Mois : décembre 2019

  • Paul Verlaine et la «musique avant toute chose»

    Voici deux autres exemples, les derniers, de poèmes de Paul Verlaine témoignant avec réussite de cet engagement dans la fluidité de la langue française. Ils sont tous deux tirés de Romances sans paroles, datant de 1891.

    Le premier se caractérise par un choix du bon mot particulièrement bien réalisé. Le souci est que la dimension parnassienne amène l’œuvre à être très gratuite, ouvertement tourné vers son propre ego, voire son ennui, etc.

    III

    Il pleure dans mon cœur
    Comme il pleut sur la ville ;
    Quelle est cette langueur
    Qui pénètre mon cœur ?

    O bruit doux de la pluie
    Par terre et sur les toits !
    Pour un cœur qui s’ennuie
    O le chant de la pluie !

    Il pleure sans raison
    Dans ce cœur qui écœure.
    Quoi ! nulle trahison ? …
    Ce deuil est sans raison.

    C’est bien la pire peine
    De ne savoir pourquoi
    Sans amour et sans haine
    Mon cœur a tant de peine!

    Le second poème est empreint d’une musicalité tout à fait réussie. L’absence de direction y est cependant tout aussi patent.

    VIII

    Dans l’interminable
    Ennui de la plaine
    La neige incertaine
    Luit comme du sable.

    Le ciel est de cuivre
    Sans lueur aucune,
    On croirait voir vivre
    Et mourir la lune.

    Comme des nuées
    Flottent gris les chênes
    Des forêts prochaines
    Parmi les buées.

    Le ciel est de cuivre
    Sans lueur aucune.
    On croirait voir vivre
    Et mourir la lune.

    Corneille poussive
    Et vous les loups maigres,
    Par ces bises aigres
    Quoi donc vous arrive ?

    Dans l’interminable
    Ennui de la plaine
    La neige incertaine
    Luit comme du sable.

    Il faut enfin mentionner le poème Art Poétique, le 13e du recueil Jadis et Naguère, de 1884. Il n’est nullement bon, ni même intéressant, ne serait-ce la première strophe, considérée comme une sorte de manifeste en faveur de la musicalité.

                                       À Charles Morice

    De la musique avant toute chose,
    Et pour cela préfère l’Impair
    Plus vague et plus soluble dans l’air,
    Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

    Il faut aussi que tu n’ailles point
    Choisir tes mots sans quelque méprise
    Rien de plus cher que la chanson grise
    Où l’Indécis au Précis se joint.

    C’est des beaux yeux derrière des voiles
    C’est le grand jour tremblant de midi,
    C’est par un ciel d’automne attiédi
    Le bleu fouillis des claires étoiles!

    Car nous voulons la Nuance encor,
    Pas la Couleur, rien que la nuance!
    Oh! la nuance seule fiance
    Le rêve au rêve et la flûte au cor !

    Fuis du plus loin la Pointe assassine,
    L’Esprit cruel et le Rire impur,
    Qui font pleurer les yeux de l’Azur
    Et tout cet ail de basse cuisine !

    Prends l’éloquence et tords-lui son cou !
    Tu feras bien, en train d’énergie,
    De rendre un peu la Rime assagie.
    Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où ?

    Ô qui dira les torts de la Rime ?
    Quel enfant sourd ou quel nègre fou
    Nous a forgé ce bijou d’un sou
    Qui sonne creux et faux sous la lime ?

    De la musique encore et toujours !
    Que ton vers soit la chose envolée
    Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
    Vers d’autres cieux à d’autres amours.

    Que ton vers soit la bonne aventure
    Eparse au vent crispé du matin
    Qui va fleurant la menthe et le thym…
    Et tout le reste est littérature.

    Le fait est que Paul Verlaine n’a jamais considéré qu’il s’agissait là d’un manifeste, même s’il a utilisé de manière régulière les vers impairs, pour se déconnecter de l’encadrement fourni par l’alexandrin. Cependant, c’était là un processus décadent.

    La véritable exigence se situait dans le bon mot, qui devait être musical, et non pas dans une musicalité abstraite à découvrir par un anti-formalisme jouant sur une dimension numérique.

    L’envolée recherchée par Paul Verlaine – qualifiée bien présomptueusement de symbolisme – n’est que l’apanage d’écrivains cherchant à parasiter la société au nom d’une littérature qui serait une fin en soi.

    La preuve est toute trouvée quand on voit l’extrême faiblesse des œuvres de Paul Verlaine à part les quelques une reflétant une tendance historique : celle au bon mot, exposé de manière fluide, témoignant d’un élargissement de la culture populaire.

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  • Paul Verlaine et le compactage de l’expression

    Les poèmes saturniens, la première œuvre de Paul Verlaine, relèvent donc du Parnasse et ne sont pas intéressants, sauf quand ils en décrochent et assument la mélodie. Ils font alors sauter les alexandrins, pour se tourner vers un compactage incisif, un minimalisme concis mais pointu dans le choix des termes.

    Mais le caractère de chanson des (très rares) œuvres réussies de Paul Verlaine exige une certaine brièveté. Une chanson trop longue s’enlise. En voici un exemple avec un poème tiré donc du premier recueil de Paul Verlaine, les Poèmes saturniens. Il y a une véritable dynamique, mais elle finit par s’effondrer.

    C’est que la concision à la française ne va pas sans une certaine préciosité, une certaine rareté et c’est d’autant plus vrai quand cela a pris une tournure populaire.

    SUB URBE

    Les petits ifs du cimetière
    Frémissent au vent hiémal,
    Dans la glaciale lumière.

    Avec des bruits sourds qui font mal,
    Les croix de bois des tombes neuves
    Vibrent sur un ton anormal.

    Silencieux comme les fleuves,
    Mais gros de pleurs comme eux de flots,
    Les fils, les mères et les veuves,

    Par les détours du triste enclos,
    S’écoulent, — lente théorie,
    Au rythme heurté des sanglots.

    Le sol sous les pieds glisse et crie,
    Là-haut de grands nuages tors
    S’échevèlent avec furie.

    Pénétrant comme le remords,
    Tombe un froid lourd qui vous écœure,
    Et qui doit filtrer chez les morts,

    Chez les pauvres morts, à toute heure
    Seuls, et sans cesse grelottants,
    — Qu’on les oublie ou qu’on les pleure ! —

    Ah ! vienne vite le Printemps,
    Et son clair soleil qui caresse,
    Et ses doux oiseaux caquetants !

