nous avons vu qu’il avait fait se fusionner les deux mondes.

C’est là que Plotin réussit un coup de génie faisant de lui le titan absolu de toutes les religions. Il invente le concept de « procession » et affirme qu’il y a une sorte de naissance à chaque étape au sein d’une seule et même réalité, avec bien entendu une perte d’énergie à chaque fois.

Voici comment il formule cela, toujours de manière poétique et relativement hermétique :

« Ainsi, dans l’univers la vie ressemble à une ligne immense où chaque être occupe un point, engendrant l’être qui suit, engendré par celui qui précède, et toujours distinct, mais non séparé de l’être générateur et de l’être engendré dans lequel il passe sans s’absorber. »

>Sommaire du dossier

Le néoplatonisme et l’agonie du matérialisme métaphysique

Les néoplatoniciens n’ont jamais fait que redire ce que Platon avait dit (dans le Timée, entre autres). On sait peu de choses sur les platoniciens suivant l’effondrement d’Athènes, mais il est certain que les néoplatoniciens ne sont ici nullement originaux et n’ont jamais prétendu modifier ou renouveler Platon.

Ce qui justifie d’une certaine manière le terme, c’est qu’ils intègrent dans leur philosophie ce qu’ils pensent être la philosophie d’Aristote, pourtant opposée à celle de Platon. Il ya là un moment complexe, éminemment dialectique.

Les néoplatoniciens savaient, en effet, et en même temps ne savaient pas que la philosophie d’Aristote s’opposait formellement à celle de Platon. La raison en est la suivante.

Déjà, la philosophie de Platon était politique, de type aristocratique-militaire : cet aspect gommé, il ne restait plus que le mysticisme élitiste le justifiant.

Ensuite, Aristote était lui-même un aristocrate. Il assumait la science, et donc le matérialisme, mais il était limité par sa situation historique : il ne pouvait pas comprendre le principe de transformation, propre à la dialectique portée par la classe ouvrière.

Par conséquent, on a chez Aristote un « éternel retour », ainsi qu’un Dieu anonyme et loin servant de « moteur premier », alors qu’il avait bien saisi que les humains ne pensaient pas et que la seule réalité était matérielle.

C’était donc un « matérialisme métaphysique ». Il reconnaissait que le monde était organisé, mais un « Dieu » était nécessaire pour l’explication, même si c’était un Dieu passif, simple « moteur ».

Avec la décadence générale provoquée par l’effondrement du mode de production esclavagiste en Grèce, la dimension matérialiste a été rejetée, et il n’est plus resté que le squelette métaphysique d’explication du monde.

Les néoplatoniciens se sont alors appropriés ce qui restait de la philosophie, dégénérée, d’Aristote. L’Église catholique prolongera cela, donnant naissance à la scolastique, une manière figée et anti-scientifique de comprendre le monde.

Pour cette raison, les penseurs de la bourgeoisie s’opposeront formellement à la scolastique, mais également donc à Aristote : Francis Bacon est ici le champion de l’expérience scientifique, du rejet des dogmes fondés sur la métaphysique. Il pava la voie au matérialisme anglais et au matérialisme français, qui rejetèrent ainsi pareillement Aristote.

C’était là une erreur terrible, que ne firent pas bien sûr Avicenne, Averroès et Spinoza, qui eux défendaient le pré-matérialisme et le matérialisme comme système total.

La conséquence fut que la bourgeoisie « oubliant » Aristote eut et a un mal fou à combattre les systèmes complets idéalistes, justement parce qu’ils sont des systèmes complets, alors que son matérialisme, par ailleurs décadent, est strictement incapable de former un système, par relativisme et libéralisme.

Le matérialisme dialectique est par contre un authentique système complet, le point de départ (et non d’arrivée) de la science authentique.

Ces aléas historiques permirent, donc, au néoplatonisme d’intégrer les restes de l’aristotélisme, qui au fond était une formidable anomalie, un matérialisme permis par l’activité d’une petite élite acceptant de se tourner vers la science plutôt que d’être simplement parasitaire.

Les néoplatoniciens auront plus ou moins conscience de leur intégration de conceptions propres à Aristote, mais jamais ils ne s’en soucieront, et pour cause, seule la dimension métaphysique comptait.

Du côté arabo-persan, Avicenne va le premier re-scinder Platon et Aristote, de manière relative, Averroès le faisant franchement, Spinoza terminant le processus, culminant sa démarche dans un authentique matérialisme, pas encore complètement débarrassé de métaphysique en apparence, mais déjà réellement moniste, entièrement opposé à tout dualisme, et en disant de manière ouverte que « Dieu » n’est en réalité que l’Univers.

>Sommaire du dossier