Vladimir Vernadsky et la dimension biogéochimique de la matière vivante

Vladimir Vernadsky appelle biosphère la réalité de la matière vivante procédant à la transformation de la matière inerte. Il présente sa théorie dans son ouvrage La Biosphère publié en russe en 1926 et en français dès 1929.

Qu’est-ce que la biosphère ? Il faut la saisir d’un point de vue biogéochimique.

Voici ce qu’il dit à ce sujet, dans une conférence faite à Brno, à l’Université Masaryk, en Tchécoslovaquie, en janvier 1926, et à la société des Naturalistes de Leningrad (Saint-Pétersbourg), en avril 1926.

Elle était intitulé Sur la multiplication des organismes et son rôle dans le mécanisme de la biosphère et fut publiée dans le Bulletin de l’Académie des Sciences de l’Union des Républiques Soviétiques la même année, ainsi que dans la Revue générale des Sciences du 15 décembre 1926.

« La biosphère – la région de la vie – embrasse notre planète d’une façon continue. La vie règne sur toute la superficie de la Terre; son travail chimique s’effectue partout sans nulle interruption depuis des billions d’années.

Ce travail chimique détermine avec une intensité et une envergure toujours plus évidentes un courant d’éléments chimiques ininterrompu, inaltérable et soumis à des lois déterminées, courant qui circule entre la matière vivante et la matière brute et inversement.

Cette enveloppe embrasse une superficie de 5.10065 x 10 6 km2; elle atteint une hauteur de plus de dix kilomètres dans l’enveloppe gazeuse inférieure de la planète, dans la troposphère ; elle pénètre tout l’océan mondial à une épaisseur moyenne de 3,7 km., et par places jusqu’à presque 10 km.

La vie embrasse toute la terre ferme depuis les sommets d’une hauteur d’à peu près 8 km jusqu’aux abîmes les plus profonds ; elle s’infiltre par endroits dans les fissures et les cavités à une profondeur de plus d’un kilomètre.

Dans la biosphère, la vie est dispersée. Elle se concentre en de minces couches du sol, dans les forêts, les champs, les steppes, les bassins aqueux, le plancton marin, les boues du fond marin. Elle est plus intense et plus développée dans les amas de sargasses à la surface de l’océan, dans ses mers, ses bas-fonds, sur la frontière de l’océan et de la terre ferme, près des îles et des continents.

La région de la vie, c’est l’enveloppe superficielle de notre planète; cette enveloppe se trouve en contact avec l’espace cosmique. Elle en reçoit des rayonnements, principalement ceux du Soleil. Et ces rayonnements non seulement entretiennent tous les phénomènes de la vie, mais ils posent le fondement (avec l’aide des plantes vertes autotrophes – indépendantes dans leur nourriture du reste des êtres vivants) des immenses dépôts d’énergie chimique libre, tels que les composés organiques, qui forment la corps des organismes.

Plus nous remontons dans l’histoire de notre planète, dans l’étude des éléments chimiques (géochimie), ou dans celle de leurs molécules et de leurs cristaux (minéralogie), plus la répercussion de la vie sous forme des composés organiques, créés par elle, devient claire et profonde. »

La biosphère, c’est donc la matière vivante, mais la matière vivante en action. Vladimir Vernadsky assume que la matière est en mouvement et qu’elle est transformatrice, tout comme le fait qu’elle se transforme, et qu’elle se transforme elle-même.

La planète bleue, image synthétisée à partir des données d’un satellite de la NASA.

Vladimir Vernadsky constate donc l’expansion de la vie : à l’existence matérielle des êtres vivants, il faut ajouter la dimension « expansion ». C’est là une lecture considérant très clairement que la vie s’étend, se renforce, devient plus complexe, plus développée.

Il dit, lors de la même conférence :

« Entre les trois manifestations principales de la matière vivante dans la biosphère – son poids (sa masse), sa composition chimique, son énergie – c’est l’énergie qui a le moins attiré la pensée scientifique.

Il est évident que le poids de la matière vivante pourra être établi quand on connaîtra le nombre des individus qui la composent et le poids moyen de l’individu. Pareillement, la composition chimique moyenne de l’organisme pourra être facilement déterminée quantitativement pour leurs ensembles et exprimée en pour cent de poids ou d’atomes.

Si nous avons peu de données de ce genre, ce n’est pas à cause de la difficulté de la solution du problème, mais du peu d’importance qu’on y attachait.

Comment exprimer numériquement la manifestation de l’énergie de la matière vivante homogène dans la biosphère?

Il est évident que les organismes par leur respiration, par leur nutrition, par le métabolisme interne de leur corps, influent sur les processus chimiques de la biosphère, sur la migration de ses éléments chimiques.

Mais l’effet géochimique de ces processus, si même nous les exprimions en nombres pour tous les organismes terrestres, ne nous donnerait qu’une idée vague de l’énergie géochimique inhérente a la matière vivante, c’est-à-dire de la force propre à créer et à modifier la migration des éléments chimiques de la biosphère.

Pour évaluer cette énergie, il est nécessaire de prendre en considération une propriété essentielle, toujours inhérente à l’organisme vivant, celle de la multiplication des organismes. »

De manière peut-être plus détaillée, voici ce qu’il dit dans L’évolution des espèces et la matière vivante, une communication faite à la Société des Naturalistes de Leningrad le 5 février 1928 :

« L’espèce est habituellement considérée dans la biologie du point de vue géométrique; la forme, les caractères morphologiques, y occupent la première place.

Dans les phénomènes biogéochimiques, au contraire, celle-ci est réservée au nombre et l’espèce est considérée du point de vue arithmétique.

Différentes espèces d’animaux et de plantes doivent, à l’instar des phénomènes chimiques et physiques, des composés chimiques et des systèmes physico-chimiques, être caractérisés et déterminés en géochimie par des constantes numériques.

Les indices morphologiques relevés par les biologistes et nécessaires pour la détermination de l’espèce y sont remplacés par les constantes numériques.

Dans les processus biogéochimiques il est indispensable de prendre en considération les constantes numériques suivantes : le poids moyen de l’organisme, sa composition chimique élémentaire moyenne et l’énergie géochimique moyenne qui lui est propre, c’est-à-dire sa faculté de produire des déplacements, autrement dit « la migration » des éléments chimiques dans le milieu vital.

Dans les processus biogéochimiques ce sont la matière et l’énergie qui sont au premier plan au lieu de la forme inhérente à l’espèce.

L’espèce peut à ce point de vue être considérée comme une matière analogue aux autres matières de l’écorce terrestre, comme, les eaux, les minéraux et les roches, qui, avec les organismes, sont l’objet des processus biogéochimiques. »

Voici encore ce qu’il dit encore dans La composition chimique de la matière vivante et la chimie de l’écorce terrestre, une conférence faite à l’Université tchèque de Charles à Prague le 22 juin 1922, et prononcée au préalable comme discours prononcé le 12 mars 1922 à Saint-Pétersbourg à la Société des Naturalistes de cette ville.

« La Géochimie a pour but l’histoire des éléments chimiques de l’écorce terrestre, en quoi elle se distingue de la Minéralogie, qui étudie leurs molécules, les minéraux.

Cette étude géochimique a établi le rôle important que joue le monde organique vivant,la matière vivante, comme je l’appellerai, dans la chimie de l’écorce terrestre. Nous ne pouvons même nous faire aucune idée de l’histoire des éléments chimiques de l’écorce terrestre sans tenir compte de l’existence d’organismes vivants à la surface du Globe (…).

Nous sommes obligés, en Géochimie, d’étudier des organismes vivants, des phénomènes vitaux. Mais ces organismes ne se manifestent pas sous les formes que se représentent les biologistes.

Le géochimiste est obligé d’employer, à l’égard des organismes, les méthodes d’investigation adoptées dans l’étude du règne minéral. Ce qui l’intéresse dans l’organisme, c’est sa composition chimique, son poids et son énergie. La structure morphologique, les phénomènes qui s’accomplissent dans l’organisme, passent au second plan, bien qu’ils ne soient pas négligeables, comme nous le verrons plus tard.

Les organismes ne se manifestent pas individuellement, mais dans leur action en masse. L’individu disparaît, si l’on considère l’immensité de l’échelle des phénomènes terrestres. Seul l’ensemble de ces individus offre de l’importance.

Les organismes vivants se présentent en Géochimie presque exclusivement comme des faits susceptibles d’être assujettis à des lois statistiques. Il s’ensuit qu’il nous sera commode et nécessaire d’introduire une nouvelle conception de la nature vivante. »

Vladimir Vernadsky insiste ainsi particulièrement sur la dimension biogéochimique de la matière vivante et de son activité. On pourrait résumer cela en disant qu’il refuse de voir la matière vivante en deux dimensions, avec des données arithmétiques. Il la considère en trois dimensions, avec une dimension exponentielle.

Le mouvement de la matière procède par sauts qualitatifs et brise la linéarité, la symétrie, l’équilibre.

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Vladimir Vernadsky et l’expansion de la matière vivante transformante

Vladimir Vernadsky a compris le principe du saut qualitatif. Il est d’autant plus marquant qu’il n’ait jamais compris le matérialisme dialectique, qui formalisait un concept qu’il utilisait. Et cela, alors qu’il agissait comme scientifique justement dans un État dont l’idéologie était le matérialisme dialectique, lui permettant de s’élancer dans ses recherches.

On retrouve ici la perspective déjà exprimée par Hegel à l’encontre des mathématiques, qui sont bien un outil mais pas du tout le moyen absolu de saisir la réalité (qui serait sinon « logico-mathématique »). Dans un document de travail datant de 1927, intitulé « A la frontière de la science. L’espace des sciences naturelles et l’espace de la philosophie et des mathématiques », Vladimir Vernadsky note à ce sujet :

« Une des distinctions les plus fondamentales dans notre pensée – celle des naturalistes, d’un côté, et des mathématiciens, de l’autre – est le caractère de l’espace.

Pour les mathématiciens, à moins qu’il ne le spécifie différemment, l’espace est sans structure. Il est caractérisé par les dimensions seulement.

Pour le naturaliste – qu’il le dise ou non, qu’il en ait conscience ou non -, il n’y a pas d’espace vide, non rempli.

Il conçoit toujours l’espace réel, et a affaire seulement à lui. »

C’est là indubitablement une thèse tout à fait conforme au matérialisme dialectique. Ce que tente de faire Vladimir Vernadsky, c’est de dresser le portrait du mouvement de la matière, sa transformation.

Vladimir Vernadsky

Dans De quelques manifestations géochimiques de la vie, il résume toute sa conception matérialiste, fondée sur l’asymétrie moléculaire, en disant :

« Des faits nouveaux, établis récemment par des études qui semblaient complètement étrangères aux problèmes biologiques, font penser que la vie peut agir sur la symétrie des atomes, c’est-à-dire que les atomes qui entrent dans la composition de la matière vivante peuvent présenter des propriétés et des mélanges isotopiques différents de ceux qui construisent la matière brute. »

La matière vivante assimile la matière inerte. Elle l’intègre dans sa propre matière et, de ce fait, organise l’expansion de la vie, tout en modifiant l’organisation atomique. La matière vivante est un facteur de transformation.

Vladimir Vernadsky expose ainsi, dans De quelques manifestations géochimiques de la vie, l’affirmation de la matière vivante dans la réalité matérielle générale :

« Si la matière vivante n’existait pas et n’entrait pas incessamment dans les équilibres cycliques qui caractérisent la chimie de l’écorce, les atomes graphitiques seraient seuls à exister, car la formation de l’acide carbonique est une conséquence de l’existence de l’oxygène libre, qui ne se forma que dans la biosphère et est toujours un produit direct du processus vital.

