La peinture naturaliste belge et l’échec national de La Jeune Belgique

Si L’Art moderne, représentait l’aile radicale de la bourgeoisie – Edmond Picard pouvant en 1886 faire plusieurs articles d’une série appelée « L’art et la révolution », avec comme inspiration deux ouvrages contestataires (Paroles d’un révolté de l’aristocrate anarchiste russe Pierre Kropotkine et L’insurgé de Jules Vallès, un communard) – c’est la revue La Jeune Belgique, qui exista de 1881 à 1897, qui était alors la principale revue d’art et de littérature, avec un millier d’abonnés.

Cependant, son orientation mesurée témoigne en soi de l’esprit décadent d’une bourgeoisie cherchant à établir une base nationale, mais incapable de le faire, au point d’être immanquablement happé par le modernisme français et son subjectivisme.

Le fait que la devise adoptée soit « Soyons nous » en dit long sur la nature du projet, qui part dès le départ d’être un hôte pour toutes les avant-gardes. C’est déjà un esprit bourgeois, au sens où le seul ennemi déclaré c’est la réaction, l’académisme d’esprit catholique. Tout est considéré comme bon pour parvenir à renverser cet ennemi, comme vecteur du libéralisme en général de toutes manières.

Il n’est donc pas considéré que le naturalisme soit erroné, dans la mesure où il n’est pas réalisme au sens strict et qu’il repose sur une démarche subjective d’un artiste. Dans cet esprit, Albert Giraud, l’un des cofondateurs de la revue et connu pour son Pierrot lunaire : Rondels bergamasquespublié en 1884, considère qu’Émile Zola est somme toute un romantique, car il personnalise le milieu où existe les personnages, mieux encore : il le façonne selon ses besoins.

Le poète Léopold-Nicolas-Maurice-Édouard Warlomont (1860-1889), connu sous le pseudonyme de Max Waller et le principal fondateur de La Jeune Belgique, assume tout à fait cette fusion naturalisme – symbolisme (ici par le Parnasse, qui aboutit au symbolisme), et peut donc tout à fait saluer Camille Lemonnier comme le faisait L’Art moderne.

Il dit ainsi :

« Davantage encore dans ses autres livres, Lemonnier est lui, c’est-à-dire belge ; il va décrire notre pays : les rudes Flamands, ces durs, ces graves, ces Germains ; les Wallons, ces doux, ces riants, ces Gaulois.

Il va peindre nos plaines, nos campagnes, nos paysans carrés, nos femmes aux fortes chairs, nos pâtures grasses, nos horizons gris, nos repues franches ; et alors il laissera tomber de son coeur et de sa plume ces œuvres belges, ces œuvres vraies : les Contes flamands et wallonsUn coin de villageUn Mâle, le Mort.

Puisqu’il est convenu que tout écrivain doit, malgré tout, être classé dans une école, nous rattacherons Lemonnier à celle des naturalistes-parnassiens dont font partie Léon Cladel, Jean Richepin, et peut-être Barbey d’Aurevilly, c’est-à-dire des écrivains vrais, mais épris de la ligne, statuaires du style, ciseleurs de la phrase, et parfois dévoyés de cette vérité qu’ils cherchent par leur trop grande préoccupation de la forme lapidaire. »

N’est-ce pas là, peut-être, une caractéristique nationale belge, que de chercher une ligne claire, ciselée, mais en même temps avec une projection lapidaire plutôt que de la recherche d’une ornementation ou bien de précisions ?

Quoi qu’il en soit, la revue ne parviendra pas à devenir un vecteur national, abandonnant rapidement toute perspective critique pour ne publier que des textes littéraires, pour finalement capituler et passer dans le camp de la critique, mais avec cette fois une soumission à la France.

Ainsi, en 1896, il est affirmé la chose suivante :

« Au point de vue littéraire, la Belgique est ou bien une province de la Néerlande, ce qui n’est pas notre affaire, ou bien une province de la France. Nous entendons travailler à rendre sa littérature aussi parfaitement française et aussi peu provinciale qu’il sera possible.

Dès sa fondation la Jeune Belgique s’est donné pour mission de développer dans notre pays la culture des lettres françaises et la production d’œuvres vraiment littéraires.

A l’heure présente, sa tâche consiste à réagit énergiquement contre des efforts funestes qui ne tendent à rien moins qu’à détruire les résultats acquis.

De même qu’elle a naguère lutté contre la routine stérile, elle doit aujourd’hui combattre l’anarchie littéraire, conserver et aviver le culte de la Tradition française dans ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire de la langue correcte et aisée, de la forme vivante et logique ; tel est notre devoir présent. »

Un autre exemple de retournement est celui de L’Artiste, revue initialement naturaliste puis, à partir de 1878 et des problèmes financiers, anti-naturaliste. Même la revue littéraire Le Coq rouge, fruit d’une scission socialisante de La Jeune Belgique à l’initiative de Georges Eekhoud, maintiendra cette double attirance pour ce qui semble être du réalisme et ce qui est vraiment du symbolisme.

Le coq rouge revendiquera « la Vie » et « l’Art libre », se positionnera « contre la Doctrine », s’opposant « à établir des clans et des distinctions entre artistes conservateurs et artistes révolutionnaires, entre parnassiens et verslibristes, entre Flamands et Wallons, Latins et Germains ».

D’autres membres de la Jeune Belgique s’en allèrent encore chez Durendal. Revue catholique d’art et de littérature, d’esprit symboliste.

Cet esprit de confusion, de relativisme, de libéralisme, reflète une faiblesse interne de la bourgeoisie belge dans sa situation historique.

Le naturalisme a alors été non pas un portrait synthétique réaliste, mais un accaparement de la réalité par la bourgeoisie au moyen d’un regard fondé sur l’appropriation. Une fois celle-ci faite, la liaison au peuple n’était plus d’intérêt et fut abandonné au profit du subjectivisme ouvert.

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La peinture naturaliste belge, James Ensor comme exemple de contre-tendance

James Ensor avait un père anglais, qui sombra dans l’alcoolisme et l’héroïne, sa mère flamande tenant un magasin de souvenirs, d’animaux empaillés, de coquillages et de masques de carnaval. Ses œuvres représentent une sorte de peinture flamande décadente, comme en témoigne ici Les ivrognes, de 1883.

Son tableau le plus célèbre est L’Entrée du Christ à Bruxelles en 1889. Le tableau fait 2,6 mètres sur 3,8 mètres et on retrouve un sens flamand du burlesque avec l’esprit de carnaval. C’est l’affirmation d’un esprit populaire, le slogan « Vive la sociale » resplendissant en haut du tableau.

Ce tableau fut refusé au Salon des XX. La raison en est simple : James Ensor n’était pas en accord avec la tendance au symbolisme, à l’impressionnisme, c’est-à-dire à la convergence avec la France. Le tableau se veut une réponse directe au Dimanche à la Grande Jatte de Seurat, qui avait eu l’année précédente un grand succès au Salon des XX.

En ce sens, avec L’Entrée du Christ à Bruxelles, James Ensor représentait une réalité belge subjectivement de par ce refus, même si de par sa forme et son approche, il restait objectivement dans le camp des avant-gardes subjectivistes. Cela fut sans conséquences réelles, l’œuvre n’étant par ailleurs plus montrée publiquement avant 1929.

Qui plus est, l’impertinence de James Ensor ne s’appuyant pas sur le réalisme, il se réduisit de fait à un expérimentateur. Son subjectivisme était par conséquent tout à fait intégrable, ce qui ne manqua pas d’arriver. Anvers fit une rétrospective James Ensor, puis les musées royaux de Bruxelles et d’Anvers achetèrent ses œuvres, en 1929 l’anarchiste James Ensor prit la nationalité belge et devint baron, puis il fut présenté officiellement le « Prince » des peintres en 1933 !

La tendance subjectiviste convergeant avec la France ne fut donc pas contrecarrée. Il y eut également d’autres expressions concrètes, cherchant une orientation nationale. Il faut noter ici, comme expression belge flamande, le groupe « Als ik Kan » d’Anvers, devise de l’immense peintre médiéval flamand Jan van Eyck, signifiant « Si je peux » et avec laquelle il signait ses œuvres.

On trouve dans ce groupe Charles Boland, avec des scènes de genre sans grand intérêt, mais également Henry Luyten, dont certaines œuvres sont notables. On retrouve une dimension plus lyrique, plus flamboyante, typiquement belge dans le sens d’une appropriation du baroque pour le style national.

Son tableau La grève est tout à fait représentatif de cela ; de trois mètres sur cinq, il fait partie d’un triptyque intitulé La lutte pour la vie, accompagné de Misère et de Après le soulèvement.

Misère est davantage marqué par l’orientation très particulière de Rubens ; on perd l’élément belge et d’ailleurs pendant la première guerre mondiale le peintre collaborera avec les Allemands pour renforcer le camp « flamand ».

Alexander Struys, un autre membre du groupe, fit scandale en 1876 avec Oiseaux de proie, intitulé Dieu est mort en flamand.

De manière plus développée, on a la peinture d’Evert Larock, également membre d’Als ik kan, puis du groupe dit des XIII, une scission. Voici L’escarbilleur, ainsi que L’idiot, deux œuvres éminemment marquées par l’impressionnisme, mais où le positionnement se veut naturaliste, preuve encore une fois de l’aisance à construire des ponts entre les deux approches.

Tout cela témoigne d’une grande vivacité culturelle, d’une véritable recherche d’une expression nationale, mais l’absence d’orientation réaliste fut le véritable problème, non résolu en raison de l’incapacité du Parti Ouvrier Belge à indiquer le chemin.

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La peinture naturaliste belge et l’assimilation aux impressionnistes

Le passage à l’impressionnisme, au symbolisme, se fit par conséquent de manière toute naturelle. Dès février 1886, à l’occasion du salon des XX, on trouve dans L’Art moderne un éloge de l’impressionnisme, c’est-à-dire de l’expression du subjectivisme français.

L’impressionnisme est considéré comme une évolution naturelle de l’Art, évolution dont les lois restent inconnues mais qu’il faut accepter.

On lit :

« Et l’Impressionnisme fut officiellement reconnu, comme l’avait été le Réalisme qui le précéda et qui favorisa son éclosion, comme aussi le Romantisme, et le Classicisme, irrévérencieusement dénommé actuellement Pompiérisme.

