Martin Luther : l’intériorité contre la scolastique

Le choix d’opposition aux paysans amenait une conséquence fondamentale dans la théologie de Martin Luther : elle fermait la possibilité d’aller vers le Saint-Esprit, de l’écouter et de l’exprimer.

C’était la ligne de Thomas Müntzer, qui y voyait un moyen pour le peuple, l’homme du commun, d’enfin s’exprimer et d’aller vers la démocratie.

Il y a donc un déplacement historique de la position de Martin Luther, d’une opposition à l’Église catholique au nom d’une libre expression en se fondant sur l’Evangile, à un piétisme intériorisé reconnaissant une vie intérieure, mais pas d’expression extérieure.

Pour avancer sur ce point, il est fort utile de comprendre l’enjeu théologique qui se profile ici, à travers le concept de syndérèse. Ce terme obscur relève de la scolastique, de l’étude théologique historique de l’Église catholique romaine.

La scolastique formait d’ailleurs le noyau idéologique du christianisme, avec sa manière de penser, de raisonner, de structurer les réflexions, etc. En raison des coups meurtriers provoqués par l’irruption de l’averroïsme en Europe – ce qui donna naissance à l’averroïsme latin – il y eut des tentatives de former une lecture « chrétienne » d’Aristote, pour contrer le matérialisme d’Averroès.

Thomas d’Aquin est la grande figure intellectuelle de ce choix stratégique, qui prétendait défendre la « raison » et à ce titre s’opposait formellement à l’option mystique porté historiquement par Augustin, dont Martin Luther est un prolongement intellectuel.

Le concept de syndérèse a été forgé dans cette perspective scolastique : il consiste en une inclination qui serait naturelle, une tendance à aller vers la religion. Ce serait un reste de nature divine, qui aurait subsisté malgré la sortie d’Adam et Eve du jardin d’Éden.

A quoi ce concept répond-il ? Il répond au principe matérialiste exposé par l’averroïsme selon lequel l’être humain ne pense pas ; la pensée se développant est un reflet plus ou moins correct de la pensée générale, naturelle et logique.

Cette perspective donnera en partie naissance au mythe du bon sauvage, qui est naturellement bon, qui a tendance à vouloir le bien.

La syndérèse est une version religieuse de cette lecture matérialiste du monde : au lieu de tendre de manière naturelle vers les valeurs naturelles, on tend de manière naturelle vers les valeurs divines.

Si dans le judaïsme et l’Islam la religion est « naturelle » et ses lois aussi, et donc l’inclinaison de la syndérèse tend à la fois vers la Nature et la religion (qui sont assimilées, comme en témoigne les exemples de la cacheroute et du halal), ce n’est pas le cas dans le christianisme.

Aussi, la syndérèse de Thomas d’Aquin est une tendance à aller vers les valeurs divines qui s’exprime par des raisonnements. Seulement, on peut se tromper dans les raisonnements : c’est le rôle de l’Église de faire en sorte que l’inclinaison aille dans le bon sens.

Il y a une étincelle de rectitude dans la conscience, mais cette dernière peut se tromper.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien,
vers 1521-1522

Bien entendu, ce concept ne s’est pas forgé en une fois : le concept apparaît véritablement en tant que tel au XIIIe siècle, avec notamment Philippe, chancelier de Paris, auteur d’un Traité de la syndérèse.

Mais son arrière-plan est lié aux premiers chrétiens, qui déjà avaient affaire à la question de la philosophie grecque, des attitudes à adopter, de la nature des tendances des êtres humains, etc.

On a ainsi Jérôme de Stridon qui, au XIVe siècle, aborde la question de la psychologie humaine en traitant de la conception platonicienne et en considérant les regrets ressentis par Caïn après le meurtre de son frère Abel.

Ces regrets témoigneraient de la syndérèse, Jérôme de Stridon expliquant :

« La plupart, suivant Platon, réfèrent la partie rationnelle de l’âme, l’irascible et le concupiscible, ce qu’il appelle le logikon, le thumikon et le epithumêtikon, à l’homme, au lion et au veau (…).

Ils supposent une quatrième partie, qui diffère d’avec les trois autres et leur est supérieure, que les Grecs appellent syndérèse : cette étincelle de la conscience ne s’éteint jamais, pas même dans la poitrine de Caïn après qu’il ait été rejeté du paradis et grâce à laquelle nous savons que nous péchons et que nous sommes vaincus par les plaisirs ou la colère, et lorsque nous sommes abusés par de fausses raisons ».

Jérôme de Stridon fera également un rapprochement de ces quatre éléments avec le tétramorphe, les « quatre vivants », les quatre animaux ailés tirant le char de la vision d’Ezéchiel (la face rationnel est la face humaine, la face de lion est liée à l’irascible et au fiel, la face de veau est liée concupiscible et au foie, la face d’aigle étant alors justement l’étincelle de conscience, siégeant dans le cœur.

Ce dernier élément est au-dessus des trois autres, permettant donc que « nous sentons quand nous péchons ».

Bonaventure y voit une conscience morale, Thomas d’Aquin par contre y voit une disposition pratique, expliquant dans sa fameuse Somme théologique que :

« C’est pourquoi on dit que la syndérèse incite au bien et proteste contre le mal, quand, par les premiers principes, nous nous mettons à la recherche [de ce qu’il faut faire] et jugeons ce que nous avons trouvé. »

Il y eut donc des débats pour savoir si l’inclinaison était une faculté, une disposition, si elle était plutôt libre-arbitre ou relevait de la raison.

Et on peut voir aisément que la mystique rhénane affirme que la syndérèse relève de la conscience morale ; tant Martin Luther que Thomas Müntzer considère que la religion, en quelque sorte, est un élan du cœur.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1533

La ligne historique de l’Église catholique romaine est opposée à cela, même si elle a toujours laissé des espaces à ligne qu’on peut appeler « du cœur », celle de Bonaventure, lorsqu’il explique par exemple au sujet de la contemplation mystique, de son anéantissement mystique :

« C’est cette faveur secrète que nul ne connaît s’il ne la reçoit et que nul ne reçoit s’il ne la désire, et que nul ne désire si ce n’est celui qui est enflammé jusqu’au fond des entrailles par le feu du Saint-Esprit, que Jésus-Christ a porté sur cette terre. »

Mais l’Église catholique romaine n’hésitera pas à écraser violemment les tendances allant trop loin en ce sens et relativisant la hiérarchie ; c’est la raison de la mise à l’écart et de la destruction violente du jansénisme.