Toute autre est l’histoire des atomes du carbone dans la matière vivante de la biosphère. Des composés carboniques innombrables s’y forment et s’y transforment.

Les atomes diamantins y sont stables; s’ils reprennent incessamment la symétrie des atomes graphitiques, le processus inverse est non moins commun, et les atomes diamantins prédominent toujours.

Ainsi notre champ thermodynamique possède des propriétés diverses dans la matière vivante et dans la matière brute. Les atomes diamantins, qui ne se forment pas dans ce champ dans la matière brute, trouvent des conditions propices d’existence dans le même champ de la matière vivante.

La cause de ce phénomène ne peut être cherchée que dans l’action de la matière vivante.

Nous savons depuis longtemps que la matière vivante possède des moyens puissants pour changer complètement le champs thermodynamique de la biosphère par rapport aux réactions chimiques qui y ont lieu.

En se servant de l’énergie rayonnante du Soleil, au moyen d’un mécanisme qui nous est incompréhensible jusqu’à présent dans son essence, c’est la matière vivante qui produit à notre température et à notre pression des changements chimiques qui, dans nos laboratoires ou dans les régions privées de vie de notre planète, ne se produisent qu’à des pressions énormes ou à des températures élevées.

La stabilité et la genèse des atomes diamantins du carbone dans la matière vivante rentrent dans le cadre connu des multiples processus biochimiques qui ont lieu à chaque pas dans l’organisme.

C’est une nouvelle expression du grand phénomène de l’histoire de la biosphère (…).

Jusqu’où peut s’étendre cette action ? Se manifeste-t-elle exclusivement dans le domaine des atomes du carbone ? II est très peu probable que cela soit ainsi.

Par analogie (qui semble dans ce cas très solide) avec les phénomènes biochimiques, on doit s’attendre à y trouver l’expression d’un phénomène général.

Logiquement, on a le droit de penser que l’action de la vie sur la symétrie des atomes peut s’étendre sur les autres éléments chimiques biogènes.

Dans ce cas ce serait un fait général de la manifestation de la vie. »

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Vladimir Vernadsky et la question des matières organiques fossiles

Vladimir Vernadsky avait donc constaté l’apparition du CO2 produit par les activités humaines.

Cela est d’autant plus intéressant qu’il constate la dissymétrie du pétrole.

Il apparaît, de par le fait qu’on voit la dissymétrie du pétrole, que leur origine provient de la vie elle-même. Cela implique une compréhension de comment la vie utilise ce qu’elle a accumulé elle-même pendant longtemps.

Vladimir Vernadsky aborde la question dans La géochimie, publié en 1924, le même ouvrage où il constate que l’humanité produit du C02 par ses activités.

Vladimir Vernadsky

Il met en avant un argument qui s’oppose par avance à la dite « théorie moderne russo-ukrainienne » des années 1960 de production du pétrole depuis l’intérieur de la Terre. Il souligne en effet l’origine nécessairement organique du pétrole :

« Les propriétés optiques des pétroles nous donnent un nouvel argument en faveur de l’impossibilité de leur genèse inorganique, de leurs relations avec des composés juvéniles, et cela est l’argument qui paraît incontestable.

Tous les hydrocarbures juvéniles doivent être optiquement inactifs ; nous ne connaissons, comme l’a montré Pasteur, qu’un seul milieu, qui donne dans la nature des édifices moléculaires carboniques énantiomorphes — la nature vivante.

La symétrie d’un phénomène naturel est une de ses propriétés les plus fondamentales. Pasteur était dans ce domaine un des précurseurs longtemps incompris. Un autre français illustre Pierre Curie a généralisé cette notion et a essayé de donner une théorie générale de la symétrie des phénomènes physiques.

Il en a éclairci l’importance logique et — empirique — de premier ordre et, rapproche la notion de symétrie d’une autre notion scientifique fondamentale dont l’importance nous parait incontestable, la notion de la dimension.

Le phénomène de symétrie énantiomorphe ne peut provenir que d’une cause qui est elle-même sujette à cette symétrie. La matière vivante est composée d’édifices chimiques à structure énantiomorphe et elle peut donner lieu à la formation de nouveaux corps énantiomorphes.

Nous savons qu’elle dure des millions d’années sans interruption, que la génération abiogène de la matière vivante n’existe pas dans les phénomènes naturels.

Mais la matière vivante n’existe pas dans les profondeurs terrestres, dans les régions juvéniles, où l’on cherche la genèse des pétroles. Pour y expliquer la formation des structures énantiomorphes, comme celles des pétroles, il faudrait y supposer l’existence de milieux énantiomorphes.

Nos connaissances scientifiques actuelles ne nous permettent pas de le démontrer.

En restant dans le domaine de la science empirique la constatation de l’activité optique d’un minéral carboné nous ramène inévitablement à la matière vivante, seul milieu physique où l’énantiomorphie existe pour les édifices moléculaires contenant des atomes de carbone. Il est tout à fait étonnant qu’on ait négligé pendant si longtemps la découverte de l’activité optique des pétroles et qu’on ne l’ait pas prise en considération dans les nombreuses théories émises partout sur sa genèse (…).

Le fait reste solidement établi : les pétroles sont des corps à structure optique active et nous ne connaissons de tels composés du carbone que parmi les corps formés par la matière vivante.

Tous les minéraux du carbone, qui n’ont pas de genèse biochimique sont optiquement inertes.

La prédominance très nette d’une seule direction de la rotation droite est très remarquable, car dans la matière vivante nous avons la prédominance de la rotation gauche. Il se peut que l’étude approfondie de ce fait donnera la clef de la question.

Ainsi les pétroles ne peuvent pas provenir des produits juvéniles du carbone. Les hydrocarbures juvéniles qui existent ne peuvent jouer un rôle important dans la composition des pétroles.

Tandis que l’étude de la constitution chimique des pétroles aboutit à leur origine biogène, l’étude des géologues et des biologistes amène aux mêmes conclusions (…).

Comme leur matière primaire ne peut pas provenir des régions profondes de l’écorce, on doit la chercher dans la matière vivante. Cependant les restes d’organismes ne donnent généralement pas de pétroles (…).

Ce n’est que dans notre siècle, qu’on a pu distinguer dans la complexité de la nature les phénomènes quotidiens, qui longtemps ont paru sans importance, mais qui, en réalité, produisent le phénomène grandiose de la genèse des pétroles.

Pour les comprendre il a fallu un travail collectif pénible, approfondi. Des sciences nouvelles, celle des marais, l’écologie des plantes, se sont constituées, l’étude des tourbes, des sols et des limons aquatiques a pris une nouvelle direction. Les savants du Nord — les Scandinaves, 
les Russes, les Anglo-Américains — en étudiant leur nature environnante ont complètement 
changé dans ces dernières dizaines d’années l’aspect scientifique de la nature (…).

Ces savants avaient le sentiment libre de la nature, ils la comprenaient en dehors de leurs laboratoires comme un Tout. Et ils y ont vu ce que les autres avant eux n’avaient pas remarqué.

Si même les explications de [l’Allemand] H[enry]. Potonié ne sont pas toujours heureuses, le fait principal qu’il a exprimé reste intact. Les pétroles, ainsi que les houilles, sont des produits finaux d’une lente décomposition des matières végétales et animales.

Cette décomposition commence sous l’eau, dans les bassins aquatiques à la surface terrestre, en biosphère, et finit dans la deuxième enveloppe thermodynamique. La structure chimique des différents pétroles est liée à la structure moléculaire distincte de leurs matières primaires, produits de la matière vivante.

Les pétroles sont des produits de la transformation des premiers des produits de la décomposition sous l’eau des matières vivantes, dans les régions de l’écorce pauvres en oxygène, à une température et à une pression plus hautes que celles de la biosphère. L’origine de leur genèse est biochimique (…).

Si le mécanisme même du processus ne nous est pas connu dans ses détails et si la formation des gisements pétrolifères est en beaucoup de points encore très discutable, le fait fondamental est établi : les pétroles proviennent de la matière vivante. »

Si l’on voit justement l’importance des matières organiques fossiles que sont le gaz naturel, le charbon, le pétrole pour le développement du mode de (re)production de l’humanité, alors on est obligé de comprendre que cela implique l’utilisation de la vie par la vie.

Le gaz naturel, le charbon, le pétrole, ont donc bien en effet comme base le carbone fossile, c’est-à-dire des restes d’êtres vivants.

La crise du réchauffement climatique est donc directement issue de l’utilisation en un laps de temps très rapide par la vie humaine de ce que la vie elle-même a accumulé pendant une très longue période, plusieurs centaines de millions d’années.

Le gaz naturel, le charbon, le pétrole… existent en raison d’une sédimentation de matériaux qui n’ont pas été recyclés par la vie. Leur existence tient ainsi au développement inégal dans le processus d’utilisation de la matière par la vie (en tant que matière vivante).

Il est intéressant de voir ici que le russe Mikhaïl Lomonossov (1711-1765), qui fut chimiste, physicien, astronome, historien, philosophe, poète, dramaturge, linguiste, slaviste, pédagogue, mosaïste, fut le premier à affirmer que le pétrole et le charbon provenaient justement de débris d’êtres vivants.

L’illustre Mikhaïl Lomonossov, avec Catherine II de Russie,
tels que vu par Ivan Kuzmich Fedorov, en 1884.

Il est à noter ici que l’Allemand Alexander von Humboldt et le Français Louis Joseph Gay-Lussac s’opposèrent à cette théorie ; pour eux, le charbon et le pétrole provenaient d’une action à l’intérieur de la planète. Cette perspective fut ensuite partagée par le Français Marcellin Berthelot et le Russe Dmitri Mendeleïev.

Nikolaï Koudriavtsev réaffirma cette théorie dite du « pétrole abiotique » en 1951, lors d’un congrès de l’Institut panrusse de Pétrole et de Recherches Géologiques. Il avait au préalable passer quelques années en camp de travail comme ennemi du peuple et ce n’est que dans les années 1950 et 1960 qu’il put diffuser cette conception selon laquelle le pétrole était produit depuis le manteau terrestre, et cela en continu.

On voit ici que la perspective ouverte se place à l’opposé de celle élaborée par Vladimir Vernadsky.

Si l’on avait, dans les années 1960, saisi le rapport de l’humanité au charbon, au pétrole, au gaz naturel, comme étant un rapport de la vie avec la vie, dans le cadre d’un processus non linéaire et d’un développement inégal, alors on aurait bien plus vite, et de manière meilleure, cerné la question.

Le charbon, le pétrole, le gaz naturel n’auraient pas été considérés comme des ressources au même titre qu’un rocher ; ils auraient été placés dans le cadre d’un processus, dont le sens complet reste encore à comprendre, mais en tout cas aurait permis de prendre en compte très tôt le réchauffement climatique.

L’humanité aurait active, conscience dans son rapport aux matières organiques fossiles, et non pas simplement passive, avec une démarche utilitariste-pragmatique.

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Vladimir Vernadsky et la biosphère comme espace-temps déterminé

Vladimir Vernadsky a initialement fait deux choses : reprendre l’asymétrie moléculaire découverte par Louis Pasteur et prolongée par Pierre Curie, assumer le principe d’une lecture cosmique, au sens d’un univers sans Dieu et allant dans une direction.

