L’organisation méthodique du «national-socialisme»

Les S.A. avaient une démarche particulièrement agressive, principalement dans les années 1931-1932, années de guerre civile larvée. Un exemple parlant est la situation à Berlin en juin 1930 : en une semaine il y eut pas moins de 25 attaques par les S.A., avec comme bilan 5 morts, 38 grièvement blessés, 75 légers. Par la suite, la situation ne fit que s’envenimer.

Un autre exemple berlinois fut, le 12 septembre 1931, à l’occasion du nouvel an juif appelé Rosh Hashana, lorsque les S.A. menèrent une grande opération antisémite dans le quartier chic de l’avenue Kurfürstendamm (qui fait 3,5 kilomètres de long), dont un quart des personnes y vivant étaient juives.

La quête de l’affrontement est la règle de la part des SA

Agissant ainsi, ils prolongeaient des activités antisémites récurrentes dans ce quartier, notamment le samedi soir. Pendant 45 minutes et en absence de toute police, 1000 S.A. agressèrent ainsi les personnes ayant « l’air » juif à leurs yeux et attaquèrent la sortie d’une synagogue. L’organisation était méthodique : les chefs se trouvaient dans un camion roulant sur l’avenue Kurfürstendamm et envoyaient des émissaires en moto pour informer les troupes.

Le principe même des S.A. tient précisément à cette intervention brutale, marquant les esprits, avec comme principe l’apparition d’une jeunesse de moins de 30 ans (et surtout entre 20 et 25 ans) en uniforme brun, en adoptant une démarche militarisée, avec une stricte hiérarchie. Les personnes au-dessus de 40 ans pouvaient éventuellement faire partie de la « réserve » des S.A., utilisée si besoin était.

La défense des drapeaux était un moyen de galvaniser et de jouer sur la virilité

Afin de renforcer l’unité et la discipline, les S.A. disposaient sur leurs uniformes, chacun payant le sien, de signes indiquant les grades et même l’origine géographique, sur une base s’appuyant sur les symboles impériaux. Chaque section disposait de son propre drapeau nazi à son nom, avec des tailles réglementaires et obligatoires, et ce drapeau, comme les responsables S.A., devaient obligatoirement être salué.

De fait l’objectif est bien sûr physique, dans une logique d’affrontement, mais il est également idéologique-culturel. D’ailleurs, les S.A. ne possédaient pas de formation politique en tant que telle, malgré diverses tentatives à ce niveau. A partir de 1930, une période d’accompagnement de quatre semaines était toutefois théoriquement nécessaire à tout nouvel S.A. avant d’obtenir une adhésion complète, mais il est évident qu’en pratique ce n’est pas cela qui comptait pour les chefs locaux.

L’idée de se transcender
est essentielle chez les SA

Le programme tenait, de fait, à la démarche même, comme « vision du monde ». Les uniformes, les drapeaux et les bannières, les marches organisées en détail, la musique militaire, les chansons militantes, tout cela formait un ensemble précis, devant former un appel d’air activiste.

Les S.A. se divisaient en pratique tout d’abord en regroupement de 4 à 12 personnes, formant au niveau supérieur une troupe d’une vingtaine à une soixantaine de personnes environ. Trois de ces regroupements formaient la « section » en tant que telle. Deux niveaux supérieurs existaient encore, regroupant à chaque fois trois unités du niveau inférieur, permettant à la fois donc des interventions locales et d’autres en grand nombre, avec plusieurs centaines de personnes.

Au-delà de la dimension militaire, il y a une dimension politique conforme à l’idéologie des S.A. comme « levée en masse » populaire. En effet, dès qu’une unité à un certain niveau a atteint un certain niveau de croissance, elle se divise telle une cellule, en deux unités équivalentes.

L’image du SA, des chemises brunes, fut la source de toute une iconographie

Géographiquement, cela signifie aussi que le niveau d’intervention se réduit au fur et à mesure. La S.A. « Standarte I » agissait en 1926 l’ensemble de la ville de Berlin. Suite à la croissance et à la division s’en procédant, elle n’agissait plus en 1928 que dans trois quartiers : Spandau, Charlottenburg et Tiergarten. En 1932, elle n’agissait plus qu’à Charlottenburg.

Cela ajoute d’autant plus à la pression politique, et il faut noter ici les « sauts » qui ont existé. Ainsi, dans la région de Brandebourg (comprenant Berlin), les S.A. passèrent de 9 000 à 27 000 rien qu’entre novembre 1931 et avril 1932. Cela bouleverse par définition les rapports de force.

A chaque étape de la progression numérique, il y a également l’organisation de lieux de réunion et de rendez-vous. Bien souvent, cela consiste également en des tavernes, avec des cuisines à prix modiques, et même plus rarement des dortoirs. Alors qu’entre un tiers et la moitié des S.A. connaissait le chômage, cela fut d’une importance capitale pour l’ambiance de « camaraderie ».

« Ils se sont battus et se sont retrouvés ensanglantés pour la liberté de l’Allemagne »

De plus, ces « lieux de vie » des S.A. servirent aussi de base de soins pour les blessés, avec une pratique généralisée de personnes aux activités paramédicales dans les S.A. et même une supervision par des médecins en certaines occasions. En 1932 rien qu’à Berlin, il y avait 20 sections S.A. paramédicales de trente personnes chacune.

Cela participait à l’engagement dans les S.A., qui était une activité devenant centrale pour ses membres. Chaque jour apportait son lot d’activités, depuis les « marches » jusqu’aux entraînements militaires et sportifs (comme la boxe, la lutte et le ju-jutsu, la course et la natation, la gymnastique, etc.), à la présence symbolique à des mariages, dans les fêtes populaires, l’apprentissage de chansons, etc. En pratique, en raison de ce rythme élevé, les S.A. rassemblaient à chaque fois, en dehors des grosses occasions, environ 75 % de leurs effectifs.

Ernst Röhm, chef des SA
de 1931 à 1934

Les voitures, camions et motos jouaient un rôle important, afin d’organiser des tournées, de déplacer les activistes ainsi que la propagande. Par conséquent, des structures de liaison spécifiques à ce sujet furent formées.

Un aspect important était également la transmission des messages. Afin d’être indépendant dans certains cas de la poste, du téléphone et du télégraphe, les S.A. avaient organisé pour diffuser les messages un réseau de relais partant de Munich et allant à Berlin, Breslau, Siegen et Vienne. Un voyage de Munich à Berlin, faisant 640 kilomètres, se parcourait en quinze heures au moyen de relais à Nuremberg, Hof, Zwickau et Leipzig, avec changement de conducteur en quinze minutes à chaque fois.

En plus de cela, les S.A. disposaient de structures dans les clubs nautiques et d’aviation, mais aussi hippiques et cyclistes. Quelques projets d’entreprises furent montés ou tentés, mais abandonnés après 1930 ; seules les cigarettes « Storm » eurent un certain succès.

Une cuisine organisée par les SA au moment des élections

Les S.A. disposaient également de petits orchestres, et de cuisines de campagne utilisées lors des longues marches, avec une sorte de pistolet à eau pour propulser la nourriture dans les écuelles. A l’occasion des défilés, des S.A. en civil étaient par ailleurs utilisés pour surveiller la foule, intervenir pour bloquer des opposants ou bien provoquer des bagarres.

Des femmes liées aux S.A. étaient utilisées dans certains cas pour faire disparaître les armes si la police intervenait. La même technique était utilisée dans les meetings, où les S.A. surveillaient l’entrée, mais se plaçaient également dans la foule.

Si les S.A. se rassemblaient sous la forme de bandes d’hommes, de gangs, sur plan de l’organisation, rien n’était laissé au hasard.

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La conception des S.A. selon Hitler

D’où provient l’attribution à « Mein Kampf » d’une telle importance pour le national-socialisme, au lieu de voir les S.A. comme élément central ? En fait, la confusion a eu lieu car la bataille politico-militaire de la S.A. a été d’une violence inconnue pour la plupart des autres pays. On prétend ainsi encore en France qu’Adolf Hitler a été élu « démocratiquement », alors que les dernières élections de la république de Weimar en mars 1933 ont été marquées par une violence extrême des S.A..

Un autre aspect très important qui n’a pas été vu est que, justement, « Mein Kampf » traite notamment des S.A., dans le chapitre 9 de la seconde partie. C’est-à-dire que « Mein Kampf » pose justement les S.A. comme élément moteur du national-socialisme. Voici ce que dit Adolf Hitler :

« La force de l’ancien État reposait principalement sur trois colonnes : sa forme monarchique, son corps de fonctionnaires administratifs et son armée. La révolution de 1918 a aboli la forme de l’État, a dissous l’armée et a livré le corps des fonctionnaires à la corruption des partis ; les appuis essentiels de ce qu’on appelle l’autorité d’État étaient ainsi abattus (…).

Tout peuple considéré dans son ensemble s’articule en trois grandes classes : d’une part, un groupe extrême, composé de l’élite des citoyens est bon, doué de toutes les vertus, et par-dessus tout, est remarquable par son courage et par son esprit de sacrifice ; à l’opposé, un autre groupe extrême, composé du pire rebut des hommes, est rendu exécrable par la présence en son sein de tous les instincts égoïstes et de tous les vices.

Entre ces deux groupes extrêmes est la troisième classe, la grande et large classe moyenne, qui ne participe ni à l’héroïsme éclatant de la première ni à la mentalité vulgaire et criminelle de la seconde. Les périodes d’ascension d’un corps social se produisent, il faut le dire, exclusivement sous l’impulsion de la classe extrême des meilleurs citoyens.

Les périodes de développement normal et régulier ou d’état stable, se produisent et durent visiblement lorsque dominent les éléments moyens, tandis que les classes extrêmes ne bougent pas ou s’élèvent. Les époques d’effondrement d’un corps social sont déterminées par l’arrivée au pouvoir des pires éléments (…).

Si les meilleurs ont eu le dessus, la grande masse les suivra ; si ce sont les pires, elle ne s’opposera pas, tout au moins, à leur action : car la masse du centre ne combattra jamais (…).

Que l’on pense donc, avant tout, que l’année 1914 a mis sur pied des armées entières de soi-disant volontaires, qui, par suite du criminel manque de conscience de nos propres-à-rien de parlementaires, n’avaient reçu, en temps de paix, aucune instruction de quelque valeur : ils furent donc livrés à l’ennemi comme une chair à canon sans défense.