Et c’est en ce sens que Martin Luther exprime une réticence historique à la scolastique, qui culmine en révolte générale contre elle. Matin Luther, sur le plan des idées, exprime une révolte contre Saint-Thomas et sa tentative de battre les philosophes sur leur propre terrain.

Citons ici ce qu’il dit, entre autres, dans sa Controverse sur la théologie scolastique, en 1517 :

« XXXIX Nous ne sommes pas maîtres de nos actes, mais nous en sommes serfs, depuis le commencement jusqu’à la fin. Contre les philosophes.

XL : Nous ne sommes pas rendus justes en accomplissant des œuvres justes, mais, rendus justes, nous accomplissons des œuvres justes. Contre les philosophes.

XLI Presque toute l’éthique d’Aristote est la plus détestable ennemie de la grâce. Contre les scolastiques.

XLII C’est une erreur de prétendre que l’opinion d’Aristote sur la félicité ne répugne pas à la doctrine catholique. Contre les morales.

XLIII C’est une erreur de dire : on ne devient pas théologien sans Aristote. Contre l’opinion commune.

XLIV Bien au contraire, on ne devient pas théologien sinon sans Aristote.

XLV. Affirmer qu’un théologien non logicien est un monstrueux hérétique constitue un propos monstrueux et hérétique. Contre l’opinion commune. (…)

XLIX. Si la forme syllogistique se trouvait dans les choses divines, l’article de la Trinité serait su et non cru.

L : En bref, tout Aristote est à la théologie comme les ténèbres à la lumière. »

Il n’y a par conséquent pas de rationalité possible :

« IV. C’est pourquoi la vérité est que l’homme, devenu mauvais arbre, ne peut que vouloir et faire le mal (…).

VI. C’est un mensonge que la volonté puisse se conformer naturellement au juste commandement. Contre Scot, Gabriel.

VII. Mais elle provoque nécessairement, sans la grâce de Dieu, l’acte vicieux et mauvais.

VIII. Il ne s’ensuit pas pour cela qu’elle soit naturellement mauvaise, c’est-à-dire de la nature du mal, selon le dire des manichéens.

IX. Elle est cependant, naturellement et inévitablement, une nature mauvaise et viciée. »

Par conséquent, le statu de l’être humain est intérieur seulement :

« XVII : L’homme ne peut vouloir naturellement que Dieu soit Dieu ; bien au contraire, il veut être lui-même Dieu et que Dieu ne soit pas Dieu. (…)

XXIX : La meilleure et l’infaillible préparation à la grâce, et l’unique disposition à cette grâce résident dans l’élection et la prédestination éternelles de Dieu. (…).

XCV : Aimer Dieu, c’est se haïr soi-même, et ne rien connaître sauf Dieu. »

Le choix de Martin Luther de se placer sous la direction des Princes électeurs n’était pas qu’un choix opportuniste, cela répondait à une vision déjà négative de la possibilité pour l’être humain de s’affirmer justement uniquement de manière négative.

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Martin Luther contre les paysans

Martin Luther avait été heureux du compromis de la « Ligue souabe » représentant la haute noblesse avec les armées paysannes dites du Lac et de l’Allgäu. Mais c’était une exception et il se voyait dans l’obligation de prendre parti pour l’un des deux camps.

Son option principalement nationale lui fit prendre le parti des Princes électeurs, alors qu’il aurait préféré rester à l’écart, considérant que son positionnement religieux allait révolutionner de l’intérieur une Allemagne nouvelle.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1526

Martin Luther escomptait tracer une sorte de séparation entre les masses et les puissants d’un côté, une dynamique religieuse authentique de l’autre, vivant comme à part.

Voici comment il formule cela en 1523 dans De l’autorité temporelle et des limites de l’obéissance qu’on lui doit :

« Nous devons maintenant partager les enfants d’Adam et tous les hommes en deux catégories : les premiers qui appartiennent au Royaume de Dieu et les autres qui appartiennent au royaume du monde.

Ceux qui appartiennent au Royaume de Dieu, ce sont ceux qui croient véritablement en Christ et qui lui sont soumis.

Car le Christ est le roi et le seigneur du Royaume de Dieu, comme le dit le Psaume 2 ainsi que toute l’Ecriture ; et c’est pour inaugurer le Royaume de Dieu et le fonder dans le monde qu’il est venu.

Aussi déclare-t-il devant Pilate : « Mon royaume n’est pas de ce monde, mais celui qui est de la vérité écoute ma voix » [Jean, 18, 36]. Et dans l’Évangile, il fait constamment allusion au Royaume de Dieu et dit : « Amendez-vous, car le Royaume de Dieu est venu » [Matthieu, 3, 2].

Et aussi, « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » [Matthieu, 6, 33]. De même il appelle l’Évangile un évangile du Royaume de Dieu, car c’est lui qui enseigne, gouverne et maintient le Royaume de Dieu.

Or voici : ces personnes n’ont nul besoin d’un glaive temporel, ni d’un droit.

Et si le monde ne comptait que des vrais chrétiens, c’est-à-dire des croyants sincères, il ne serait plus nécessaire ni utile d’avoir des princes, des rois, des seigneurs, non plus que le glaive et le droit.

Car à quoi cela leur servirait-il ? L’Esprit saint est dans leur cœur pour leur apprendre et les pousser à ne faire de mal à personne, à aimer tout le monde, à souffrir volontiers et avec joie l’injustice de la part de tous, même la mort. (…)

Appartiennent au royaume du monde et se trouvent placés sous la loi tous ceux qui ne sont pas chrétiens.

Étant donné que les croyants sont peu nombreux et que seule la minorité se comporte d’une façon chrétienne, ne résiste pas au mal et s’abstient de faire le mal, Dieu a établi pour eux, à côté de la condition chrétienne et du Royaume de Dieu, un autre gouvernement et il les a placés sous le glaive afin que, tout en voulant suivre leurs mauvais penchants, il ne puissent le faire et que, le faisant quand même, ils ne puissent le faire sans crainte ni paisiblement et avec succès.