La conséquence de ces deux thèses fut leur fusion dans la conception de la biosphère, c’est-à-dire de la transformation de la matière inerte, dans ses fondements moléculaires, par la matière vivante.

La thèse de la biosphère comme système est un aspect seulement de la démarche de Vladimir Vernadsky. L’autre aspect est que la biosphère est un système dynamique, dont le fondement est la modification de la matière par elle-même, de la matière inerte par la matière vivante.

Vladimir Vernadsky

Ce faisant, Vladimir Vernadsky redéfinit l’espace-temps de la planète Terre.

Initialement, le terme « biosphère » a été employé par l’Autrichien Edouard Suess dans La formation des Alpes, en 1875, pour désigner la couche de la planète Terre où il y a des êtres vivants. Chez Vladimir Vernadsky, la notion prend un autre sens, car il ne s’agit nullement de raisonner en termes descriptifs, sans accorder une dimension substantielle au concept.

Ainsi, dans son article de 1938, Sur certains problèmes fondamentaux de la biogéochimie, Vladimir Vernadsky rejette la vision d’Edouard Suess d’une biosphère comme surface terrestre, ainsi que celle de Claude Bernard d’une planète comme simple support cosmique. Vladimir Vernadsky considère que la biosphère a une composition et une structure strictement définies.

Il dit ainsi :

« La biosphère n’est pas une nature amorphe, une partie sans structures dans l’espace-temps, où des phénomènes biologiques sont étudiés et établis indépendamment d’elle ; elle a une structure définie changeant à travers le temps suivant des lois.

Cela doit être pris en considération dans toutes les déductions scientifiques, dans la logique de la science naturelle en tout premier lieu, et ce n’est pas fait.

La « nature » du naturaliste est seulement la biosphère. C’est quelque chose de tout à fait défini et délimité. »

Ce que veut dire Vladimir Vernadsky, c’est que la biosphère relève d’un espace-temps bien déterminé, possédant son autonomie. La biosphère n’est pas un phénomène qui existerait en une partie d’un endroit et une partie d’un temps, elle forme elle-même un espace-temps justement parce que c’est un phénomène.

Et ce processus est dynamique, car la matière vivante est en train de modifier la matière inerte, au sens où la vie se développant, la structure moléculaire se modifie par l’intégration comme matière vivante dans le domaine de la vie.

Dans De quelques manifestations géochimiques de la vie, il dit ainsi :

« Des faits nouveaux, établis récemment par des études qui semblaient complètement étrangères aux problèmes biologiques, font penser que la vie peut agir sur la symétrie des atomes, c’est-à-dire que les atomes qui entrent dans la composition de la matière vivante peuvent présenter des propriétés et des mélanges isotopiques différents de ceux qui construisent la matière brute. »

Ce phénomène est de portée universelle. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky témoigne de sa dynamique tout à fait juste. Il a compris le développement inégal dans l’univers et de l’univers.

Voici comment il présente cette dimension cosmique, dans Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, une conférence faite à la Société des Naturalistes de Leningrad en 1931, le texte étant révisé par l’auteur.

« La vie n’a pu se créer, selon Pasteur, que dans un milieu de dissymétrie particulière, distinct du milieu habituel de la biosphère. Nous comprenons sous le terme du dissymétrie un phénomène complexe, que Pasteur se représentait autrement que nous.

Cette notion fut approfondie après Pasteur par P. Curie, qui en formula un principe d’une immense portée théorique, principe que j’appellerai principe de P. Curie.

Ce principe dit :

« La dissymétrie ne peut se manifester que sous l’action d’une cause, douée de la même dissymétrie. »

Je ne puis entrer ici dans des détails, mais il importe de noter que, selon le principe de Curie il doit exister une extrême stabilité du milieu dissymétrique ou du phénomène dissymétrique dans le milieu où cette dissymétrie fait défaut.

De très diverses manifestations de la dissymétrie peuvent évidemment exister, et la dissymétrie liée avec les phénomènes de la vie est une de ces formes.

Nous appellerons dissymétrie spécifique de la vie la propriété déterminée de l’espace ou d’un autre phénomène lié avec la vie, pour lequel il n’existe pas d’autre élément de symétrie que les axes de la simple symétrie, mais ces axes sont anormaux, car une de leurs propriétés essentielles y fait défaut, – celle de la parité des phénomènes droits et gauches, observés autour d’eux.

Un tel milieu dissymétrique se distingue nettement du milieu cristallin, caractérisé par les axes de la simple symétrie.

Il n’existe ou ne prédomine dans le milieu dissymétrique qu’un seul des deux phénomènes antipodes – droit ou gauche – tous les deux peuvent y exister.

Tandis que le milieu symétrique cristallin énantiomorphe comprend toujours deux milieux simultanés, – mais toujours séparés – quantitativement identiques – droit et gauche.

Dans le milieu dissymétrique caractéristique de la vie, il ne se forme qu’un seul de ces deux milieux – droit ou gauche, ou l’un des deux y prédomine nettement.

On peut représenter ce milieu dissymétrique mathématiquement, comme un milieu symétrique cristallin énantiomorphe, dont la symétrie est enfreinte.

La dissymétrie indique alors une violation de symétrie habituelle. Les éléments de la symétrie complexe font toujours défaut dans un tel milieu dissymétrique, il n’y existe ni centre, ni plan de symétrie.

Ainsi la doctrine de la symétrie n’embrasse pas la dissymétrie particulière à la vie, la disparité des phénomènes droits et gauches y servant d’obstacle. Du point de vue de la doctrine de la symétrie c’est une infraction particulière et déterminée de symétrie.

Pasteur a indiqué que la structure de la matière des organismes vivants ainsi que les manifestations physiologiques de ces organismes étaient caractérisés par une dissymétrie nettement exprimée, avec prédominance de phénomènes droits.

Le caractère droit des organismes se manifeste comme par la rotation droite du plan de la polarisation de la lumière de leurs composés essentiels – purs et cristallisés, concentrés dans les œufs, dans les semences, par leurs antipodes cristallins droits, qui se forment lors de la cristallisation en dehors des organismes, par l’assimilation des antipodes droits par les organismes dans le phénomène de nutrition (eux seuls peuvent leur servir de nourriture); les organismes sont indifférents au sujet des antipodes gauches dans ces processus (ils les évitent pendant la nutrition), etc.

Je n’indiquerai pas les déductions générales, importantes, que Pasteur tira de cette généralisation empirique.

Je noterai seulement qu’il a indiqué avec justesse, bien avant l’établissement du principe de P. Curie, que la génération spontanée, l’abiogenèse, l’apparition de la vie du sein de la matière brute, ne pouvait avoir lieu que dans un tel milieu dissymétrique droit. Il croyait que c’était dans ce sens là qu’il fallait diriger les essais de la synthèse d’un organisme vivant.

Il avait déjà énoncé et jusqu’à présent cela s’est trouvé justifié, que seuls les organismes vivants possédaient une telle dissymétrie sur la Terre. Il suit de la généralisation de Pasteur, en tenant aussi compte du principe de Redi, que la matière de la biosphère est hétérogène d’une manière extraordinaire.

D’une part les organismes vivants sont dissymétriques, dans le sens indiqué et ne se forment que par multiplication (c’est-à-dire proviennent toujours de la substance dissymétrique même, selon les principes de Redi et de Curie).

D’autre part la matière terrestre ordinaire n’a pas une telle structure.

Aucune des autres enveloppes terrestres ne contient la matière dissymétrique découverte par Pasteur. La limite qui sépare ces deux milieux est très nette.

D’autres corps terrestres furent encore découverts après Pasteur, possédant les mêmes propriétés les pétroles, mais les pétroles sont liés dans leur genèse avec la vie.

La dissymétrie des pétroles – jointe à leur origine biogène, permet d’introduire une correction dans la généralisation de Pasteur.

Il doit non seulement exister des formes de vie droites, comme le pensait Pasteur, mais gauches aussi car bien que ce soient les pétroles à rotation droite qui prédominent, il existe aussi de rares pétroles à rotation gauche.

Cette correction de la généralisation de Pasteur relative au caractère droit de la dissymétrie vitale, aurait pu être notée plus tôt, de sa vie, d’autres manifestations de la dissymétrie vitale étant connues de longue date, donnant pour les organismes parmi la majorité prédominante des formes droites des formes individuelles gauches, par exemple certains mollusques donnent des coquilles à spirale gauche (individus gauches) parmi la masse prédominante des formes à spirale droite phénomène, qui avait frappé l’attention des naturalistes encore au XVIIIe siècle.

Ainsi le trait essentiel de cette dissymétrie c’est la prédominance nette de l’un des antipodes, l’inégalité frappante du nombre des droits et des gauches.

La prédominance des formes droites dans les phénomènes vitaux est habituellement nettement marquée, bien qu’ici aussi les albumines les plus importants des mammifères (l’homme), mélanges de colloïdes, possèdent dans la majorité écrasante des cas la rotation gauche.

Outre les organismes vivants et les pétroles et autres produits organiques qui sont liés par leur genèse a la vie, tous les autres phénomènes de la biosphère ne manifestent pas cette dissymétrie.

Elle fait défaut comme l’a montré Curie dans les champs magnétiques et électriques.

L’homme peut créer dans les laboratoires des milieux de structure énantiomorphe, possédant quelques propriétés des structures énantiomorphes dissymétriques, caractéristiques de la vie. Cependant il n’a pas réussi jusqu’à, présent à créer un milieu dissymétrique, analogue à celui qui se trouve dans l’intérieur des organismes.

L’étude de l’action sur les phénomènes vitaux des milieux formés par les rayons droits ou gauches polarisés circulaires ouvre un champ de grand intérêt, mais ce n’est pas un milieu dissymétrique analogue a celui des organismes.

Il faut même toujours avoir en vue que selon le principe de Curie l’activité de l’homme serait elle-même une cause dissymétrique et la création par lui d’un milieu dissymétrique répondant à la vie, serait un fait normal, au point de vue de la dissymétrie.

Suivant certaines indications il existerait des phénomènes dissymétriques hors de la Terre, dans le Cosmos. Et déjà L. Pasteur chercha la cause de l’apparition du phénomène dissymétrique de la vie dans le Cosmos, dans les phénomènes ayant lieu hors de la planète.

La forme spirale des nébuleuses et de quelques agglomérations stellaires indique la présence probable de phénomènes analogues dissymétriques dans le Cosmos. Si les spirales droites prédominent en effet nettement parmi les nébuleuses spirales, comme le constatent de nombreuses photographies, ou si dans certaines parties de l’univers se concentrent des nébuleuses a spirale droite et dans d’autres des nébuleuses à spirale gauche l’existence d’espaces dissymétriques dans le Cosmos deviendrait plus que probable.

Cette dissymétrie paraît être analogue à celle qu’on observe dans l’espace pénétré par la vie, c’est-à-dire qu’elle possède des vecteurs énantiomorphes (resp. seulement les axes de la symétrie simple) et qu’en même temps tous les deux vecteurs – droit et gauche – peuvent y exister, mais non en nombre égal; les vecteurs droits y prédominent plus souvent.

Il est possible que notre planète privée de phénomènes dissymétriques, outre la vie dans la biosphère, peut – en traversant les régions du Cosmos qui en possèdent – pénétrer à quelque stade de son histoire dans l’espace de la dissymétrie droite de ce genre, c’est-à-dire peut s’engager dans les conditions du champ dissymétrique droit où la vie peut s’engendrer.