Il marque une évolution dans l’Art de la peinture. Il est le dernier tour de roue de ce vaste engrenage, toujours en mouvement, dont aucune force humaine ne pourrait entraver le fonctionnement, qu’il est aussi puéril d’attaquer qu’absurde de nier.

Il correspond aux lois, plus mystérieuses encore, qui gouvernent la transformation des sociétés dans leurs goûts, leurs idées, leurs aspirations, leur idéal.

Peut-être des influences physiques se mêlent-elles aux causes morales qui opèrent ces lentes, fatales, inéluctables évolutions. Question complexe, difficile à résoudre avec précision.

Le bon sens indique l’attitude à prendre : examiner avec soin les phénomènes auxquels le hasard des événements nous fait assister, en noter scrupuleusement les phases, observer les distinctions que crée la diversité des races parmi ceux qu’emporte le courant.

De ces documents naîtra l’histoire de l’Art contemporain. Et à cet égard, le Salon des XX fournit une merveilleuse occasion de s’instruire, attendue d’ailleurs de tous ceux qui ont pénétré le but social énergiquement poursuivi par la jeune association. »

Une semaine après, on lit encore dans L’Art moderne, dans un article prolongeant cette exposition de l’impressionnisme :

« On s’est efforcé en France, de trouver en peinture la réalisation d’une idée neuve : celle d’exprimer la sensation que provoque la nature, non pas étudiée à travers des souvenirs ou examinée à la lumière des lanterneaux d’ateliers, mais surprise dans l’air qui la caresse, sous le jour qui la baigne ; on a décomposé le prisme solaire pour faire vibrer sur la toile l’éclat du soleil ; on a poussé jusqu’aux recherches les plus minutieuses les dégradations du ton par la lumière, au lieu den donner l’illusion par l’opposition des clairs et des ombres, comme l’avaient fait des artistes – des plus grands – autrefois.

Le groupe des impressionnistes est né. Est-ce bien le nom qui convenait à ces amants de la lumière ? Et n’eût-il pas fallu plutôt les baptiser « luministes » ? Mais qu’importe l’étiquette ! Nous avons dit déjà qu’on n’y doit pas prendre garde.

Et ce groupe a produit des œuvres remarquables, d’une clarté et d’une intensité qui n’avaient guère été égalées avant lui (…).

A Paris, il n’est plus contesté que par les ignorants et les imbéciles.

Il interprète, disons-nous, la nature comme il la sent. C’est ce que font aussi nos impressionnistes. Mais la diversité des tempéraments et de races crée entre Claude Monet – et en parlant du chef nous entendons parler du groupe tout entier – et les impressionnistes belges des divergences profondes.

Nos compatriotes ont un sentiment plus raffiné des colorations.

Ils sont, sans contredit, plus peintres au sens exact du terme. La qualité des tons est, chez eux, plus riche ; leurs rapports sont plus harmonieux ; les accords dont retentit leur palette sont plus sonores, plus graves. A ce point de vue, la balance penche de leur côté.

Et s’il fallait chercher, dans la peinture contemporaine, une famille artistique à laquelle se puissent rattacher, par des liens d’affinité, nos artistes, c’est vers la jeune école hollandaise, non pas vers l’art français, qu’il conviendrait de tourner les regards.

En revanche, quel exemple que l’exacte expression des valeurs dans les toiles profondes, bien établies et solidement charpentées de Claude Monet !

Les plans sont tous indiqués, « calés » comme on dit en argot d’atelier. Rien n’est laissé au hasard de la brosse ou du couteau à palette. Et le côté superficiel, décoratif, qu’on reproche à certains peintres belges, est rarement sensible chez leur confrère de Giverny.

Quelle belle et suprême expression d’art réaliserait celui qui parviendrait à unir la claire, limpide et calme vision de Monet, sa science et son autorité, au savoureux régal de couleurs, aux délicates harmonies des impressionnistes belges ! Mais quel sera le tempérament assez complet pour accomplir ce prodige ? »

En juin 1886, on lit un article intitulé pas moins que « Les vingtistes parisiens », où les impressionnistes sont assimilés aux vingtistes et inversement. Il est affirmé la chose suivante :

« Il y a, en effet, à Paris, loin de cette esplanade de parade qu’on nomme le Salon, un champ de bataille où l’on mitraille l’esthétique bourgeoise, où l’on sabre les conventions académiques, et le drapeau qu’agitent les victorieux ressemble fort à celui que certain groupe d’artistes bruxellois, pas mal bousculés à l’origine, aujourd’hui certains du triomphe, ont audacieusement déployé.

Là-bas, comme ici, il signifie : affranchissement de l’art à l’égard des formules dans lesquelles on l’emprisonne ; expression sincère d’une émotion ressentie ; dédain des petits moyens par lesquels on séduit les foules ; indifférence absolue au sujet des distinctions par lesquelles on classe les artistes, comme les commis dans les ministères.

A Paris, on a baptisé Impressionnistes ceux que ce drapeau a ralliés. A Bruxelles, on les nomme Vingtistes.

Et ce double néologisme sonne comme un appel de clairon aux oreilles des timorés. »

Cette assimilation à l’impressionnisme, nécessaire de par la tendance au subjectivisme, formant une convergence avec la France, n’alla pas sans problèmes.

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La peinture naturaliste belge et le refus de tout positionnement par les XX

Cette tendance à l’impressionnisme, au symbolisme, était irrépressible. Le grand groupe des artistes prétendument rebelle, soutenu à bout de bras par la revue L’Art moderne, les XX, n’avait même pas de programme, étant dans le même esprit que les revues d’avant-garde d’alors.

Grâce à Octave Maus, le groupe des XX put même exposer au Palais des Beaux-Arts, ce qui signifiait également qu’il y a l’aval du gouvernement. C’est d’ailleurs un haut fonctionnaire lié au gouvernement, Victor Bernier, qui fit office de trésorier des « vingtistes ».

Et on retrouve Vincent Van Gogh, figure du subjectivisme en peinture, comme invité des vingtistes. A leur Salon de 1890, il présente Le Lierre, Verger en fleurs (Arles), Champ de blé au soleil levant (Saint-Rémy) et également La Vigne rouge, qu’il parviendra à vendre : ce sera la seule vente d’un tableau de son vivant. Au passage, le vingtiste Henry de Groux sera exclu pour avoir refusé de l’accueillir.

Après la mort de Van Gogh la même année, les vingtistes organisèrent même une rétrospective avec huit toiles et sept dessins à leur Salon de 1891. On est là dans un esprit tout à fait éloigné du réalisme, les artistes se posant par ailleurs comme entièrement indépendants de toute perspective réfléchie, voire comme entité autonome socialement.

Dans le journal Le Progrès du 10 février 1887, Georges Rodenbach peut de fait constater dans l’article consacré qu’à l’exposition annuelle des « vingtistes », on y trouvait :

« le Tout-Bruxelles artiste, les gens qui connaissent les peintres, qui aiment du Wagner et mettent sur leur guéridon le dernier roman de Paris »

C’est significatif, car l’exposition de l’année précédente avait été un réel succès, 8 000 personnes y venant, les œuvres étant vendues, dans un contexte d’explosion sociale où les « vingtistes » apparaissaient aux conservateurs comme de dangereux agitateurs en phase avec l’esprit anarchiste, tout en étant en pratique totalement intégré dans la vie institutionnelle, conventionnelle, du pays.

En février 1887, dans L’Art moderne, l’article « Le vingtisme » remet même en cause le terme lui-même si jamais il doit signifier un positionnement. On lit :

« Qu’est-ce que, d’ailleurs, que le Salon des XX, sinon un épisode de la grande bataille périodique des idées neuves contre la routine, bataille invariablement gagnée par celles-là contre celle-ci ?

Et n’est-il pas vrai que tout ce qu’on dit, tout ce qu’on écrit, tout ce qu’on fait pour ou contre les évolutions artistiques n’en modifie pas un instant la marche ?

L’erreur que, seule, il importe de dissiper, gît dans un malentendu sur la signification de ce mot, dont la sonorité paraît si redoutable à certaines oreilles : Le Vingtisme.

Néologisme bizarre, qui a fait fortune grâce à ceux qu’il exaspérait, et désormais si bien enraciné dans la langue qu’il serait impossible de l’en arracher.

On l’a considéré comme la qualification d’une doctrine ou d’une école. D’une école ! Alors que les XX, comme tous les partisans de l’art nouveau, proclament que les écoles sont pernicieuses et empêchent l’essor artistique.

« Ce MONSTRE qui s’appelle Vingtisme », disait gravement un journal de province, l’an passé. Et à ce terme on a rattaché tout ce qui existe de violent, de tumultueux, de révolutionnaire, d’anarchiste. Vingtisme et pétroleur sont, pour certaines gens, termes synonymes.

Enfin, un critique a fait une découverte et a terminé son compte-rendu par cette trouvaille : « Il n’y a pas de Vingtisme. Il n’y a que des Vingtistes ». A la bonne heure ! Vous y êtes, cher Monsieur. Nous nous sommes épuisés à le crier depuis quatre ans (…).

Jamais, au grand jamais, les XX n’ont songé à constituer un groupe uni par des affinités de vision et de facture (…). Les XX ont à cœur, au rebours de ce que soutiennent les ignorants et les myopes, de prouver que l’Art n’est pas cantonné dans UNE FORMULE DÉTERMINÉE (…).

Alors, pas de lien entre les Vingtistes ? Des artistes réunis par hasard ! Des peintres qui, s’étant rencontrés au détour d’une rue, se sont dit : « Si nous exposions ensemble ? »

Pardon. Nous avons dit : Les XX ne constituent pas une ÉCOLE. Ce ne sont pas les protagonistes d’une DOCTRINE. Et nous avons ajouté : ils n’ont pas la MÊME TECHNIQUE.

Mais il existe entre eux une affinité plus étroite et d’un ordre supérieur, sorte de parenté intellectuelle qui, depuis quatre ans, période déjà longue pour une association de ce genre, les a rapprochés.