Les quatre cent mille hommes qui tombèrent alors, tués ou mutilés dans les Flandres, ne purent plus être remplacés. Leur perte n’était plus seulement numérique. Leur mort fit rapidement pencher la balance et pas du bon côté : plus lourds qu’auparavant pesaient les éléments de grossièreté, d’infamie et de lâcheté, bref, la masse extrême, la mauvaise (…).

Peu à peu les combattants des barricades [en 1918], spartakistes, d’un côté et, de l’autre, les fanatiques et les idéalistes nationalistes, perdirent tout leur sang ; et, dans la mesure même où ces deux partis extrêmes s’usaient l’un contre l’autre, la masse du centre, comme toujours, restait victorieuse. La bourgeoisie et le marxisme se rencontrèrent sur le terrain des faits acquis et la République commença dès lors à se consolider (…).

Ce qui avait donné naguère la victoire au marxisme, ce fut la parfaite cohésion entre leur volonté politique et leur brutalité dans l’action. Ce qui priva entièrement l’Allemagne nationale de toute influence sur le développement du sort de l’Allemagne, ce fut l’absence d’une collaboration de la force brutale avec une volonté nationale.

Quelle que fût la volonté des partis « nationaux », ils n’avaient pas la moindre force pour la faire triompher, du moins dans la rue. Les ligues de défense avaient la force, elles dominaient la rue et l’Etat, mais elles ne possédaient aucune idée politique ni aucun but politique, pour lesquels leur force aurait pu être engagée, dans l’intérêt de l’Allemagne nationale (…).

Ce qui distingue essentiellement le service d’ordre du mouvement national-socialiste de cette période de toutes les ligues de défense, c’est qu’il ne fut ni ne voulut être, même dans la plus faible mesure, le serviteur des conditions créées par la révolution, mais qu’il combattit exclusivement pour une Allemagne nouvelle.

Ce service d’ordre avait, il est vrai, au début le caractère d’un service de protection des salles. Sa première tâche était limitée : il devait assurer la possibilité de tenir des réunions sans que l’adversaire pût les saboter. Il avait d’ores et déjà été créé pour attaquer à fond, non par adoration exclusive de la matraque – comme on le prétendait dans les stupides cénacles des racistes allemands – mais parce que l’idée la plus élevée peut être étouffée si son protagoniste est assommé d’un coup de matraque. C’est un fait que bien souvent, dans l’histoire, les têtes les plus nobles tombèrent sous les coups des derniers des ilotes.

Notre organisation ne considérait pas la violence comme but en soi, mais voulait protéger contre la violence ceux qui poursuivaient des buts idéaux. Et elle comprit en même temps qu’elle n’avait pas à assumer la protection d’un État qui n’accordait aucune protection à la nation, mais qu’elle devait, au contraire, se charger de la défense de la nation contre ceux qui voulaient détruire le peuple et l’État (…).

Seul, le développement de nos propres services de protection pouvait garantir la sécurité de notre mouvement, et lui attirer en même temps l’attention et l’estime générales qu’on octroie à celui qui se défend lui-même quand on l’attaque.

Notre idée directrice pour l’organisation intérieure de cette section d’assaut, fut toujours d’en faire, outre une troupe de choc parfaite, une force morale inébranlablement pénétrée de l’idéal national-socialiste, et d’y faire régner la discipline la plus stricte. Elle ne devait avoir rien de commun avec une organisation bourgeoise de défense, ou avec une société secrète (…).

Ce dont nous avions besoin, ce n’étaient pas de cent ou deux cents conspirateurs audacieux, mais de centaines de milliers de militants fanatiques épris de notre idéal. Il fallait travailler non pas dans des conciliabules secrets, mais par de puissantes démonstrations de masses, et ce n’était point par le poignard ou le poison ou le revolver que le mouvement pouvait vaincre, c’était seulement par la conquête de la rue.

Nous devions faire comprendre au marxisme que le national-socialisme était le maître futur de la rue, et qu’il serait un jour le maître de l’État (…).

Le marxisme avait triomphé non pas grâce au génie supérieur d’un chef quelconque, mais à cause de la faiblesse pitoyable et sans bornes, à cause du lâche renoncement du monde bourgeois. Le reproche le plus cruel qu’on puisse faire à notre bourgeoisie, c’est de constater que la révolution n’a pas mis en vedette le moindre cerveau, mais qu’elle l’a soumise quand même.

On peut encore comprendre qu’on puisse capituler devant un Robespierre, un Danton, un Marat, mais il est scandaleux de s’être mis à quatre pattes devant le grêle Scheidemann ou le gros Erzberger, ou un Friedrich Ebert, et tous les autres innombrables nains politiques. Il n’y eut vraiment pas une tête dans laquelle on aurait pu voir l’homme de génie de la révolution. Dans le malheur de la patrie, il n’y avait que des punaises révolutionnaires, des spartakistes de pacotille en gros et en détail (…).

Si la S. A. ne devait être ni une organisation de défense militaire, ni une association secrète, il fallait tirer de cela les conséquences suivantes. 1° Leur entraînement devait avoir lieu non pas sous l’angle de leur utilité militaire, mais sous celui de leur conformité aux intérêts du parti.

Dans la mesure où leurs membres devaient se perfectionner au point de vue physique, le centre de gravité ne devait pas être dans les exercices militaires, mais plutôt dans la pratique des sports. La boxe et le jiu-jitsu m’ont toujours paru plus essentiels qu’un entraînement au tir, qui ne pouvait qu’être mauvais, parce qu’incomplet.

Qu’on donne à la nation allemande six millions de corps parfaitement entraînés au point de vue sportif, brûlants d’un amour fanatique pour la patrie et élevés dans un esprit offensif le plus intense ; un Etat national en saura faire, en cas de besoin, une armée en moins de deux ans, si toutefois il y a des cadres (…).

2° Pour empêcher dès l’abord que la S. A. revête un caractère secret, il faut que, indépendamment de son uniforme auquel tous peuvent immédiatement la reconnaître, ses effectifs, par leur nombre même, soient utiles pour le mouvement et connus de tous. Elle ne doit pas siéger en secret ; elle doit marcher à ciel découvert et se consacrer à une activité qui dissipe définitivement toutes les légendes sur son « organisation secrète ».

Pour préserver aussi son esprit de toutes les tentations de nourrir son activité par de petites conspirations, on devait, dès le début, l’initier complètement à la grande idée du mouvement et l’entraîner si entièrement à la tâche de la défense de cette idée, que son horizon s’élargirait aussitôt et que chacun de ses membres ne verrait plus sa mission dans l’élimination de tel filou plus ou moins grand, mais le don total de soi en vue de l’édification d’un nouvel Etat national-socialiste et raciste (…).

3° Les formes de l’organisation de la S. A., ainsi que son uniforme et son équipement, ne devaient pas suivre les modèles de l’ancienne armée ; elles devaient se conformer aux besoins de la tâche qui lui incombait. »

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La conception «organique» du «national-socialisme»

La dimension paramilitaire, voire militaire, des formations politiques est une donnée essentielle des luttes de classe en Allemagne après 1918. A l’opposé de la France victorieuse, le pays est marqué par un changement de régime puisque la monarchie s’est effondrée, et doit de très importantes « réparations » de guerre.

Les forces réactionnaires sont très puissantes et tentent des coups d’État, alors que du côté révolutionnaire depuis l’échec de la révolution de 1918, c’est une lente et patiente réorganisation des très larges mouvements de masse qui a lieu, pavant la voie à un puissant Parti Communiste.

Dans ce contexte, Adolf Hitler donna l’ordre de formation de la S.A. dès le 3 août 1921. Depuis ce moment-là, les S.A. se considéreront toujours comme ayant une place à part, et ce même après 1933. Les S.A. se voyaient comme les soldats politiques du national-socialisme ; à leurs yeux, ce n’était pas les élections, mais leur propre mouvement qui avait permis l’avènement du régime hitlérien.

Affiche d’un congrès
du parti nazi
dans les années 1920

Les S.A., dans leur existence en tant qu’organisation, se définissaient eux-mêmes comme des gens d’une abnégation complète, d’un engagement absolu. Cela sous-tend que pour eux, l’aspect central dans l’Etat nazi après 1933 n’est pas l’État lui-même, mais le « peuple » compris comme unité ethnique, morale, culturelle et « spirituelle ».

L’effet « boule de neige » du recrutement renforça encore plus cette dynamique. Au milieu des années 1920, les S.A. comptaient environ 30 000 membres, et le double environ en 1930. A partir de là et surtout de la crise économique de 1929, la tendance ne cesse plus ; les S.A. sont 100 000 au milieu de l’année 1931 et se retrouvent à 500 000 personnes en 1933.

Le logo des SA

Les S.A. se considéraient comme l’expression invincible du « peuple » compris racialement, comme une apparition « naturelle » venant de la société elle-même. D’une certaine manière, leur démarche se veut pratiquement apolitique, toutes les tâches sur ce plan étant d’ailleurs laissées au parti nazi existant parallèlement.

Cela formera bien entendu une contradiction dangereuse pour le parti nazi durant tout le temps où le régime se maintiendra. Mais les S.A. ont été organisées dès le départ de manière militaire, avec un encadrement strict, différents statuts de responsables intermédiaires, un règlement intérieur, etc. Or, toute cette tradition militaire sera systématiquement utilisée après 1933 pour appuyer la militarisation de la société.

Les S.A., qui ne sont pas moins de 1,2 millions en 1938, continueront d’avoir leur presse, d’organiser des défilés de type militaire. Ils organiseront des compétitions de sport, des campagnes d’agitation, des meetings.

Ils joueront un rôle important dans la prise de contrôle des Sudètes et de l’Autriche. Ils participeront également par la suite à la surveillance des villes, à la capture des parachutistes des forces alliées. Ils iront voir les veuves des S.A. morts et rendront visite dans les hôpitaux aux S.A. blessés.

Des SA en train de défiler

Ils joueront un grand rôle dans la première formation militaire, notamment le tir, des jeunes hommes qui sont trop âgés pour la jeunesse hitlérienne mais encore trop jeunes pour l’armée. Les S.A. ayant rejoint le front envoyèrent régulièrement des lettres à la presse de leur section locale, présentant évidemment sous un jour favorable la « camaraderie » militaire.