Certes, ce champ dissymétrique droit ne peut aucunement par lui seul engendrer la vie, mais son absence exclut ce processus. »

Vladimir Vernadsky, Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, 1931

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Vladimir Vernadsky et la matière en rapport avec elle-même

En considérant la matière vivante comme un bloc unifié, Vladimir Vernadsky basculait inéluctablement dans une problématique matérialiste dialectique, puisque la matière ne peut avoir un rapport qu’avec elle-même dans son existence, puisqu’il n’y a rien d’autre.

En supprimant une source, une origine extérieure à la matière, en se passant de l’hypothèse de Dieu, Vladimir Vernadsky place la matière face à elle-même. De fait, dans son article sur l’autotrophie humaine de 1925, Vladimir Vernadsky affirme qu’un être humain qui ne trouverait plus d’autres matières vivantes pour satisfaire ses besoins en termes de nutrition serait condamné.

Les êtres humains ne peuvent pas produire leurs aliments « tout seul », ils doivent anéantir d’autres êtres vivants ou bien profiter de leur activité biochimique. De manière flagrante, Vladimir Vernadsky tombe ici sur la notion de reproduction de la vie humaine, que Karl Marx analyse en détail, avec le concept de mode de production.

Vladimir Vernadsky

Vladimir Vernadsky ne part toutefois pas dans la direction de l’économie et de toutes manières ne comprend rien du tout à cette problématique, puisque dans le même article il rejette la Russie soviétique comme un exemple de chaos, de situation de la civilisation comme au bord du précipice, etc.

En scientifique bourgeois progressiste, il attribue toutes les mauvaises situations à une incompréhension par l’humanité du rôle essentiel de la science et donc des scientifiques.

Il cite, comme incompris ou dévalorisés, les britanniques Henry Cavendish (1731-1810) et Joseph Priestly (1733-1804), Antoine Lavoisier (1743-1794), le Suisse Nicolas Théodore de Saussure (1767-1845), le néerlandais Jan Ingen-Housz (1730-1799), pionniers qui auraient été compris seulement une ou deux générations après, avec Jean-Baptiste Boussaingault (1801-1881), Jean-Baptiste Dumas (1800-1884), Justus von Liebig (1803-1873).

Il faudrait donc céder la préséance sociale aux scientifiques ; Vladimir Vernadsky ne quittera jamais cette conception, même s’il considérera que la science peut être assumée par la société toute entière. Il est à noter par ailleurs que né en 1863, il a alors déjà un certain âge.

Vladimir Vernadsky

La direction que prend donc Vladimir Vernadsky, c’est la géologie, dans sa dimension chimique. Il constate que pour se construire, exister et reproduire leur existence, les plantes s’appuient sur leur propre capacité à puiser les ressources dans leur environnement immédiat, ce que l’Allemand Wilhelm Pffefer appelle des organismes autotrophes.

Vladimir Vernadsky constate alors que sans cette activité chimique des plantes, qui s’appuie sur l’énergie solaire, ni les champignons, ni les animaux, ni les êtres humains ne pourraient exister.

Il considère alors, fort logiquement, que la vie ne consiste pas en un assemblage d’individus isolés, et il note également l’existence numériquement massive des bactéries, découvertes par le Russe Sergueï Nikolaïevitch, qui sont également autotrophes, c’est-à-dire capables de synthétiser leur matière organique à partir d’éléments minéraux.

Or, par la raison, l’humanité est capable d’une action toujours plus importante sur cet ensemble du bloc du vivant, bien plus que sa masse physique ne pourrait le laisser penser.

Reprenant le concept d’Homo Faber de Henri Bergson, il explique que l’humanité, avec la découverte de l’agriculture il y a de cela 600 générations, modifie de manière toujours plus contrôlée son environnement, la composition chimique et minéralogique de la matière.

En utilisant l’énergie des courants marins et des vagues, l’énergie atomique et l’énergie solaire, l’humanité pourra être en mesure de synthétiser son alimentation indépendamment de la matière vivante, formant un schisme avec elle. L’être humain deviendrait alors un animal autotrophe, en tant que manifestation d’un long processus naturel.

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Vladimir Vernadsky et la matière vivante comme bloc unifié

Vladimir Vernadsky avait saisi que Louis Pasteur avait mis la main sur une sorte de clef montrant bien que la nature évolue selon des bases bien précises, et universelles. Il lui restait cependant à être en mesure de parvenir à une vision du monde.

Pour ce faire, il s’appuya sur des concepts récupérés à Paris.

Donnant des cours à la Sorbonne en 1922, Vladimir Vernadsky rencontra en effet le mathématicien Edouard Le Roy, sorte de disciple du philosophe Henri Bergson, ainsi que le catholique Teilhard de Chardin.

Ces deux derniers penseurs cherchaient à fusionner une lecture scientifique – pratique, de type matérialiste, avec une philosophie idéaliste attribuant à l’acte créateur un rôle déterminant. C’est ce qu’on appelle le vitalisme, une philosophie ayant eu une grande importance en France dans l’histoire des idées.

Cet acte censé être créateur était, pour l’un comme pour l’autre, à la fois un choix subjectif fait en toute conscience, et quelque chose d’obligatoire de par l’évolution du monde. On a là une tentative, vouée à l’échec, de mêler l’idéalisme au déterminisme.

Dans le contexte français, marqué par un très haut niveau scientifique, cela va aboutir à une sorte de lecture à prétention planétaire, voire cosmique, le vitalisme étant par essence universel, Henri Bergson parlant d’énergie créatrice.

Celui-ci théorise également le principe de l’homo faber ; l’homme qui utilise des outils est une forme nouvelle d’humanité, agissant de manière prétendument créatrice comparée à auparavant. Il constate également que son impact est au niveau planétaire.

Teilhard de Chardin avait quant à lui une lecture vitaliste de l’univers, qui fut réfutée par l’Église pour sa démarche matérialiste latente et forme un monument intellectuel très développé.

Teilhard de Chardin reconnaît en effet la conception idéaliste du big bang, d’un prétendu début à l’univers. Mais il rattache la fin à la résolution de tout conflit matériel, à une sorte de grande fusion, comme si l’univers ne restait plus que positif, ayant abandonné toute négativité, basculant ainsi dans Jésus-Christ.

Teilhard de Chardin considère qu’il y a d’abord l’étape de la géo-genèse, puis de la bio-genèse et enfin celle de la psycho-genèse. C’est un mélange entre la conception matérialiste de la transformation (allant au communisme) et l’idéalisme religieux fantasmant sur un passage de la matière à l’esprit « pur ».

La psycho-genèse aboutit ainsi à une « noosphère », la planète devenant « pensée » pure alors que l’univers revient ainsi à Jésus-Christ.

Cela ressemble beaucoup à la conception pareillement tripartite, empruntée aux figures du Père, du Fils et du Saint-Esprit, élaborée par Joachim de Flore au 12e siècle en Italie. C’est ainsi une réactivation d’une forme de millénarisme, alors que le communisme s’affirme historiquement.

De plus, cette lecture inquiète oscillant entre matérialisme à portée cosmique et métaphysique idéaliste correspond à tout un conflit entre religion et science au milieu du 20e siècle ; le roman de science-fiction Solaris, du polonais Stanislas Lem, avec une planète existant comme « pensée pure », est le grand classique littéraire du genre, avec également une version cinématographique réalisé par le réalisateur soviétique très porté sur la métaphysique et les interrogations cosmiques Andréi Tarkovsky.

Vladimir Vernadsky puise sans aucun doute dans l’approche de Henri Bergson et de Teilhard de Chardin. Etant un scientifique de la bourgeoisie dans sa dimension progressiste, Vladimir Vernadsky ne pouvait pas ne pas aller dans le sens de souligner l’importance des choix, de la subjectivité.

En 1925, il écrivit à ce sujet un article pour la Revue générale des sciences pures et appliquées, basée en France. Dans L’autotrophie humaine, il explique que la raison humaine, dirigée et contrôlée par la volonté de l’être humain socialisé, était devenue une nouvelle force géologique et peut-être même cosmique.

On a ainsi à la fois la dimension matérialiste avec la nature géologique de la question, et la dimension idéaliste avec la « volonté humaine ». Vladimir Vernadsky n’étant cependant ni philosophe ni religieux, sa notion de « volonté humaine » est extensible.

Il entend par là non pas tant la volonté de chaque individu ou de l’espèce humaine, mais le fait que la société humaine transforme la réalité autour d’elle, s’agrandissant, ayant un impact toujours plus grand sur son environnement direct et indirect.

Ce que veut dire Vladimir Vernadsky par « volonté humaine », c’est surtout le caractère qualitativement différent de l’action exercée par l’espèce humaine si on la compare à celle du reste de la matière vivante. Cependant, en même temps, dans son article, Vladimir Vernadsky place l’humanité au sein du « bloc de la vie », du « bloc vivant ».

Il y a ici une opposition dialectique – que Vladimir Vernadsky ne perçoit pas – mais qu’il résout au moyen d’une référence au naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697), dont l’idée fut reprise par la suite par Antonio Vallisnieri (1661-1730) et, selon Vladimir Vernadsky, de manière décisive par Louis Pasteur.

Cette idée consiste à affirmer que tous les êtres vivants sont issus d’autres êtres vivants.

Le naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697)

Vladimir Vernadsky fait alors un véritable tour de force. D’un côté, il tombe dans l’idéalisme en disant que c’était là un fait pour l’instant prouvé par la science, et qu’il n’est nullement assuré, même si c’était possible, qu’on parvienne à voir si la matière vivante provient de la matière non vivante qui aurait connu un changement.

Vladimir Vernadsky rejette ainsi deux conceptions : celle, religieuse, faisant que Dieu forme la vie à partir de matière « neutre », et celle, matérialiste, où la matière vivante est le produit naturel du mouvement dialectique de la matière non vivante.

Cela devrait tomber alors dans une sorte de mi-chemin improductif, oscillant perpétuellement entre idéalisme et matérialisme, comme c’est le cas chez Henri Bergson et Teilhard de Chardin, anéantissant tout caractère productif à leur démarche intellectuelle et conceptuelle.

Cependant, Vladimir Vernadsky fait alors un saut qualitatif en disant : puisqu’il en est ainsi, il faut considérer la matière vivante comme un bloc unifié ayant existé depuis le départ sur notre planète.

Il réfute de ce fait l’idéalisme pour n’avoir qu’en perspective la matière en général, comme système.

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Vladimir Vernadsky, la dissymétrie moléculaire et la matière vivante

Louis Pasteur a insisté très lourdement sur le fait que l’existence de ces molécules « miroirs » impliquait la rupture, qu’il ne fallait pas les saisir statiquement, mais comme base universelle du mouvement.

Malheureusement, Louis Pasteur ayant eu beau faire cette découverte au début de sa vie et toujours l’avoir défendu comme essentielle, il partit dans d’autres directions et ne fut jamais en mesure d’y revenir, à son grand regret.

Cette question passa même à la trappe à l’époque, avant que les progrès de la science n’y fassent inévitablement y retourner, sans toutefois un réel aperçu matérialiste de la question. La bourgeoisie était devenue trop réactionnaire, elle obscurcissait toute perspective.