C’est, tout simplement, une commune aspiration vers un art sincère, libre, personnel, celui qu’on pourrait formuler en ces termes : l’étude et l’interprétation directe de la réalité contemporaine par l’artiste se laissant aller librement à son tempérament, et maître d’une technique approfondie. »

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La peinture naturaliste belge, Léon Frédéric et le réalisme de l’espoir

La tendance à l’impressionnisme en lieu et place du naturalisme se combine historiquement avec une tendance au symbolisme. Le parcours du peintre Léon Frédéric (1856-1940) est ici tout à fait significatif.

Si c’est un peintre symboliste belge majeur, il part initialement du naturalisme, dans une optique sociale allant jusqu’à l’engagement, voire une vraie perspective réaliste. C’est indéniablement un artiste incontournable de la Belgique.

Voici Les âges de l’ouvrier, datant de 1895-1897, formant un triptyque rappelant les œuvres religieuses flamandes ayant très apprécié cette forme. On remarquera, dans le tableau du milieu, un cortège funéraire s’éloignant à l’arrière-plan, le drapeau rouge présent témoignant qu’il s’agit d’un rassemblement ouvrier en l’honneur d’une victime de la répression ayant frappé le mouvement pour le suffrage universel en 1893. Il y a également une petite fille habillée en rouge au premier plan.

On notera aussi dans le tableau de droite qu’est présent le palais de justice surplombant le quartier populaire bruxellois des Marolles, on peut aussi voir la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule.

Dans celui de gauche, il y a d’ailleurs la prison de Saint-Gilles.

Le tableau central montre également l’hôpital Saint-Pierre – un lieu de passage pour les ouvriers – et la tour de l’Hôtel de Ville, symbole du pouvoir municipal, haut lieu de lutte, et symbole historique de la ville, de la bourgeoisie, par rapport à l’aristocratie.

Voici le tableau Le peuple, un jour, verra le soleil, de 1890-1891, ainsi que L’âge d’or, tous deux dans le même esprit d’une lecture sociale pleine d’espoir.

Le repas des funérailles, de 1886, est de facture plus classiquement naturaliste. On retrouve l’approche sobre d’un côté, mais également misérabiliste de l’autre, avec une touche de romantisme national de par la visibilité de la vie quotidienne.

On a la même approche pour ’S zondags vóór de mis (Le dimanche avant la messe) ou encore Boerenmaaltijd (Le repas des paysans).

Léon Frédéric a également fait une série très intéressante de portraits, qui tendant à une certaine représentation synthétique, avec Les Âges du paysan.

On a ici Les vieillards, Les époux, Les promis, Les fillettes, Les garçons.

Un autre triptyque est véritablement intéressant : Les marchands de craie (Volet gauche : Le matin. Centre : Midi. Volet droit : Le soir).

Voici également La femme à loques (les ramasseuses d’escarbilles)Repas de Noël à l’hospiceL’enterrement d’un paysanLe paysan mortLe retour de la processionRhododendron en fleurLes trois sœurs.

Le prolongement de cette approche marquée par le misérabilisme finit par aboutir tout droit à l’idéalisme mystique. Léon Frédéric rejoignit le Salon d’art idéaliste, l’équivalent belge du mouvement symboliste Rose Croix de Péladan en France.

Il y a en même temps une sensibilité sociale, en même temps un esprit d’engagement incapable de saisir la réalité et basculant dans l’espoir religieux.

Le triptyque Le ruisseau (Volet gauche : Le glacier – le torrent. Centre : Le ruisseau. Volet droit : L’eau – l’eau dormante), dédié à Beethoven, est un bon exemple de cela.

Que dire également du triptyque Tout meurt mais connaîtra la résurrection par l’amour de Dieu ?

Léon Frédéric, qui venait d’une famille aisée, a connu un succès certain. Bruxelles lui commanda une grande fresque, Le départ des conscrits, pour la salle des milices de l’Hôtel de ville. Il obtint également une médaille d’or à l’Exposition universelle de 1889, ainsi qu’à celle de 1898.

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Émile Claus et le «luminisme»

Il est évident qu’avec une base si précaire, la peinture naturaliste belge était particulièrement poreuse au subjectivisme, à l’impressionnisme. La dégradation des quelques éléments du réalisme était inévitable, au-delà même d’une lecture réductrice de la réalité comme celle de Constantin Meunier.

Ainsi, Émile Claus s’éloigna d’un naturalisme marqué par le réalisme pour passer dans une forme ouverte d’impressionnisme. Le vieux Jardinier, de 1885, est un exemple de naturalisme tentant une forme de réalisme, au sens de quelque chose de typique ; on retrouve néanmoins ce goût de l’expérimentation allant pratiquement au pittoresque comme chez Émile Zola.

Voici Vlaswieden in Vlaanderen (Désherbage manuel du lin en Flandre), de 1887, qui est dans le même esprit.

Hanengevecht in Vlaanderen (Combat de coqs en Flandre) illustre bien ce regard incapable d’arriver à une dignité universelle, de dépasser le particulier.

N’étant pas en mesure d’assumer un réalisme national, la perspective d’Émile Claus fut happé par le subjectivisme élaboré en France. Camille Lemonnier écrivit un ouvrage sur Émile Claus ; il y souligne l’influence parisienne pour ce peintre qui va devenir un tenant du « luminisme ».

« Paris avait été pour lui l’éveilleur. Il y vient d’abord, en passant des Salons où il expose ; puis ses séjours se prolongent.

En 1889, il loue un atelier au boulevard des Batignolles ; il s’y sent à l’étroit et s’installe rue Dautencourt : chaque hiver, pendant trois ans, l’y ramène après ses tranquilles et laborieux étés d’Astene.

Cette vie de fièvre et de passion l’exalte, il y trouve l’exemple de la leçon des maîtres. Il revit les heures héroïques de l’art des Manet, des Monet, des Sisley, des Pizzarro, des Renoir. Ceux-ci déjà à cette époque sont entrés dans la gloire et triomphent, mais sans cesser de combattre (…).

La lumière qui, dans la nature, fait vivre l’homme, les faunes et les végétaux, n’avait commencé à vivifier le paysage qu’avec Manet, Cézanne, Monet, Sisley, Pizzarro (…).

Tout cela, certes, n’alla pas sans des critiques assez vives : on voulut y voir un art plus paradoxal que spontané : on parut regretter à la fois une perversion de l’optique usuelle et une altération du sens du paysage selon la tradition. »

Émile Claus assuma ainsi le « luminisme », c’est-à-dire un néo-impressionnisme.

Voici, comme illustration de cette tendance allant de la vision naturaliste à la lecture par « impression », Jeunes paysannes marchant sur les bords de la Lys, de 1887, ainsi que De Bietenoogst (La Récolte des betteraves), de 1890.

Voici, témoignant de cette vision par « éclairage », Zomer (L’été), de 1893, Vaches traversant la Lys / Passage des vaches de 1899, ainsi que Le portrait de Madame Claus, de 1900, et Portret van Jenny Montigny (Portrait de Jenny Montigny, sa nièce, qui deviendra elle-même peintre), de 1902.

Voici également Zonnige dag (Jour ensoleillé) de 1895, De vlasoogst (La récolte du lin) de 1904, Hooiberg (Meule de foins), de 1905.

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La peinture naturaliste belge et la revue L’Art moderne

Le rôle historiquement particulièrement pernicieux de Constantin Meunier est également celui de la revue L’Art moderne et il n’est guère étonnant qu’on lise dans celle-ci, sous la plume d’Émile Verhaeren, au sujet de Constantin Meunier, qu’il est :

« le sculpteur et le peintre de la souffrance démocratique, plus encore qu’humaine, et certes plus que le peintre de la souffrance idéale »

Cette revue représente en effet non pas une expression populaire ou socialiste, mais la fraction la plus radicalisée de la bourgeoisie. Ses dirigeants furent d’ailleurs deux avocat, Edmond Picard (1836-1924) et Octave Maus (1856-1919), épaulés également par d’autres collègues.

Le premier était le théoricien de cette initiative culturelle et la figure principale de cette scène ; Edmond Picard était pas moins avocat à la Cour d’appel de Bruxelles et à la Cour de cassation, bâtonnier des avocats à la Cour de cassation, professeur de droit à l’Université nouvelle de Bruxelles, à l’origine des Pandectes belges (une encyclopédie du droit et de la jurisprudence avec cent cinquante volumes) et du journal des tribunaux.

Edmond Picard

A l’occasion de la première exposition des XX, un groupe de peintres dont Octave Maus était par ailleurs le secrétaire et le peintre Théodore Verstraete un membre, il explique comme suit ce qui est sa véritable préoccupation, dans un article intitulé L’art jeune, en mars 1884 :

« Dans une société comme la nôtre, qui tend à l’égalité sociale, l’art devrait subir une transformation, afin de parler une langue plus compréhensible à tous.

Nous vivons certainement à une époque de transition, dans une société bouleversée, qui a en face d’elle les plus grands et les plus terribles problèmes à résoudre, et qui vit au jour le jour, sans boussole ; dans une société qui prend de plus en plus l’utile pour le beau, qui semble faire bon marché de l’idéal, dont cependant l’humanité ne peut se passer sans courir le risque de descendre au rang de la brute.

Quel langage faut-il donc parler à la masse pour l’empêcher de s’engourdir dans le matérialisme et lui révéler qu’elle a une âme ?

Je ne compte pas plus, je vous l’avoue, sur la société Saint-Vincent-de-Paul que sur la société des Libres-Penseurs pour opérer ce miracle…

L’art a plus que jamais, de nos jours, la mission de fortifier l’homme, de l’agrandir par l’émotion en le rendant meilleur (…).

Entendons-nous : je ne veux pas que l’art arrive à parler patois afin d’avoir plus d’auditeurs possible ; non, je veux, au contraire, qu’il conserve religieusement la pureté de la langue, mais que, par la naïveté, la simplicité et l’intensité de l’expression, il attire à lui ce que j’appelle les déshérités.

Des générations successives n’ont-elles pas été émues et touchées profondément par la simplicité, la naïveté et le manque d’artifice des contes et des chansons populaires ?

Vous êtes-vous imaginé quelquefois à quelle puissance d’expression arriverait un paysan ou un marin qui saurait peindre ?

Vivant de par la terre et de par la mer, elles doivent révéler aux paysans et aux marins des beautés mystérieuses, à eux seuls connues.