Tout comme on passe des chaînes et des liens à un animal sauvage et méchant pour l’empêcher de mordre et déchirer suivant sa nature, même s’il en a le désir ; par contre, un animal apprivoisé et docile n’a nul besoin de cela et il reste inoffensif même sans chaînes et liens.

Car s’il n’est était pas ainsi, étant donné que le monde entier est mauvais et que, sur mille personnes, il se trouve à peine un chrétien, tous s’entre-dévoreraient au point que personne ne pourrait entretenir femme et enfants, se nourrir et servir Dieu et que le monde deviendrait un désert. (…)

Il importe de remarquer que les deux groupes des enfants d’Adam dont l’un, comme il est dit plus haut, se trouve placé sous le Christ dans le Royaume de Dieu, et l’autre sous l’autorité dans le royaume du monde, ont deux sortes de lois.

Car chaque royaume doit avoir ses lois et sa juridiction ; aucun royaume ou gouvernement ne peut subsister sans lois, ainsi que le prouve assez l’expérience quotidienne. Le pouvoir temporel possède des lois qui ne concernent que les corps et les biens et tout ce qu’il y a, sur terre, de choses extérieures.

Quant aux âmes, Dieu ne peut ni ne veut laisser à personne d’autre qu’à lui-même le droit de les gouverner. C’est pourquoi, là où le pouvoir temporel prétend donner des lois aux âmes, il empiète sur le gouvernement de Dieu et ne fait que séduire et corrompre les âmes. (…)

D’ailleurs tu dois savoir que, depuis que le monde existe, un prince sage a été un oiseau rare, et un prince pieux encore bien plus rare.

En général, les princes sont les plus grands déments ou les pires vauriens sur terre.

Aussi faut-il toujours s’attendre au pire de leur part et ne rien espérer de bon, surtout dans les affaires divines qui touchent au salut des âmes. Ils sont les geôliers et les bourreaux de Dieu, et la colère divine les emploie pour châtier les méchants et maintenir la paix extérieure. »

Martin Luther espérait sauver en quelque sorte la vie intérieure des vrais chrétiens, la préserver tant des de masses vues comme arriérées et primitives et des puissants considérés comme ayant des mœurs barbares et opportunistes.

D’où la tentative de conciliation avec son appel, son Exhortation, mais d’où aussi ses violentes diatribes dans Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans, où il rompt ouvertement avec les paysans, accusés d’avoir sciemment choisi la ligne de Thomas Müntzer :

« Dans le livre précédent, je ne m’étais pas permis de porter un jugement sur les paysans, puisqu’ils avaient offert de se soumettre au droit et à un meilleur enseignement ; il ne faut pas juger, comme l’ordonne le Christ (Mat.7) [1. Ne jugez point, afin que vous ne soyez point jugés. 2 Car on vous jugera du jugement dont vous jugez, et l’on vous mesurera avec la mesure dont vous mesurez. 3 Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, et n’aperçois-tu pas la poutre qui est dans ton oeil ?].

Mais, soudainement, ils passent outre et, au mépris de leur offre, ils attaquent avec la force, pillent, se déchaînent et agissent comme des chiens enragés.

On voit bien maintenant quelle perfidie ils avaient en vue et quel pur mensonge ils avaient mis en avant dans les douze articles sous le nom de l’Évangile.

En somme, ils ne font pas autre chose que l’œuvre du diable et en particulier c’est l’archidiable en personne qui règne à Mülhausen [c’est-à-dire Thomas Müntzer] où il ne cause que brigandages, meurtres et effusions de sang, comme le Christ le dit à son sujet (Jean 8) : « Il est meurtrier depuis le commencement ». »

Ces lignes reflètent un positionnement qui ne sera jamais pardonné à Martin Luther au coeur des masses populaires.

Lors de la mise en place de la République Démocratique Allemande après 1945, il y aura une avalanche d’ouvrages pour dénoncer Martin Luther comme celui qui a dévoyé la formation de la nation allemande, brisant l’élan démocratique, le retournant en son contraire par la soumission aux Princes électeurs.

Les lignes qui suivent les précédentes dans Contre les hordes criminelles et pillardes des paysans sont d’ailleurs d’une grande brutalité :

« Or, étant donné que ces paysans et ces pauvres malheureux se laissent égarer et qu’ils agissent autrement qu’ils n’ont dit, il me faut, moi aussi, écrire d’une autre façon à leur sujet et, en premier lieu, leur mettre leurs péchés sous leurs yeux, ainsi que Dieu l’ordonne à Esaïe et à Ézéchiel (Esaïe 58:1, Ézéchiel 2:7], pour le cas où quelques-uns les reconnaîtraient, et ensuite, instruire la conscience de l’autorité temporelle quant à la manière de se conduire dans cette affaire.

Ces paysans se rendent coupables de trois horribles péchés contre Dieu et les hommes et, par là, ils ont diversement mérité la mort du corps et de l’âme. »

Martin Luther parle ici de la fidélité à l’autorité qui a été rompue, de la révolte avec les pillages et les saccages, du fait de se revendiquer de l’Évangile pour agir.

Par conséquent, il est justifié de massacrer les paysans :

« Pourfends, frappe et étrangle qui peut. Si tu dois y perdre la vie, tu es heureux, tu ne pourras jamais connaître de mort plus bienheureuse. Car tu meurs dans l’obéissance à la Parole et à l’ordre de Dieu (Rom.13) (…).

Tous ceux qui le peuvent doivent assommer, égorger et passer au fil de l’épée, secrètement ou en public, en sachant qu’il n’est rien de plus venimeux, de plus nuisible, de plus diabolique qu’un rebelle (…).

Ici, c’est le temps du glaive et de la colère, et non le temps de la clémence. Aussi l’autorité doit-elle foncer hardiment et frapper en toute bonne conscience, frapper aussi longtemps que la révolte aura un souffle de vie (…).