    Refleurisse l’enchanteresse
    Gloire des jardins et des champs
    Que l’âpre hiver tient en détresse !

    Et que, — des levers aux couchants,
    L’or dilaté d’un ciel sans bornes
    Berce de parfums et de chants,

    Chers endormis, vos sommeils mornes !

    Tout cela est bien trop long. Cela ne veut pas dire que pour autant que la brièveté soit un un gage de haut niveau culturel en soi. Voici un rare poème sortant du lot tiré des Romances sans paroles (de 1891).

    Le principe du reflet utilisé est très bien, il est tout à fait dialectique. Mais il est trop bref pour acquérir une réelle dimension marquante, alors qu’il a toute une série d’éléments très pertinents.

    Ariettes IX

    Le rossignol qui du haut d’une branche se regarde dedans, croit être tombé dans la rivière. Il est au sommet d’un chêne et toutefois il a peur de se noyer. (Cyrano de Bergerac.)

    L’ombre des arbres dans la rivière embrumée
    Meurt comme de la fumée,
    Tandis qu’en l’air, parmi les ramures réelles
    Se plaignent les tourterelles.

    Combien, ô voyageur, ce paysage blême
    Te mira blême toi-même,
    Et que tristes pleuraient dans les hautes feuillées
    Tes espérances noyées !

    Mai, Juin, 1872.

    Le souci fondamental est que Paul Verlaine ne se sort pas du Parnasse. On le classe dans le symbolisme, mais il n’a pas d’élans transcendants et lorsqu’il parle de la nature, ce ne sont pas des symboles : Paul Verlaine est bien plus un romantique en retard historiquement, ce qui explique de manière d’ailleurs efficace la vague de décadentisme, le romantisme catholique, l’avènement d’un néo-romantisme catholique avec notamment Georges Bernanos.

    Mon rêve familier, un poème très connu des Poèmes saturniens, est ici un excellent exemple. Son approche est très clairement celle du Parnasse, avec donc un exercice de style, le sentiment étant exprimé de manière raffinée, esthétisée. On sent toutefois que Paul Verlaine essaie d’aller plus loin, qu’il pousse dans un sens romantique.

    MON RÊVE FAMILIER

    Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
    D’une femme inconnue, et que j’aime, et qui m’aime,
    Et qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même
    Ni tout à fait une autre, et m’aime et me comprend.

    Car elle me comprend, et mon cœur, transparent
    Pour elle seule, hélas ! cesse d’être un problème
    Pour elle seule, et les moiteurs de mon front blême,
    Elle seule les sait rafraîchir, en pleurant.

    Est-elle brune, blonde ou rousse ? — Je l’ignore.
    Son nom ? Je me souviens qu’il est doux et sonore,
    Comme ceux des aimés que la Vie exila.

    Son regard est pareil au regard des statues,
    Et, pour sa voix, lointaine, et calme, et grave, elle a
    L’inflexion des voix chères qui se sont tues.

    Le style est totalement propre au Parnasse, avec une esthétisation – stylisation d’un phénomène. On retrouve les éléments appréciables dans les poèmes réussis de Paul Verlaine.

    Si le poème est en alexandrins, on peut ainsi s’apercevoir qu’il consiste en toute une série de découpages, tous pointus, chaque élément étant pratiquement autonome. Le balancement par la césure à l’hémistiche souligne le côté chanson, mélodie : Je fais souvent ce rêve / étrange et pénétrant // D’une femme inconnue, / et que j’aime, et qui m’aime, etc.

    Ces découpages sont encore plus marqués pour le poème Clair de lune, qui se trouve dans le second recueil, les Fêtes galantes, paru en 1869. Chaque vers est littéralement autonome, il pourrait être une phrase seule, d’une tournure extrêmement précise, d’un raffinement extrême mais sans préciosité, assumant en réalité la fragilité, la nervosité.

    CLAIR DE LUNE

    Votre âme est un paysage choisi
    Que vont charmant masques et bergamasques,
    Jouant du luth et dansant et quasi
    Tristes sous leurs déguisements fantasques.

    Tout en chantant sur le mode mineur
    L’amour vainqueur et la vie opportune,
    Ils n’ont pas l’air de croire à leur bonheur
    Et leur chanson se mêle au clair de lune,

    Au calme clair de lune triste et beau,
    Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
    Et sangloter d’extase les jets d’eau,
    Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

    Il faut bien saisir que cette œuvre très belle est un travail d’orfèvre – encore une fois dans l’esprit du Parnasse. C’est un travail de laboratoire : le recueil dont il relève, les Fêtes galantes, a été publié à 350 exemplaires à compte d’auteur en 1869, puis à 600 exemplaires en 1886 (dont cent pour l’auteur).

    Voici un autre exemple, du même recueil.

    Cythère

    Un pavillon à claires-voies
    Abrite doucement nos joies
    Qu’éventent des rosiers amis ;

    L’odeur des roses, faible, grâce
    Au vent léger d’été qui passe,
    Se mêle aux parfums qu’elle a mis ;

    Comme ses yeux l’avaient promis,
    Son courage est grand et sa lèvre
    Communique une exquise fièvre ;

    Et l’Amour comblant tout, hormis
    La Faim, sorbets et confitures
    Nous préservent des courbatures.

    Il n’y a ici strictement aucun symbolisme. On est dans le Parnasse – avec un saut vers le compactage de l’expression qui reflète une tendance générale.

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  • La «Chanson d’automne» de Paul Verlaine, chef d’œuvre de musicalité

    Les soleils couchants ont une dimension minimaliste, que n’a pas la promenade sentimentale, qui elle perd le côté compacté.

    Mais les Poèmes saturniens contiennent chef d’œuvre, très connu en France, échappant tant au minimalisme qu’à l’absence de compactage.

    Sa qualité musicale est un tour de force, car les éléments sont adéquatement choisis et s’imbriquent parfaitement.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    Il est évident que le poème Le pont Mirabeau d’Apollinaire, lui aussi très connu (et par ailleurs sa seule œuvre réussie), s’appuie directement sur la méthode ici exposée par Paul Verlaine. Mais en réalité on peut pratiquement dire que cette méthode est celle qui dans la seconde moitié du XIXe siècle triomphe en France.

