Vladimir Vernadsky appelle biosphère la réalité de la matière vivante procédant à la transformation de la matière inerte. Il présente sa théorie dans son ouvrage La Biosphère publié en russe en 1926 et en français dès 1929.
Qu’est-ce que la biosphère ? Il faut la saisir d’un point de vue biogéochimique.
Voici ce qu’il dit à ce sujet, dans une conférence faite à Brno, à l’Université Masaryk, en Tchécoslovaquie, en janvier 1926, et à la société des Naturalistes de Leningrad (Saint-Pétersbourg), en avril 1926.
Elle était intitulé Sur la multiplication des organismes et son rôle dans le mécanisme de la biosphère et fut publiée dans le Bulletin de l’Académie des Sciences de l’Union des Républiques Soviétiques la même année, ainsi que dans la Revue générale des Sciences du 15 décembre 1926.
« La biosphère – la région de la vie – embrasse notre planète d’une façon continue. La vie règne sur toute la superficie de la Terre; son travail chimique s’effectue partout sans nulle interruption depuis des billions d’années.
Ce travail chimique détermine avec une intensité et une envergure toujours plus évidentes un courant d’éléments chimiques ininterrompu, inaltérable et soumis à des lois déterminées, courant qui circule entre la matière vivante et la matière brute et inversement.
Cette enveloppe embrasse une superficie de 5.10065 x 10 6 km2; elle atteint une hauteur de plus de dix kilomètres dans l’enveloppe gazeuse inférieure de la planète, dans la troposphère ; elle pénètre tout l’océan mondial à une épaisseur moyenne de 3,7 km., et par places jusqu’à presque 10 km.
La vie embrasse toute la terre ferme depuis les sommets d’une hauteur d’à peu près 8 km jusqu’aux abîmes les plus profonds ; elle s’infiltre par endroits dans les fissures et les cavités à une profondeur de plus d’un kilomètre.
Dans la biosphère, la vie est dispersée. Elle se concentre en de minces couches du sol, dans les forêts, les champs, les steppes, les bassins aqueux, le plancton marin, les boues du fond marin. Elle est plus intense et plus développée dans les amas de sargasses à la surface de l’océan, dans ses mers, ses bas-fonds, sur la frontière de l’océan et de la terre ferme, près des îles et des continents.
La région de la vie, c’est l’enveloppe superficielle de notre planète; cette enveloppe se trouve en contact avec l’espace cosmique. Elle en reçoit des rayonnements, principalement ceux du Soleil. Et ces rayonnements non seulement entretiennent tous les phénomènes de la vie, mais ils posent le fondement (avec l’aide des plantes vertes autotrophes – indépendantes dans leur nourriture du reste des êtres vivants) des immenses dépôts d’énergie chimique libre, tels que les composés organiques, qui forment la corps des organismes.
Plus nous remontons dans l’histoire de notre planète, dans l’étude des éléments chimiques (géochimie), ou dans celle de leurs molécules et de leurs cristaux (minéralogie), plus la répercussion de la vie sous forme des composés organiques, créés par elle, devient claire et profonde. »
La biosphère, c’est donc la matière vivante, mais la matière vivante en action. Vladimir Vernadsky assume que la matière est en mouvement et qu’elle est transformatrice, tout comme le fait qu’elle se transforme, et qu’elle se transforme elle-même.
Vladimir Vernadsky constate donc l’expansion de la vie : à l’existence matérielle des êtres vivants, il faut ajouter la dimension « expansion ». C’est là une lecture considérant très clairement que la vie s’étend, se renforce, devient plus complexe, plus développée.
Il dit, lors de la même conférence :
« Entre les trois manifestations principales de la matière vivante dans la biosphère – son poids (sa masse), sa composition chimique, son énergie – c’est l’énergie qui a le moins attiré la pensée scientifique.
Il est évident que le poids de la matière vivante pourra être établi quand on connaîtra le nombre des individus qui la composent et le poids moyen de l’individu. Pareillement, la composition chimique moyenne de l’organisme pourra être facilement déterminée quantitativement pour leurs ensembles et exprimée en pour cent de poids ou d’atomes.
Si nous avons peu de données de ce genre, ce n’est pas à cause de la difficulté de la solution du problème, mais du peu d’importance qu’on y attachait.
Comment exprimer numériquement la manifestation de l’énergie de la matière vivante homogène dans la biosphère?