C’est là qu’intervient Vladimir Vernadsky comme disciple de Pasteur. Dans L’étude de la vie et la nouvelle physique, une conférence faite aux Sociétés des Naturalistes de Moscou et de Leningrad, 1930, il explique la chose suivante :

« La dissymétrie de la matière vivante fut découverte il y a de ça plus de 80 années — en 1848 — par l’un des plus grands savants du dernier siècle, Louis Pasteur, qui éclaircit toute son importance pour la structure scientifique de l’Univers.

Pasteur conçut la dissymétrie comme un phénomène cosmique et en tira des conclusions très importantes pour la connaissance de la vie. Ses travaux doivent attirer aujourd’hui l’attention la plus assidue de la nouvelle physique. Il est plusieurs fois revenu à ces idées en les approfondissant toujours davantage.

Il y est revenu la dernière fois sous une forme suivie, en 1883, il y a de ça quarante-six ans et a regretté de ne pouvoir pas s’y approfondir expérimentalement ; il considérait cette découverte comme l’œuvre la plus importante de toute sa vie, comme la pénétration la plus profonde de son génie dans les problèmes de la science.

La destinée de ses idées fut étrange ; l’idée principale, que Pasteur ressortit n’a pas pénétré jusqu’aujourd’hui dans la pensée scientifique. L’opinion publique des chimistes l’a reconnue douteuse dans ses fondements. Il me semble que cela dépend du fait que les chimistes n’ont jamais tenu compte dans toute son ampleur de la notion de dissymétrie, sur laquelle Pasteur s’est appuyé, et que cette notion n’a pas été comprise par ses contemporains.

Elle fut soumise à une analyse profonde par un autre français génial, Pierre Curie, en 1894. La formulation des idées de P. Curie est exceptionnellement concise, ce qui pouvait les faire paraître abstraites, mais son théorème principal— sur la dissymétrie — ne permet aucun doute et est évident pour le naturaliste dans son importance concrète.

Il dit :

«Les éléments de symétrie des causes doivent se retrouver dans les effets, les éléments de dissymétrie des effets doivent se retrouver dans les causes.»

Ce principe de Curie résout la dispute irrévocablement en faveur de Pasteur, dans la partie de ses affirmations demandant à rechercher la cause de la dissymétrie des corps naturels dans les phénomènes de la vie.

La destinée des travaux de Curie fut dans ce domaine analogue à celle de Pasteur. Empêché par la découverte de la radioactivité il revint avant sa mort en 1906, il y a de ça 23 ans, aux travaux sur la symétrie ; à juger d’après ses notes de journal il était arrivé à de grandes généralisations dans ce domaine.

Après sa mort — il fut écrasé par un charretier dans la rue à Paris — personne ne saisit le fil qu’il laissa échapper de l’analyse physique ultérieure du principe de la symétrie, analyse qui nous préoccupe particulièrement aujourd’hui.

L’herbe de l’oubli a recouvert la voie battue par Pasteur et Curie. Il me semble que c’est précisément par là que la vague du travail scientifique doit monter maintenant (…).

Pasteur a incontestablement établi la structure dissymétrique — l’absence du centre et des plans de la symétrie — pour tous les principaux composés, élaborés par les organismes et leurs produits. L’expérience de plus d’un demi- siècle de la biochimie confirme absolument ce fait.

Il nomma cette dissymétrie — moléculaire, car elle ne se manifeste pas seulement dans les cristaux, mais dans la phase liquide et dans les solutions. Elle a rapport avec la distribution hélicoïdale des atomes dans l’espace, conformément aux lois de la symétrie des cristaux.

Les albumines, les graisses, les hydrates de carbone, les alcaloïdes, les hydrocarbures, les sucres etc. sont dissymétriques.

Tous les corps chimiques construisant les grains et les œufs sont tous sans exception nettement dissymétriques.

Les composés naturels inorganiques, les minéraux inorganiques, ne manifestent une telle dissymétrie moléculaire dans aucun cas, la propriété de la rotation du plan de la polarisation de la lumière à l’état liquide ou dans les solutions leur fait défaut (…).

Pasteur en a déduit avec raison qu’une si nette différence entre la matière des organismes vivants et la matière brute devait être étroitement liée avec les propriétés fondamentales de la manifestation de la vie et qu’elle exigeait inévitablement des forces cosmiques particulières sous l’action desquelles la vie se manifeste.

Il disait :

« si les principes immédiats de la vie sont dissymétriques, c’est que, à leur élaboration, président des forces cosmiques dissymétriques ; c’est là, suivant moi, un des liens entre la vie à la surface de la terre et le Cosmos, c’est-à-dire l’ensemble des forces répandues dans l’univers. »

Et encore :

« la dissymétrie je la vois partout dans l’univers. »

« Car nous venons de voir qu’il n’y avait qu’un seul cas où les molécules droites différaient de leurs gauches, le cas où elles sont soumises à des actions d’un ordre dissymétrique. Ces actions dissymétriques, placées peut-être sous des influences cosmiques, résident-elles dans la lumière, dans l’électricité, dans le magnétisme, dans la chaleur ?

Seraient-elles en relation avec le mouvement de la Terre, avec les courants électriques par lesquels les physiciens expliquent les pôles magnétiques terrestres ? »

« Quelle peut être la nature de ces actions dissymétriques ? Je pense, quant à moi, qu’elles sont d’ordre cosmique. L’univers est un ensemble dissymétrique, et je suis persuadé que la vie,

telle qu’elle se manifeste à nous, est fonction de la dissymétrie de l’univers ou des conséquences qu’elle entraîne. Le mouvement de la lumière solaire est dissymétrique » (…).

Profondément conscient de l’immense portée de sa découverte. Pasteur affirmait avec justesse,

qu’il avait trouvé une preuve incontestable de ce « que la dissymétrie moléculaire, jusqu’à ce jour l’apanage exclusif des produits élaborés sous l’influence de la vie, apparaît comme modificateur des phénomènes physiques et chimiques propres à l’organisme. »

Les idées de Pasteur ne reçurent pas de réponse ; les faits établis par lui ne furent pas développés.

Nous n’avons pas avancé d’un pas dans le cours de ces 80 années sur la voie frayée par Pasteur, nous nous sommes arrêtés impuissants devant les énigmes éclairées par lui.

Nous ne l’avons pas fait bien que leur importance et la pleine possibilité de les étudier expérimentalement soient évidentes (…).

De nombreux autres phénomènes se rapportant ici sont connus en biologie de longue date, mais ne furent malheureusement pas recueillis et réunis par la pensée scientifique systématique.

L’un de ces phénomènes avait encore à la fin du XVIIIème siècle attiré l’attention d’un écrivain français, d’un savant, portant un nom jadis fameux ; qui laissa une trace profonde dans les sentiments et les pensées des hommes du XVIIIème siècle, précurseur du romantisme sur le palier du dernier siècle. Bernardin de Saint-Pierre.

Il écrivit dans ses Etudes de la nature :

« Il est très remarquable, par exemple, que toutes les mers sont remplies de coquillages univalves d’une infinité d’espèces très différentes, qui ont toutes leurs spirales qui vont croissant du même côté, c’est-à-dire de gauche à droite, comme le mouvement du globe lorsqu’on tourne l’embouchure du coquillage au Nord et vers la Terre.

Il n’y en a qu’un bien petit nombre d’espèces exceptées et que, pour cette raison, on appelle uniques.Les formes de celles-ci vont de droite à gauche. Une direction si générale et des exceptions si particulières dans les coquilles ont sans doute leurs causes dans la nature et leurs époques dans des siècles inconnus où leurs germes furent créés. »

Bernardin de Saint-Pierre est plus artiste que savant et comme cela arrive souvent il a embrassé avec justesse par son sentiment cosmique de la nature le phénomène grandiose de la vie qu’a abordé 50 années après lui l’expérimentateur Pasteur. »

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Vladimir Vernadsky, la dissymétrie moléculaire et le mouvement-reflet de la matière

Même si ce domaine reste à approfondir de manière formidable, il est possible d’affirmer les éléments essentiels de la compréhension matérialiste dialectique de cette question.

Le mouvement de la matière s’appuie sur la matière elle-même et ce mouvement passe par le reflet, l’écho, réalisé dans la matière elle-même.

Il ne s’agit donc pas que de constater l’existence de ces formes miroir, mais d’en saisir la signification, car la vie repose justement sur les molécules « miroirs ». La science n’utilise pas cette expression, ce qui est regrettable ; au sens strict, il faudrait parler de molécules – reflet, de molécules – miroirs.

L’idée est la suivante, pour bien cerner la question. Prenons OOO comme symbole d’un miroir.

Si on prend un carré, on voit qu’on la même image de part et d’autre, ce qui donnerait si l’on veut :

■ OOO ■

On a la même chose d’un côté comme de l’autre. Il en va de même pour un disque, un triangle, car il suffit d’en changer simplement l’orientation pour retrouver la même chose. Ainsi, on a :

► OOO ◄

On s’aperçoit qu’il suffit de tourner (ou de retourner en trois dimensions) le triangle à gauche pour obtenir celui de droite, vue dans le miroir.

Imaginons maintenant qu’il y ait non pas simplement une forme, mais plusieurs, en liaison les unes avec les autres. On aurait par exemple pareillement :

▲– ■ – ▲ OOO ▲– ■ – ▲

On a ici ce qui à gauche strictement qui est équivalent de ce qui à droite.

Or, la vie utilise des molécules où ce qu’on a à gauche n’est pas l’opposé de ce qu’il y a à droite, mais l’inverse. Prenons un exemple :

main gauche OOO main droite

On a beau tourner sa main gauche dans tous les sens, on obtiendra jamais l’équivalent d’une main droite, et inversement. C’est pareil pour les pieds.

Il y a des molécules qui ont un axe de symétrie et dont le « miroir » est un équivalent strict… Et des molécules dont le miroir est comme « tourné » à l’envers. C’est cela qu’a découvert Louis Pasteur.

Louis Pasteur en 1857

Reste toutefois à établir la signification de cela. De fait, l’absence de symétrie propre à certaines molécules, leur nature « miroir », tout cela relève du mouvement de la matière et il est très intéressant de voir que les scientifiques, par méconnaissance du matérialisme dialectique, se heurtent ici à un problème fondamental.

En effet, la main gauche est l’inverse de la main droite, et inversement. Du point de vue matérialiste dialectique, cela signifie que l’une est l’écho de l’autre, son reflet dans la matière.

L’évolution est, si l’on veut, la formation par reflet dans la matière. Le rapport de « l’original » à son reflet relève d’un saut qualitatif effectué pour la formation de ce reflet : il est donc dialectique.

C’est pour cela par exemple qu’on a une main plus forte qu’une autre, et non deux équivalents.

Le matérialisme dialectique affirme que la matière est en mouvement, que ce mouvement imprime la matière, produisant des échos, des reflets, avec une interaction dialectique, une transformation, et ainsi de suite à l’infini, éternellement.

Mao Zedong et Staline, deux figures éminentes du matérialisme dialectique.

En ce sens, la découverte des molécules miroirs est un pas en avant dans la compréhension du mouvement matériel. Il en va de même pour la découverte récente des neurones-miroirs, qui s’activent lorsque quelqu’un en face de soi fait la même chose. C’est là encore une trace, si l’on veut, de la construction de la matière par elle-même, par le mouvement, par le reflet.

Cependant, en l’état actuel des choses, les scientifiques bourgeois ne connaissent pas la dialectique. Ils raisonnent en termes de cause-conséquence, correspondances-symétrie. Ils disent donc que ce qui relève de la chiralité est asymétrique, car sans « miroir » on n’obtient pas l’opposé, les deux opposés étant appelés énantiomères (enantios signifiant opposé en grec).