Les S.A. auront donc une continuité pratique, même si bien entendu la guerre les désorganisera pour beaucoup, leur enlevant par définition leur base qui devient soldats. En 1944, 70 % des S.A. sont devenus soldats, et même 86 % de leurs cadres.

Ce qui compte cependant ici est que les S.A. se sont toujours conçus comme les « milices » naturelles du peuple allemand, dans une perspective « organique ». Les S.A. se définiront pratiquement comme ceux qui « servent » le peuple, et cela toujours dans l’action : les S.A. combattront sans cesse les tentatives d’aller dans le sens d’une réflexion, d’une idéologie autre que « l’Allemagne ».

L’Allemagne a servi ici de fantasme communautaire utilisant les forces vives désireuses de rendre service, que ce soit pour enlever la neige ou pratique du sport, et le national-socialisme utilisa cela afin d’encadrer, de militariser et de monter en progression dans le militarisme.

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Le « national-socialisme » : « le drapeau levé »

L’idéologie national-socialiste est synthétisée le mieux dans la chanson de la S.A., intitulée chanson de Horst Wessel. Cette chanson n’a d’ailleurs pas été que l’hymne de la S.A., mais celle du parti nazi lui-même ; elle fut systématiquement chantée, de 1933 à 1945, après l’hymne allemand dans les cérémonies officielles.

Horst Wessel rejoignit le parti nazi en 1926 et devint une des principales figures de la S.A. berlinoise, extrêmement violente et étant dans une situation extrêmement difficile dans une ville étant un bastion communiste. Il fut par la suite exécuté dans des conditions obscures, liées plus ou moins à la prostitution, mais son histoire fut récupérée comme symbole par le parti nazi, qui en fit un martyr ; il fut même raconté que les autres S.A. refusèrent à un médecin juif d’intervenir alors qu’il était grièvement blessé, etc.

L’esthétique romantique
du martyr au service
du rétablissement national

Le contenu de la chanson reflète parfaitement l’idéologie S.A., associant le communisme aux réactionnaires, et prétendant trouver une « troisième voie ». La démarche qui compte est celle de l’élan national, dans une dynamique romantique collective.

Le drapeau haut
Les Rangs bien serrés.
La SA marche
D’un pas calme et ferme  !
Dans nos esprits les camarades fusillés par le Front rouge et la réaction
Marchent dans nos rangs avec nous !

Libre la rue
Pour les bataillons bruns.
Libre la rue
Pour le membre de la Section d’Assaut !
Déjà pleins d’espoir par millions ils regardent la croix gammée.
Le jour de la liberté
Et du pain surgit !

Pour la dernière fois
L’alarme pour l’assaut est sonné !
Pour le combat nous nous tenons
Déjà tous prêts !

Bientôt les drapeaux de Hitler flottent sur toutes les rues
La servitude n’en a plus pour longtemps!

Il y a ainsi deux caractéristiques essentielles pour comprendre le national-socialisme. Tout d’abord le romantisme est également collectif et non pas simplement individuel comme dans le courant de la « révolution conservatrice », qui se veut élitiste et aristocratique.

Ensuite, il y a une dimension « grandiose », affirmant l’épopée.

Les SA sont toujours présentés à l’offensive, dans un désordre au service de l’ordre

Il n’est pas difficile de comprendre que ces deux aspects visent directement à récupérer les masses tendant au communisme, ni de voir que si le communisme ou l’antifascisme ne comprennent pas les attentes des masses quant à une sortie totale de la crise du capitalisme, ils ne sauraient triompher.

En fait, c’est une course, où le national-socialisme tente de déborder le matérialisme dialectique, de le prendre de vitesse, en présentant des choses qui ont l’apparence d’un progrès, mais n’aboutissant qu’à réimpulser le capitalisme.

C’est la signification de la dimension « totale » du national-socialisme, opposée à la dimension réellement totale pour le coup de la révolution socialiste.

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Le «national-socialisme» comme un projet anti-dialectique et romantique

Le « national-socialisme » est un phénomène propre au capitalisme en crise : il s’agit d’une réponse qui lui est immanente, naturelle. Tentant de prolonger son existence, le capitalisme tente de s’unifier intérieurement, ce qui signifie nier les luttes de classe au sein de la société. A côté de cela, il s’agit de satisfaire ses propres besoins, et cela signifie la guerre.

Ces deux aspects ont besoin d’une idéologie qui soit commune, qui permette tant un aspect que l’autre, et tel est le sens du national-socialisme. La version la plus connue, car la plus aboutie, est bien entendu le national-socialisme qui a existé en Allemagne, avec Adolf Hitler à sa tête.

Néanmoins, il a existé et il existe de multiples autres variantes, moins abouties mais tendant à la même dynamique. On trouve ainsi en Italie le fascisme, en Espagne le « national-syndicalisme », en Hongrie le mouvement des « croix fléchées », en Roumanie le mouvement de la « garde de fer », etc.

Comprendre sa nature est fondamentale à qui veut tant s’opposer au fascisme que comprendre la logique de destruction du capitalisme en fin de vie.

Milices nazies, avec une représentation traditionnelle du culte de virilité au service du rétablissement d’un ordre censé être sain. Sur le mur, on lit écrit KPD,
soit Parti Communiste d’Allemagne.

L’une des erreurs les plus courantes concernant le national-socialisme allemand est par exemple de l’associer à l’oeuvre d’Adolf Hitler intitulée Mein Kampf, c’est-à-dire « Mon combat ». C’est là quelque chose de tout à fait erroné ; s’il faut associer directement quelque chose au national-socialisme, alors cela doit être les « S.A. », les « sections d’assaut » (« Sturmabteilungen »).

Le national-socialisme, et cela dans toutes ses variantes, exprime en effet un romantisme. Il ne s’agit pas d’un mouvement « conservateur révolutionnaire », comme ont pu l’être de nombreuses dictatures semi-fascistes, comme l’Etat-corporatiste de l’austro-fascisme ou encore le franquisme espagnol, et finalement d’ailleurs le national-socialisme lui-même une fois au pouvoir, cela tant en Allemagne qu’en Italie.

Le national-socialisme, tant qu’il n’est pas parvenu au pouvoir, se veut un mouvement « élémentaire », partant de la base, exprimant le besoin de socialisme et considérant que la voie nationale permet d’arriver à ce socialisme.

« Tant que les SA marcheront, l’Allemagne vivra » : un romantisme typique des miliciens censés rétablir un ordre passé idéalisé

Le national-socialisme est ainsi le mouvement contraire du communisme. Là où le communisme parle de « pensée guide », où le dirigeant portant cette pensée est à l’avant-garde et donc rejoint par les autres, dans le national-socialisme le « Führer » est au-dessus de tout et ne peut pas être rejoint.

Là où le communisme affirme la nécessité de changer de mode de production car la contradiction est interne, le national-socialisme explique que la contradiction est externe et que les soucis du capitalisme proviennent d’un « parasitage ».

Là où le communisme explique qu’il faut dépasser la contradiction villes / campagnes, le national-socialisme prétend avoir trouvé un rapport non conflictuel avec la nature, qui est « métaphysique », « spirituel », etc.

Le national-socialisme, c’est ainsi une machine de guerre de contre-propositions visant directement le communisme, le matérialisme dialectique. Refusant la dialectique comme vision du monde, refusant le principe de la contradiction interne, le national-socialisme prétend purifier, nettoyer, remettre sur pied, et pour cela il a besoin bien entendu d’un anticapitalisme romantique violent, de l’antisémitisme.

Le dirigeant nazi Adolf Hitler avec ses partisans en 1927,
avec une esthétique ouvertement nationaliste romantique

Le national-socialisme se veut donc un élan naturel pour contrer le « parasitage », et s’affirme révolutionnaire, car désireux de renverser tout ce qui est lié à ce parasitage. Le national-socialisme se présente donc un mouvement voulant changer de régime, mais en fait il veut en conserver la base, en prétendant seulement l’épurer.

Le caractère vain de cette entreprise nécessite bien entendu alors deux choses une fois l’arrivée au pouvoir : tout d’abord, la liquidation de ceux qui seraient porteurs d’une illusion de changement de régime en tant que tel, et enfin mener la guerre relativement rapidement pour profiter de la mobilisation de masse, et de toutes manières afin de maintenir l’économie qui devient une économie de guerre à court ou moyen terme.

Le national-socialisme est par conséquent un mouvement puissant et l’on comprend que la bourgeoisie n’assume d’aller en ce sens que lorsqu’elle est aux dernières extrémités. C’est d’ailleurs sa fraction la plus agressive, portée par les monopoles, qui prend la direction de l’État et porte en tant que tel le national-socialisme.

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«Le monde en images» – remarques de Comenius au lecteur (1658)

[Extrait de la préface au lecteur de l’ouvrage Le monde en images de Comenius.]

Le vrai antidote de l’ignorance, c’est l’érudition dont on doit abreuver les jeunes esprits dans les écoles; encore faut-il que celle-ci soit vraie, parfaite, claire et solide.

L’érudition est vraie quand on n’enseigne ni n’apprend que des choses utiles à la vie humaine afin que personne n’ait sujet de se plaindre et de dire: Nous ignorons les choses nécessaires à être sues, parce que nous ne les avons jamais apprises.

Elle sera profitable (pleine) quand on formera l’esprit à la sagesse, la langue à l’éloquence, et les mains à la diligence requise pour exécuter adroitement les fonction ordinaires, d’autant que le sel de la vie c’est savoir, agir et parler (discourir).

Elle sera claire et, par conséquent, solide si tout ce que l’on enseigne et apprend n’est ni obscur, ni embrouillé ou confus, mais au contraire, clair, distinct et bien articulé, ainsi que les doigts de la main. Le fondement de tout ceci consiste à bien représenter à nos sens les objets sensibles, de sorte qu’ils puissent être compris avec facilité.

Je dis et je le répète à haute voix que c’est là la base de toutes les autres actions, puisqu’on ne saurait ni agir ni parler sagement, à moins de comprendre bien comment on doit agir ou parler.

Or, il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été auparavant dans les sens.