Évidemment ils sont poètes sans s’en douter, ils sentent d’une façon inconsciente, sans se rendre compte de leurs impressions, sans se les formuler puisqu’ils n’ont pas appris la faculté d’exprimer (…).

Depuis longtemps déjà, mon esprit est troublé par cette idée, qu’insensiblement les artistes se retirent et se désintéressent du milieu social où ils vivent.

J’ai la crainte qu’ils ne soient pris un jour, par la société, pour un clan d’êtres inutiles, n’ayant plus de contact avec elle, parlant une langue compréhensible d’eux seuls, se renfermant dans une espèce de religion, allant, s’effaçant chaque jour et ne faisant plus que peu de prosélytes (…).

Qui nier que des générations de peintres flamands et espagnols ont été fourvoyés par ces dieux : Rubens et Velasquez ? (…)

L’œil juste, la main ferme, voire l’instinct supérieur, ne font pas un artiste complet. Il est une loi divine et une loi de nature qui dit à l’homme : rien sans effort de volonté.

Quant à moi, je classe les artistes en deux catégories : ceux qui sont occupés, c’est-à-dire qui entrent dans leur atelier au jour pour n’en sortir qu’à la nuit, et qui en sortent sans fatigue, parce que la main seule travaille à refaire toujours le même tableau – le tableau connu et appris – et ceux qui chaque jour, en entrant dans l’atelier, cherchent à exprimer dans une formule nouvelle leur idéal. Ceux-là seuls travaillent.

Aussi les maîtres se reconnaissent en ceci, que lorsqu’on les a compris, lorsqu’on les a pénétrés, lorsqu’on les aime enfin, on est fatalement porté à désirer posséder leur œuvre entière, parce que chaque tableau est un effort nouveau. »

On n’est là dans une volonté de massification du libéralisme, pas dans une perspective socialiste. C’est un aspect démocratique, mais au service de la victoire du libéralisme ; Edmond Picard était déterminé par une tendance historique séparée de la classe ouvrière.

D’ailleurs, s’il rejoindra le Parti Ouvrier Belge en 1886, dont il deviendra un sénateur en 1894 et un chroniqueur hebdomadaire pour son organe Le Peuple, après avoir été libéral dans les années 1860, il le fit sur la base d’un anti-capitalisme romantique.

Son antisémitisme était forcené, sur une base racialiste (« La Race est le facteur dominant de l’activité humaine ; comme la vermine on l’écrase (la race judaïque), mais elle pullule, elle dévore ») ; il ne cessera de défendre « l’aryanisme » contre cette « race usurière et thésaurisante », et évidemment se prononcera contre Dreyfus (« Nous n’avons pas, nous autres Aryens, à prendre le parti d’un juif, sa cause fût-elle juste »).

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Constantin Meunier et les figures de type massif-monumental

On comprend que Constantin Meunier passa dans la sculpture, où la dimension allégorique ressort d’autant plus, avec un goût prononcé pour les figures de type massif-monumental séparées de leur environnement, conformément à la lecture idéaliste-corporatiste.

Il y a ici une attirance vers le travail ayant une valeur en soi, non pas comme transformation, comme pour le matérialisme dialectique, mais au sens d’une activité individuelle possédant une dignité et un devoir de reconnaissance en soi.

C’est là quelque chose de profondément réactionnaire. Il est significatif d’ailleurs que ses œuvres servant pour le « Monument au Travail » seront officiellement reconnues par le roi inaugurant l’œuvre en 1930, 25 ans après la mort de l’artiste.

Voici notamment le Monument au travail, et plus en détail L’industrie, La mine, Le port, ainsi que Le mineur.

Dans cet esprit corporatiste, l’emplacement du monument fut choisi comme étant à côté du bassin Vergote du port de Bruxelles servant au déchargement des péniches amenant les produits des mines et des usines, en prenant le canal de Charleroi ou bien en venant du port d’Anvers.

Il y a ici une véritable intégration du travail dans l’idéologie dominante, parallèle à celle du Parti Ouvrier Belge.

Voici des sculptures du même esprit : De puddeler (Le puddleur), Le marteleur, et un autre Le puddleur.

Camille Lemonnier, la grande figure du naturalisme littéraire, écrivit également un ouvrage sur Constantin Meunier, Constantin Meunier, sculpteur et peintre. L’artiste est présenté comme celui qui a porté son regard sur une réalité inconnue :

« Un des premiers, sinon le premier, il faut le répéter, Constantin Meunier avait personnalisés les plèbes obscures, jusque-là exprimées en leurs densités passives, en leurs masses ténébreuses et profondes où ne se mouvait nulle âme. »

Cet éloge de pratiquement 300 pages se conclut de la manière suivante.

« Chaque geste d’un homme comme celui-là a sa beauté utile et qui est une leçon pour les autres hommes.

L’État belge s’est honoré en décidant d’honorer par un hommage national une telle carrière. Une salle du prochain musée, au Mont des Arts, à Bruxelles, portera le nom glorieux du maître et transmettra aux postérités l’illusion matérielle de sa présence éternisée.

On y verra réunis fragmentairement, outre de nombreux bronzes et moulages, les grands morceaux du monument au Travail. Ce seront là comme les tables d’airain où l’avenir lira la charte des sociétés nouvelles basées sur le travail.

Et, tandis que le Semeur ouvrira la main par-dessus le sillon, l’Ancêtre, assis sur les marges du passé, regardera sortir à l’infini de la Mère féconde le trésor renouvelé des races. C’est la leçon même de l’humanité. »

Voici encore, de Constantin Meunier, Le fondeur, Le mineur avec la lanterne, Le carrier, Le faucheur, Le mineur accroupi.

Voici également ce que dit la revue L’Art moderne dit au sujet de Constantin Meunier, par ailleurs reconnu pour ses œuvres, à Bruxelles comme à Paris.

« La vie ouvrière apparaît intimement pénétrée et magistralement rendue. Ce spectacle est émouvant par lui-même.

Toute la mission de l’artiste consiste à en négliger les détails pour représenter avec énergie leurs effets caractéristiques. La plupart des hommes, quand ils regardent autour d’eux, ne voient pas les choses dans ce qu’elles ont de plus significatif, de plus triste ou de plus beau.

On doit le leur signaler, attirer leur attention sur ces côtés troublants : l’écrivain le fait par la plume, l’orateur par la parole, le peintre par ses brosses. C’est après avoir vu un ciel d’hiver peint par un grand artiste qu’on en comprend toute la grandeur lorsqu’on la revoit dans la nature.

C’est depuis Millet que les côtés dramatiques du paysan frappent ceux qui le rencontrent dans les champs. Les mendiants son vus d’une autre façon par celui qui connaît l’oeuvre de Degroux. Désormais le mineur sera autrement compris, grâce à Meunier.

Ce qui est tout à fait à son éloge, c’est que nulle part on ne rencontre la préoccupation de prêcher la question sociale et de faire par ses tableaux un programme démocratique.

C’était là un écueil qu’il était difficile d’éviter ; mais en véritable artiste il a compris que, lorsqu’on mêle des arts différents, on n’arrive la plupart du temps qu’à rapetisser l’un par l’autre.

Si la vue des misères auxquelles la vie industrielle soumet tous les âges et tous les sexes est de nature à inspirer le désir des réformes, le peintre fait assez en reproduisant les mœurs des artisans, leurs fatigues et leurs privations.

A d’autres de déduire les conséquences et à provoquer les remèdes. L’art ne sert qu’à leur donner une plus profonde sensation des choses et plus d’élan pour les lancer en avant. »

Notons enfin Le triptyque des mineurs, qui est une œuvre aboutie, mais là encore on tombe dans l’allégorie, dans la démonstration pleine de commisération, présentée comme la reconnaissance du travail. Cette commisération ressort d’autant plus dans Pays noir, Borinage, ou encore Sur le chemin de la mine.

Et montre l’opération de déviation de l’affirmation du sens du travail par la bourgeoisie alors.

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Constantin Meunier et le mysticisme du travail

Constantin Meunier est un peintre qui fut, comme Cécile Douard, profondément marqué par la situation des mineurs dans le Borinage. On retrouve chez lui pareillement ce sens d’un symbolisme en appui à une tentative de lecture réaliste ; la tentative est cependant un échec, de par une trop grande tendance au symbolique.

Cela en arrive pratiquement à un éloge étroit, corporatiste, du travail, vu comme avec un regard mystique. On est ici dans la direction strictement opposée à l’universalisme du réalisme, du socialisme, et pratiquement dans la tendance corporatiste d’un travail comme composant de la réalité nationale.

La coulée à Ougrée est ainsi frappant par sa dimension se séparant du réalisme, tout en cherchant à le rejoindre au moment d’un positionnement visant à « témoigner ». C’est au mieux une expérimentation, l’aspect symbolique est trop fort, le typique trop faible. Il y a cependant un quelque chose de spécifiquement belge.

Terugkeer van de mijn, (Le retour de la mine), va davantage dans le sens de la naïveté, tout comme Trois hercheuses ou encore Hiercheuse descendant à la mine, qui prétend rétablir la dignité mais est clairement surfait. Le port n’est pas fondamentalement différent dans sa substance.

Pourtant, Constantin Meunier va être salué comme le grand peintre de la réalité ouvrière. Cela reflète une vraie faiblesse idéologique, un vrai manque d’analyse de la substance de la réalité sociale.

Le sénateur et bourgmestre socialiste Marius Renard publia ainsi en 1904 un ouvrage intitulé Constantin Meunier : la glorification du travail. On y lit la chose suivante dans la préface, écrite par Jules Destrée, figure du Parti Ouvrier Belge.

« Parmi tous les maîtres dont les colossales figures se dressent, comme celles des héros, au-dessus de la foule anonyme, il n’en est point que nous puissions célébrer, d’un cœur plus aiment et plus enthousiaste que notre grand Constantin meunier (…).

Les mineurs, les verriers, les puddleurs, les débardeurs, les carriers, les pêcheurs, les moissonneurs, tous ceux qui peinent dans les usines et dans les champs, eurent leur chantre inspiré.