    La réclame (avant la publicité au sens moderne-technique), la chanson française… prennent un caractère de masse et la sélection du bon mot, de la fluidité du propos, sont des exigences incontournables.

    Il faut ici faire attention à ne pas commettre l’erreur de rater le découpage des syllabes. Le poème est en effet composé sur le mode 4 – 3 – 3. Voici le poème avec le découpage correspondant.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les / san / glots / longs
    Des / vi / o/ lons
    De / l’au / tomne
    Bles / sent / mon / cœur
    D’un / e / lan / gueur
    Mo / no / tone.

    Tout / su/ffo/cant
    Et / blê / me, / quand
    So/ nne / l’heure,
    Je / me / sou / viens
    Des / jours / an / ciens
    Et / je / pleure ;

    Et / je / m’en / vais
    Au / vent / mau / vais
    Qui / m’em / porte
    De / çà, / de / là,
    Pa / reil / à / la
    Feui / lle / morte.

    Dans ce poème – ou cette chanson, puisque tel est l’apport historique de Paul Verlaine, au sens où il reflète une perspective, pas au sens où il créerait quoi que ce soit -, les contradictions sont nombreuses et forment une puissante dynamique et par leur enchevêtrement.

    Il est nécessaire ici de citer le poème de Baudelaire À une passante, qui se trouve dans les Fleurs du mal. En effet, ce dernier s’appuie sur une opposition générale entre ce qui a un caractère bref (au sens de court, fin, agité) et ce qui a un caractère long (qui s’inscrit dans la durée, se fonde sur la stabilité). Paul Verlaine en reprend directement le principe.

    Les Poèmes saturniens datent de 1866, les Fleurs du mal de 1857.

    À une passante

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,       
    Une femme passa, d’une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
    Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

    Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

    Voici maintenant le même repérage pour Chanson d’automne.

    CHANSON D’AUTOMNE

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone
    .

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    La mise en perspective est la même que dans À une passante.

    On notera naturellement que les sonorités sont particulièrement travaillées, afin d’être prégnantes et d’imposer une série captant particulièrement l’attention. Le son « o » présent à plusieurs reprises, on a de multiples sons « on » ; il y a un série de « an » et de « ien », tout comme des « é » et des « e ».

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    A cela s’ajoute l’expression d’un saut qualitatif dans le poème. En effet, la première strophe présente un mouvement qui agit sur quelque chose.

    Les sanglots longs
    Des violons
    De l’automne
    Blessent mon cœur
    D’une langueur
    Monotone.

    La seconde strophe pose un reflet de cette action sur la chose en question.

    Tout suffocant
    Et blême, quand
    Sonne l’heure,
    Je me souviens
    Des jours anciens
    Et je pleure ;

    La troisième strophe est le produit dialectique de la première et de la deuxième strophes.

    Et je m’en vais
    Au vent mauvais
    Qui m’emporte
    Deçà, delà,
    Pareil à la
    Feuille morte.

    On remarquera à ce sujet que si l’on n’y prend garde, on peut interpréter le poème dans le sens de correspondances baudelairiennes. Le sanglot est parallèle au violon, la feuille au vent, etc.

    En réalité, on a bien dans chaque strophe l’exposition d’un reflet. C’est une présentation matérialiste – de manière esthétique – d’une réalité objective.

    Il est souvent ici parlé, de la part des théoriciens bourgeois, de l’approche impressionniste de Paul Verlaine. C’est tout à fait erroné. L’impressionnisme est un subjectivisme décrivant le monde tel qu’il est ressenti individuellement. Paul Verlaine, quant à lui, décrit ici le reflet sensible du monde en lui. La mise en perspective est inverse.

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  • La promenade sentimentale de Paul Verlaine, une nervosité mise en perspective

    Le poème Promenade sentimentale, tiré des Poèmes saturniens, est très proche de Soleils couchants, mais sans la dimension compactée : c’est une tentative de se rapprocher de la densité du poème classique, ce qui indique la mauvaise direction de Paul Verlaine, qui justement correspond à cette dimension « compactée », bien choisie, des termes propres à une société plus éduquée.

    Le poème, qui fait partie à la première œuvre de Paul Verlaine, les Poèmes saturniens, a une approche d’ailleurs relevant du Parnasse.

    C’est pourtant un échec complet sur ce plan, car la dimension mélodique, avec en quelque sorte des refrains intériorisés au poème, est bien trop prégnante. La musicalité l’emporte, brisant l’approche parnassienne.

    De plus on a des références systématisées à la nature et une dynamique dialectique par l’opposition du pointu au trouble, correspondant de manière particulièrement vigoureuse à toute la « nervosité » qu’il s’agit d’exprimer désormais.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage des éléments de la nature et du mouvement. Toute la force du poème réside en effet au cadrage par la nature, sans quoi tout s’étiolerait, ce qui est le cas dans les autres œuvres de Paul Verlaine.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage du pointu et du trouble, c’est-à-dire des éléments pointus, agressifs pour ainsi dire, et inversement des éléments aux contours indéfinis, non seulement troubles ou vagues, mais surtout correspondant à quelque chose de troublé.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage des éléments revenant à plusieurs reprises, formant la mélodie. On remarquera que « parmi la saulaie » encadre une sorte de partie intermédiaire où il n’y a justement pas de répétition. Le découpage est fait pour faciliter la vue de cette structuration.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie

    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes

    Parmi la saulaie j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons
    du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage de la lumière, du transparent, par opposition à l’opaque, aux ténèbres. Il faut noter que les ténèbres ont un sens plus fort que celui d’obscurité, de par son côté indéfini, oppressant. Il y a une dimension nerveuse qui s’ajoute au concept d’obscurité.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Il faut saisir également ici que les rayons sont pointus et que la plaie a été causée par un objet pointu. Il y a toutefois le fait que le soleil est couchant et que par conséquent les rayons ont moins de vigueur. On est dans une souffrance – mais indéfinie.

    Telle est la manière dont Paul Verlaine cherche à saisir, définir la nervosité.

    Voici maintenant le repérage des dimensions, de la spatialisation, de l’occupation de l’espace, un aspect absolument fondamental du poème.