Par conséquent, c’est poser le fondement de toute sagesse, de toute éloquence et de toute bonne et prudente action que d’exercer soigneusement les sens à bien concevoir les différences des choses naturelles.

Comme ce point, tout important qu’il est, est négligé ordinairement dans les écoles d’aujourd’hui et qu’on propose aux écoliers des objets qu’ils ne comprennent point parce qu’ils ne sont pas bien présentés à leur sens et à leur imagination, il en résulte la fatigue aussi bien pour le maître qui enseigne que pour l’élève qui apprend, de sorte que le travail éducatif devient malaisé et fâcheux et apporte fort peu de fruit.

Voici donc une aide et un expédient nouveau pour les écoles: la peinture et la nomenclature de toutes les choses fondamentales qui existent au monde et aussi de toutes les actions principales qui se font au cours de la vie humaine!

Afin qu’il ne vous semble pas ennuyeux, mes très-chers maîtres et précepteurs, de feuilleter et de parcourir ce livre, je vais vous dire, en peu de mots, le grand profit que vous pourrez en tirer.

Ce livre, tel que vous le voyez, n’est pas un gros volume. Il est pourtant un compendieux abrégé de l’ensemble du monde et de toute la langue, abrégé qui est embelli et rempli de peintures, de nomenclatures et de descriptions de toutes choses.

I. Les peintures ou figures, ce sont des idées ou portraits de tout ce qu’il y a de visible au monde; à ces idées de choses visibles se rattachent, en une certaine façon, celles des choses invisibles, et ceci dans l’ordre selon lequel elles ont été rangées et décrites dans la Porte des Langues, de sorte que rien de nécessaire et d’essentiel n’y a été omis ou négligé.

II. Les nomenclatures sont les titres et les inscriptions qu’on a joints à chacune des peintures ou figures et qui expriment, par un mot général, le contenu de son sujet.

III. Les descriptions sont les explications de la peinture ou de la figure selon ses parties. Ces explications sont ex-primées par leurs propres noms, de sorte que le même chiffre mis sur la figure ou la peinture et auprès de leur signification, montre d’une façon évidente les choses qui se correspondent.

Ce livre donc, disposé ainsi, servira (comme je l’espère), premièrement, pour y allécher et attirer les jeunes esprits afin qu’ils ne s’imaginent point que l’école soit un fardeau, une croix, une gêne pour eux, mais qu’au contraire ils ne s’y figurent que des délices et du divertissement. Car il est manifeste que les petits (depuis leur tendre enfance) se plaisent aux peintures (images), s’amusent avec elles, et repaissent volontiers leurs yeux sur de semblables objets.

Or, il faut avouer qu’il aura fait un bel exploit, celui qui aura repoussé en arrière, de dessus les parterres de la sagesse, les épouvantails qui font peur aux gens.

En second lieu, ce livre servira à éveiller et à aiguiser de plus en plus l’attention sur les objets qui nous entourent et qui se présentent à nos sens, ce qui n’est pas de peu d’importance, vu que les sens (ces principaux guides de l’âge tendre qui n’est pas encore capable de s’élever à la contemplation des choses immatérielles) cherchent toujours des objets matériels autour d’eux; s’ils ne les trouvent pas, ils s’ennuient et languissent dans leur absence en se tournant çà et là, tout obtus et dégoûtés; si on leur montre des objets intéressants, ils reprennent courage et s’y laissent attacher jusqu’à ce qu’ils aient tout saisi parfaitement.

C’est pourquoi ce livre sera fort propre pour captiver principalement les esprits volages, qui ne savent s’arrêter à une chose, et pour les préparer à d’autres études plus sublimes. De là s’ensuit la troisième utilité de ce livre, à savoir que les enfants, alléchés et encouragés à cette attention, se procureront, par manière du jeu et sans savoir comment, la connaissance des principales choses de l’univers (…).

Il me reste à dire quelque chose sur l’usage fructueux que les jeunes écoliers pourront faire de ce livre.

1. Qu’on leur donne entre les mains pour se divertir à leur aise par la seule vue des peintures et des figures afin qu’ils se les rendent toujours plus familières même chez eux, avant qu’on les envoie à l’école.

2. Par la suite, on doit les examiner quelquefois (surtout lorsqu’ils y vont déjà) et les interroger, en leur demandant : Qu’est-ce que ceci ? Comment appelle-t-on cela ?, etc., afin qu’ils ne voient rien qu’ils ne sachent montrer.

3. Ce n’est pas assez de leur montrer, en peinture ou figure, les choses dont ils ont entendu parler, mais il faut qu’on les leur montre ainsi qu’elles sont en elles-mêmes, dans la réalité, comme p. ex. les membres du corps, les habits, les livres, les bâtiments, etc., avec leurs meubles et ustensiles.

4. Qu’on leur permette aussi d’en dessiner les figures de leur propre main pourvu que leur nature les y porte; on doit même tâcher de leur en faire venir l’envie s’ils n’en avaient point; et cela premièrement pour aiguiser d’autant plus leur attention aux choses que l’imagination leur aura apprises. En second lieu, pour leur faire observer peu à peu la proportion (symétrie) des parties des corps entre eux; enfin, pour faciliter le mouvement et l’action de la main, ce qui peut servir à bien des choses.

5. S’il y a des choses, que nous mentionnons ici, lesquelles ne peuvent pas être représentées à l’oeil, p. ex. les couleurs et les saveurs (qu’on ne saurait dépeindre à l’encre), il sera besoin de les leur montrer chacune à part (en particulier). C’est pourquoi il serait à souhaiter que dans chaque Collège illustre on conservât certaines pièces rares et qu’on ne rencontre guère ailleurs, pour pouvoir les montrer aux écoliers, toutes les fois qu’on aurait besoin d’en parler.

Voilà, en effet, ce qu’on appelle avec raison: Ecole ou Théâtre des choses sensibles, qui sert de Prélude à l’Ecole des choses intellectuelles (immatérielles).

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Extraits du Orbis sensualium pictus de Comenius (1658)

[Voici des exemples d’images et de texte qu’on trouve dans Orbis sensualium pictus.]

LA COURTOISIE (AMITIÉ)

Les hommes sont faits pour s’entr’aider les uns les autres dans leurs besoins; qu’ils soient donc courtois (obligeants). Soyez doux (amiable) et affable de visage (jovial) [1], civil et honnête dans vos manières et dans vos moeurs [2], gracieux et véritable dans vos paroles [3], franc et loyal de coeur [4]. Aimez, si vous souhaitez être aimé; ainsi, il se fera une amitié mutuelle [5], comme celle des tourterelles [6] (qui s’aiment tendrement), unanime, paisible et réciproquement affectionnée. Les hommes fantasques (étranges, bizarres) sont haïs de tout le monde; ils sont envieux, incivils (grossiers), querelleux, colériques [7] (irascibles), cruels [8] et implacables, plutôt des loups et des lions que des hommes, et ils sont divisés entre eux-mêmes; c’est pourquoi il arrive souvent qu’ils se battent en duel [9]. L’envieux [10] en veut à tout le monde et se perd lui-même.

L’IMPRIMERIE

L’imprimeur est assorti de lettres de métal en grand nombre et de toutes sortes, arrangées (partagées) en une caisse par cassetins [5]. Le compositeur [1] les en tire l’une après l’autre, et compose les mots avec le poinçon selon la copie (le manuscrit) qu’il tient fichée devant soi à un mordant [2] (avec le composteur [3]) jusqu’à ce qu’une ligne (ou un verset) soit achevée; qu’il met (agence, ajuste) dans la forme [4] (la galée), successivement jusqu’à ce qu’il puisse en faire une page [36]; qu’il couche encore une fois (derechef) sur le composoir [7], et il l’y serre avec des plaques de fer [8], par le moyen de la vis [9] et des barreaux afin que les lettres demeurent bien en-semble, unies, et il la met sous la presse [10]. En suite de quoi, l’imprimeur mouille (humecte) les lettres avec l’encre à imprimer, se servant de balles de cuir [11], à présent de cylindres; il y met par-dessus des feuilles de papier qu’il couvre d’un châssis [12], et après qu’il les a couchées dans le coffret sous la presse [13], il leur fait emboire les lettres, en les pressurant du varrinet (du barreau) [15].  

L’ETUDE

Le cabinet (1) est l’endroit où l’étudiant (2) est assis seul à l’écart des hommes; il s’y adonne aux études. Il lit des livres (3); avec une plume (4), il note sur un cahier (5) des morceaux choisis ou les marque sur le livre d’un trait ou d’une astérisque en marge. Quand il travaille tard, il allume une bougie (8) posée sur un chandelier (9). Il mouche la bougie avec une pincette (10). Devant la flamme, il place un écran vert (11) pour ne pas être ébloui. Quand la nuit vient, il utilise une lanterne (15) ou une torche (16).

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L’appel universaliste de Comenius

« Ce n’est pas un seul d’entre vous que j’appelle pour être juge ni un nombre limité, ni une multitude non plus ; je vous appelle au contraire tous à la fois à former un tribunal ; ce n’est pas la sentence de plusieurs d’entre vous que j’attends, c’est la sentence de tous…

Et si je vous appelle en nombre illimité, ce n’est pas pour vous faire décider du sort d’un seul homme, mais du salut du monde entier ; je ne vous mène pas devant l’autel d’une divinité fictive, mais devant la face du vrai Dieu vivant … qui n’est pas le roi des guerres et des meurtres, mais de la paix et de la vie, et qui vous a comblés de ses présents pour vous confier la direction des affaires humaines …

Disons ouvertement que les erreurs ne naissent que de l’ignorance ; il faut qu’elles s’effacent à la paisible lumière de la vérité sans voile. Il faut que les sectes, nées de la discorde et nourries dans leur croissance et dans leur affermissement de la même source, se dissolvent sous l’action de la douce chaleur de l’amour et revêtissent des formes nouvelles ; c’est pour elles le seul chemin à prendre.