Le souci est qu’ainsi, ils ne font que déplacer la symétrie, ce qui les bloque.

Ils cherchent une symétrie dans une molécule et s’il n’y en a pas, ils l’admettent. Cependant, ils utilisent alors le principe du miroir-plan pour découvrir la forme pouvant s’apposer à celle-ci, tout comme une main gauche peut s’apposer à une main droite.

Or, ce faisant, ils ne font que déplacer la symétrie. Dans leur raisonnement, la main droite est symétrique non pas en soi, ce qu’ils voient bien, mais finalement par rapport à la main gauche. C’est si l’on veut la même approche que ceux pour qui prolétariat et bourgeoisie sont symétriques et liés « statiquement ».

Il y a toutefois un problème fondamental à cela. En effet, une molécule non chirale peut connaître des modifications et devenir chirale. Le résultat obtenu est alors un mélange dit racémique, c’est-à-dire avec autant de forme lévogyre que de forme dextrogyre. Cela n’est vrai cependant qu’en-dehors du monde du vivant.

Le monde du vivant existe à travers de clefs bien précises, qui sont ces molécules chirales. Les acides aminés sont ainsi forcément de type L, les sucres présents dans l’ADN forcément de type D.

La nature ne connaît pas la symétrie avec des équivalents, elle penche toujours dans une direction bien particulière.

Pour prendre un exemple simple et parlant, il suffit de regarder le jeu d’échecs ou un match de football. Il y a autant d’éléments de part et d’autres : dans les deux cas, c’est un jeu entièrement symétrique.

Mais justement, afin de gagner (plus précisément : pour qu’un saut se produise), il fait ouvrir un espace dialectique et casser relativement la symétrie. Cela est fait en ouvrant le jeu de manière différente aux échecs, en faisant sortir telle ou telle pièce d’abord, de sacrifier des pièces (ce qui est la méthode des joueurs les plus éprouvés), ou bien au football en mettant trois, quatre ou cinq joueurs en défense, de changer de tactique en cours de jeu, etc.

On déséquilibre ainsi la dimension symétrique, afin de provoquer un décalage favorable, une issue productive.

La vie s’appuie sur cette démarche.

>Sommaire du dossier

Vladimir Vernadsky, Louis Pasteur et la dissymétrie moléculaire

Vladimir Vernadsky, pour expliquer le mouvement de la matière vivante par rapport à la matière inerte, va s’appuyer sur la question de la symétrie et de l’asymétrie ; c’est Louis Pasteur qui joua un rôle historique essentiel en ce domaine.

A l’arrière-plan, on retrouve évidemment le reflet qui est le mode opératoire de la matière sur elle-même. C’est là la clef scientifique, du point de vue matérialiste dialectique, pour comprendre le mouvement de la matière.

Tout part d’un paradoxe, dont justement Louis Pasteur a le premier compris la teneur : deux structures moléculaires peuvent être les mêmes au sens des éléments présents, et pourtant différentes.

Louis Pasteur, avant 1895,
par le photographe Paul Nadar.

Les choses se sont passées de la manière suivante. Tout part de différentes expériences au moyen de la lumière polarisée, qui est une lumière dirigée dans une seule direction, comme un trait lumineux, pour voir dans quelle mesure elle est déviée par certaines choses.

François Arago s’aperçut justement en 1811 que le cristal de quartz amenait une telle déviation. L’année suivante, c’est Jean-Baptiste Biot qui constatait la même chose concernant des substances organiques en solution (c’est-à-dire dissoutes, de manière liquide).

C’est alors que Louis Pasteur, né en 1822, intervint en 1848. Il est alors au tout début de sa carrière ; s’il est très connu pour ses activités en microbiologie, à la base c’est un chimiste. C’est dans le cadre de ses activités qu’il va trouver que la déviation ne procède pas de la nature sous forme de cristal ou de solution, mais bien de la molécule elle-même.

Il a compris cela en étudiant une forme d’acide tartrique, appelé acide paratartrique ou acide racémique. De manière apparemment surprenante, la lumière polarisée n’y était pas déviée. C’est Louis Joseph Gay-Lussac qui, en 1819, avait remarqué cela.

Louis Pasteur s’y intéressa et se procura ces cristaux venant d’un fût de fermentation de vin à Thann, en Alsace. Il y découvrit alors que les cristaux d’acide paratartrique avaient deux formes, l’une s’opposant à l’autre, comme si l’une était l’autre vue à travers un miroir.

C’est pour cela qu’il n’y avait pas de déviation : un cristal déviait vers la lumière polarisée dans un sens, l’autre cristal la déviait exactement et autant dans le sens inverse.

La conséquence est que s’il y avait déviation, c’est donc qu’on avait affaire à une seule de ces formes. Des molécules ayant la même composition existent ainsi avec une forme inverse ; on parle de forme lévogyre (pour le côté gauche) et de forme dextrogyre (pour le côté droit).

C’était le début d’une révolution conceptuelle, car au-delà de la déviation, les molécules n’agissent pas pareillement.

Si on prend le limonène, par exemple, cette molécule existe en deux variantes. L’une, le (R)-Limonène, a une certaine disposition, qui donne l’odeur de l’orange, l’autre, le (S)-Limonène, a une disposition différente, comme inverse à travers un miroir-plan, qui donne l’odeur du citron.

Représentation de Cram du (R)-Limonène et du (S)-Limonène.
La liaison entre un atome dans le plan et un atome en avant est représentée par le triangle plein ; la liaison entre un atome dans le plan et un atome en arrière est représentée par le triangle hachuré.

Si on prend l’ibuprofène, la (R)-ibuprofène a un effet médicamenteux (antalgique et contre le rhume), la (S)-ibuprofène à la disposition inverse n’a pas d’effet connu.

Pour prendre d’autres exemples : dans le cas du carvone, la (R)-carvone implique une odeur de menthe verte, le (S)-carvone une odeur de cumin ; la (R)-asparagine implique un goût sucré, la (S)-asparagine implique le goût amer des asperges.

Dans une conférence faite à la Société chimique de Paris, le 22 décembre 1883, Louis Pasteur résume cette mise en perspective de la manière suivante :

« Considérez un objet quelconque, naturel ou artificiel, du règne minéral ou du règne organique, vivant ou mort, fait par la vie ou disposé par l’homme, un minéral, une plante, cette table, une chaise, le ciel, la terre, enfin un objet quelconque.

A n’envisager que la forme de tous ces objets, que leur aspect extérieur et la répétition de leurs parties semblables, s’ils en possèdent, vous trouverez que tous peuvent se partager en deux grandes catégories :

la première catégorie comprendra tous les objets qui ont un plan de symétrie,

la seconde catégorie comprendra tous ceux qui n’ont pas de plan de symétrie.

Avoir un plan de symétrie – il peut y en avoir plusieurs pour un même objet – c’est pouvoir être partagé par un plan de telle sorte que vous retrouviez à gauche ce qui est à droite (…).

Au contraire, il y a des corps qui n’ont pas de plan de symétrie. Coupez une main par un plan quelconque, jamais vous ne laisserez à droite ce qui sera à gauche.

Il en est de même d’un œil, d’une oreille, d’un escalier tournant, d’une hélice, d’une coquille spiralée. Tous ces objets et bien d’autres n’ont pas de plan de symétrie ; ils sont tels que, si vous les placez devant une glace, leur image ne leur est pas superposable. »

C’est le physicien britannique Kelvin (1804-1907) qui inventa un terme pour désigner cette caractéristique propre aux molécules de ne pas se confondre avec leur « miroir », mais d’en être l’inverse : la chiralité.

Il a ici puisé dans le mot grec Kheir, qui signifie main. Chaque main est en effet l’autre comme vu à travers un miroir. Si on déplace un cube ou bien une sphère, la forme reste inchangée, mais une main droite et une main gauche, peu importe comment on les déplace, maintiennent leur différence. L’une est l’autre comme vue au moyen d’un miroir.

Ce sont ces molécules qui sont impliqués dans le mouvement de la vie ; les systèmes biologiques sont constitués de molécules marqués par la chiralité.

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Vladimir Vernadsky et les échanges chimiques à l’échelle planétaire

On a une nature chimique des êtres vivants qui est stable, mais en même temps une évolution des êtres vivants. Il est absolument nécessaire de mettre cela en rapport avec l’activité des êtres vivants eux-mêmes.

En effet, les êtres vivants puisent leurs ressources dans leur environnement, à part pour ceux qui peuvent profiter directement de l’énergie solaire. S’ils évoluent, alors leur consommation des ressources évolue également.

Il n’existe aucun mur entre la matière inerte et la matière vivante. Et si la matière vivante se transforme, alors nécessairement elle va puiser dans la matière inerte, modifiant celle-ci.

Vladimir Vernadsky, dans L’évolution des espèces et la matière vivante, établit ainsi le caractère chimique des êtres vivants, leur rapport à leur environnement pour trouver de quoi se constituer :

« D’une part, la migration biogène est liée de la façon la plus intime et génétiquement à la matière de l’organisme vivant, à son existence. Cuvier a donné une définition précise et juste de l’organisme vivant durant sa vie, comme d’un courant incessant, d’un tourbillon d’atomes qui vient de l’extérieur et y retourne.

L’organisme vit aussi longtemps que le courant d’atomes subsiste. Ce courant englobe toute la matière de l’organisme.

Chaque organisme par lui-même ou tous les organismes ensemble créent continuellement par la respiration, la nutrition, le métabolisme interne, la reproduction, un courant biogène d’atomes, qui construit et maintient la matière vivante.

En somme, c’est là la forme essentielle et principale de la migration biogène, dont l’importance numérique est déterminée par la masse de matière vivante existant à un moment donné sur notre planète. »

Vladimir Vernadsky, L’évolution des espèces et la matière vivante

C’est une révolution conceptuelle, car cela signifie saisir l’impact de chaque organisme vivant sur son environnement. On sort d’une lecture simplement morphologique, physiologique, pour le saisir dans son interaction avec l’ensemble de la réalité.

Il y a une interaction chimique générale de tous les aspects de la matière sur Terre. Et forcément, Vladimir Vernadsky souligne le rôle de l’humanité comme force géologique.

La géologie terrestre n’est pas compréhensible sans saisir son rapport chimique avec les êtres vivants en général ; de par l’intervention humaine, cela est d’autant plus vrai. Suivre le raisonnement de Vladimir Vernadsky, c’est avoir la capacité de saisir les changements induits par l’activité humaine.

Cependant, cela implique de saisir la nature du développement de la Biosphère. Pour ce faire, Vladimir Vernadsky s’appuie sur Louis Pasteur.

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Vladimir Vernadsky et l’évolution de la géologie et de la vie sur la planète Terre

Le meilleur moyen pour comprendre comment Vladimir Vernadsky est parvenu à saisir la planète Terre comme biosphère, comme système où tout est inter-relié dans un vaste processus en mouvement, est de reconstruire les étapes de sa pensée.

Vladimir Vernadsky est en effet né en 1863 et c’est uniquement dans les années 1920 qu’il expose sa thèse sur la biosphère. Celle-ci est l’aboutissement dialectique de toute une vaste réflexion sur la matière, sa nature, ses modes d’existence et de développement.

L’idée est somme toute assez simple pour quelqu’un vivant au 21e siècle : les êtres vivants ont un impact sur la planète, qui elle-même existe dans des conditions en étroit rapport avec la vie, la permettant.