    Il faut rappeler ici également que les nénuphars poussent depuis la base des cours d’eaux, qu’elles occupent elles-mêmes un espace. A cela s’ajoute que les nénuphars blancs s’ouvrent et se ferment selon le jour ou la nuit, ce qui correspond à l’opposition jour/nuit mentionnée.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    On a ici vraiment la démarche de Paul Verlaine, quand elle réussit (ce qui est plus que très rarement le cas) : on a la nature et les sentiments d’un côté, la concision. Il faut également en voir la musicalité, au-delà simplement de la mélodie.

    Voici le repérage des sons « é » et « o », qui respectivement est empreint de légèreté, le second étant marqué.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent beait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    Où la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    Voici le repérage de la lettre « l » ainsi que des sons « ou » et « an », avec pareillement une opposition entre l’atténuation et un son continu et marquant.

    PROMENADE SENTIMENTALE

    Le couchant dardait ses rayons suprêmes
    Et le vent berçait les nénuphars blêmes ;
    Les grands nénuphars entre les roseaux,
    Tristement luisaient sur les calmes eaux.
    Moi j’errais tout seul, promenant ma plaie
    Au long de l’étang, parmi la saulaie
    la brume vague évoquait un grand
    Fantôme laiteux se désespérant
    Et pleurant avec la voix des sarcelles
    Qui se rappelaient en battant des ailes
    Parmi la saulaie où j’errais tout seul
    Promenant ma plaie ; et l’épais linceul
    Des ténèbres vint noyer les suprêmes
    Rayons du couchant dans ses ondes blêmes
    Et des nénuphars, parmi les roseaux,
    Des grands nénuphars sur les calmes eaux.

    La dimension compactée n’est pas là, toutefois le poème ne consiste pas en alexandrins, mais en décasyllabes. On a déjà le style d’expression concise, déterminée, qui passe de l’alexandrin au pentasyllabe, ici masqué par les décasyllabes formant même souvent une double pentasyllabe.

    On ici une véritable virtuosité quant à la présentation de la nervosité. Mais le poème s’étale et il manque d’accessibilité.

    =>Retour au dossier sur Paul Verlaine et la nervosité expressive

  • Les soleils couchants de Paul Verlaine et sa reconnaissance de la nature

    Lorsque Paul Verlaine a assumé du romantisme (allemand, anglais, très clairement) le fait de se tourner vers la nature, alors un déclic se produit. En ce sens Paul Verlaine est un romantique authentique arrivant trop tard.

    Il faut bien saisir ici que le romantisme véritable n’amène pas à parler de la nature, mais à placer l’être humain comme une des ses composantes. Il y a une dimension cosmique.

    C’est cela que réussit Paul Verlaine dans une œuvre de très grande qualité, un bijou, dans une série dénommée Paysages tristes des Poèmes saturniens, dédié à un autre poète du Parnasse, Catulle Mendès.

    Soleils couchants combine la nature, les sentiments, la mélodie ; Paul Verlaine est ici un virtuose.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Comme Marine, Soleils couchants est composé de pentasyllabes. Tous les vers ont le même rythme, ou plus exactement le même nombre de syllabes, car par l’accentuation de certains mots, il y a une accélération ou une décélération. On a ainsi « la mélancolie » qui dure autant de temps que « berce de doux chants », impliquant un mouvement plus rapide pour ces derniers mots.

    Voici le repérage du mouvement qui s’associe, comme le soleil se couche, aux espaces allongés. L’opposition dialectique est brillante.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    On notera que le terme de « défiler » implique un allongement également. L’idée est aussi présente dans les chants, qui s’étalent comme son, et pareillement le « cœur qui s’oublie » implique une durée continue.

    Cela peut être vrai pour les « étranges rêves » mais le pluriel sous-tend une répétition et brise la continuité de l’allongement.

    Voici le repérage de la lumière affaiblie, qui s’associe à la nervosité mélancolique.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants
    ,
    sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants
    ,
    sur les grèves.

    Voici le repérage des éléments musicaux qui reviennent en tant que tels.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves
    ,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Le jeu sur les sonorités est évidemment essentielle pour la fluidité mélodique du poème. Voici le repérage des sons « o » et « é »/ « è ». Le premier son est assez marqué de par l’ouverture qu’il implique comme son, le second est plus léger, plus tendant à la fluidité.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Voici le repérage de la lettre « l » et des sons « ou » / « an ». Le premier son atténue, les deux autres sont des sons prolongés et marqués.

    SOLEILS COUCHANTS

    Une aube affaiblie
    Verse par les champs
    La mélancolie
    Des soleils couchants.
    La mélancolie
    Berce de doux chants
    Mon cœur qui s’oublie
    Aux soleils couchants.
    Et d’étranges rêves,
    Comme des soleils
    Couchants, sur les grèves,
    Fantômes vermeils,
    Défilent sans trêves,
    Défilent, pareils
    À des grands soleils
    Couchants, sur les grèves.

    Et, il y a donc le compactage. Il est ici assez minimaliste puisque Paul Verlaine reprend des éléments clefs qu’il fait revenir. Il a trouvé une bonne formule qu’il fait se répéter et le lien à la nature lui amène à véritablement cadrer son œuvre. C’est là une clef essentielle.

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  • Paul Verlaine, de la nervosité au milieu du Parnasse

    Si l’on prend les poèmes traditionnels, Paul Verlaine n’a aucun intérêt. C’est un auteur relevant du Parnasse, cherchant un esthétisme raffiné et orientalisant au moyen d’un langage à la fois concis et pittoresque. Il suffit citer le poème Vœu qu’on trouve dans les Poèmes saturniens, son premier recueil, datant de 1866.

    Ah ! les oarystis ! les premières maîtresses !
    L’or des cheveux, l’azur des yeux, la fleur des chairs,
    Et puis, parmi l’odeur des corps jeunes et chers,
    La spontanéité craintive des caresses !

    Verlaine ne se départira jamais de cette quête élitiste de la tournure raffinée, de la poésie comme forme la plus haute, etc. Voici un exemple avec un poème, toujours des Poèmes saturniens, somme toute très réussi du point de vue du formalisme,

    C’est encore et toujours du Parnasse, avec une volonté d’esthétisation extrêmement marquée, ainsi qu’une fluidité très forcée même si on a déjà une tournure mélodique. La tension nerveuse est omniprésente, mais esthétisée.