Ce ne sont pas les ténèbres qui chassent les ténèbres; une opinion ne cède pas sa place à une autre opinion, une secte ne disparaît pas pour faire régner une autre secte ; où il y a de la haine, on ne peut guère y remédier par de la haine, car le double mal attire plutôt de l’endurcissement des deux côtés…

Par conséquent, comme ce n’est pas aux batailles que nous voulons inviter les hommes, mais à la contemplation et à l’union… il est juste que nous en donnions l’exemple en prenant soin de commencer à un endroit où il n’y a point de différence d’opinion qui nous divise, nous rendant suspects les uns aux autres.

Nous allons procéder lentement et par degrés, en évitant tout ce qui pourrait offenser ; on va s’y prendre de manière à faire participer à nos efforts et à leur continuation sans aucun obstacle les Juifs, les Turcs, les païens et à plus forte raison nous autres chrétiens qui aurons d’abord à expliquer nos points de vue les uns aux autres.

Que chacun de nous atteigne à ce point où il sentira les rayons de la lumière briller et l’enceinte de la vérité se fermer autour de lui de manière qu’il ne puisse ni facilement reculer, par peur de se couvrir de honte, ni faire un pas en avant qui lui fasse espérer plus de lumière !

Qu’il se mette donc à se réjouir en Dieu en se voyant uni à tous les autres dans la vérité et dans l’Harmonie commune !…

Nous désirons que le furieux Mars, qui a dépeuplé le monde chrétien, meure et périsse et que tous les peuples forment un seul troupeau couchant tranquillement au même pâturage.

Nous voulons que les peuples forgent de leurs glaives des hoyaux et de leurs lances des serpes ; nous désirons qu’une nation ne tire plus l’épée contre une autre et que l’on n’apprenne plus la guerre.

Quelle autre chose serait à désirer sinon une harpe qui remplirait de douceur les esprits des hommes, jusqu’alors féroces ? Une telle harpe une fois inventée, que pourrions-nous vouloir sinon nous mettre au milieu des autres : et éveiller ses tendres sons?

Or, notre doux Père nous a déjà fait connaître la harpe de la panharmonie, destinée à remplir le monde de ses doux sons. Si nous ne saisissons pas l’occasion de lever la main, de prendre la harpe, de l’accorder, de la touche pour modérer par sa musique suave les esprits furieux de ceux qui écoutent, nous serons des ingrats et nous mériterons d’être punis pour avoir méprisé le don de Dieu. »

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La pédagogie de Comenius: l’art universel d’enseigner tout à tous

Comenius est l’auteur d’un ouvrage intitulé La grande didactique présenté de la manière suivante :

« La grande didactique

Traité de l’art universel d’enseigner tout à tous

ou

le moyen sûr et soigneusement établi d’instituer dans toutes les communes, dans toutes les villes et dans tous les villages de n’importe quel pays chrétien, des écoles telles que toute la jeunesse des deux sexes, sans excepter personne nulle part, puisse être formée aux belles lettres et aux sciences,

façonnée aux bonnes mœurs, imprégnée de piété et par ce moyen être instruite, en son jeune âge, de tout ce qui sert à sa vie présente et future :

cela

avec économie de temps et de fatigue
avec joie et solidité

Ouvrage

où les raisons de tout ce qui est recommandé sont tirées de la nature des choses elles-mêmes et leur vérité démontrée par des exemples empruntés aux arts mécaniques ; où le cours des études est divisé en années, en mois, en jours et en heures ; où enfin est indiquée la voie facile et sûre de mettre le tout en pratique. »

On reconnaît les valeurs portées par la bourgeoisie à l’époque : sens pratique et universalisme. Il est difficile de comprendre la dimension révolutionnaire de cet appel démocratique pour l’éducation des masses, puisque entre-temps celle-ci s’est réalisée, même si sur le plan du contenu la bourgeoisie devenue réactionnaire a bien sûr imposé ce dont elle avait besoin.

Cette combinaison d’esprit démocratique absolu et de sens pratique est précisément ce qui fournit à Comenius sa dimension historique. Il assume l’humanisme et ne laisse strictement personne derrière, et en même temps il affirme qu’un rythme éducatif est possible pour tous et toutes, un rythme amenant une harmonie intellectuelle en suivant des formes appropriées. La lassitude ne peut tout simplement pas exister quand on apprend, si l’enseignement est adéquat.

Dans l’Avertissement aux lecteurs au début de cette œuvre, Comenius précise de la manière suivante son intention :

« Mais j’ose promettre, moi, une grande didactique, c’est-à-dire un art universel qui permet d’enseigner tout à tous avec un résultat infaillible ; d’enseigner vite, sans lassitude ni ennui chez les élèves et chez les maîtres, mais au contraire dans le plus vif plaisir ; de donner un enseignement solide, surtout pas superficiel ou formel, en amenant les élèves à la vraie science, à des moeurs aimables et à la piété de coeur.

Enfin, je démontre tout cela a priori, c’est-à-dire en le tirant de la nature immuable des choses ; comme d’une source vive coulent sans cesse des ruisseaux qui s’unissent finalement en un seul fleuve, j’établis une technique universelle qui permet de fonder des écoles universelles. »

Comenius n’a cessé de donner des indications pratiques dans ses ouvrages, fonctionnant en quelque sorte comme un système éducatif clef en main. Voici les conseils que donne Comenius sur le plan pratique pour l’enseignant: 

« Faire en sorte que les tout soit facile à apprendre. Tu y arriveras si tu observes les conseils suivants :

1. En ce qui regarde le temps

1. Commence de bonne heure.
2. N’interromps pas ton enseignement.
3. Agrémente la pratique scolaire de choses agréables.

2. En ce qui concerne les moyens d’instruction :

1. Que tout soit préparé d’avance.
2. Que tout soit prêt à servir immédiatement.
3. Que tout soit aussi simple et aussi direct que possible.

3. Pour ce qui est des objets :

1. Adresse-toi, en premier lieu, aux sens qui saisissent la réalité.
2. Éprouve les choses par la pratique.
3. La discussion des choses ne doit venir qu’après.

4. Pour ce qui est de la manière de procéder :

1. Présente d’abord une vue d’ensemble de ton sujet ; esquisse-le dans ses grandes lignes, d’une façon sommaire.
2. Après, tu le traiteras plus à fond, dans chacune de ses parties.
3. Enfin, tu en feras l’analyse exacte et minutieuse. »

Comenius insiste sur l’aspect principal : le reflet dans le cerveau de ce qui est enseigné, et le message ne doit pas être parasité. Chercher des ouvrages alors qu’on est en pleine explication ne relève pas ici tant de la perte du temps que de la perte d’attention. Il faut bien souligner ici que chez Comenius, tout comme auparavant chez Averroès, Avicenne, Aristote, l’esprit humain est fait de manière adéquate pour réceptionner les reflets de la réalité.

C’est la thèse matérialiste selon laquelle l’être humain ne pense pas, mais reflète, et selon laquelle c’est là sa nature même, et son bonheur. De la même manière qu’on doit jouer aux échecs et non aux dés, car le cerveau joue alors et ne laisse rien à l’absurde hasard. Il y a une joie dans le processus même de réflexion, dans son adéquation à la réalité. Comenius expose ainsi cette thèse :

« La jouissance qui vient de nous-mêmes consiste dans le doux plaisir qu’éprouve un homme vertueux à voir qu’il est toujours prêt, grâce à son esprit et son caractère bien ordonnés, à suivre les règles de la justice. Cette joie est bien supérieure à celle que nous avons mentionnée plus haut [la jouissance qui provient des choses elles-mêmes], et elle est attestée par le proverbe qui dit : bonne conscience est un festin continuel. »

Comenius ne pouvait bien entendu réaliser son projet ; il fera tout pour tenter de profiter des forces progressistes : ayant failli travailler pour le cardinal de Richelieu, il préférera se tourner vers les forces protestantes ou s’en rapprochant, comme la Suède ou l’Angleterre, et lui-même exilé finira sa vie à Amsterdam, dans la Hollande bastion du progressisme alors.

Il basculera également parfois, par dépit, dans le mysticisme, espérant une fin des temps pour balayer les forces de la réaction catholique et féodale. C’est un aspect inévitable de par le manque de maturité de son époque.

Les derniers jours de Jan Amos Komenský à Naarden,
peinture de Alphonse Mucha dans son Epopée slave, 1918

Toutefois, Comenius avait contribué de manière formidable à l’éducation et au matérialisme, et ses écrits jouent un rôle de très grande importance sur le plan éducatif dans toute l’époque qui suit en Europe.

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La pédagogie de Comenius: une école démocratique

« On y arrivera si tous apprennent à user de livres non pas comme de canapés qu’on déplace à loisir et où il faut si bon sommeiller, mais comme de véhicules qui les transportent rapidement vers le lieu où ils doivent parvenir, vers la sagesse.

Ce n’est donc pas assez de posséder de bons livres ; on doit aussi les lire avec diligence ; et non seulement les lire, mais encore les comprendre comme il faut, s’imprégner de ce qu’ils contiennent et agir selon leurs préceptes. Pour que tous sachent faire tout cela dans la dernière étape de l’humanité, celle de la sagesse, ils devront se mettre sous la conduite de pédagogues universels. »

Comenius a compris que la cause hussite a échoué, et historiquement il vit au moment même où, lors de la bataille dite de La Montagne blanche en 1619, les forces catholiques et autrichiennes écrasent les forces de Bohême favorables au calvinisme et aux Tchèques. Il sait toutefois que la base nationale tchèque ne saurait être totalement brisée par l’empire autrichien et le catholicisme, aussi décide-t-il de contribuer à la nouvelle vague de la lutte à venir, par l’éducation.

Il le fait en situation d’exil, alors que la répression autrichienne et catholique se généralise, dans une orgie baroque et jésuite. Lorsque Comenius affirme qu’il faut faire en sorte que « toute la jeunesse de la nation entière apprenne à lire et à écrire », c’est là son but : soulever le pays tout entier, dans une cause démocratique consistant à abattre la domination autrichienne et l’obscurantisme catholique. C’est de là que vient son projet d’école généralisée.

Son œuvre intitulée Projet succinct pour le rétablissement des écoles dans le royaume de Bohême commence ainsi de la manière suivante :

« Le rétablissement glorieux et le bel épanouissement aux yeux d’autres nations, de l’Église, de l’État et de toute la nation de Bohême (quand il plaira à Dieu de restituer la souveraineté au peuple tchèque), auront à reposer sur une reconstruction sage et circonspecte de l’enseignement. »

Comenius va alors réfléchir et prévoir tous les niveaux éducatifs. On commence par l’école maternelle allant jusqu’à l’âge de six ans, puis on passe à l’école nationale, c’est-à-dire l’école primaire, jusqu’à l’âge de douze ans. Ces écoles doivent être présentes dans tout le pays, dans le moindre village.

