Le néoplatonisme, l’ordre socio-cosmique et la réincarnation

Qu’est-ce qui distingue alors le néo-platonisme du christianisme ? Eh bien, l’origine grecque, et sans doute l’origine hindoue, c’est-à-dire dans les deux cas, une conception socio-cosmique du monde, où l’ordre social est le produit de la réalité divine et où la réincarnation est la clef de voûte de l’équilibre.

Le néo-platonisme est la conception la plus développée du paganisme antique ; il n’est plus païen au sens strict, car il a unifié l’Univers et ne s’attarde plus sur les éléments naturels, tel que le soleil, la lune, les arbres, etc.

Cependant, il existe comme dans le paganisme un ordre interne à l’Univers, ce que Charles Baudelaire a célébré dans ses poèmes des Fleurs du Mal avec le principe des « correspondances ». Ce qui correspond se répond, ayant une sympathie naturelle.

Voici comment Plotin théorise cela :

« Ni le Soleil, ni aucun astre en général n’entend les vœux qu’on lui adresse.

S’il les exauce, c’est par la sympathie que chaque partie de l’univers a pour les autres, comme, si l’on touche une partie d’une corde tendue, on ébranle toutes les autres, ou bien encore comme, si l’on fait vibrer une des cordes d’une lyre, toutes les autres vibrent à l’unisson, parce qu’elles appartiennent toutes à un même système d’harmonie.

Si la sympathie va jusqu’à faire répondre une lyre aux accords d’une autre, à plus forte raison doit-elle être la loi de l’univers, où règne une seule harmonie, quoique son ensemble comprenne des contraires, aussi bien que des parties semblables et analogues.

Les choses qui nuisent aux hommes comme la colère qui, avec la bile, se rapporte à l’organe du foie, n’ont pas été faites pour nuire aux hommes [c’est la théorie des « humeurs », la bile jaune venant du foie étant en rapport avec la violence, la bile noire venant de la rate étant en rapport avec la mélancolie, ce que Baudelaire appelle le spleen, le terme anglais pour la rate].

C’est comme si une personne en blessait une autre par mégarde en prenant du feu à un foyer : elle est sans doute l’auteur de la blessure parce qu’elle fait passer du feu d’une chose dans une autre; mais la blessure n’a lieu que parce que le feu ne peut être contenu par l’être auquel il est transmis. »

Le néo-platonisme assume donc, comme Platon (ou Charles Baudelaire), le principe de la réincarnation comme moyen d’équilibre de l’ordre socio-cosmique :

« Il y a encore une considération qu’il ne faut pas mépriser, c’est qu’il ne suffit pas d’examiner uniquement le présent, qu’on doit tenir compte aussi des périodes passées et de l’avenir afin d’y voir s’exercer la justice distributive de la divinité.

Elle fait esclaves ceux qui ont été maîtres dans une vie antérieure, s’ils ont abusé de leur pouvoir; et ce changement leur est utile.

Elle rend pauvres ceux qui ont mal employé leurs richesses : car la pauvreté sert même aux gens vertueux. De même, ceux qui ont tué sont tués à leur tour ; celui qui commet l’homicide agit injustement, mais celui qui en est victime souffre justement.

Ainsi, il y. a harmonie entre la disposition de l’homme qui est maltraité et la disposition de celui qui le maltraite comme il le méritait.

Ce n’est pas par hasard qu’un homme devient esclave, est fait prisonnier ou est déshonoré. Il a commis lui-même les violences qu’il subit à son tour.

Celui qui a tué sa mère sera tué par son fils ; celui qui a violé une femme deviendra femme pour être à son tour victime d’un viol.

De là vient la parole divin appelée Adrastée : car l’ordre dont nous parlons ici est véritablement Adrastée, est véritablement une Justice, une Sagesse admirable. »

Voici un autre passage précisant les modalités de la réincarnation ; la dimension païenne pour le coup particulièrement arriérée est frappante.

« Ceux qui ont exercé les facultés humaines renaissent hommes.

Ceux qui n’ont fait usage que de leurs sens passent dans des corps de brutes et particulièrement dans des corps de bêtes féroces, s’ils se sont abandonnés aux emportements de la colère; de telle sorte que, même en ce cas, la différence des corps qu’ils animent est conforme à la différence de leurs penchants.

Ceux qui n’ont cherché qu’à satisfaire leur concupiscence et leurs appétits passent dans des corps d’animaux lascifs et gloutons.

Enfin ceux qui» au lieu de suivre leur concupiscence ou leur colère, ont plutôt dégradé leur sens par leur inertie, sont réduite à végéter dans des plantes : car ils n’ont dans leur existence antérieure exercé que leur puissance végétative, et ils n’ont travaillé qu’à devenir des arbres.

Ceux qui ont trop aimé les jouissances de la musique, et qui ont d’ailleurs vécu purs, passent dans des corps d’oiseaux mélodieux.

Ceux qui ont régné tyranniquement deviennent des aigles, s’ils n’ont pas d’ailleurs d’autre vice. Enfin, ceux qui ont parlé avec légèreté des choses célestes, tenant toujours leurs regards élevés vers le ciel, sont changés en oiseaux qui volent toujours vers les hautes régions de l’air.

Celui qui a acquis les vertus civiles redevient homme; mais, s’il ne possède pas ces vertus à un degré suffisant, il est transformé en un animal sociable, tel que l’abeille ou tout autre être de cette espèce. »

C’est précisément en raison de cette liaison trop forte avec le mode de production esclavagiste que le néo-platonisme ne pourra pas généraliser sa position pour la porter jusqu’à la féodalité.

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