    CRÉPUSCULE DU SOIR MYSTIQUE

    Le Souvenir avec le Crépuscule
    Rougeoie et tremble à l’ardent horizon
    De l’Espérance en flamme qui recule
    Et s’agrandit ainsi qu’une cloison
    Mystérieuse où mainte floraison
    — Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
    S’élance autour d’un treillis, et circule
    Parmi la maladive exhalaison
    De parfums lourds et chauds, dont le poison
    — Dahlia, lys, tulipe et renoncule —
    Noyant mes sens, mon âme et ma raison,
    Mêle, dans une immense pâmoison,
    Le Souvenir avec le Crépuscule.

    Il faut bien voir le rôle idéologique du Parnasse. Ce mouvement était ouvertement reconnu par les institutions étatiques, il était officiellement le style littéraire considéré comme correspondant à la France, à la République.

    C’était vraiment un moyen de précipiter les couches intellectuelles littéraires dans le formalisme le plus complet. Paul Verlaine n’échappe pas à cela et son œuvre va s’enliser en général dans cette approche, avec bien souvent pour se débrider des facilités outrancières, la vulgarité, etc.

    Il y a toutefois des moments où la nervosité entraîne une rupture. Cela n’est vrai que pour très peu de poèmes, une poignée simplement. Ils ont la particularité de rompre dans la forme avec les autres.

    Paul Verlaine

    Dans le premier recueil, les Poèmes saturniens, on retrouve donc des poèmes reflétant une fluidification propre à l’utilisation plus générale d’une langue soutenue parmi les masses, sans fioritures pour autant.

    Dans la série dénommée Eaux-fortes,dédiée à François Coppée, une figure du Parnasse, les poèmes sont dans l’esprit du Parnasse, à ceci près qu’il y a chez eux tous les traits d’une chanson, leur forme assumant ouvertement un côté balancé, une volonté de retourner sur les mots, sur les sons.

    Le premier de la série n’est pas en soi de très haute qualité, mais on y trouve déjà des éléments précis, ou plus précisément pointus ; on a d’ailleurs le mot. On a également la ville, comme obsession.

    CROQUIS PARISIEN

    La lune plaquait ses teintes de zinc
    Par angles obtus.
    Des bouts de fumée en forme de cinq
    Sortaient drus et noirs des hauts toits pointus.

    Le ciel était gris, la bise pleurait
    Ainsi qu’un basson.
    Au loin, un matou frileux et discret
    Miaulait d’étrange et grêle façon.

    Moi, j’allais, rêvant du divin Platon
    Et de Phidias,
    Et de Salamine et de Marathon,
    Sous l’œil clignotant des bleus becs de gaz.

    Le troisième poème est véritablement flagrant de cette démarche musicale et minimaliste de Paul Verlaine.

    MARINE

    L’Océan sonore
    Palpite sous l’œil
    De la lune en deuil
    Et palpite encore,

    Tandis qu’un éclair
    Brutal et sinistre
    Fend le ciel de bistre
    D’un long zigzag clair,

    Et que chaque lame,
    En bonds convulsifs,
    Le long des récifs,
    Va, vient, luit et clame,

    Et qu’au firmament,
    Où l’ouragan erre,
    Rugit le tonnerre
    Formidablement.

    Le souci est bien entendu qu’on est ici dans le Parnasse, dans l’art pour l’art. Ce que raconte Marine n’a pas vraiment de sens, c’est une description esthétisante de l’océan à un moment donné. On a pourtant déjà clairement le principe d’un certain « compactage » et il va suffire qu’il se tourne vers la nature pour que cela aboutisse à un saut qualitatif.

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  • Le rôle historique de Paul Verlaine pour la langue française

    La langue française est largement marquée par la prévalence de l’écrit, au sens où savoir bien parler, c’est avant tout savoir bien écrire. Cela tient au cadrage de la langue par la monarchie, depuis François Ier jusqu’à Louis XIV, à travers les poètes de la Pléiade à l’origine, puis les auteurs classiques.

    La comédie de Molière est une exception, mais elle confirme la règle au sens où son niveau de langage se veut ouvertement un raccourci, une ébauche, une facilité. La comédie assume depuis cette légèreté dans le langage, au point même d’encore plus forcer le trait.

    Celui qui a tenté de modifier cet état de fait, ce fut Victor Hugo, mais son théâtre n’a eu qu’un succès d’estime pour des raisons politiques et les propos des personnages sont un mélange de langage parlé et de discours littéraire en modèle réduit, Victor Hugo cherchant à s’en sortir au moyen de traits forcés masqués derrière la rencontre du « grotesque » et du « sublime ».

    Celui qui a réussi à modifier cet état de fait, c’est Paul Verlaine. En profitant d’une lecture véritablement dialectique de la sensibilité et de son rapport avec la nature, Paul Verlaine a réussi à formuler une démarche synthétique pour exprimer oralement le français, tout en maintenant un haut niveau de complexité.

    Paul Verlaine

    Il faut bien saisir ici le paradoxe. Tout d’abord, il y a le fait que Paul Verlaine a théorisé ce « compactage » dans la formulation, en appelant cela la « musicalité », que cela est largement connu, mais que son impact sur la culture française n’a pas été reconnu en tant que tel.

    Ensuite, il y a le fait que Paul Verlaine a cru que c’était Arthur Rimbaud qui avait réussi à révolutionner l’expression française. Lui-même dans un processus de transformation, il a cru voir en Rimbaud ce que lui-même avait entrepris.

    Enfin, il y a le fait que Paul Verlaine ne fut pas à la hauteur de sa démarche et sombra entièrement dans la décadence. La quasi totalité de son œuvre consiste en des déchets, alors que sa vie fut un mélange de perversions, d’alcoolisme et de violences sordides, de comportements anti-sociaux, ponctués d’une crise mystique ultra-catholique.

    Les paroles d’Edmond de Goncourt écrites dans son journal sont ici tout à fait juste :

    « Malédiction sur ce Verlaine, sur ce soûlard, sur ce pédéraste, sur cet assassin, sur ce couard traversé de temps en temps par des peurs de l’enfer qui le font chier dans ses culottes, malédiction sur ce grand pervertisseur qui, par son talent, a fait école, dans la jeunesse lettrée, de tous les mauvais appétits, de tous les goûts antinaturels, de tout ce qui est dégoût et horreur! »

    Cela est d’autant plus vrai que Paul Verlaine a sciemment choisi cette destruction, gage selon lui d’une sorte de transcendance. C’était une fuite en avant, pour compenser l’incapacité à trouver une perspective.