Il y a ensuite l’école latine, où l’on apprend, jusqu’à dix-huit ans, les langues et les arts libéraux (grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, musique, astronomie et géométrie). Il y a, enfin, l’Académie, où jusqu’à l’âge de vingt-quatre – vingt-cinq ans, on se spécialise dans un domaine (médecine, philosophie, jurisprudence, etc.), dans un cycle d’études comprenant deux – trois ans à l’étranger.

Comenius considère qu’il ne doit y avoir que deux heures de cours le matin et deux heures de cours l’après-midi, en raison de la nécessité de travailler dans les champs : c’est dire si son souci d’organisation est démocratique.

De la même manière, il considère que le cours doit consister tout d’abord en une explication d’un quart d’heure, ensuite en une discussion ou un jeu à ce sujet entre les élèves, puis finalement en une nouvelle intervention de l’enseignant pour effectuer des précisions et corrections.

Comenius insiste pour que cela soit le même enseignant qui enseigne toute l’année, aidé d’assistants vérifiant les cahiers, la discipline, ces assistants étant les élèves de la classe du niveau d’au-dessus.

On a là une insistance sur la nature démocratique de l’école, dans sa vie intérieure, et d’ailleurs c’est l’État central qui doit fournit les moyens matériels, Comenius demandant bien sûr qu’on cesse de financer les jésuites et les couvents. Il insiste également sur l’intégration des orphelins : dans sa démarche, absolument personne n’est oublié ; s’il y a des gens qui ont du mal à apprendre, il ne faut pas les rejeter, mais les aider collectivement.

Comenius dit ainsi :

« Le fait qu’il y ait des intelligences naturellement faibles et bornées n’est pas un obstacle, mais au contraire une obligation urgente de cultiver tous les esprits. Car, plus un enfant est intellectuellement faible et peu développé, plus il a besoin de secours pour se libérer de son engourdissement et se guérir de sa faiblesse. Il n’est pas possible de trouver un esprit si disgracié que la culture ne parvienne, peu à peu, à améliorer. »

Il faut également noter que Comenius appelle à une inspection des écoles : à chaque fois les religieux locaux, régionaux ou nationaux doivent inspecter les écoles relevant de leur niveau, l’évêque inspectant l’académie, les doyens de région s’occupant des écoles latines, etc. Or, dans la démarche religieuse de Comenius qui appartient aux Frères moraves issus du hussitisme, les responsables religieux sont élus par la base, par la population elle-même.

On a donc des écoliers qui s’auto-supervisent et qui sont contrôlés par la population elle-même, le savoir étant transmis de génération en génération. Il y a là un véritable modèle démocratique, d’esprit universaliste et collectiviste.

Enfin, soulignons la question féministe, s’opposant frontalement au catholicisme.

La question des femmes est bien entendu très importante. Comenius a ici une position tout à fait cohérente, affirmant qu’il faut arracher les femmes à l’infantilisme dans lequel on les a confinés. Il dit ainsi :

« Il n’est possible d’avancer aucune bonne raison pour priver le sexe faible (qu’on me permette de donner un avis aussi sur ce point) de l’étude des sciences et des lettres (qu’il s’agisse de l’enseignement en latin ou de l’enseignement donné en langue vulgaire).

En vérité, les femmes sont douées d’une intelligence agile et qui les rend aptes à comprendre la science et l’art comme nous, souvent même mieux que nous.

Pour elles, comme pour nous, est ouverte la voie des plus hautes destinées. Souvent elles ont été appelées à gouverner des Etats, à donner des conseils salutaires aux rois, aux princes, à exercer la médecine ou d’autres arts utiles au genre humain…

Pourquoi voudrions-nous les admettre seulement à l’a b c, puis les éloigner de l’étude des livres ? Craindrions-nous leur frivolité ? Mais plus nous leur apprendrons à réfléchir, moins elles seront frivoles, car la frivolité est généralement la conséquence du désœuvrement de l’esprit.

Nous devons laisser aux femmes la liberté de lire, sous réserve que ne leur soient pas donnés en pâture toute sorte d’ouvrages stupides et mal écrits (pas plus à elles qu’à la jeunesse de l’autre sexe ; et il est déplorable que ce mal jusqu’ici n’ait pas été évité avec plus de précaution). »

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La pédagogie de Comenius: miroir et esprit de synthèse

Comenius exprime de manière magistrale la position matérialiste de l’esprit de synthèse. Il y a là un point historique d’une importance transcendante.

Il est intéressant de savoir ici que Comenius a vécu à la même époque que René Descartes, et qu’il l’a rencontré. Les quelques heures de discussion n’ont abouti à rien, et pour cause. Descartes considère qu’il faut partir de l’individu et étudier le monde morceau par morceau, en partant de l’élément le plus simple.

Comenius, lui, fait comme Baruch Spinoza : il part du tout. Il est d’accord pour aller du simple au complexe, sauf que lui reconnaît la nature de « tout » à ce qui est complexe ; il dit ainsi :

« Un tout est antérieur à ses parties, car il est plus grand que chacune de ses parties, pénètre plus tôt dans nos sens, et attire les regards. Ce qui est volumineux peut être aperçu de loin ; ce n’est qu’en s’approchant et les examinant l’une après l’autre que l’on voit les petites choses.

Le tout est un, alors que les parties sont nombreuses ; l’unité se conçoit mieux et plus facilement que la pluralité. »

« Conduis-le [Comenius s’adresse à l’enseignant] par degrés, allant du général au particulier, du total au partiel, du simple au complexe, jusqu’à ce qu’il acquière un savoir le plus spécial, le plus détaillé, le plus articulé. »

Voici un exemple que donne Comenius, montrant qu’il ne faut pas perdre de vue l’unité lorsqu’on analyse ce qu’on doit considérer, en étant matérialiste, comme des aspects de l’ensemble :

« Regarde un anatomiste et un boucher ! Tous deux découpent des corps d’animaux, mais avec quelle différence !

L’anatomiste sectionne les nerfs et les tendons dans les membres et les jointures, prenant soin de ne pas séparer ce qui doit être réuni, et séparant les éléments qui sont sans rapport les uns avec les autres ; le boucher découpe les membres d’un corps comme bon lui semble, sectionnant les veines et faisant des morceaux comme il le veut.

La différence entre les deux concernera aussi la connaissance même des choses ; celle-ci sera bien différente dans les deux cas. Alors qu’un anatomiste sectionnant une ou deux fois un corps connaîtra aussitôt sa structure, un boucher ne sera jamais capable, découpât-il mille fois un corps, de pénétrer les secrets de la nature dans ses œuvres magistrales.

La même différence existe entre ceux qui analysent les choses en se laissant guider par la nature de ces mêmes choses, et ceux qui le font à l’aveuglette. Les premiers éclairent leur raison et leur entendement, analysent les choses finement dans le miroir de leur intelligence ; les autres manient grossièrement, faisant violence à l’intelligence en y introduisant l’obscurité et l’erreur (…).

La synthèse est la recomposition d’un corps, d’un tout, avec ses éléments séparés. Elle contribue donc beaucoup à la connaissance parfaite des choses, dans la mesure où elle est vraie.

Observer les éléments et les parties en eux-mêmes n’est pas profitable, car on a du mal à comprendre quel en est le sens ; mais une fois coordonnés et intégrés dans un ordre supérieur, ces éléments démontrent tout de suite leur utilité, et l’on peut s’en servir immédiatement, comme nous l’avons vu à propos de l’horloge démontée et remontée.

La méthode syncrétique consiste à comparer les parties avec d’autres parties, et les touts avec d’autres touts.

Elle jette beaucoup de lumière sur la connaissance des choses et la multiplie infiniment.

Comprendre les choses isolément (comme on le voit couramment) a quelque chose de fragmentaire ; mais comprendre l’harmonie des choses, leurs rapports et interdépendances – voilà ce qui répand dans l’esprit une lumière vive dont tout est éclairé. »

Il y a là un point extrêmement important sur le plan historique ; il est impossible de ne pas voir ici posées des bases relevant de la dialectique. Et Comenius formule cela en se focalisant sur la matière.

Selon Comenius, les éléments auxquels il faut accorder son attention quand on enseigne sont les sens (qui doivent être « stimulés et aiguisés » afin d’apprendre à « observer les objets »), l’intelligence (qui doit « pénétrer de plus en plus jusqu’au fond des choses »), la mémoire (pour se souvenir), la langue (pour s’exprimer), la main (pour exécuter les actions), la volonté (pour être encouragé à bien agir), le coeur (pour avoir en affection les choses bonnes).

C’est toujours l’activité pratique qui compte – d’où le principe du jeu comme forme de l’esprit saisissant la réalité. Le jeu, c’est le miroir, l’activité pratique, la transformation, l’esprit de synthèse.

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Comenius: le jeu de l’esprit et l’être humain formé par le travail

On sait à quel point l’obscurantisme religieux est un obstacle à la science, car il affirme qu’il faut partir de la « révélation » comme base « scientifique ». On trouve bien sûr chez Comenius la position matérialiste inverse ; s’il reconnaît la religion, il le fait toujours en la considérant comme base morale finale, nullement comme socle clérical.

Il affirme ainsi que dans l’enseignement :

« Il faudra procéder graduellement, en commençant par les choses matérielles, en continuant sa route avec les choses de l’esprit, et en la terminant par les choses révélées. »

Comenius inverse donc la position qui est celle du baroque et des jésuites, pour qui l’extase mystico-religieuse est la seule base réelle de la « science » qui est, de ce fait religion. Comenius est sur une base matérialiste, qui s’oppose directement au catholicisme dans son approche.

Portrait de Comenius
par Karol Miloslav Lehotský
(1846-1915)

Comenius appelle à la raison, et non à la mystique; il est pour l’apprentissage de tous et de tous, de manière ouverte, et non pour un élitisme fabriqué par les jésuites. Il est pour un cerveau capable de refléter l’ensemble de la réalité matérielle – ce que précisément le baroque considère comme impossible.