C’est pourquoi, chers seigneurs, poignardez, pourfendez, égorgez à qui mieux mieux. »

Martin Luther reviendra à ce sujet dans Missive concernant le dur livre contre les paysans, mais la rupture est accomplie et assumée. Il avait accompagné l’écrasement des paysans et la longue répression qui s’ensuivit.

Il est considéré qu’entre 70 et 130 000 paysans furent massacrés dans ce cadre.

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Martin Luther, la réforme protestante et la guerre des paysans

Le problème historique du positionnement de Martin Luther, c’est que la paysannerie était déjà en mouvement et qu’avec une figure comme Thomas Müntzer capable de synthétiser ses exigences historiques, même à travers la théologie, le mouvement prenait une tournure insurrectionnelle.

L’une des prémisses les plus connues fut, dans le Wurtemberg en 1514, le soulèvement de l’Arme Konrad, le « pauvre Konrad », organisation clandestine de défense des simples gens, avait déjà été écrasé par le sang, 1700 paysans se faisant torturer et assassiner, Reinhard Gaisser émergenant comme figure révolutionnaire au cours de ce processus.

On avait affaire là à une tendance historique, une révolte anti-féodale qui ne pouvait pas temporiser avec les calculs de Martin Luther d’une réforme traversant les institutions.

Voici une carte montrant les conflits de classe dans les pays allemands, de 1470 à 1571. 

Les carrés désignent les conflits entre la bourgeoisie et le patriciat, les losanges les oppositions frontales ente villes et noblesse, les ronds ces deux formes.

Les pointillés désignent les révoltes paysannes, les rectangles debout les soulèvements paysans.

Voici une carte présentant le cadre de la guerre des paysans pour l’année fatidique 1525.

Voici une autre carte, montrant les points de départ du soulèvement en rouge, et leur étalement en de plus en plus brun.

Le premier affrontement se déroula alors le 13 décembre 1524 à Donaueschingen, entre les villes de Villingen et de Hüfningen. Les paysans affrontèrent les troupes des féodaux et des patriciens, leur mouvement combinant des révoltes locales contre les féodaux d’un côté, d’autres luttes en faveur de la libération de prédicateur de l’autre.

Le 26 mars 1525, une première résidence fut attaquée, celle du château Schemmerberg près de Biberach, suivent l’abbaye de Kempten, le château de Liebenthann, les révoltes se généralisant unissant des groupes allant de 800 à 4000 hommes en armes, voire 18 000 en Alsace comme lors de la bataille de Saverne.

Cependant, une première grande défaite eut lieu face à la noblesse utilisant comme troupes les lansquenets, des mercenaires, début avril à Leipheim, près d’Ulm, où 1000 paysans furent tués, 4000 autres prisonniers.

La clef de la défaite est le manque d’organisation, d’effort prolongé, et surtout l’absence de cavalerie. Il n’en existait qu’une : on a ainsi le noble Florian Geyer qui choisit le camp des paysans, qui se mit aux côtés de la « compagnie claire », c’est-à-dire les paysans, avec une « compagnie noire » de 200 cavaliers, formée de paysans formés et de chevaliers désargentés devenus mercenaires et rejoignant la cause.

Mais cela ne put pas suffire. Une autre défaite eut lieu au milieu du même mois en Souabe, où 12 000 paysans cessèrent la lutte en échange d’un contrat dit de Weingarten, leur assurant de meilleurs droits.

La bataille contre les Rustauds, gravure de 1526

Au même moment pourtant, plusieurs milliers de paysans se rassemblaient près de Stuttgart ; des monastères étaient pillés en plusieurs endroits, des châteaux détruits, comme celui de Hohenstaufen réduit en cendres le 29 avril.

L’absence de centre dirigeant organisé et d’unification politique rendait le mouvement centrifuge et dispersant ses forces.

Différentes situations d’alliance existaient qui plus est. Ainsi, les paysans autour de Nördlingen furent en mesure de prendre la ville avec l’aide du camp plébéien de celle-ci, Anton Ferner devenant le maire.

A Rothenburg, la situation fut plus ambivalente : si les patriciens furent renversés par le même type d’alliance, conduit par un aristocrate, Stefan von Menzingen qui devint maire, la bourgeoisie locale qui profitait en fait de l’exploitation des paysans n’apporta pas de réel soutien.

Un épisode de cette offensive, toutefois, fut particulièrement marquant. Si le mouvement paysan le remit immédiatement en cause, considérant que la démarche avait été trop brutale, cela n’en restait pas moins d’une grande portée symbolique.

Il s’agit du massacre commis dans la ville de Weinsberg, le 16 avril 1525. Le château du comte Ludwig von Helfenstein fut brûlé et les bourgeois durent ouvrir la ville pour permettre aux 6000 paysans révoltés de capturer la noblesse locale, qui fut tuée.

La manière dont elle le fut choqua énormément, dans la mesure où cela fut avec le supplice des pics, les nobles devant passer entre des rangées de paysans les frappant au moyen de ces armes, un châtiment normalement réservé au « bas-peuple » avec des bâtons.

Représentation de 1629 de la prise de Weinsberg

Lorsqu’il fut capturé par la suite, le chef paysan de cette opération, Jäcklein Rohrbach, fut le 21 mai 1525 enchaîné à un poteau entouré de flammes, afin d’être rôti vivant.

Jäcklein Rohrbach supplicié

A cette date, le mouvement paysan s’était déjà pratiquement effondré, de par sa faiblesse militaire. Les paysans se faisaient littéralement massacrés, sans réelles pertes dans le camp ennemi.

Une importante défaite fut d’abord celle de Böblingen le 12 mai, la compagnie chrétienne claire étant totalement battue. Son chef Matern Feuerbacher fut capturé deux ans plus tard, mais eut le droit de s’exiler en Suisse pour avoir sauvé la vie de princes, étant l’un des chefs cherchant à trouver une voie de négociation.

Paradoxalement, le même jour, un parlement paysan s’était formé à Heilbronn ; son initiateur fut Wendel Hipler, qui réussit l’union des paysans du Rhin, de Souabe et d’Alsace.