    Le paradoxe est donc qu’une partie infime de l’œuvre de Paul Verlaine réussit le saut qualitatif dont la langue française avait besoin, sans que Paul Verlaine ne l’ait compris.

    Paul Verlaine

    Ce paradoxe s’explique par deux aspects, eux-mêmes en liaison dialectique.

    Tout d’abord, il fallait un écrivain connaissant ses classiques pour être capable de refléter l’évolution propre à la langue française. Paul Verlaine a été le lieu de passage d’une tendance historique, il se situe dans la tradition du Parnasse, extrêmement civilisée, éduquée, maniérée, etc.

    Ensuite, il y avait une contradiction fondamentale entre Paul Verlaine voulant en dire qualitativement plus et l’exigence historique de la langue française qui exigeait qu’on en dise moins, au sens où l’on feutre la passion pour la conter de manière assouplie.

    On doit ici penser à Racine, où dans les pièces les passions sont immenses, mais contées avec distance, pour ne pas dire maîtrise ; même les figures dépassées par les passions ont un regard extérieur, étant comme coupées en deux moralement, spirituellement.

    Paul Verlaine a alors combiné ces deux aspects. Il a cherché à en dire moins, de manière feutrée, mais en plaçant de l’intensité de par la structure musicale, la tournure générale du poème. Cela reflète une évolution, qui fait que la langue française, de par l’évolution historique et de par l’importance agrandie de l’oralité (non dialectale, non argotique, etc.), a eu comme point de fixation le bon mot.

    Cela est évidemment tout à fait logique puisque le peuple est précis et que l’élévation de son niveau culturel l’amène à avoir une expression plus grande, plus approfondie.

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  • Paul Verlaine sur Charles Baudelaire et la nervosité

    Il y a chez Charles Baudelaire trois constats : la primauté de la ville, la dimension nerveuse qui en découle, l’exigence de l’esthétisation de la vie.

    Paul Verlaine écrivit un long texte sur Charles Baudelaire, qui parut en plusieurs parties dans la revue L’Art. Il aborde directement la dimension nerveuse en question. Il dit à ce sujet :

    « La profonde originalité de Charles Baudelaire, c’est, à mon sens, de représenter puissamment et essentiellement l’homme moderne ; et par ce mot, l’homme moderne, je ne veux pas, pour une cause qui s’expliquera tout à l’heure, désigner l’homme moral, politique et social.

    Je n’entends ici que l’homme physique moderne, tel que l’ont fait les raffinements d’une civilisation excessive, l’homme moderne, avec ses sens aiguisés et vibrants, son esprit douloureusement subtil, son cerveau saturé de tabac, son sang brûlé d’alcool, en un mot, le biblio-nerveux par excellence, comme dirait H. Taine.

    Cette individualité de sensitive, pour ainsi parler, Charles Baudelaire, je le répète, la représente à l’état de type, de héros, si vous voulez bien.

    Nulle part, pas même chez H. Heine, vous ne la retrouverez si fortement accentuée que dans certains passages des Fleurs du mal. Aussi, selon moi, l’historien futur de notre époque devra, pour ne pas être incomplet, feuilleter attentivement et religieusement ce livre qui est la quintessence et comme la concentration extrême de tout un élément de ce siècle (…).

    L’amour, dans les vers de Ch. Baudelaire, c’est bien l’amour d’un Parisien du XIXe siècle, quelque chose de fiévreux et d’analysé à la fois ; la passion pure s’y mélange de réflexion. »

    Ces lignes sont importantes, car tant Paul Verlaine que Charles Baudelaire sont présentés comme des figures erratiques, vivant simplement dans les drogues et au jour le jour. Or, il s’agit en réalité là d’intellectuels, qui ont une réflexion très importante sur les questions littéraires, la dimension esthétique et les attentes de la vie quotidienne.

    La vie dans une marginalité réelle est un choix authentique fait en toute connaissance de cause, par deux auteurs cultivant un esprit élitiste et cherchant à combler leur exigence nerveuse permise par le développement des forces productives.

    Charles Baudelaire vu par Gustave Courbet

    Or, rétifs ou hostiles tous les deux au socialisme, leur nervosité n’a pu trouver aucun développement réel et a basculé dans l’auto-destruction, l’esthétique pour l’esthétique.

    En ce sens, ces deux auteurs préfigurent objectivement l’émergence du fascisme comme idéologie refusant la « vie commode » et appelant à la transcendance par des expériences relevant de « l’élan vital ».

    Mais, pour cette raison même, ils ont été les vecteurs d’une modification dans la langue française, dans le sens où ils ont accompagné la modification de sa mise en perspective. La reconnaissance de la « nervosité » a amené la formation de laboratoires littéraires.

    Il ne s’agit nullement ici de considérer que la langue serait une superstructure et qu’il y a eu une modification par ces dits laboratoires. Cela n’est pas possible. Au sujet des questions de linguistique, Staline rappelle que :

    « La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent (…).

    La langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.

    Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?

    Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel État, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.

    En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui. »

    Voilà pourquoi Arthur Rimbaud et à sa suite les surréalistes ou encore Apollinaire et son cubo-futurisme littéraire ont fondamentalement tort. Ils prétendent agir de l’extérieur sur la langue.

    Paul Verlaine considérait paradoxalement qu’Arthur Rimbaud avait révolutionné la langue. C’était totalement idéaliste. Mais s’il a pu imaginé cela, c’est que lui-même accompagnait la modification de sensibilité dans la société française et par conséquent l’enrichissement de l’expression.

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  • La chanson du vitrier d’Arsène Houssaye

    Voici la version du vitrier d’Arsène Houssaye.

    Arsène Houssaye

    Elle se distingue de celle de Charles Baudelaire par un souci socialisant de la personne individuelle formée par le vitrier. Chez Charles Baudelaire au contraire, le vitrier a un rôle négatif et le reproche lui est fait au nom de l’esthétisation de la vie.

    « Je descendais la rue du Bac, j’écoutai – moi seul au milieu de tous ces passants qui allaient au but, – à l’or, à l’amour, à la vanité, – j’écoutai cette chanson pleine de larmes.

    Oh ! vitrier !