Et on les vit tels qu’ils sont, mais que tels nos yeux ne savaient point les voir : héroïques. Toute l’œuvre de Meunier converge vers cette ambition : LA GLORIFICATION DU TRAVAIL. »

Marius Renard dit pareillement, avec un lyrisme dénué de toute valeur sur le plan socialiste, avec tout à voir par contre avec la démarche corporatiste :

« Il en est qui ne se contentent pas de montrer la vie. Ils font plus. Ils veulent la glorifier parce qu’elle est toujours noble et qu’elle ne cesse de donner des exemples de force et de beauté.

Constantin Meunier est de ceux-là.

A ce titre, il mérite une des places les plus hautes dans l’art contemporain, non seulement parce qu’il glorifia la vie, mais aussi parce qu’il glorifia ce qu’il y a de plus beau en elle : LE TRAVAIL.

Le travail !

O magie des mots ! A prononcer celui-ci, un monde s’éveille, et aussi la force de tout un peuple qui semble s’être imposé bien plus que les autres, une mission de hardiesse.

Le travail ! Et la race toute entière s’agite, avec les mille activités où se complaît la force des nôtres, avec ses sacrifices, ses vaillances, ses dévouements obscurs, ses martyrologues tragiques et ses prestigieuses victoires.

A l’évoquer, des contrées de labeur apparaissent, pays noir de la Wallonie, plaines navrantes de la Flandre, quais brumeux des ports, tous ces coins de la terre belge où s’agite une âpre humanité dont les labeurs obscurs font la richesse et la puissance du pays tout entier.

C’est le « coron » endeuillé du Borinage, aux maisons noires, à l’ombre des terrils et des houillères, où vivote le remueur de rocs. C’est la glèbe infinie aux vastes horizons, sous les ciels clairs, que le semeur de pain emplit de son geste augure.

C’est l’usine aux cubilots géants encapuchonnés de flammes, où le puddleur cyclopéen martèle le métal embrasé.

C’est la rive du glauque Escaut où le débardeur flamand ahane sous les lourds ballots qu’apportèrent les steamers, de tous les coins du globe.

C’est la grève le long de laquelle le pêcheur hâle la chaloupe sur laquelle il affronte les embûches de l’espace et de l’océan.

Mais toujours toujours, quels que soient le milieu et la nature de la tâche, c’est la même vaillance dont tous les efforts se résument en merveilleuse fécondité. »

On a ici un aspect très important historiquement, puisque ici un regard faussement réaliste vient donner une reconnaissance anti-universelle, purement partielle, déviant l’affirmation du travail dans une perspective idéaliste.

Il va de soi que cet esprit sera particulièrement puissant dans les années 1930 et on en a ici une profonde préfiguration.

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La peinture naturaliste belge, vie quotidienne, situation typique

D’autres auteurs essayèrent de porter la charge réaliste ; cependant, cela ne fut que de manière éparse, au sein d’une production inégale. Il faut aller lire certaines œuvres pour y retrouver un réalisme qui ne parvient pas à s’exprimer ouvertement, déjà trop affaibli dans le contexte historique.

On peut le voir néanmoins se présenter de manière parfois relativement nette, comme ici avec Herder met zijn kudde (Berger avec son troupeau) de Louis Pion.

Voici également La pause des paysans, ainsi que Goûter aux champs, tous deux de 1891. On reconnaît la volonté de montrer la vie quotidienne, avec le typique au cœur de la dignité de l’œuvre.

Atelier van de beeldhouwer (L’atelier du sculpteur), de 1878, relève de la même approche, tout comme le Portrait du père de l’artiste.

On doit également noter, pour parler de charge réaliste, d’un tableau comme Pauvres gens, d’André Collin (1862-1930), qui s’est attardé sur les petits métiers et a vraiment fait un effort pour capter le typique dans un sens réaliste.

Totalement inconnu, André Collin est pourtant bien incontournable. Voici Le père malade – Heures de tristesse, et surtout Heures de tristesse, d’une excellente facture, d’une expressivité appuyée par un symbolisme feutré, maîtrisé, contenu.

Voici Vieille Ardennaise d’Ochamps et L’homme au chien, présentant une grande qualité, un vrai regard tendant au réalisme, avec toujours ce côté atmosphérique venant renforcer l’ensemble.

Parfois, la dimension atmosphérique vient nuire l’ensemble, basculant dans l’esprit impressionniste, même s’il y a une base réaliste, ici d’ailleurs fortement présente pour le Port d’Anvers de Maurice Hagemans, qui est en fait en pratique sinon une figure de l’impressionnisme.

Il en va de même pour Les fileuses de Pierre Jacques Dierckx, ou encore Binnenhuis (Bretonse kantwerksters) (Intérieur, travailleuses bretonnes faisant de la dentelle).

Dans l’atelier est déjà plus symptomatique d’un réalisme dégradé en naturalisme, en constatation expérimentale, avec la réduction à un cliché.

Frans Van Leemputten, avec Brooduitdeling in het dorp (Distribution de pain dans le village) et le triptyque De kaarskensprocessie te Scherpenheuvel (La procession aux chandelles à Scherpenheuvel), va à l’inverse dans la direction de la représentation du typique.

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Cécile Douard et la charge réaliste

Il existe ainsi bien un réalisme comme charge s’exprimant dans certaines œuvres belges ; cette charge ne s’exprime pas comme réalisme, mais à travers un naturalisme qui lui-même tend déjà à une forme d’impressionnisme.

Qui plus est, de par l’histoire de notre pays – l’influence du catholicisme, donc du baroque, de l’expressivité aboutissant en partie comme contribution au symbolisme – il y a également un grand soulignement de l’atmosphère, pratiquement personnifié. C’est là un trait national belge dans la peinture.

On voit cela très concrètement avec la peinture de la belge Cécile Douard (1866-1941), d’origine française et installée en Belgique, initialement à Bruges, depuis l’âge de quatre ans. Vivant ensuite à Mons, elle va porter un regard sur l’activité des mineurs du Borinage qu’on ne peut qualifier que de décisif.

Les glaneuses de charbon, de 1891, est une œuvre véritablement très réussie, avec une vraie profondeur, avec véritablement le symbolisme au service du réalisme. C’est d’ailleurs une particularité de certaines nations émergeant tardivement et alliant une forme de romantisme national – symbolisme avec le réalisme.

On a ici quelque chose de très fort, d’ici éminemment belge, avec son expressivité.

Les meilleures œuvres de sa part combinent le réalisme dans son universalisme avec l’approche symboliste soulignant la dimension atmosphérique, la tonalité. C’est cette fameuse tonalité que Paul Verlaine avait tenté de chercher justement en Belgique.

Voici La hiercheuse, de 1896, c’est-à-dire l’ouvrière qui fait circuler les wagons chargés de minerai.

Cécile Douard a connu un parcours évidemment difficile, à une époque où les écoles de peinture étaient fermées aux femmes. Après avoir perdu un œil en 1892, elle devint aveugle en 1898, ce qui ne l’empêchera pas de se mettre au violon, gagnant un Premier prix au Conservatoire royal de Mons, puis de devenir la dirigeante de la Ligue Braille en Belgique.

Voici un extrait de son ouvrage Impressions d’une Seconde Vie, qui raconte avec un très grand niveau d’expression sa situation quinze années après avoir perdu la vue.

« J’attendais une visite grave. Je m’y étais préparée mais mon esprit trop longtemps ramassé sur lui-même, fatigué, se détendait, s’éparpillait, se mettait à broder des images sur un thème qui l’amusait…

Les mains sont de beaux instruments, étonnants réceptacles de sensations, transmetteurs prompts et sûrs de la pensée.

Si vous avez un rien d’intuition, si vous savez les interroger, elles deviennent les indiscrètes, les confidentes à la façon du miroir ; comme la bouche et les yeux, elles sont en vérité un des miroirs de l’âme.

Serrez la main qui vous est tendue, laissez presser la vôtre, et ce court contact vous découvrira la nervosité, la vaillance, la ruse, la générosité du personnage qui vous aborde.

Comme elle trahit la fièvre, la main révèle l’inquiétude, l’amour ou la colère qui nous trouble. Dans ses manières si diverses de toucher, de saisir, de secouer une autre main, elle exprime des sentiments infiniment subtils, car l’appel des doigts au cerveau est aussi rapide que celui de deux regards.

Qui ne conserve la mémoire d’une première rencontre avec une certaine main, du moment de surprise, sinon d’émotion devant l’inconnu qui livrait imprudemment un peu de lui-même ?

Palper une main, c’est presque voir les yeux de qui nous parle ; s’arrêter dans la chaleur et les vibrations d’une main, c’est attendre un secret ; s’oublier, se fondre en elle, c’est pénétrer l’intimité d’un cœur qui ne se défend plus.

Il est des étreintes qui valent un baiser.

D’une légère pression naissent spontanément l’appréhension ou la sympathie.

Ne plaignez pas l’aveugle que la nature a doué de mains intelligentes : ses doigts déchiffrent, les paumes comprennent.

Les mains sont éloquentes, leurs attitudes, leur forme suggèrent les multiples lignes du corps et leur grâce est parfois plus émouvante que le timbre de la voix. »

On notera qu’elle a eu comme professeur Antoine-Joseph Bourlard, dont la vue de œuvres l’a inspiré pour se lancer en peinture. Notons ici une œuvre intéressante de ce peintre, Industria, de 1895.

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L’Art moderne, La Jeune Belgique et le libéralisme

Il est courant, dans la vision bourgeoise de l’histoire de la Belgique de la fin du XIXe siècle, d’opposer des artistes engagés – qui se reconnaîtraient dans la revue L’Art moderne – à des artistes sans perspective sociale, qui eux auraient leur point de vue exprimé dans La Jeune Belgique.

Il y aurait, par ailleurs, trois camps : les catholiques-conservateurs, les libéraux et les socialistes ; L’Art moderne correspondrait à une tendance socialisante ; la peinture naturaliste serait un vecteur d’engagement social allant jusqu’au soutien au Parti Ouvrier Belge, voire au socialisme.

Ce point de vue est fondamentalement erroné, car il ne comprend pas que les restes féodaux s’effondraient, que la bourgeoisie possédait une face encore progressiste de par la lutte anti-féodale et déjà une face réactionnaire, que la bourgeoisie connaissait plusieurs fractions, que justement la fraction radicalisée de la bourgeoisie ne possédait un discours socialisant que pour mobiliser les masses dans son projet, sans pour autant avoir un programme socialiste ou quoi que ce soit de ce genre.