En Thuringe, la ville de Stadtilm fut prise fin avril 1525 par l’Union fraternelle évangélique, ce qui eut un écho régional immense ; des revendications paysannes et bourgeoises furent rédigées et amenées à Arnstadt, où le comte les accepta, avant de par la suite les rejeter une fois les troupes dispersées, en profitant pour tuer quelques dirigeants paysans.

Entretemps s’était en effet produit la défaite la plus importante, celle de Frankenhausen.

Le premier mai, Thomas Müntzer était aux côtés des paysans révoltés à Eichsfeld, puis mouvement fut fait vers Frankenhausen à partir du 10 mai. Toutefois, si le 14 mai les premiers accrochages furent favorables aux paysans, leur défaite fut complète le lendemain.

Arrêté, Thomas Müntzer fut amené au château de Heldrungen, torturé, pour être finalement exécuté le 27 mai, aux côtés de Heinrich Pfeiffer. On lui attribue les paroles « Omnia sunt communia », « toutes les choses sont en commun », symbole horrible pour les puissants de l’expression communiste de Thomas Müntzer.

Après la défaite de Frankenhausen, ce fut celle du 3 juin à Meiningen, puis celle du 4 juin à Würzbourg.

8 000 paysans furent massacrés en deux heures, alors qu’ils étaient 18 000 encore le 23 mai à prendre la ville de Fribourg-en-Brisgau, mais une minorité seulement suivit Hans Müller, dit von Bulgenbach, qui voulait aider des troupes paysannes assiégées du théologien Hans Rebmann.

De plus, le chevalier Götz von Berlichingen, très connu pour ses batailles et qui avait rejoint les paysans, les trahit à ce moment précis, pour être pardonné par le régime par la suite. Hans Müller, lui, fut capturé en 1526 et tué après 40 jours de torture.

Les 23 et 24 juin eurent lieu les défaits de Pfeddersheim. Les troupes restantes furent défaites à Griessen le 4 novembre 1525 ; Hans Rebmann eut ses yeux arrachés à la cuillère, parvenant toutefois à rejoindre ensuite les protestants suisses, étant juste à la frontière.

Un des derniers avatars fut le soulèvement à Salzbourg du dirigeant tyrolien Michael Gaismair, qui après la défaite en 1526 rejoignit le mouvement démocratique italien.

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Martin Luther et les douze articles

Martin Luther eut, de son côté, un rapport très problématique aux paysans, à l’opposé de Thomas Müntzer.

La question-clef  qui émergea alors fut celle des « douze articles ». Publiés en mars 1525, ils formaient l’apogée du travail de fond mené sur le plan idéologique et organisationnel du côté paysan ; fut en effet fondé une « Union chrétienne » pour les proposer et les défendre.

L’origine de ces articles est de Souabe, où le pelletier Sebastian Lotzer et le forgeron Ulrich Schmidt formulèrent des revendications de toute la paysannerie. On trouve également de lié aux douze articles Wendel Hipler, qui était le secrétaire particulier d’un comte pendant une trentaine d’années, avant une brouille.

Les douze articles

Voici en quoi consistent ces douze articles, formant les douze revendications de la paysannerie faites à la noblesse :

« 1. Chaque communauté paroissiale a le droit de désigner son pasteur et de le destituer s’il se comporte mal. Le pasteur doit prêcher l’évangile, précisément et exactement, débarrassé de tout ajout humain. Car c’est par l’Écriture qu’on peut aller seul vers Dieu, par la vraie foi.

2. Les pasteurs sont rémunérés par la grande dîme (impôt de 10 %). Un supplément éventuel peut être perçu pour les pauvres du village et pour le règlement de l’impôt de guerre. La petite dîme est à supprimer parce qu’inventée par les hommes puisque le Seigneur Dieu a créé le bétail pour l’homme, sans le faire payer.

3.La longue coutume du servage est un scandale puisque le Christ nous a tous rachetés et délivrés sans exception, du berger aux gens bien placés, en versant son précieux sang. Par l’Écriture, nous sommes libres et nous voulons être libres.

4.C’est contre la fraternité et contre la parole de Dieu que l’homme pauvre n’a pas le pouvoir de prendre du gibier, des oiseaux et des poissons. Car, quand le Seigneur Dieu a créé les hommes, il leur a donné le pouvoir sur tous les animaux, l’oiseau dans l’air comme le poisson dans l’eau.

5.Les seigneurs se sont approprié les bois. Si l’homme pauvre a besoin de quelque chose, il doit le payer au double de sa valeur. Donc tous les bois qui n’ont pas été achetés reviennent à la communauté pour que chacun puisse pourvoir à ses besoins en bois de construction et en bois de chauffage.

6.Les corvées, toujours augmentées et renforcées, sont à réduire de manière importante comme nos parents les ont remplies uniquement selon la parole de Dieu.

7.Les seigneurs ne doivent pas relever les corvées sans nouvelle convention.

8.Beaucoup de domaines agricoles ne peuvent pas supporter les fermages. Des personnes respectables doivent visiter ces fermes, les estimer et établir de nouveaux droits de fermage, de sorte que le paysan ne travaille pas pour rien car tout travailleur a droit à un salaire.

9.Les punitions par amende sont à établir selon de nouvelles règles. En attendant, il faut en finir avec l’arbitraire et revenir aux anciennes règles écrites.

10.Beaucoup se sont approprié des champs et des prés appartenant à la communauté : nous voulons de nouveau les prendre de nos mains simples.

11.L’impôt sur l’héritage est à éliminer intégralement. Plus jamais veuves et orphelins ne doivent se faire dépouiller ignoblement.

12.Si quelque article n’est pas conforme à la parole de Dieu ou se révèle injuste, il faut le supprimer. Il ne faut pas en établir davantage qui risque d’être contre Dieu ou de causer du tort à son prochain. »

Ces douze articles présentent indéniablement un caractère problématique, dans la mesure où les points se contredisent. Si on part du principe qu’il faut supprimer le servage dans la mesure où chaque personne se voit reconnu comme égal, alors il ne peut plus, par définition, y avoir de noblesse.

Les douze articles

Il y a en même temps l’affirmation qu’il faut ramener les corvées à leur niveau antérieur, ce qui est une idéalisation du passé, et il est également dit s qu’il faut les appliquer « uniquement selon la parole de Dieu », ce qui aboutirait alors à les supprimer dans une telle perspective.