    C’était un homme de trente-cinq ans, grand, pâle, maigre, longs cheveux, barbe rousse : – Jésus-Christ et Paganini. Il allait d’une porte à une autre, levant ses yeux abattus. Il était quatre heures. Le soleil couchant seul se montrait aux fenêtres. Pas une voix d’en haut ne descendait comme la manne sur celui qui était en bas. « Il faudra donc mourir de faim, » murmura-t-il entre ses dents.

    Oh ! vitrier !

    « Quatre heures, poursuivit-il, et je n’ai pas encore déjeuné ! Quatre heures ! et pas un carreau de six sous depuis ce matin ! » En disant ces mots, il chancelait sur ses pauvres jambes de roseau. Son âme n’habitait plus qu’un spectre qui, comme un dernier soupir, cria encore d’une voix éteinte :

    Oh ! vitrier !

    J’allai à lui : « Mon brave homme, il ne faut pas mourir de faim. » Il était appuyé sur le mur comme un homme ivre. « Allons ! allons ! » continuai-je en lui prenant le bras. Et je l’entraînai au cabaret, comme si j’en savais le chemin. Un petit enfant était au comptoir qui cria de sa voix fraîche et gaie :

    Oh ! vitrier !

    Je trinquai avec  lui. Mais ses dents claquèrent sur le verre et il s’évanouit ; – oui, madame, il s’évanouit ; – ce qui lui causa un dégât  de trois francs dix sous, la moitié de son capital ! car je ne pus empêcher ses carreaux de casser. Le pauvre homme revint à lui en disant encore :

    Oh ! vitrier !

    Il nous raconta comment il était parti le matin de la rue des Anglais, – une rue où il n’y a pas quatre feux l’hiver, – comment il avait laissé là-bas une femme et sept enfants qui avaient déjà donné une année de misère à la République, sans compter toutes celles données à la royauté. Depuis le matin, il avait crié plus de mille fois :

    Oh ! vitrier !

    Quoi ! pas un enfant tapageur n’avait brisé une vitre de trente-cinq sous ; pas un amoureux, en s’envolant la nuit par les toits, n’avait cassé un carreau de six sous ! Pas une servante, pas une bourgeoise, pas une fillette n’avaient répondu, comme un écho plaintif :

    Oh ! vitrier !

    Je lui rendis son verre. – Ce n’est pas cela, dit-il, je ne meurs pas de faim à moi tout seul ; je meurs de faim, parce que la femme et toute la nichée sont sans pain, – de pauvres galopins qui ne m’en veulent pas, parce qu’ils savent bien que je ferais le tour du monde pour un carreau de quinze sous.

    Oh ! vitrier !

    Et la femme, poursuivit-il en vidant son verre, un marmot sur les genoux et la marmaille au sein ! Pauvre chère gamelle où tout le régiment a passé ! Et avec cela, coudre des jaquettes aux uns, laver le nez aux autres ; heureusement que la cuisine ne lui prend pas de temps.

    Oh ! vitrier !

    J’étais silencieux devant cette suprême misère : je n’osais plus rien offrir à ce pauvre homme, quand le cabaretier lui dit : « Pourquoi donc ne vous recommandez-vous pas à quelque bureau de charité ? – Allons donc, s’écria brusquement le vitrier, est-ce que je suis plus pauvre que les autres ! Toute la vermine de la place Maubert est logée à la même enseigne. Si nous voulions vivre à pleine gueule, comme on dit, nous mangerions le reste de Paris en quatre repas. »

    Oh ! vitrier !

    Il retourna à sa femme et à ses enfants un peu moins triste que le matin, – non point parce qu’il avait rencontré la charité, mais parce que la fraternité avait trinqué avec lui. Et moi, je m’en revins avec cette musique douloureuse qui me déchire le cœur :

    Oh ! vitrier ! »

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  • Charles Baudelaire et le «mauvais vitrier»

    Ce poème en prose de Charles Baudelaire résume tout un état d’esprit « nerveux » propre à l’affirmation de la contradiction entre les villes et les campagnes.

    Le poème est né de la rencontre de deux autres œuvres. Dans « La chanson du vitrier », Arsène Houssaye raconte sa rencontre avec un pauvre vitrier n’ayant pas un sou, mais ayant sa dignité, voulant travailler. Le poème est d’ailleurs mentionné par Charles Baudelaire dès le début de l’œuvre de ses Petits poèmes en prose, dans la dédicace à Arsène Houssaye.

    Dans Le démon de la perversité, Edgar Poe, dont une partie des œuvres a été traduite par Charles Baudelaire, raconte la fascination pour une certaine transcendance négative. On retrouve ici ce thème.

    Charles Baudelaire mélange les deux approches, en ajoutant l’exigence de l’esthétisation de la vie quotidienne. Il est ici à la croisée du rejet fasciste-aristocratique du monde et de l’affirmation communiste de l’abondance esthétisée. Il théorise surtout le principe de « nervosité » de l’être humain dans la grande ville.

    LE MAUVAIS VITRIER

    Il y a des natures purement contemplatives et tout à fait impropres à l’action, qui cependant, sous une impulsion mystérieuse et inconnue, agissent quelquefois avec une rapidité dont elles se seraient crues elles-mêmes incapables.

    Tel qui, craignant de trouver chez son concierge une nouvelle chagrinante, rôde lâchement une heure devant sa porte sans oser rentrer, tel qui garde quinze jours une lettre sans la décacheter, ou ne se résigne qu’au bout de six mois à opérer une démarche nécessaire depuis un an, se sentent quelquefois brusquement précipités vers l’action par une force irrésistible, comme la flèche d’un arc.

    Le moraliste et le médecin, qui prétendent tout savoir, ne peuvent pas expliquer d’où vient si subitement une si folle énergie à ces âmes paresseuses et voluptueuses, et comment, incapables d’accomplir les choses les plus simples et les plus nécessaires, elles trouvent à une certaine minute un courage de luxe pour exécuter les actes les plus absurdes et souvent même les plus dangereux.

    Un de mes amis, le plus inoffensif rêveur qui ait existé, a mis une fois le feu à une forêt pour voir, disait-il, si le feu prenait avec autant de facilité qu’on l’affirme généralement. Dix fois de suite, l’expérience manqua ; mais, à la onzième, elle réussit beaucoup trop bien.