Il est évident que les organismes par leur respiration, par leur nutrition, par le métabolisme interne de leur corps, influent sur les processus chimiques de la biosphère, sur la migration de ses éléments chimiques.
Mais l’effet géochimique de ces processus, si même nous les exprimions en nombres pour tous les organismes terrestres, ne nous donnerait qu’une idée vague de l’énergie géochimique inhérente a la matière vivante, c’est-à-dire de la force propre à créer et à modifier la migration des éléments chimiques de la biosphère.
Pour évaluer cette énergie, il est nécessaire de prendre en considération une propriété essentielle, toujours inhérente à l’organisme vivant, celle de la multiplication des organismes. »
De manière peut-être plus détaillée, voici ce qu’il dit dans L’évolution des espèces et la matière vivante, une communication faite à la Société des Naturalistes de Leningrad le 5 février 1928 :
« L’espèce est habituellement considérée dans la biologie du point de vue géométrique; la forme, les caractères morphologiques, y occupent la première place.
Dans les phénomènes biogéochimiques, au contraire, celle-ci est réservée au nombre et l’espèce est considérée du point de vue arithmétique.
Différentes espèces d’animaux et de plantes doivent, à l’instar des phénomènes chimiques et physiques, des composés chimiques et des systèmes physico-chimiques, être caractérisés et déterminés en géochimie par des constantes numériques.
Les indices morphologiques relevés par les biologistes et nécessaires pour la détermination de l’espèce y sont remplacés par les constantes numériques.
Dans les processus biogéochimiques il est indispensable de prendre en considération les constantes numériques suivantes : le poids moyen de l’organisme, sa composition chimique élémentaire moyenne et l’énergie géochimique moyenne qui lui est propre, c’est-à-dire sa faculté de produire des déplacements, autrement dit « la migration » des éléments chimiques dans le milieu vital.
Dans les processus biogéochimiques ce sont la matière et l’énergie qui sont au premier plan au lieu de la forme inhérente à l’espèce.
L’espèce peut à ce point de vue être considérée comme une matière analogue aux autres matières de l’écorce terrestre, comme, les eaux, les minéraux et les roches, qui, avec les organismes, sont l’objet des processus biogéochimiques. »
Voici encore ce qu’il dit encore dans La composition chimique de la matière vivante et la chimie de l’écorce terrestre, une conférence faite à l’Université tchèque de Charles à Prague le 22 juin 1922, et prononcée au préalable comme discours prononcé le 12 mars 1922 à Saint-Pétersbourg à la Société des Naturalistes de cette ville.
« La Géochimie a pour but l’histoire des éléments chimiques de l’écorce terrestre, en quoi elle se distingue de la Minéralogie, qui étudie leurs molécules, les minéraux.
Cette étude géochimique a établi le rôle important que joue le monde organique vivant,la matière vivante, comme je l’appellerai, dans la chimie de l’écorce terrestre. Nous ne pouvons même nous faire aucune idée de l’histoire des éléments chimiques de l’écorce terrestre sans tenir compte de l’existence d’organismes vivants à la surface du Globe (…).
Nous sommes obligés, en Géochimie, d’étudier des organismes vivants, des phénomènes vitaux. Mais ces organismes ne se manifestent pas sous les formes que se représentent les biologistes.
Le géochimiste est obligé d’employer, à l’égard des organismes, les méthodes d’investigation adoptées dans l’étude du règne minéral. Ce qui l’intéresse dans l’organisme, c’est sa composition chimique, son poids et son énergie. La structure morphologique, les phénomènes qui s’accomplissent dans l’organisme, passent au second plan, bien qu’ils ne soient pas négligeables, comme nous le verrons plus tard.
Les organismes ne se manifestent pas individuellement, mais dans leur action en masse. L’individu disparaît, si l’on considère l’immensité de l’échelle des phénomènes terrestres. Seul l’ensemble de ces individus offre de l’importance.
Les organismes vivants se présentent en Géochimie presque exclusivement comme des faits susceptibles d’être assujettis à des lois statistiques. Il s’ensuit qu’il nous sera commode et nécessaire d’introduire une nouvelle conception de la nature vivante. »
Vladimir Vernadsky insiste ainsi particulièrement sur la dimension biogéochimique de la matière vivante et de son activité. On pourrait résumer cela en disant qu’il refuse de voir la matière vivante en deux dimensions, avec des données arithmétiques. Il la considère en trois dimensions, avec une dimension exponentielle.
Le mouvement de la matière procède par sauts qualitatifs et brise la linéarité, la symétrie, l’équilibre.