Si l’on s’intéresse ainsi à la multitude des revues se prétendant « avant-garde » alors, on voit que la neutralité politique est systématiquement choisie.

La revue La Wallonie qui servit de sas entre les symbolistes français et belges, et qui est donc d’orientation idéaliste, explique pourtant en même temps qu’elle ne prend pas partie :

« LA WALLONIE s’efforce de grouper autour d’elle les éléments vivants de la jeunesse littéraire de nos provinces wallonnes. Elle rejette rigoureusement la politique de ses colonnes et reste indépendante de toute école et de toute coterie. »

L’Art moderne, présenté comme l’organe de l’art censé être « social », ne dit pas autre chose dans son programme :

« Nous avouons ingénument que nous commençons aujourd’hui ce journal sans aucun parti pris d’école, sans préoccupation aucune de règle, de code ou de symbole.

Ou si l’on veut absolument que nous indiquions une tendance, nous dirons que l’Art pour nous est le contraire même de toute recette et de toute formule.

L’Art est l’action éternellement spontanée et libre de l’homme sur son milieu, pour le transformer, le transfigurer, le conformer à une idée toujours nouvelle.

Un artiste n’est tel véritablement que lorsque, dans ce monde qui l’entoure, par une illumination subite, il voit tout autre chose tout à coup que ce d’autres y ont vu. »

On croirait lire un programme du libéralisme économique célébrant le travail productif s’exprimant dans tous les domaines comme il le peut, par l’inventivité de l’entrepreneur.

Quant à La Jeune Belgique, censée être plus conservatrice, elle a exactement la même ligne, et s’assume même comme libérale :

« Notre couleur politique est aisé à définir : Nous sommes libéraux, notre devise est EXCELSIOR. Notre revue est une tribune libre, nous y admettons toutes les opinions, mais nous laissons à l’auteur de chaque article la responsabilité de ce qu’il écrit. »

Il est significatif aussi qu’on retrouve les gens de L’Art moderne à une initiative organisée en 1883 par La Jeune Belgique pour défendre Camille Lemonnier (1844-1913), qui avait été mis à l’écart d’un prix de littérature belge remis tous les cinq ans. 250 artistes, écrivains et peintres, défendirent cet écrivain, dont l’approche est d’ailleurs précisément commune à cette tendance générale, et une référence incontournable.

Dans L’Art moderne, en janvier 1885, on trouve un article intitulé « Trois œuvres récentes de Camille Lemonnier » commençant comme suit :

« Infatiguable ! Inépuisable ! Tel est le salut qu’impose ce Maître qui, par la description du décor national, et par la description de l’âme nationale, devient nôtre chaque jour davantage. »

Camille Lemonnier est tout à fait exemplaire de ce passage en littérature du naturalisme au symbolisme-décadentisme. Voici un exemple de son écriture avec un court extrait de son roman Un mâle, de 1881.

Camille Lemonnier dans l’atelier de l’artiste,
par Alfred Stevens

« Des odeurs de tabac entraient par bouffées, se mêlaient aux senteurs de l’encens, lorsque l’enfant de chœur agitait la cassolette ; et constamment la voix du prêtre était couverte par un brouhaha confus de voix, de pieds glissant sur les dalles, de chaises remuées, de chapelets égrenés par des mains calleuses.

Les sonnettes carillonnèrent ; un silence s’établit ; l’officiant imposa les mains, avec le geste de la bénédiction. Puis toutes les chaises grincèrent à la fois, le piétinement recommença pour ne plus cesser, et se bousculant, les coudes et les épaules emboîtés, d’un large flot qui à la porte s’éparpillait, la foule lentement s’écoula.

Les fils Hulotte demeurèrent les derniers sur le parvis plongeant les yeux dans cette masse humaine, en quête des Hayot. Des dos ronds sous des sarreaux lustrés disparaissaient par la porte des cabarets ou bien longeaient les maisons, se perdaient dans l’éloignement. Les Hayot ne se montraient pas.

Ils allèrent au cabaret. Les tables se remplirent autour d’eux ; des parties de piquet s’entamèrent ; les poings abattaient les cartes, bruyamment ; des voix clamaient ; on riait, on criait, on jurait, animés par les lampées, et sérieux tous deux, fumant gravement leurs cigares, ils demeuraient indifférents à ce tapage. »

Cela signifie qu’au-delà des nuances et des différences, il y a un dénominateur commun dans la scène artistique belge à la fin du XIXe siècle : le libéralisme, le caractère entièrement indépendant de l’artiste, le refus de la politique, la volonté d’occuper le terrain intellectuel et culturel du pays.

L’artiste porte un regard sur la réalité – en cela il converge avec le besoin bourgeois du réalisme –, mais il n’en fait nullement un principe – en cela il converge avec le subjectivisme de la bourgeoisie.

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La peinture naturaliste belge, un esprit de commisération

Le première chose à saisir avec le naturalisme belge, c’est la nature élémentaire des besoins historiques aboutissant à sa naissance.

L’état d’esprit qui en forme la substance, c’est qu’on se penche vers la vie sociale, avec un certain romantisme national, bien que cela en reste à une dimension élémentaire ; la perspective est, raconte l’histoire nationale en cours, l’industrialisation et la vie quotidienne des paysans, dans un contexte très dur socialement, marqué par des modifications économiques profondes.

Cela ne dépasse toutefois pas ce stade contemplatif, car l’objectif est de liquider la culture agricole, l’idéologie catholique, les traditions féodales, etc.

La différence nationale entre la Belgique et les Pays-Bas apparaît ici de manière tout à fait significative si l’on regarde la situation et la nature du naturalisme dans ces deux pays, de par la différence de mentalités, de situation historique, de la nature économique du territoire lui-même.

Les Pays-bas avaient déjà connu leur apogée, marquée par le réalisme en peinture. La bourgeoisie, vivant de plus en plus dans l’ombre de sa période progressiste désormais de plus en plus lointaine, se contentait d’une sorte de prolongement des scènes de genre, de facture plus ou moins réaliste, ainsi que de paysages avec une sorte de perspective concrète.

Voici, du peintre Johannes Bosboom, Une vue de Coblence de 1835 et Une vue du quai de Paris à Rouen, de 1839.

Johannes Bosboom, Une vue de Coblence
Johannes Bosboom, Une vue du quai de Paris à Rouen

Cela va donner l’école de La Haye, qui va jouer un rôle d’importance dans la constitution de l’impressionnisme. Anton Mauve en est une figure connue ; il fut le mentor de Vincent Van Gogh, qui justement de par son orientation esthétique subjectiviste se tourna vers la Belgique et la France.

Voici un tableau d’Anton Mauve, Chevauchée matinale sur la plage, de 1876.

Anton Mauve, Chevauchée matinale sur la plage

En Belgique, la situation est très différente, puisque émerge une peinture naturaliste qui a, par certains aspects (et par certains aspects seulement), un véritable fond réaliste. Il y a un vrai souci de la confrontation au réel, de la recherche du typique dans la vie quotidienne ; il y a des ponts – relatifs, mais évidents – avec les fameux Ambulants russes, au réalisme si puissant.

Voici par exemple un tableau de Théodore Verstraete, intitulé Enterrement en Campine, de 1888, qui marqua les esprits au Salon parisien de 1889.

Théodore Verstraete, Enterrement en Campine,

L’atmosphère est sombre, il y a une dignité, mais celle-ci est pesante. Il y a une certaine dimension misérabiliste, une forme de commisération, et en même temps il y a le véritable reflet de la nature pesante de cet événement de la vie quotidienne.

Il est vrai que l’effet de commisération est calculé, le peintre ayant d’ailleurs utilisé des dessins à la craie noire qu’il a appliqué sur le tableau par la suite pour bien cadrer la représentation. Ce n’est pas pour rien que le journaliste Lucien Solvay, qui sera le rédacteur en chef du quotidien Le soir, a pu publier un ouvrage sur ce peintre dans la série Le paysage et les paysagistes.

On est ici dans une représentation tendant au paysage, c’est-à-dire éminemment naturaliste, au sens d’anecdotique-représentatif ; néanmoins il y a une réelle densité témoignant que, historiquement, la bourgeoisie porte encore le réalisme au moins en partie.

Théodore Verstraete produisit par ailleurs de nombreuses œuvres dans cette même perspective naturaliste déjà imprégné d’impressionnisme, reflétant pratiquement plus la vision subjectiviste de l’auteur que la réalité au sens strict, tout en étant en même temps marqué par un réalisme sous-jacent relativement vigoureux.

Voici Les souches (vers 1895), une autre œuvre tout à fait représentative et indéniablement très forte de par sa dimension typique.

Théodore Verstraete, Les souches

Le tableau Le haleur montre une activité de l’époque : il fallait aider les bateaux à remonter le cours d’eau, ici près d’Anvers. Il fut montré au Salon de la Société nationale à Paris en 1891.

Rappelons que l’ambulant russe Ilia Répine peignit de son côté Les Hâleurs de la Volga, d’esprit très différent. En effet, chez Théodore Verstraete le haleur est seul, courbé, dépersonnalisé ; chez Ilia Répine, il y a plusieurs haleurs particulièrement expressifs. Chez Théodore Verstraete, on ne voit pas le bateau tiré, chez Ilia Répine, on le voit et il a un drapeau russe, symbole du régime profitant du peuple…

Théodore Verstraete

Voici également Printemps à Schoore, Zeeland (1889-1890), Mon voisin le jardinier, Naar de dodenwake (La veillée), Na de begrafenis (Après l’enterrement).

Théodore Verstraete, Printemps à Schoore, Zeeland 
Théodore Verstraete, Mon voisin le jardinier
Théodore Verstraete, Naar de dodenwake (La veillée)
Théodore Verstraete, Na de begrafenis (Après l’enterrement)

On notera que Théodore Verstraete fut très proche de Henri Van Cutsem, mécène bruxellois jouant alors un rôle matériel et culturel très important dans la scène artistique de l’époque. Il n’eut cependant que peu de succès, en raison du caractère assez dépressif de ses tableaux, lui-même sombrant dans la mélancolie et la folie. Juste avant de mourir, il eut cependant droit à une rétrospective au Cercle Royal Artistique d’Anvers, en 1906.