Dans La biosphère, Vladimir Vernadsky souligne la découverte qu’est cette approche dans sa substance même, à l’époque :

« On a longtemps considéré comme un fait indubitable que la composition chimique de l’écorce terrestre était déterminée par des causes purement géologiques, qu’elle était le résultat de l’action réciproque de nombreux et divers phénomènes géologiques, les uns grandioses, les autres insignifiants.

On cherchait à expliquer cette composition par l’action réunie des phénomènes géologiques que nous observons encore actuellement dans le milieu ambiant, par l’action chimique et dissolvante des eaux, de l’atmosphère, des organismes, des éruptions volcaniques, etc.

L’écorce terrestre paraissait devoir sa composition chimique actuelle, quantitative et qualitative, à l’action réunie de processus géologiques immuables durant tous les temps géologiques, jointe à l’immuabilité des propriétés des éléments chimiques dans tout le cours de ces temps (…).

L’importance de la vie dans la structure de l’écorce terrestre ne pénétra que lentement l’esprit des savants et n’est pas encore aujourd’hui appréciée dans toute son étendue.

Ce n’est qu’en 1875 qu’E. Suess, professeur à l’université de Vienne, un des plus éminents géologues du dernier siècle, introduisit dans la science la notion de la biosphère, comme celle d’une enveloppe particulière de l’écorce terrestre, enveloppe pénétrée de vie.

Il donna ainsi une expression achevée à l’idée de l’ubiquité de la vie, de la continuité de sa manifestation à la surface terrestre, qui pénétrait lentement la mentalité scientifique.

En établissant la nouvelle notion d’une enveloppe terrestre particulière, déterminée par la vie, Suess énonçait en réalité une nouvelle généralisation empirique d’une grande portée, dont il n’avait pas prévu toutes les conséquences.

Cette généralisation commence seulement à devenir claire, par suite des nouvelles découvertes scientifiques, inconnues à son époque. »

Image synthétisée de la Terre, en 2012, à partir des données du satellite Suomi NP de la NASA.

Vladimir Vernadsky arrive à cette conclusion à la suite d’un travail titanesque et encyclopédique. C’est en effet une figure très importante de la science mondiale, auteur d’ouvrages sur la cristallographie (en 1894 et en 1904) et la minéralogie (1908), sur la minéralogie dans l’empire russe en plusieurs volumes, une histoire des minéraux de la croûte terrestre en plusieurs volumes également.

Lors de sa visite en France au début des années 1920, il travailla avec pas moins que Pierre Curie et Marie Curie-Sklodowska ; il étudia la thermodynamique chimique dans le laboratoire de Henry-Louis Le Chatelier. Il enseigne à l’université de Moscou de 1891 à 1911, avant que son activité ne prenne un sens encore plus important lorsqu’il fit partie des institutions soviétiques.

Vladimir Vernadsky, en 1889. La photographie a été prise dans un studio parisien.

Les années 1920 représentent un tournant ; c’est à ce moment-là qu’il écrivit un ouvrage intitulé La géochimie, publié en France, puis La biosphère. S’il en est arrivé là, c’est qu’il a constaté une chose marquante.

Si on prend la vie chimique sur terre, elle n’a pas connu de modification ; il n’y a pas de nouveaux minéraux, les phénomènes climatiques ont une même nature, tout comme les phénomènes volcaniques.

La vie, par contre, a connu de son côté une évolution ininterrompue, des transformations incessantes. Il y a là un contraste saisissant.

Voici comment Vladimir Vernadsky résume cela dans L’évolution des espèces et la matière vivante, une communication faite à la Société des Naturalistes de Leningrad le 5 février 1928.

« La biosphère dans ses traits fondamentaux n’a pas changé au cours des époques géologiques depuis l’ère archéozoïque, par conséquent, depuis au moins deux milliards d’années.

Cette structure se révèle par un grand nombre de phénomènes correspondants, parmi lesquels les phénomènes biogéochimiques.

Ainsi les cycles géochimiques des éléments chimiques semblent demeurer immuables au cours des temps géologiques. Ils ont dû revêtir à l’époque cambrienne le même caractère qu’à l’époque quaternaire ou que de nos jours.

Les conditions du climat, les phénomènes volcaniques, les phénomènes chimiques et physiques de l’érosion sont demeurés, au cours de toutes les époques géologiques, tels qu’on les observe actuellement.

Au cours de toute l’existence de la Terre jusqu’à l’apparition de l’humanité civilisée, aucun nouveau minéral n’a été créé.

Les espèces des minéraux sur notre planète demeurent invariables ou se modifient sous l’action du temps d’une façon identique.

Des composés identiques à ceux d’aujourd’hui se sont formés de tout temps. En aucun cas, on ne saurait rattacher une espèce minérale à une époque géologique déterminée.

C’est en quoi les espèces minérales se distinguent nettement des matières vivantes homogènes, des espèces des organismes vivants.

Ces dernières se modifient d’une façon très marquée au cours des temps géologiques; il s’en forme toujours de nouvelles tandis que les espèces minérales demeurent identiques.

La vie considérée sous l’aspect géochimique (en tant qu’élément de la biosphère, soumis à de simples oscillations), prise dans son ensemble, apparaît comme stable et immuable. »

Il y a ainsi, si l’on veut, une matière inerte qui ne change pas, une matière vivante qui change. Mais cette dernière dépend d’une réalité chimique planétaire possédant une stabilité.

Il y a donc trois éléments : la matière inerte, la matière vivante, et si l’on veut, en quelque sorte, le produit dialectique de ces deux opposés, la planète comme Biosphère.

Même s’il y a une différence entre la matière inerte et la matière vivante, cela reste de la matière, avec des composantes chimiques, atomiques. Les êtres vivants ne peuvent pas se développer s’ils ne trouvent pas les éléments matériels pour se constituer.

Les êtres vivants changent ainsi, ils évoluent, mais sur la même base chimique, atomique. Ils évoluent dans un monde stable sur le plan de sa nature matérielle. Cela signifie ni plus ni moins qu’ils se transforment, sans qu’il y ait eu d’apport extérieur, de modification de la base chimique.

Or, pour le matérialisme dialectique, la contradiction est interne. La contradiction entre matière vivante et matière inerte est productive. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky s’avère particulièrement forte.

Vladimir Vernadsky intervient comme scientifique justement parce qu’en tant que chimiste, il voit une absence de mouvement là où il y a en même temps mouvement. Dans la même communication scientifique, il dit ainsi :

« Tandis que l’aspect morphologique, géométrique, de la vie prise dans son ensemble subit de grands changements et se manifeste continuellement par l’évolution grandiose des formes vivantes depuis l’ère archéozoïque, la formule numérique, quantitative, de la vie, toujours prise dans son ensemble, demeure immuable dans ses proportions essentielles et, il semble bien aussi, dans ses fonctions essentielles. »

Vladimir Vernadsky souligne par ailleurs qu’il ne faut pas pour autant perdre de vue les organismes vivants qui n’ont pas connu de réel changement sur plusieurs millions d’années. Il y a ici quelque chose d’important, dont la signification reste à étudier. Il a remarqué ainsi le développement inégal de la matière vivante.

Voici encore comment il exprime la même pensée, dans De quelques manifestations géochimiques de la vie.

« Le monde organique s’est transformé suivant des lois définies depuis l’ère algonkienne [ancienne division du protérozoïque, éon allant de 2500 à 540 millions d’années avant notre ère] où nous pouvons en retrouver les premières traces, jusqu’au temps présent les changements morphologiques survenus sont immenses.

Mais sa composition chimique n’a pu subir de grandes modifications car, au cours des millions d’années qui se sont écoulées depuis lors, nous constatons la formation des mêmes minéraux pendant toute cette immense durée on observe pour les éléments chimiques les mêmes cycles qu’à l’époque actuelle.

Et la matière vivante a dû infailliblement prendre part à la formation de ces minéraux, dans l’histoire de ces cycles. Il est évident qu’il a toujours existé des organismes différents au point de vue morphologique, mais, comme par la suite, siliceux, ferreux, calciques, magnésiens et au très, produisant la même action chimique que leurs analogues chimiques non morphologiques d’aujourd’hui.

Dans le cas contraire, nous aurions trouvé dans différentes formations géologiques des minéraux différents, comme nous y avons trouvé des organismes différents. Mais cela ne s’est pas produit. Les mêmes minéraux se retrouvent dans les différentes formations géologiques, à commencer par l’ère algonkienne jusqu’à l’ère actuelle. »

Cette stabilité est un point essentiel. C’est elle qui interpelle Vladimir Vernadsky. Le décalage entre la matière inerte et ses phénomènes, avec la minéralogie montrant d’un côté une continuité, et la matière vivante qui elle ne cesse de connaître des transformations, l’a amené à chercher tant leur différence que leur rapport interne.

Ce rapport interne apparaît comme inévitable, par le fait même que la matière vivante existe et que la matière inerte existe aussi, que la première agit sur la seconde, et donc qu’elle a toujours agi, puisqu’il n’y a pas eu de changement.

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Vladimir Vernadsky et l’expansion d’origine humaine du CO2

En 1924, dans son ouvrage publié en France La géochimie, Vladimir Vernadsky constatait l’accroissement du CO2 dans l’atmosphère en raison des activités humaines, présentant cela comme un phénomène d’une grande importance, l’humanité devenant justement une force géologique.

C’est un excellent exemple de la vigueur de la démarche matérialiste de Vladimir Vernadsky, alors qu’il s’apprête à revenir définitivement en URSS et à participer à ses institutions, dans le cadre de la construction du socialisme dirigé par Staline.

« L’acide carbonique dans l’atmosphère est ainsi à l’état d’équilibre dynamique. En faisant sa balance, nous voyons que l’acide carbonique se dégage dans l’atmosphère :

1° par les exhalations volcaniques, les sources thermales, et les gaz naturels, par la décomposition des roches éruptives qui le tiennent en inclusion (acide carbonique juvénile ou phréatique) ;

2° par les vapeurs de la mer et des eaux douces (lacs et rivières), en relation avec la tension atmosphérique de l’acide carbonique de l’air (C0² vadose, en partie biogène) ;

3° par les exhalaisons des animaux et des végétaux pendant leur vie, par les processus chimiques et biochimiques liés à leur décomposition après leur mort — par les putréfactions, par les sols, par le grisou des houilles — toujours par réactions liées à la vie.

De même sont liés à la vie les dégagements de l’acide carbonique, produits par l’activité technique de l’humanité – en premier lieu par exhalations des fours et des cheminées, par la calcification des calcaires, par la fermentation.

C’est un fait très important et très caractéristique de l’histoire du carbone, que la quantité de l’acide carbonique ainsi formée par l’humanité devient de plus en plus grande et est d’un ordre qui doit nécessairement être pris en considération dans son histoire géochimique.

Ainsi la quantité de l’acide carbonique accumulée dans le cours d’une année par suite de la combustion du charbon de terre s’élevait en 1904, selon les évaluations de A. Krogh à 7 X 10 puissance 8 tonnes métriques, en 1919, selon F. Clarke à 1 X 10 puissance 9 tonnes métriques.

C’est déjà 0,05 p. 100 de toute la masse existante de l’acide carbonique de l’atmosphère. Une pareille oscillation devient un phénomène tellurique d’une grande importance.

L’homme civilisé dérange l’équilibre établi.