    Un autre allumera un cigare à côté d’un tonneau de poudre, pour voir, pour savoir, pour tenter la destinée, pour se contraindre lui-même à faire preuve d’énergie, pour faire le joueur, pour connaître les plaisirs de l’anxiété, pour rien, par caprice, par désœuvrement.

    C’est une espèce d’énergie qui jaillit de l’ennui et de la rêverie ; et ceux en qui elle se manifeste si opinément sont, en général, comme je l’ai dit, les plus indolents et les plus rêveurs des êtres.

    Un autre, timide à ce point qu’il baisse les yeux même devant les regards des hommes, à ce point qu’il lui faut rassembler toute sa pauvre volonté pour entrer dans un café ou passer devant le bureau d’un théâtre, où les contrôleurs lui paraissent investis de la majesté de Minos, d’Éaque et de Rhadamanthe, sautera brusquement au cou d’un vieillard qui passe à côté de lui et l’embrassera avec enthousiasme devant la foule étonnée.

    — Pourquoi ? Parce que… parce que cette physionomie lui était irrésistiblement sympathique ? Peut-être ; mais il est plus légitime de supposer que lui-même il ne sait pas pourquoi.

    J’ai été plus d’une fois victime de ces crises et de ces élans, qui nous autorisent à croire que des Démons malicieux se glissent en nous et nous font accomplir, à notre insu, leurs plus absurdes volontés.

    Un matin je m’étais levé maussade, triste, fatigué d’oisiveté, et poussé, me semblait-il, à faire quelque chose de grand, une action d’éclat ; et j’ouvris la fenêtre, hélas !

    (Observez, je vous prie, que l’esprit de mystification qui, chez quelques personnes, n’est pas le résultat d’un travail ou d’une combinaison, mais d’une inspiration fortuite, participe beaucoup, ne fût-ce que par l’ardeur du désir, de cette humeur, hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d’actions dangereuses ou inconvenantes.)

    La première personne que j’aperçus dans la rue, ce fut un vitrier dont le cri perçant, discordant, monta jusqu’à moi à travers la lourde et sale atmosphère parisienne. Il me serait d’ailleurs impossible de dire pourquoi je fus pris à l’égard de ce pauvre homme d’une haine aussi soudaine que despotique.

    « — Hé ! hé ! » et je lui criai de monter. Cependant je réfléchissais, non sans quelque gaieté, que, la chambre étant au sixième étage et l’escalier fort étroit, l’homme devait éprouver quelque peine à opérer son ascension et accrocher en maint endroit les angles de sa fragile marchandise.

    Enfin il parut : j’examinai curieusement toutes ses vitres, et je lui dis : « — Comment ? vous n’avez pas de verres de couleur ? des verres roses, rouges, bleus, des vitres magiques, des vitres de paradis ? Impudent que vous êtes ! vous osez vous promener dans des quartiers pauvres, et vous n’avez pas même de vitres qui fassent voir la vie en beau ! » Et je le poussai vivement vers l’escalier, où il trébucha en grognant.

    Je m’approchai du balcon et je me saisis d’un petit pot de fleurs, et quand l’homme reparut au débouché de la porte, je laissai tomber perpendiculairement mon engin de guerre sur le rebord postérieur de ses crochets ; et le choc le renversant, il acheva de briser sous son dos toute sa pauvre fortune ambulatoire qui rendit le bruit éclatant d’un palais de cristal crevé par la foudre.

    Et, ivre de ma folie, je lui criai furieusement : « La vie en beau ! la vie en beau ! »

    Ces plaisanteries nerveuses ne sont pas sans péril, et on peut souvent les payer cher. Mais qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance ?

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  • Charles Baudelaire et les ondulations de la rêverie

    Dans les Le spleen de Paris (Petits Poèmes en prose), publié en 1869, Charles Baudelaire fait une dédicace à Arsène Houssaye au début de l’œuvre. Il y fait référence à Aloysisus Bertrand et sa poésie en prose.

    Charles Baudelaire par Nadar, 1855

    On y alors lit ces lignes, fondamentales dans l’histoire de la langue français :

    « C’est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n’a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

    Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?

    C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »

    On a ici un véritable tournant dans l’histoire de la langue française. En effet, ce que Charles Baudelaire annonce ici, c’est l’émergence ouverte de la contradiction entre les villes et les campagnes. Le processus est seulement en cours alors, puisque ce n’est pas avant 1930 qu’on atteindra un équilibre entre les populations rurale et urbaine.

    Cependant, de par l’affirmation culturelle de Paris comme place-forte internationale d’une bourgeoisie conquérante – à côté de Londres -, on a déjà une modification dans la perception des gens portant la culture, dont la sensibilité se révèle davantage.

    Les gens ne sont pas plus complexes, mais leur perception se révèle davantage au grand jour, car il y a plus de culture. L’être humain, par une socialisation plus développée, exploite ses facultés de manière plus intense.

    Cela est vrai pour les prolétaires physiquement, dans des conditions terribles, mais également sur les plans psychologique, mental, spirituel.

    Charles Baudelaire résume cela par trois séries de concepts :

    – les mouvements lyriques de l’âme ;

    – les ondulations de la rêverie ;

    – les soubresauts de la conscience.

    Ce découpage a une portée dialectique. Par soubresauts de la conscience, il faut penser à des phénomènes faisant réagir la conscience, qui a ici une dimension passive. Cela s’oppose à l’activité de l’âme qui, à l’action en arrière-plan, pousse à des dynamiques concrètes, ce que Charles Baudelaire appelle des « mouvements lyriques ».

    Enfin, par « ondulations de la rêverie », il faut comprendre le caractère ininterrompu de ce processus d’activité de la conscience.

    On sait comment des auteurs subjectivistes comme Claude Monet, Marcel Proust, Friedrich Nietzsche ou Sigmund Freud feront un fétiche de cette découverte, en prônant une esthétisation de la conscience individuelle, pour ne pas dire sa toute-puissance dans son rapport au monde.

    Il faut bien noter que cela s’associe également souvent avec une exigence d’esthétisation du monde. C’est particulièrement le cas chez Marcel Proust et Friedrich Nietzsche, d’où une certaine fascination qui a pu en ressortir.

    Cette exigence est également celle de Charles Baudelaire ; il en dresse la théorie générale dans son poème Le mauvais vitrier.

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