On retrouve là la faiblesse théorique, le flou mêlé la radicalité des raisonnements paysans et de leur « instinct », mais aussi la naïveté face aux puissants, dans la mesure où il leur était demandé, d’une certaine manière, d’abandonner leurs prérogatives.

Une liste de personnalités fut d’ailleurs mise en avant, afin de juger sur pied la valeur de ces douze articles, Martin Luther en faisant partie.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1526

Et, effectivement, dans ce cadre, Martin Luther tenta de formuler les moyens d’une conciliation, par l’intermédiaire d’une Exhortation à la paix en réponse aux douze articles des paysans de la Souabe, et aussi contre l’esprit de meurtre et de brigandage des autres paysans ameutés.

Dénonçant d’un côté les cœurs endurcis des puissants – qui sont accusés d’être les seuls responsables d’une telle situation – et de l’autre la prétention des paysans à former d’eux-mêmes une assemblée de Dieu, Martin Luther tenta de formuler un compromis.

Il reconnaissait qu’effectivement chaque communauté devait pouvoir choisir son pasteur – ce qui était clairement une avancée idéologique pour la bourgeoisie et les paysans, de par leur poids numérique – mais de l’autre affirmait qu’on ne pouvait pas déduire de l’Évangile que le servage devait être aboli – ce qui était clairement une défense matérielle des intérêts aristocratiques et de ceux des Princes électeurs.

Martin Luther, en fait, pensait que la réforme qu’il avait lancé suffirait à transcender les intérêts de toutes les parties, dans la mesure où, c’est ainsi qu’il faut le considérer historiquement, il représente une affirmation de la nation allemande.

La substance même de l’Exhortation tient précisément en les quelques lignes suivantes :

« Cette chose est grande et dangereuse parce qu’elle concerne les deux royaumes, celui de Dieu et celui du monde (car là où ce soulèvement avancera et prendra le dessus, les deux royaumes disparaîtront, ni le régime sur la terre ni le mot divin ne subsisteront, alors que s’ensuivra une destruction éternelle de tout le pays allemand. »

Martin Luther est obligé de choisir entre la dimension nationale et la question sociale ; de par son positionnement, lié aux princes électeurs, il assume la nation et deviendra par là le père de la nation allemande.

D’un côté, cela va produire une charge morale qui produira directement Jean-Sébastien Bach et indirectement Emmanuel Kant. De l’autre, cela va aller de pair avec une réfutation du principe de révolte, au nom d’une logique de respect du cadre institutionnel.

Thomas Müntzer, quant à lui, sort de l’histoire allemande pour rejoindre le communisme comme affirmation universelle. Et dès ce moment, d’ailleurs et fort justement, l’ennemi ciblé par Martin Luther désormais, c’est Thomas Müntzer.

Martin Luther est, par conséquent, obligé de modifier les traits de sa proposition théologique. C’est pourquoi il plonge dans un discours christique, comme moyen de fédérer, en affirmant dans l’Exhortation :

« Souffrir, souffrir, la croix, la croix, voilà les droits des chrétiens et il n’y en a pas d’autres. »

En ce sens, Martin Luther décale son approche ; de militant pour l’affirmation du Saint-Esprit, il bascule dans le christocentrisme.

Il place désormais comme aspect principal non plus la mystique rhénane, mais le positionnement d’Augustin avec ses deux cités, avec son césaro-papisme, avec sa soumission nécessaire en attendant un triomphe général aux contours flous, au nom de l’unique toute-puissance de Dieu sur ce qu’il adviendra, en fin de compte, de chaque âme.

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Martin Luther, la réforme protestante et la situation de la paysannerie

La majorité de la population, toutefois, reste à l’écart des villes. En quoi consiste, à l’époque, la paysannerie ? Voici ce que nous en dit Friedrich Engels :

« Au-dessous de toutes ces classes, à l’exception de la dernière, se trouvait la grande masse exploitée de la nation : les paysans.

C’est sur eux que pesait toute la structure des couches sociales: princes, fonctionnaires, nobles, curés, patriciens et bourgeois.

Qu’il appartint à un prince, à un baron d’Empire, à un évêque, à un monastère ou à une ville, le paysan était partout traité comme une chose, comme une bête de somme, et même souvent pis.

Serf, son maître pouvait disposer de lui à sa guise. Corvéable, les prestations légales contractuelles suffisaient déjà à l’écraser, mais ces prestations elles-mêmes s’accroissaient de jour en jour.

La plus grande partie de son temps, il devait l’employer à travailler sur les terres de son maître.

Sur ce qu’il gagnait dans ses rares heures disponibles, il devait payer cens, dîmes, redevances, taille, viatique (impôt militaire), impôts d’État et taxes d’Empire.

Il ne pouvait ni se marier, ni même mourir sans payer un droit à son maître.

Outre les corvées féodales ordinaires, il devait pour son maître récolter la paille, les fraises, les myrtilles, ramasser des escargots, rabattre le gibier à la chasse, fendre du bois, etc.

Le droit de pêche et de chasse appartenait au maître, et le paysan devait regarder tranquillement le gibier détruire sa récolte.

Les pâturages et les bois communaux des paysans leur avaient été presque partout enlevés de force par les seigneurs. Et de même qu’il disposait de la propriété, le seigneur disposait à son gré de la personne du paysan, de celle de sa femme et de ses filles. Il avait le droit de cuissage.

Il pouvait, quand il voulait, faire jeter le paysan en prison, où la torture l’attendait aussi sûrement qu’aujourd’hui le juge d’instruction. Il le faisait assommer ou décapiter, selon son bon plaisir.

De ces édifiants chapitres de la Carolina qui traitaient de la façon de « couper les oreilles », de « couper le nez », « crever les yeux », de « trancher les doigts et les mains », de « décapiter », de « rouer », de « brûler», de « pincer avec des tenailles brûlantes », d’ « écarteler », etc., il n’en est pas un seul que les nobles seigneurs et protecteurs n’aient employé à leur gré contre les paysans.