Comme on le sait d’ailleurs, pour le matérialisme dialectique, la pensée est un reflet ; par conséquent, un cerveau ne peut pas reconstituer à lui tout seul, séparément, isolément, tous les éléments scientifiques. Il y a besoin d’amener au cerveau les informations.

Comenius dit de la même manière :

« L’homme, par sa propre vertu, grandit avec des formes humaines, oui, comme une bête sauvage grandit avec ses propres formes, mais il ne peut devenir un être raisonnable, savant, honnête et pieux, si on ne lui a pas d’abord inculqué (comme on opère le greffage) des éléments de science et des principes d’honnêteté et de piété. »

Comenius s’avère alors le fondateur de la pédagogie, car il propose alors deux perspectives concrètes pour que le cerveau soit façonné dans une direction concrète et cohérente.

D’abord, le cerveau reflétant la réalité en s’appuyant sur les sens, Comenius considère qu’il faut profiter du jeu pour avancer, c’est-à-dire pour combiner les sens et la réflexion. Mao Zedong, dans De la pratique, disait que :

« Si l’on veut acquérir des connaissances, il faut prendre part à la pratique qui transforme la réalité. Si l’on veut connaître le goût d’une poire, il faut la transformer : en la goûtant. »

Comenius dit pareillement, au sujet de l’enseignement et de son rapport à la pratique :

« C’est en écrivant qu’on apprend à écrire ; en dessinant, l’art de dessin ; en chantant, on apprend à chanter, etc. De même, c’est en agissant que nous apprenons à agir, et c’est par la pratique que nous apprenons à exécuter différents travaux.

D’où la devise qui dit, providentiellement : Fabricando fabricamur, ce qui veut dire : c’est le travail qui fait l’homme (l’homme se fait par le travail). »

Seulement, ce travail ne doit pas borner l’esprit, il doit au contraire s’appuyer sur lui comme moteur.

A l’opposé de René Descartes, Comenius ne sépare pas abstraitement le corps et l’esprit. Il faut donc que les deux soient en action, pour que l’enseignement se déroule de manière adéquate. Comenius explique ainsi au sujet du développement de « l’agilité extérieure du corps » :

« Par jeux nous entendons les mouvements du corps et de l’âme. Il ne faut pas les interdire à la jeunesse ; bien au contraire, ils doivent être recherchés et soutenus. Mais la raison doit présider au choix des jeux, pour qu’on en retire du profit.

Les exercices qui s’y rattachent consistent en mouvements variés, tels que la course ou le saut, divers jeux compétitifs, pratiqués avec modération, jeux de balle, lancement du poids, exercices avec la massue, jeu de colin-maillard et d’autres jeux pratiqués, décemment.

On pensera aussi à organiser des sorties et des promenades à l’intérieur de l’école ou au jardin.

Il vaut mieux que ces promenades soient collectives et non individuelles, pour donner l’occasion aux élèves de converser les uns avec les autres, et par là, de s’exercer, se détendre et se récréer.

On peut aussi permettre les jeux pendant lesquels on est assis, à condition qu’ils fournissent une occasion pour exercer l’esprit, tels les échecs, etc. Il faut interdire absolument les jeux de cartes et de dés parce que, d’une part, dans ceux-ci, c’est le hasard qui décide de tout et, d’autre part, en raison de l’anxiété et de la tension d’esprit qu’ils causent à certains gens ; encore faut-il dire qu’ils ne jouissent pas d’une bonne réputation, car on en abuse généralement. »

Comenius propose alors la généralisation de jeux dans l’enseignement, ce qui est logique : si le cerveau dispose de plasticité et que son activité est une réflexion, alors forcément plus on joue, plus on participe au monde et plus on reflète, le jeu étant lui-même une activité en miroir par rapport à l’autre, aidant à l’activité du cerveau. Voici ce que propose Comenius :

« On pourra y introduire

des jeux d’alphabet des jeux d’histoire
de lecture de métaphysique
d’écriture de physique
de dessin techniques –
de calcul illustrant
de géométrie les principes
de musique de la morale
et de la religions

mais surtout des scènes bibliques (…).

En agrémentant l’enseignement de divertissements variés et profitables

1) la santé : les mouvements, la course, la lutte ;

2) aux sens : lecture des journaux, inspection des dessins, etc.

3) à l’intelligence : concours divers, amusettes, etc.

4) à la mémoire : récitation et répétition des passages avec concours et prix divers ;

5) au jugement : devinettes et dissertations ;

6) à l’habileté de la main ; tâches et travaux bien disposés ;

7) à l’art de l’éloquence : dialogues improvisés ; lettres et discours fictifs.

De cette manière, on pourra, à bon droit, dire de cette école qu’elle est SCHOLA LUDUS. »

Avec Comenius, on a des activités tout azimut ; il s’oppose particulièrement à l’unilatéralisme et affirme qu’il faut inversement partir dans toutes les directions. Il a compris la nature du jeu pour l’être humain : penser, c’est jouer.

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Comenius et le monde en images puisque le monde sensible est perçu par des images

Aujourd’hui, lorsqu’on regarde une encyclopédie ou un document présentant un contenu, on a l’habitude de voir une ou plusieurs images qui sont associées à l’explication. C’est à Comenius qu’on doit cette pratique.

Suivons ici son raisonnement, fondé sur une exigence démocratique. Comenius considère que « dans les écoles, tous doivent être instruits en tout ».

Mais il sait qu’il y a une contradiction avec l’immensité des choses à apprendre si on se spécialise. Aussi faut-il trouver un moyen afin que l’esprit scientifique prédomine toujours face aux choses qu’on découvre, même si on ne les a pas étudiées.

Comenius dit ainsi :

« Il faut donc en arriver à une organisation telle que personne, pendant son séjour sur terre, ne rencontre rien qui lui soit absolument inconnu et dont il ne puisse tirer en quelque mesure parti, sensément et sans tomber dans les pièges de l’erreur. »

Comenius a trouvé comme moyen pas moins que l’image. Si en effet la pensée reflète la réalité, telle une tablette inscrivant ce que les sens lui fournissent comme informations, alors tout passe par l’image.

Quel est le rôle de l’image ? En fait, Comenius considère que l’esprit humain se divise en trois parties : l’intelligence, la volonté et la mémoire. Ces parties ne sont pas séparées, et l’enseignement doit permettre d’éclairer l’intelligence, de diriger la volonté et d’éveiller la conscience.

C’est là une division, encore une fois, conforme au matérialisme dialectique : la conscience doit saisir la réalité, alors qu’elle est en retard sur elle dans sa transformation (puisqu’elle ne fait que refléter le réel) ; la volonté doit être dirigée selon des principes ; enfin, l’intelligence doit être éclairée c’est-à-dire qu’elle doit profiter d’un épanouissement et de méthodes efficaces.

L’image a ici une fonction essentielle. Elle est un point de repère et un guide ; voici ce qu’explique Comenius, dans la préface à son ouvrage Le monde en images :

« Voici donc une aide et un expédient nouveau pour les écoles: la peinture et la nomenclature de toutes les choses fondamentales qui existent au monde et aussi de toutes les actions principales qui se font au cours de la vie humaine!

Afin qu’il ne vous semble pas ennuyeux, mes très-chers maîtres et précepteurs, de feuilleter et de parcourir ce livre, je vais vous dire, en peu de mots, le grand profit que vous pourrez en tirer.

Ce livre, tel que vous le voyez, n’est pas un gros volume. Il est pourtant un compendieux abrégé de l’ensemble du monde et de toute la langue, abrégé qui est embelli et rempli de peintures, de nomenclatures et de descriptions de toutes choses.

I. Les peintures ou figures, ce sont des idées ou portraits de tout ce qu’il y a de visible au monde; à ces idées de choses visibles se rattachent, en une certaine façon, celles des choses invisibles, et ceci dans l’ordre selon lequel elles ont été rangées et décrites dans la Porte des Langues [manuel pour apprendre une langue étrangère, fondé sur le même principe d’images], de sorte que rien de nécessaire et d’essentiel n’y a été omis ou négligé.

II. Les nomenclatures sont les titres et les inscriptions qu’on a joints à chacune des peintures ou figures et qui expriment, par un mot général, le contenu de son sujet.

III. Les descriptions sont les explications de la peinture ou de la figure selon ses parties. Ces explications sont exprimées par leurs propres noms, de sorte que le même chiffre mis sur la figure ou la peinture et auprès de leur signification, montre d’une façon évidente les choses qui se correspondent. »

Publié au milieu du XVIIe siècle, Le monde en images, dont le véritable titre est Orbis sensualium pictus (l’image du monde sensible), eut un succès considérable en Europe. Ce fut un manuel d’apprentissage extrêmement apprécié; il connut notamment deux versions quadrilingues (latin, allemand, italien et français, ainsi que latin, tchèque, allemand et hongrois).

Johann Wolfgang von Goethe le présenta dans ses mémoires comme le premier véritable ouvrage destiné aux enfants.

La Porte des langues, dont il est parlé plus haut, est un manuel de langues fondé sur un principe tout à fait similaire, et pareillement fondé sur la vision matérialiste du monde.

Pour apprendre une langue, plutôt que l’accumulation de mots, Comenius a prôné l’apprentissage raisonné. Sa Porte des langues consiste ainsi en des blocs de mots en latin et dans une autre langue, regroupés par thématiques.

Les 8000 mots les plus usités sont ainsi regroupés en 1000 thèmes, afin de faciliter la compréhension et l’apprentissage. Il n’est guère difficile de voir la fantastique modernité de cette approche.

Toutefois, Comenius jugeant l’approche encore trop difficile, ajouta les images, ce qui amena l’Orbis sensualium pictus, dont l’épigraphe annonce ainsi fièrement: Omnia sponte fluant, absit violentia rebus (Que tout vienne spontanément, que la contrainte soit bannie). Chaque image comporte en son sein des numéros, reliés à un vocabulaire précis, permettant de s’en faire une meilleure image, reflétant la réalité.

L’Orbis sensualium pictus avait ainsi une double nature: il servait à la présentation de la réalité par des scènes, il permettait d’acquérir le vocabulaire allant avec, et si du vocabulaire en langue étrangère était placé en parallèle du texte en langue nationale, il y avait l’apprentissage d’une nouvelle langue.