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La peinture naturaliste belge et la question nationale

La Belgique est une nation issue des Pays-bas ; elle a connu par la suite des tendances à la satellisation tant des Pays-Bas que de la France.

La différenciation actuelle entre francophones et néerlandophones n’a en effet rien de « naturel », car un capitalisme qui s’élance unifie le peuple, affirmant un cadre national, avec un territoire, certains traits psychologiques soulignés, une vie économique générale, et bien entendu une seule langue.

Or, à la fin du XIXe siècle, le capitalisme belge est bien plus qu’élancé : il est triomphant avec une révolution industrielle qui a commencé tôt et a été un véritable succès ; symbole de cette place aux premières loges, la première locomotive à vapeur construite après celle en Angleterre l’est en Belgique et s’intitule pas moins que « Le Belge ».

Or, cela signifie que certaines tâches unificatrices n’ont pas encore été faites, puisqu’en Wallonie on parle wallon ou picard, en Flandre flamand, tandis que la bourgeoisie parle quant à elle le français, et cela qu’elle soit à Bruxelles, Charleroi ou Anvers.

Était-il alors possible à la bourgeoisie triomphante de mener à bien les tâches qu’elle aurait dû accomplir patiemment et lentement au tout début du capitalisme, lorsqu’il s’élance ? La question est d’autant plus difficile à saisir lorsqu’on voit que les Pays-Bas et la France cherchent à satelliser la Belgique.

Et c’est d’autant plus difficile qu’à la fin du XIXe siècle, la Belgique est encore une monarchie, avec un droit de vote qui n’est pas universel, avec un parti catholique extrêmement puissant, au point qu’entre 1884 et 1914, il possède la majorité aux deux Chambres.

L’affirmation de la peinture naturaliste belge se produit exactement au cœur de cette question et, en partie, permet d’y répondre, car ses tendances et ses convergences correspondent à la capacité ou non de la bourgeoisie de poser définitivement un cadre national belge.

En effet, d’un côté la bourgeoisie avait besoin du rationalisme, d’une forme de réalisme, d’une affirmation populaire forte comme mobilisation historique de type national-bourgeois. De l’autre, la bourgeoisie avait déjà triomphé et donc avait déjà besoin d’une forme de subjectivisme.

Cela va se donner ce fait particulièrement marquant en Belgique que les peintres naturalistes vont se transformer en leur contraire, en symbolistes-décadentistes. Ils seront également strictement parallèles et mêlés aux impressionnistes et néo-impressionnistes, dont ils ne seront d’ailleurs finalement substantiellement qu’une variante.

Le gouvernement provisoire de la Belgique en 1830,
par Charles Picqué, 1831.

C’est là un aspect historique essentiel de l’histoire de la Belgique, et qui montre par ailleurs bien que le naturalisme ne soit nullement un prolongement du réalisme, mais a bien tout à voir avec l’impressionnisme, avec le refus de l’esprit de synthèse, avec inversement l’affirmation de l’individualisme bourgeois.

Toutefois, la rapidité et la surprise apparente de la transformation des naturalistes en symbolistes-décadentistes – normalement naturalistes et symbolistes-décadentistes coexistent − nécessite une explication matérialiste historique.

De plus, l’exemple belge montre très bien comment les bourgeois les plus ultras peuvent prétendre se tourner vers le peuple, pour en réalité mieux l’utiliser selon leurs propres intérêts, dans un contexte où la bourgeoisie n’a pas fini sa tâche : les hommes ne peuvent tous voter qu’à partir de 1893 et encore certains peuvent le faire deux fois en raison de leurs moyens financiers.

Que des bourgeois puissent se revendiquer de la radicalité et affirmer former une avant-garde, se présenter comme les vrais représentants à la fois du peuple et de l’avenir, a ici quelque chose d’exemplaire.

>Sommaire du dossier

Catéchisme populaire républicain

Anonyme de 1871, en fait de Leconte de Lisle.

PRÉFACE

Ce petit livre est un simple exposé des vrais principes.

Il est court, afin d’être clair et précis.

Il est rédigé par demandes et par réponses, afin de se graver plus aisément dans la mémoire de tous, car il convient à l’homme autant qu’à l’enfant.

Il suggérera, par la brièveté et par la justesse des définitions, tous les éclaircissements que le lecteur intelligent se donnera à lui-même, et que l’instituteur offrira à l’enfant par l’explication et par l’exemple.

S’il est insuffisant, il ne fera aucun mal ; s’il est bon, il produira un grand bien

CATÉCHISME
POPULAIRE
RÉPUBLICAIN


L’Homme — L’Individu
Le Corps social — L’État
La République

DE L’HOMME.

Qu’est-ce que l’homme ?

L’homme est un être moral, intelligent et perfectible.

Qu’est-ce qu’un être moral ?

C’est celui qui aime et qui pratique la justice.

Comment l’homme distingue-t-il ce qui est juste de ce qui ne l’est pas ?

Par le témoignage infaillible de la conscience, c’est-à-dire en s’affirmant soi-même, car la nature propre de l’homme est de tendre au bien et de fuir le mal.

Qu’est-ce que le bien ?

Le bien est ce qui est conforme à la nature de l’homme, et le mal ce qui lui est contraire. Aucune autre définition ne peut être donnée ni du bien, ni du mal.

Faut-il chercher au-dessus et en dehors de l’homme le principe de la justice ?

Non, car l’homme cesserait d’être un être moral et tomberait au niveau de la brute, si le principe de la justice existait en dehors de lui.

La loi morale n’a-t-elle donc pas été révélée et enseignée à l’homme par les religions ?

Non, car les religions, uniquement fondées sur les dogmes, conceptions abstraites de l’esprit, n’ont rien de commun avec la loi morale, qui est inhérente à la nature propre de l’homme, et qui, conséquemment, n’a jamais pu lui être antérieure ni étrangère.

Qu’est-ce que la justice ?

La justice consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû.

Qu’est-il dû à chacun ?

L’intégrité de son corps, l’usage complet de ses sens, la santé, la force et le libre exercice de toutes ses facultés.

Qu’est-ce qu’un être intelligent ?

C’est celui qui désire et qui recherche la science et la vérité, qui réfléchit, raisonne et comprend, qui s’étudie afin de se connaître et d’affirmer la destinée humaine qui est le bonheur par la pratique de la justice, et qui, par suite, méprise et repousse l’ignorance, cause d’erreur, de violence et d’oppression.

Qu’est-ce qu’un être perfectible ?

C’est celui qui emploie toutes ses facultés physiques, intellectuelles et morales à étendre, à développer, à perfectionner sa personnalité dans toutes les directions possibles.

Qu’est-ce que le progrès ?

C’est la loi naturelle, constante, nécessaire, par laquelle l’homme agit, s’élève, déploie ses forces et agrandit son existence, sans relâche et sans terme.

Qu’est-ce que l’homme, être moral, intelligent et perfectible, tel que nous l’avons défini ?

C’est l’humanité entière, commencement et fin de toute justice et de toute intelligence.EXPLICATION.

Quand nous affirmons que toute la morale consiste dans l’amour et dans la pratique de la justice, et que le principe de la justice ne peut exister en dehors de l’homme, nous prouvons en même temps que nous affirmons, puisqu’il est impossible, au point de vue de la raison humaine, de nier l’évidence de la vérité que nous exprimons.

Nous disons : au point de vue de la raison humaine, car on ose encore enseigner que l’humanité ne possède par elle-même aucun moyen de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, et qu’il existe une raison supérieure et toute-puissante qui fait consister l’unique vertu de l’homme dans une aveugle obéissance aux ordres divins, qu’ils soient conformes ou non à la nature humaine. Par suite, ce qui nous semble bon est mauvais, si Dieu le veut, et ce qui nous semble mauvais est excellent, s’il l’entend ainsi. Toute liberté et toute conscience nous étant enlevées, l’homme reste entre les mains d’un maître absolu et incompréhensible, comme l’argile entre les mains du potier, selon la déclaration de saint Paul.

Or la raison humaine nous dit qu’il n’y a en tout ceci ni argile, ni potier, ni maître incompréhensible, ni esclave stupide ; que l’homme est libre, qu’il possède une lumière infaillible par laquelle il connaît la justice, que toute la vérité morale lui est révélée et qu’il n’y a en dehors des lois de la conscience que folie, mensonge et abêtissement.

On ne saurait trop insister sur l’infaillibilité de la raison humaine quand il s’agit de distinguer ce qui est juste de ce qui ne l’est pas, car nul ne pourra se dire et ne sera sincèrement républicain s’il n’est pas convaincu que le principe de la justice est inhérent à sa conscience, et s’il peut croire un seul instant qu’une raison étrangère et supérieure à la raison humaine puisse modifier arbitrairement les lois immuables de la morale.

DE L’INDIVIDU.

Qu’est-ce que l’individu ?

L’individu est l’homme lui-même, considéré isolément, ou dans ses rapports avec ses semblables.

Quel est le but de l’individu ?

Le but de l’individu est de vivre et de se conserver.

Par quels moyens ?

Par la satisfaction de ses besoins et par le développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

L’individu possède-t-il des droits ?

Il possède des droits qui garantissent sa vie et sa conservation.

L’individu a-t-il des devoirs à remplir ?

Il a des devoirs à remplir envers ses semblables, car tout droit entraîne un devoir.

Qu’est-ce que le devoir ?

Le respect de ses propres droits et de ceux d’autrui.

Le devoir n’a-t-il pas un sens plus actif ?

Non, le devoir politique de l’individu ne peut être autrement défini, car, chacun respectant ses propres droits et les droits de chacun, tout est garanti et parfait.

Mais si les droits de l’individu ou du corps social sont lésés, qui donc a le devoir de les garantir et de les faire respecter ?

La loi seule.

Qu’est-ce que la loi ?

La loi est la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun.

Que faut-il pour que la loi soit véritablement la règle suprême et la sauvegarde des droits de tous et de chacun ?

Il faut qu’elle soit consentie par tous et conforme à la nature de l’homme, être moral, intelligent et perfectible ; sans quoi elle n’est plus loi, mais violence et oppression.

Quels sont les droits de l’individu ?

L’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté.

Ces droits sont-ils inviolables ?