Qui les aurait défendus ? Dans les tribunaux siégeaient des barons, des prêtres, des patriciens ou des juristes, qui savaient parfaitement pour quel travail ils étaient payés. Car tous les ordres officiels de l’Empire vivaient de l’exploitation des paysans.

Cependant, quoique grinçant des dents sous le joug qui les accablait, les paysans étaient très difficiles à soulever. Leur dispersion leur rendait extrêmement difficile tout entente commune.

La longue accoutumance de générations successives à la soumission, la perte de l’habitude de l’usage des armes dans beaucoup de régions, la dureté de l’exploitation, tantôt atténuant, tantôt s’aggravant, selon la personne des seigneurs, contribuaient à maintenir les paysans dans le calme.

C’est pourquoi on trouve au moyen âge quantité de révoltes paysannes locales, mais, en Allemagne tout au moins, on ne trouve pas avant la Guerre des paysans une seule insurrection générale nationale de la paysannerie.

Il faut ajouter à cela que les paysans n’étaient pas capables à eux seuls de faire une révolution tant qu’ils trouvaient en face d’eux le bloc de la puissance organisée des princes, de la noblesse et des villes, unis en une alliance solide.

Seule une alliance avec d’autres ordres pouvait leur donner une chance de vaincre, mais comment s’allier avec d’autres, quand tous les exploitaient également ? »

C’est en ce sens que l’initiative de Thomas Müntzer avait une portée historique. Elle permettait une initiative paysanne allant dans le sens de l’unification de ses propres forces, avec une claire orientation, ainsi que la quête d’alliés dans les villes.

C’était là l’embryon d’une véritable révolte démocratique. Cependant, les forces étaient jeunes et faibles, inexpérimentées encore.

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Martin Luther, la réforme protestante et la fraction plébéienne

Où Thomas Müntzer trouvait-il une telle force pour oser affirmer un tel universalisme ? Cela tient aux contradictions sociales dans les pays allemands d’alors.

Martin Luther l’avait bien compris ; il avait écrit une Lettre aux princes de Saxe sur l’esprit de rébellions ; à ses yeux, il fallait totalement isoler Thomas Müntzer, qui risquait pour lui de ruiner la Réforme en scindant les forces qui y sont favorables.

A l’opposé, Thomas Müntzer représentait justement des forces voyant comme inacceptables leur situation, où leur propre contestation se voyait happée par les Princes électeurs.

Quelles étaient ces forces ? Il s’agit des villes, de la bourgeoisie et de la plèbe. Cependant, les villes avec les patriciens et la bourgeoisie avaient tendance à la temporisation et au compromis.

En ce sens, c’est la plèbe, de par sa situation très particulière, qui joua un rôle particulièrement central dans l’affirmation révolutionnaire directement issue de la charge démocratique lancée par Martin Luther.

Voici comment Friedrich Engels définit la situation alors :

« De même que la bourgeoisie réclame maintenant un gouvernement à bon marché, de même les bourgeois du moyen âge réclamaient une Église à bon marché.

Réactionnaire dans sa forme, comme toute hérésie qui ne voit dans le développement de l’Église et des dogmes qu’une dégénérescence, l’hérésie bourgeoise réclamait le rétablissement de la constitution simple de l’Église primitive et la suppression de l’ordre exclusif du clergé.

Cette institution à bon marché aurait eu pour résultat de supprimer les moines, les prélats, la cour romaine, bref, tout ce qui coûtait cher dans l’Église.

Étant elles-mêmes des républiques, bien qu’elles étaient placées sous la protection de monarques, les villes par leurs attaques contre la papauté exprimaient pour la première fois sous une forme générale cette vérité que la forme normale de la domination de la bourgeoisie, c’est la république (…).

Les plébéiens constituaient, à l’époque, la seule classe placée tout à fait en dehors de la société officielle.

Ils étaient en dehors de l’association féodale comme de l’association bourgeoise.

Ils n’avaient ni privilèges ni propriété, et ne possédaient même pas, comme les paysans et les petits bourgeois, un bien, fût-il grevé de lourdes charges. Ils étaient sous tous les rapports sans bien et sans droits.

Leurs conditions d’existence ne les mettaient même pas en contact direct avec les institutions existantes, qui les ignoraient complètement. Ils étaient le symptôme vivant de la décomposition de la société féodale et corporative bourgeoise, et en même temps les précurseurs de la société bourgeoise moderne.

C’est cette situation qui explique pourquoi, dès cette époque, la fraction plébéienne ne pouvait pas se limiter à la simple lutte contre le féodalisme et la bourgeoisie privilégiée : elle devait, du moins en imagination, dépasser la société bourgeoise moderne qui pointait à peine.

Elle explique pourquoi cette fraction, exclue de toute propriété, devait déjà mettre en question des institutions, des conceptions et des idées qui sont communes à toutes les formes de société reposant sur les antagonismes de classe.

Les exaltations chiliastiques [c’est-à-dire millénaristes] du christianisme primitif offraient pour cela un point de départ commode.

Mais, en même temps, cette anticipation par-delà non seulement le présent, mais même l’avenir ne pouvait avoir qu’un caractère violent, fantastique, et devait, à la première tentative de réalisation pratique, retomber dans les limites restreintes imposées par les conditions de l’époque.

Les attaques contre la propriété privée, la revendication de la communauté des biens devaient se résoudre en une organisation grossière de bienfaisance.

La vague égalité chrétienne pouvait, tout au plus, aboutir à « l’égalité civile devant la loi »; la suppression de toute autorité devient, en fin de compte, la constitution de gouvernements républicains élus par le peuple.

L’anticipation en imagination du communisme était en réalité une anticipation des conditions bourgeoises modernes.

Cette anticipation de l’histoire ultérieure, violente, mais cependant très compréhensible étant donné les conditions d’existence de la fraction plébéienne, nous la rencontrons tout d’abord en Allemagne, chez Thomas Münzer et ses partisans.

Il y avait bien eu déjà, chez les Taborites, une sorte de communauté millénariste des biens, mais seulement comme une mesure d’ordre exclusivement militaire.

Ce n’est que chez Münzer que ces résonances communistes deviennent l’expression des aspirations d’une fraction réelle de la société.