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Comenius: plasticité du cerveau et pensée comme images transmises par les sens

Comenius est un penseur formidable, car il a compris la réalité du cerveau ; c’est pour cela qu’il a pu affirmer qu’il fallait enseigner, et qu’il a pu proposer un modèle d’enseignement, d’esprit universel.

Pour les matérialistes, le cerveau est de la matière grise ; comme l’a formulé Aristote, c’est une tablette, on dirait aujourd’hui un disque dur.

Or, on sait bien que le cerveau est bien plus plastique dans la jeunesse : il reflète mieux qu’il ne le fait par la suite.

Justement, voici ce que dit Comenius, comparant le cerveau à la cire, affirmant ouvertement la thèse matérialiste du reflet :

« C’est une propriété constatée chez tous les êtres à leur naissance qu’il est très facile de les plier et de leur donner une forme lorsqu’ils sont encore tendres, mais qu’il n’obéissent plus dès qu’ils sont devenus durs. La cire molle se laisse facilement pétrir et façonner ; durcie, elle se brise sous l’effort (…).

Son cerveau [à l’être humain], en effet, qui dans la mesure où il reçoit les images transmises par les sens agit, avons-nous dit, comme une cire, est humide et plastique dans sa jeunesse et apte à recevoir toutes les images qui lui sont présentées ; plus tard, il se sèche et durcit, peu à peu, de telle manière que, l’expérience le prouve, les objets du monde extérieur ne s’y gravent plus aussi aisément. »

Voilà qui est tout à fait matérialiste, et il est impossible de ne pas souscrire à cela. C’est une considération fondamentale, que l’on doit avoir en tête lorsqu’on veut enseigner.

Comenius
dans une édition allemande de 1913
du Didactica magna

Comenius a tellement compris la question du reflet qu’il parle de l’école comme devant être en quelque sorte un théâtre, présentant la réalité en captant l’attention. La mise en avant du jeu procède de la même approche.

Comenius dit par ailleurs ouvertement que :

« L’objet, l’idée de l’objet et le mot sont des notions corrélatives, liées par des rapports mutuels, car les idées (les concepts) sont les images, les reflets d’objets dans notre conscience, alors que les mots reflètent les idées.

D’où il ressort, de toute nécessité, qu’on doit, tout d’abord, montrer aux hommes des choses (des objets) afin que, les regardant, ils se créent des représentations (des idées) de ces choses et apprennent, par la suite, à nommer ce qu’ils saisissent.

Et toujours, il faut que ces trois entités, a) l’objet ; b) l’idée ; et c) la parole, aillent ensemble. Et encore, que d’abord l’objet soit présenté, que sa présentation soit suivie d’une explication qui nous permette de nous en faire une idée juste, et qu’enfin l’objet reçoive un nom. »

Et Comenius continue, dans une approche extrêmement proche du matérialisme dialectique :

« «A priori», c’est ce que nous percevons par nos sens, car rien ne peut être compris à moins d’être perçu d’abord par les sens.

Ce qui provient de la Révélation (qui complète notre savoir là où nos sens et notre intellect ne nous suffisent plus – tout en admettant que nous préférons connaître tout, autant que faire se peut, par nos propres moyens), n’entre dans notre conscience qu’après ce qui a été compris par l’intellect.

Mais il existe une autre raison qui fait qu’à l’école pansophique [école de la philosophie générale, complète, totale] il importe de présenter d’abord ce que nous percevons par les sens, ensuite ce que nous comprenons par le raisonnement et enfin, en dernière instance, ce qui nous vient de la révélation divine (qui demande à être écoutée, car nos sens et notre raison ont des limites).

En effet, la meilleure façon de connaître les choses est celle qui les étudie dans leur devenir et leur enchaînement.

Tout d’abord, Dieu a créé le monde, rempli de ses œuvres que nous percevons par les sens ; ensuite, il a créé l’homme, doué de raisonnement. Mais l’homme ne connaît pas lui-même tant qu’il ne comprend pas qu’il est rempli d’images de chose.

Ce n’est qu’alors qu’il s’aperçoit qu’il est un microcosme, créé à l’image du Dieu omniscient. En comparant entre elles les notions abstraites des choses, en les décomposant et les recomposant, il multiplie la joie que lui procure la lumière de sa raison. »

Si on remplace le concept de Dieu par celui d’Univers, alors on a ici un exposé naïf mais tout à fait authentique du concept matérialiste dialectique de la pensée comme reflet de la matière en mouvement.

La conception de Dieu chez Comenius est tellement proche de Baruch Spinoza qu’ici, si on remplace Dieu par la nature (ou l’univers), tout est une évidence :

« Les exercices des organes des sens sont particulièrement importants et nécessaires. Ils ne doivent jamais être négligés, car c’est par les sens que l’intelligence parvient à la connaissance des choses.

Ce que l’on propose aux élèves doit saisir, mouvoir et captiver leurs sens et, par l’intermédiaire de ceux-ci, leur intelligence.

Ce sont, en effet, les choses elles-mêmes qui doivent parler aux élèves, pas nous ; de la même manière, Dieu agit avec nous dans l’école de la vie : tout le théâtre de la nature est empli par Lui de peintures, de statues et d’images visibles et palpables qui émettent des sons et qui spleines de saveurs, et par lesquelles il nous instruit silencieusement mais avec un grand profit pour nous, en accompagnant ses paroles de quelques rares préceptes.

Il devrait en être de même dans notre école : tout ce que l’on doit savoir sur les objets du monde sensible devrait être appris par ces objets eux-mêmes.

Tantôt il faut les montrer, pour qu’on puisse les voir, toucher, entendre, sentir, etc., tantôt ils seront représentés par des images et des illustrations. »

C’est là une théorie de la connaissance tout à fait matérialiste, et on comprend qu’il fallait attendre un tel niveau pour arriver à formuler l’exigence démocratique de l’éducation pour tous : seul le matérialisme porte en lui l’universel, et une compréhension claire, par la théorie du reflet, de la possibilité d’acquérir des connaissances.

Sans théorie matérialiste de la connaissance, pas d’éducation.

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Comenius: l’enseignement par le jeu, pour tous et toutes

« Puisse l’école cesser d’être un labyrinthe, un bagne, une prison et un lieu de détresse, et puisse-t-elle commencer à être un stade, un palais, un festin et un paradis ! »

Tel est l’appel de Jan Amos Komenský (1592-1670), dit Comenius, qui n’est pas moins que le fondateur de la pédagogie.

Dessin de Comenius
par Reinecke, Pedagogikens historia, 1895

Car il est tout à fait erroné, comme on le fait en France, de s’imaginer en effet que les formes « modernes » ont été élaborées dans l’antiquité gréco-romaine. C’est là le point de vue catholique, celui de la Renaissance, et il s’oppose au point de vue du matérialisme dialectique, qui considère l’humanisme comme la grande période d’affirmation de l’esprit démocratique porté par la bourgeoisie naissante.

Comenius appartient à cette vague, sauf qu’il est emprisonné dans le XVIIe siècle, où la réaction catholique tente, au moyen du baroque organisé par les jésuites, de contrecarrer les avancées de l’humanisme et du protestantisme.

Comenius a alors un destin qu’on peut qualifier d’historique, puisqu’il est né en Bohême et appartient à la culture hussite, et meurt à Amsterdam où justement le protestantisme victorieux est le prolongement du hussitisme.

Le hussitisme défait par la direction, Comenius appelle la nation tchèque à s’éduquer, mais n’ayant pas les moyens de mettre en place un programme d’éducation nationale, il en forme un qui est universel.

Comenius s’adresse à tous les êtres humains, sans distinction d’origine ou de sexe.


Jürgen Ovens  (1623–1678),
Jan Amos Comenius (Komensky) (1592-1670)

Comenius lève le drapeau démocratique, dans l’esprit du hussitisme :

« Que Dieu ne fasse de distinctions en faveur de personne, c’est lui-même qui l’atteste en mainte occasion. Donc, si nous n’admettons que quelques-uns pour être éduqués, à l’exclusion des autres, nous commettons une injustice non seulement envers ceux qui sont doués de la même nature que nous-mêmes, mais encore envers Dieu lui-même qui veut être reconnu, aimé et loué par tous ceux qu’il a créés à son image. »

Ne nous y trompons pas : c’est de l’être humain raisonnable dont parle ici Comenius, qui va organiser tous les plans pour une école publique de masses, concernant toute la jeunesse sans exception.

Il va également aborder en détails la question du contenu, et là, chose formidable, il reprend précisément et naturellement les thèses de l’averroïsme, faisant de la pensée un reflet de la réalité perçu par les sens, avec même une explication parfaitement matérialiste de l’importance de l’éducation dans la jeunesse en raison de la plasticité du cerveau.

Pour cette raison, par ailleurs, il est le grand théoricien de l’apprentissage par le jeu. Comenius a ici une compréhension approfondie de la nature du cerveau, puisqu’il préfigure la thèse matérialiste dialectique de la pensée comme reflet et forcément qui dit reflet dit jeu de miroir.

Voici comment Comenius présente sa conception du jeu comme base de la pédagogie authentique :

« L’école doit être un lieu où l’on se divertit, où tout se passe agréablement et spontanément.

Est-ce que, en jouant, nous sommes pleins de colère et de bile ? Est-ce à un jeu qu’on donne des soufflets et des coups de fouet à quelqu’un ? Même les apprentis artisans méritent d’être mieux traités !

Doit-il en être autrement quand il s’agit de ceux qui apprennent les art et les lettres ? Jamais !

Les maîtres d’écoles doivent se comporter, chacun dans son milieu, de la même façon avec les enfants qui leur ont été confiés que Dieu, dans sa sagesse, se comporte envers ses créatures, et surtout avec les êtres humains.

Il est donc clair que tout ce qui naît, se développe et se forme, se fait spontanément et sans violence. Ce que Dieu donne au genre humain, c’est des invites, des conseils, des encouragements.

Nous autres pédagogues, nous devrions donc non seulement être utiles à nos élèves, mais aussi les distraire agréablement. »

Comenius est, ainsi, l’enseignant des enseignants : toute réflexion sur l’enseignement est impossible sans lui.

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