Ils sont nécessairement inviolables, car ils garantissent la vie et la conservation de l’individu.

Qu’est-ce que l’instruction ?

Nous avons défini l’être intelligent, celui qui désire et qui recherche la science et la vérité. Or l’instruction est l’unique moyen d’acquérir l’une et l’autre. C’est le premier des droits de l’individu enfant, car il contient en germe tous les autres.

L’instruction doit-elle être donnée gratuitement ?

L’instruction doit être gratuite, comme la liberté et l’égalité elles-mêmes, qui ne peuvent être ni achetées, ni vendues, ni refusées.

L’instruction est-elle obligatoire ?

Oui, car nul ne doit refuser pour soi ou pour les siens l’unique moyen d’acquérir la science et la vérité, sous peine d’être une brute et non un homme.

Qu’est-ce que la liberté ?

La liberté est le droit d’exprimer sa pensée et d’agir sans entraves.

Ce droit est-il illimité ?

Il n’a d’autre limite que le droit d’autrui.

L’individu peut-il aliéner sa liberté ?

Non, car aliéner sa liberté c’est non-seulement renoncer à la dignité d’homme, être moral, intelligent et perfectible, mais encore c’est attenter à la liberté de tous, qui, elle aussi, pourrait être aliénée.

Tous les individus, formant le corps social, peuvent-ils aliéner collectivement leur liberté ?

Non, car ce serait attenter à la liberté de chacun.

Mais n’est-ce point un acte de liberté que de renoncer volontairement à la liberté ?

Non, car il n’y a point de droit contre le droit.

Qu’est-ce que l’égalité ?

L’égalité est le droit qu’ont tous les individus indistinctement de vivre, de se conserver et d’améliorer leur condition, sans préférence ni privilège.

Qu’est-ce que la propriété ?

La propriété est le droit de jouir et de disposer librement des choses légitimement acquises.

Qu’est-ce que l’acquisition légitime ?

Celle qui est due au travail ou à l’héritage.

L’individu peut-il être privé de la totalité ou d’une portion de ce qu’il possède ?

Oui, au nom et dans l’intérêt du corps social ; mais alors ce préjudice doit être équitablement compensé par une indemnité préalable.

Qu’est-ce que la sûreté ?

La sûreté est le droit pour l’individu d’être assuré contre toute atteinte à la libre satisfaction de ses besoins et au libre développement de ses facultés.

Quels sont les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont les conséquences nécessaires de ses droits. Ils garantissent la vie, la conservation et le légitime perfectionnement des autres individus, d’où résultent la conservation et l’harmonie du corps social tout entier.

Où s’arrêtent les devoirs de l’individu ?

Les devoirs de l’individu sont proportionnels à ses droits. Nul devoir n’est plus grand qu’un droit, car alors l’individu serait opprimé. Or l’oppression d’un seul opprime le corps social tout entier.

L’individu est-il responsable

L’individu est responsable envers lui-même et envers ses semblables.

Qu’est-ce que la responsabilité ?

La responsabilité est la garantie du respect réciproque des droits.

L’individu peut-il être soumis à une peine ?

Oui, car il est responsable, et la responsabilité implique une sanction.

Qu’est-ce qu’une sanction ?

C’est l’acte par lequel la loi affirme la responsabilité de l’individu en le frappant d’une peine.

Quelle est la mesure de cette peine ?

Elle ne peut être que la proportion au délit.EXPLICATION.

Il y a une différence sensible, nous l’avouons, entre ces deux demandes et ces deux réponses : — 1° Pourquoi Dieu nous a-t-il créés ? — Pour le connaître, l’aimer et le servir ; — et 2o Quel est le but de l’individu ? — Le but de l’individu est de vivre et de se conserver, par la libre satisfaction de ses besoins et par l’entier développement de ses facultés physiques, intellectuelles et morales.

Ceux qui prétendent que Dieu a créé l’homme afin d’être connu, aimé et servi par lui, n’exigent pas autre chose de l’homme que de renoncer à sa raison, à son intelligence, à sa liberté morale, de se nier soi-même et de s’anéantir en face d’une puissance absolue dont il ne lui est accordé de comprendre ni la nature ni la justice.

Certaines personnes prétendent aussi, il est vrai, faire concorder la volonté divine et le libre arbitre de l’homme ; mais les deux termes étant, de toute évidence, et en eux-mêmes, radicalement inconciliables, la prétention dont il s’agit n’a jamais été qu’une assertion mensongère qui a coûté la vie à des millions d’hommes, torturés, massacrés et brûlés vifs pour la plus grande gloire de cette puissance incompréhensible.

La raison humaine, au contraire, affirme que la fin de l’homme est de se connaître soi-même, d’aimer la justice et de la pratiquer envers ses semblables ; et la conscience universelle proclame que cela est la vérité irréfutable.

DU CORPS SOCIAL.

Qu’est-ce que le corps social ?

Le corps social est une association formée par tous les individus dans un intérêt commun de vie et de conservation, et pour la garantie réciproque des droits.

Comment le corps social se forme-t-il ?

Le corps social se forme, selon la nature propre de l’homme, et successivement, par le couple, par la famille, par la race, par la nationalité.

Qu’est-ce que le couple ?

C’est l’union de l’homme et de la femme, ou le mariage, quelles que soient d’ailleurs les formalités particulières, mais librement consenties, qui la constituent.

Qu’est-ce que la famille ?

C’est le groupe naturel formé par le père, la mère, les enfants, frères et sœurs, et les plus proches parents.

Qu’est-ce que la race ?

C’est un groupe plus ou moins nombreux de familles unies par une origine commune et parlant une même langue.

Qu’est-ce que la nationalité ?

C’est un groupe politique qui se constitue quelquefois d’une seule race, et parfois aussi de plusieurs unies et librement associées dans leur intérêt commun.

Quel est le but du corps social constitué en nation ?

Le but du corps social constitué en nation est de vivre et de se conserver dans sa collectivité, en garantissant les droits de chacun des individus qui la composent.

Par quel moyen le corps social atteint-il ce but ?

Par une organisation politique conforme à la nature propre de l’homme, être moral, intelligent et perfectible, respectant et garantissant, à l’égard de l’individu, les droits naturels qui sont l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, et sauvegardant l’intégrité de l’association générale.

Comment le corps social doit-il procéder à cette organisation politique ?

Par la constitution de la commune, qui est la base la plus simple, la plus rationnelle et conséquemment la meilleure de l’association générale.

Qu’est-ce que la commune ?

La commune est la réunion des individus habitant une même localité et nommant par l’élection un conseil communal.

Qu’est-ce qu’un conseil communal ?

Le conseil communal est la réunion d’un certain nombre d’individus nommés par le libre suffrage de leurs concitoyens pour sauvegarder les intérêts de la commune et maintenir les droits inviolables de chacun de ses membres, c’est-à-dire l’instruction, la liberté, l’égalité, la propriété et la sûreté, en donnant l’enseignement primaire, en assurant la libre circulation, en établissant l’assistance et en prenant toutes les mesures nécessaires de salubrité publique.

Comment le corps social, sur la base de la commune, doit-il compléter l’organisation politique générale ?

Soit par la constitution du département, groupe de communes, de la province, groupe de départements, et enfin de l’État, soit autrement, car toute organisation politique sera la plus rationnelle et la meilleure qui sauvegardera et maintiendra les droits naturels de l’individu en assurant l’harmonie et la conservation du corps social.

DE L’ÉTAT.

Qu’est-ce que l’État ?

L’État, dans toute organisation politique la plus simple, la plus rationnelle et la meilleure, ne peut plus posséder ni autorité, ni initiative qui lui soient propres, et ne doit plus être qu’une pure administration des affaires générales de la nation.

Par qui l’État est-il représenté ?

Par un certain nombre d’agents sans privilèges particuliers, n’ayant d’autres titres à la confiance de tous que leur aptitude individuelle aux fonctions qu’ils ont à remplir, et pouvant toujours être révoqués.

Quels doivent être les rapports des agents d’État avec la nation ?

Les agents d’État sont les employés de la nation. Ils s’occupent, sous son contrôle incessant, de percevoir l’impôt librement consenti et d’en répartir les revenus afin de subvenir aux dépenses générales.

À qui appartient le gouvernement de la nation ?

À la nation elle-même, par l’action combinée de la commune, du département, de la province et de la représentation nationale.

Qu’est-ce que la représentation nationale ?

La représentation nationale est une réunion de citoyens nommés par le suffrage universel et direct, recevant un mandat impératif, chargés d’exprimer et de faire respecter la volonté générale et de maintenir l’intégrité et l’indivisibilité politiques de la République.EXPLICATION.

Il est bien entendu que nous n’affirmons ici, en thèse générale, touchant le Corps social et l’État, qu’un idéal conforme aux principes fondamentaux que nous avons établis, et que toute nation doit respecter dans leur intégrité, quand elle procède à son organisation politique.

En effet, quelles que soient les difficultés incontestables d’une telle tâche et les complications nécessaires qu’elle suppose, il ne faut pas que rien puisse nous faire oublier que les droits de l’individu doivent toujours, et imperturbablement, subsister entiers et inviolables, puisqu’ils sont l’unique raison d’être des droits collectifs.

S’il en était autrement, nous ne tarderions pas à retomber, par une pente irrésistible, sous le joug d’un despotisme quelconque, politique, administratif et social. En France, le danger en est peut-être plus grand que partout ailleurs. Nos seules garanties contre les erreurs et les catastrophes que peut nous réserver l’avenir résident donc uniquement dans notre respect inébranlable des principes et dans notre volonté inflexible de n’édifier que sur eux.

DE LA RÉPUBLIQUE.

Qu’est-ce que la République ?

La République est l’ensemble de tout ce qui précède, théorie et pratique ; c’est la liberté individuelle et la liberté collective proclamées et garanties ; c’est la nation elle-même vivante et active, morale, intelligente et perfectible, se connaissant et se possédant, affirmant sa destinée et la réalisant par l’entier développement de ses forces, par le complet exercice de ses facultés et de ses droits, par l’accomplissement total de ses devoirs envers sa propre dignité qui consiste à ne jamais cesser de s’appartenir ; c’est enfin la vérité et la justice dans l’individu et dans l’humanité.

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