C’est une force géologique nouvelle, dont l’importance devient de plus en plus grande dans l’histoire géochimique de tous les éléments chimiques. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie

Cette constatation frappe évidemment de par son caractère juste et historique.

Comment Vladimir Vernadsky a-t-il saisi cela? C’est qu’en tant que matérialiste, il n’a pas tracé de frontière infranchissable entre la géologie, la biologie, la chimie. Il a compris que la vie avait une action chimique, que cette action chimique impliquait une action géologique.

Pour le CO2, Vladimir Vernadsky a appliqué ce qu’il a compris dans le rapport de la matière vivante aux gaz.

Voici ce qu’il dit à ce sujet dans La biosphère :

« L’étude des phénomènes de la vie considérés à l’échelle de la biosphère donne d’autres indications plus nettes sur le lien étroit qui les rattache.

Cette étude démontre que les phénomènes vitaux doivent être considérés comme des parties du mécanisme de la biosphère, et que les fonctions remplies par la matière vivante dans le mécanisme ordonné et complexe de la biosphère ont une répercussion énergique sur les propriétés et la structure des êtres vivants.

L’échange gazeux des organismes, leur respiration, doivent être placés au premier rang parmi ces phénomènes.

Le lien étroit de cet échange avec l’échange gazeux de la planète, dont il constitue l’une des parties les plus essentielles, est indubitable.

J. – B. Dumas et J. Boussingault démontrèrent dans une conférence remarquable faite en 1844 à Paris que la matière vivante peut être considérée comme un appendice de l’atmosphère.

Elle bâtit au cours de sa vue le corps des organismes à partir des gaz de l’atmosphère, oxygène, acide carbonique, eau, composés de l’azote et du soufre, elle convertit ces gaz en combustibles, liquides et solides, amasse sous cette forme l’énergie cosmique du soleil.

Après sa mort et au cours du cycle vital, lors de l’échange gazeux, elle restitue à l’atmosphère les mêmes éléments gazeux.

Cette notion répond bien à la réalité. Le lien génétique qui relie la vie aux gaz de la biosphère est très étroit. Il est même plus profond qu’il ne paraît au premier abord.

Les gaz de la biosphère sont toujours génétiquement liés à la matière vivante et cette dernière détermine toujours la composition chimique essentielle de l’atmosphère terrestre. »

Vladimir Vernadsky, La biosphère

Vladimir Vernadsky a ainsi une position similaire à celle du Suédois Svante Arrhenius (1859-1927), qui fut le premier à constater l’expansion du CO2 et a posé les bases d’une théorie, aux calculs en grande partie erronée, du réchauffement climatique, dans De l’influence de l’acide carbonique de l’air sur la température terrestre, en 1896.

Svante Arrhenius, autour de l’année 1895

Vladimir Vernadsky, dans La géochimie, dit la chose suivante :

« Les oscillations de la teneur de CO2 dans les temps géologique paraissent certaines, cependant les indications géologiques nettes nous manquent. Arrhenius croit les voir dans la réapparition des périodes glacières au cours des temps géologiques, qu’il explique par le changement de la transparence thermique de l’atmosphère survenu par suite de la teneur différente en acide carbonique.

Cependant le phénomène des périodes glacières est beaucoup plus complexe et les variations, de la teneur en acide carbonique ne peuvent pas l’expliquer.

En admettant l’existence d’oscillations séculaires ou même géologiques on peut supposer que la quantité de l’acide carbonique dans l’atmosphère ne reste pas stable à l’époque actuelle.

Arrhenius au bout de ces recherches exprime l’opinion que sa quantité dans l’ère actuelle s’élève peu à peu. Il a indiqué un fait nouveau dans son histoire qui n’existait pas dans les époques géologiques antérieures — l’activité de l’homme civilisé.

Nous avons déjà vu l’importance de cette activité dans les dégagements de l’acide carbonique.

Mais le bilan de l’activité humaine n’est pas fait et il est possible que l’homme a une influence non seulement sur le dégagement mais aussi sur l’absorption de l’acide carbonique — par exemple — en modifiant la quantité de la matière vivante verte.

Il est certain que la matière vivante est en rapport très net avec la quantité de l’acide carbonique. L’augmentation de ce dernier augmente sensiblement la quantité de la matière vivante. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie,

Voici ici le point de vue de Svante Arrhenius, dans L’évolution des mondes, au tout début du XXe siècle :

« Les époques chaudes et les époques glaciaires ont alterné sur notre globe depuis que l’homme y a fait son apparition. La question s’impose donc : est-il probable que dans les prochaines époques géologiques, nous soyons menacés d’une nouvelle période glaciaire ?

Il ne semble pas que cela soit à craindre. La consommation du charbon pour des besoins industriels est de nature à augmenter sensiblement la teneur de l’air en acide carbonique.

En outre, il semble que le volcanisme, dont les méfaits ont été particulièrement violents dans les temps récents, – on se souvient des éruptions de Krakatoa en 1883 et de la Montagne Pelée en 1902, – soit encore en progrès.

Il semble donc probable que l’acide carbonique augmente plutôt, et même assez rapidement, dans l’air (…).

On entend souvent exprimer des craintes parce que les réserves de houille existant sur notre globe sont attaquées et consommée par la civilisation actuelle, sans qu’on ait aucune prévoyance, ni égards pour l’avenir.

On s’effraie en même temps des énormes pertes de vie et de biens qui sont la conséquence des phénomènes volcaniques de nos jours.

Peut-être trouvera-t-on qu’il convient de se rasséréner en se rappelant qu’il n’y a ici, comme souvent, qu’un dommage pour un bien de l’autre.

Par suite de l’augmentation de l’acide carbonique dans l’air, il nous est permis d’espérer des périodes qui offriront au genre humain des températures plus égales et des conditions climatiques plus douces.

Cela se réalisera sans doute dans les régions les plus foides de notre terre. Ces périodes permettront au sol de produire des récoltes considérablement plus fortes qu’aujourd’hui, pour le bien d’une population qui semble en voie d’accroissement plus rapide que jamais. »

Svante Arrhenius, L’évolution des mondes

Tant Vladimir Vernadsky que Svante Arrhenius auparavant avaient compris l’augmentation de la présence du CO2, libéré par les activités humaines. On en était qu’au début et les deux savants considéraient un phénomène embryonnaire, cherchant à évaluer les aspects positifs et négatifs.

Dans tous les cas, leur positionnement matérialiste les amenait à considérer qu’à terme tout serait bénéfique, de par l’évolution favorable à la vie, nécessairement, sur des millions d’années. La vie s’appuie en effet sur le carbone : plus de carbone, c’est plus de matériau pour les êtres vivants.

Le catastrophisme est une conception résolument étrangère au matérialisme, a fortiori au matérialisme dialectique.

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L’actualité de Vladimir Vernadsky

Le concept de biosphère élaboré par Vladimir Vernadsky (1863-1945) est d’une utilité fondamentale dans le cadre de la compréhension de la planète Terre comme formant un système unifié, particulièrement élaboré et complexe, en mouvement et en transformation.

Vladimir Vernadsky affirme un point de vue moniste, conforme au matérialisme dialectique ; dans le prolongement direct de Spinoza, Vladimir Vernadsky présente la Terre comme un système où tous les êtres vivants sont inter-reliés et en rapport étroit avec la matière inerte, la transformant, se transformant eux-mêmes.

Vladimir Vernadsky, en 1934

Cette notion de manière inerte est un point essentiel dans la démarche de Vladimir Vernadsky, qui expose une dialectique de la matière vivante et de la matière inerte, cherchant à trouver le caractère substantiel les amenant à se comporter de manière différente. Il s’appuie ici sur la chiralité moléculaire découverte par Louis Pasteur.

A partir de là, Vladimir Vernadsky expose le rapport étroit des activités des êtres vivants avec les cycles chimiques de la planète ; il montre que la science doit cerner l’importance de la vie comme force de transformation géologique ; il n’est pas possible de parler de biologie sans parler en même temps de chimie et de géologie, tout comme la chimie a besoin de la biologie et de la géologie, la géologie de la chimie et de la biologie.

C’est là une véritable révolution intellectuelle, qui souligne l’importance de l’inter-relation fondamentale des tous les phénomènes, relevant d’un seul système. Ici, la planète Terre héberge une biosphère qui la façonne et les deux sont inter-reliés.

Vue de la Terre par l’équipage d’Apollo 17,
à 45 000 km de celle-ci, lors de leur voyage vers la Lune, en décembre 1972.

Chaque être vivant doit donc être saisi dans son rapport à l’ensemble ; il n’existe jamais isolément.

Dans son article de 1938, Sur certains problèmes fondamentaux de la biogéochimie, Vladimir Vernadsky souligne ainsi l’importance qu’il y a à concevoir un organisme vivant non pas simplement selon ses réalité biologiques immédiates, mais également en termes de nombre d’atomes et de masse, de manifestations physiques quantifiées dans l’espace occupé, dans les expressions énergétiques quantifiés de ses actions.

Ce n’est qu’ainsi qu’on a un panorama à l’échelle planétaire des effets de la vie, et donc également de l’existence humaine, à tous les niveaux.

L’humanité a ainsi plus de quatre-vingt années de retard sur la nécessité de cette approche, qu’elle ne fait que découvrir passivement d’ailleurs, sous les coups des dérèglements climatiques, chimiques et géologiques qu’elle a provoqué par son activité, mais qui ont un sens historique également.

La démarche de Vladimir Vernadsky, dans le cadre de l’Union Soviétique dirigée par Joseph Staline, est donc incontournable. Sans la compréhension de la planète Terre comme accueillant une « biosphère » qui la façonne (et inversement), l’humanité n’est pas en mesure de faire face aux défis qu’elle a elle-même engendré et formant son identité dans l’histoire géologique.

Cela implique une profonde remise en cause des pratiques humaines et une lecture cosmique de la réalité de la planète Terre et de son évolution.

Staline, dirigeant une réunion concernant le plan de transformation de la nature,
avec l’établissement de larges forêts.

Naturellement, la conception de Vladimir Vernadsky s’oppose de ce fait frontalement à la conception bourgeoise d’un monde composé d’éléments séparés, ne se rencontrant que pour des échanges immédiats et individuels.

Ce scientifique ukrainien raisonne en termes d’ensemble, de système ; sa thèse sur la biosphère, développée dans les années 1920, relève d’une lecture matérialiste du monde, faisant de la matière le point de départ et d’arrivée de tout raisonnement, de toute conception.

C’est la raison pour laquelle Vladimir Vernadsky est inconnu des masses mondiales et pourquoi, jusqu’à présent, la science n’a pas su se saisir de manière inadéquate de son apport fondamental.

Publié en Russie soviétique en 1926, l’ouvrage classique de Vladimir Vernadsky, La Biosphère, fut publié en 1929 en France, en 1960 en Yougoslavie et en Italie, en 1986 seulement aux États-Unis, pour une première version en anglais amputé du tiers. Il faudra attendre 1997 pour voir une version totale en anglais, ainsi qu’une version en espagnol.

Cela ne doit pas étonner ; cela reflète l’incapacité historique de l’humanité, par manque de maturité, à s’approprier une pensée réellement conséquente sur le plan du matérialisme.

Le 21e siècle marque la fin de cette incapacité et il est absolument sans aucun doute que Vladimir Vernadsky sera bientôt considéré comme l’un des plus grands savants de l’histoire de l’humanité, dont l’activité a pris tout son sens grâce à la construction du socialisme en URSS, sous la direction de Joseph Staline.

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