C’est chez lui seulement qu’elles sont formulées avec une certaine netteté, et après lui nous les retrouvons dans chaque grand soulèvement populaire, jusqu’à ce qu’elles se fondent peu à peu avec le mouvement prolétarien moderne, tout comme au moyen âge les luttes des paysans libres contre la féodalité, qui les enserre de plus en plus dans ses filets, se fondent avec les luttes des serfs et des corvéables pour le renversement complet de la domination féodale. »

Thomas Müntzer anticipait littéralement le mouvement communiste. C’était sa force et sa faiblesse historique.

Voici une autre présentation de Friedrich Engels de ce que représentait la plèbe, avec une description bien spécifique de la position de Thomas Münzer, qui représentait de manière bien déterminée la fraction la plus développée de la plèbe.

« L’opposition plébéienne se composait des bourgeois déclassés et de la masse des citadins privés des droits civiques : les compagnons, les journaliers et les nombreux éléments embryonnaires du Lumpenproletariat, cette racaille que l’on trouve même aux degrés les plus bas du développement des villes.

Le Lumpenproletariat constitue d’ailleurs un phénomène qu’on retrouve plus ou moins développé dans presque toutes les phases de la société passée.

La masse des gens sans gagne-pain bien défini ou sans domicile fixe était, précisément à cette époque, considérablement augmentée par la décomposition du féodalisme dans une société où chaque profession, chaque sphère de la vie était retranchée derrière une multitude de privilèges.

Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n’avait été aussi considérable que dans la première moitié du XVIe siècle.

De ces vagabonds, les uns s’engageaient, pendant les périodes de guerre, dans les armées  d’autres parcouraient le pays en mendiant  d’autres enfin s’efforçaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des travaux à la journée ou d’autres occupations non accaparées par des corporations.

Ces trois éléments jouent un rôle dans la Guerre des paysans: le premier, dans les armées des princes, devant lesquelles succombèrent les paysans  le deuxième, dans les conjurations et les armées paysannes, où son influence démoralisante se manifeste à chaque instant  le troisième, dans les luttes des partis citadins.

Il ne faut d’ailleurs pas oublier qu’une grande partie de cette classe, surtout l’élément des villes, possédait encore à l’époque un fonds considérable de saine nature paysanne et était encore loin d’avoir atteint le degré de vénalité et de dépravation du Lumpenproletariat civilisé d’aujourd’hui.

On voit que l’opposition plébéienne des villes, à cette époque, se composait d’éléments très mélangés.

Elle groupait les éléments déclassés de la vieille société féodale et corporative et les éléments prolétariens non développés encore, à peine embryonnaires, de la société bourgeoise moderne en train de naître. D’un côté, des artisans appauvris, liés encore à l’ordre bourgeois existant par les privilèges des corporations  de l’autre, des paysans chassés de leurs terres et des gens de service licenciés qui ne pouvaient pas encore se transformer en prolétaires.

Entre eux les compagnons, placés momentanément en dehors de la société officielle et qui, par leurs conditions d’existence, se rapprochaient du prolétariat autant que le permettaient l’industrie de l’époque et les privilèges des corporations, mais qui en même temps étaient presque tous de futurs maîtres et de futurs bourgeois, en raison précisément de ces privilèges.

C’est pourquoi la position politique de ce mélange d’éléments divers était nécessairement très peu sûre et différente selon les localités. Jusqu’à la Guerre des paysans, l’opposition plébéienne ne participe pas aux luttes politiques en tant que parti. Elle ne se manifeste que comme prolongement de l’opposition bourgeoise, appendice bruyant, avide de pillages, se vendant pour quelques tonneaux de vin.

Ce sont les soulèvements des paysans qui la transforment en un parti, et même alors elle reste presque partout, dans ses revendications et dans son action, dépendante des paysans – ce qui prouve de façon curieuse à quel point les villes dépendaient encore à cette époque de la campagne.

Dans la mesure où elle a une attitude indépendante, elle réclame l’établissement des monopoles industriels de la ville à la campagne, s’oppose à la réduction des revenus de la ville par la suppression des charges féodales pesant sur les paysans de la banlieue, etc.  en un mot, dans cette mesure elle est réactionnaire, se subordonne à ses propres éléments petits-bourgeois, fournissant ainsi un prélude caractéristique à la tragi-comédie que joue depuis trois ans, sous la raison sociale de la démocratie, la petite bourgeoisie moderne.

Ce n’est qu’en Thuringe, sous l’influence directe de Münzer, et en divers autres lieux, sous celle de ses disciples, que la fraction plébéienne des villes fut entraînée par la tempête générale au point que l’élément prolétarien embryonnaire l’emporta momentanément sur toutes les autres fractions du mouvement.

Cet épisode, qui constitue le point culminant de toute la Guerre des paysans et se ramasse autour de sa figure la plus grandiose, celle de Thomas Münzer, est en même temps le plus court.

Il est compréhensible que cet élément devait s’effondrer le plus rapidement, revêtir un caractère surtout fantastique, et que l’expression de ses revendications devait rester extrêmement confuse, car c’est lui qui rencontrait, dans les conditions de l’époque, le terrain le moins solide. »

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«Thomas Müntzer, destructeur des impies»

Après avoir dû fuir Allstedt, Thomas Müntzer finit par s’installer à Mühlhausen en Oberfranken. Cette ville avait 7 000 habitants et qui plus est 19 villages y étant rattachés ; son importance était alors plus grande que Dresde ou Leipzig.

A Mülhausen, l’ancien moine Henri Pfeiffer avait organisé un soulèvement populaire. Afin de bien saisir l’ampleur de l’effervescence d’alors, voici un message de Thomas Müntzer envoyé à Allstedt qu’il venait de fuir, et qu’il signe « Thomas Müntzer, destructeur des impies » :

« Frère, depuis combien de temps dormez-vous ? Depuis combien de temps méconnaissez-vous la volonté de Dieu ?

Vous qui prétendez qu’il m’a abandonné. Ah ! Combien de fois ne vous ai-je pas dit comment les choses devaient être. Il vous être plus fermes. Si vous ne l’êtes pas, votre sacrifice et la douleur de votre cœur seront vaines.

Il faut qu’à nouveau vous rentriez dans la douleur. Je vous le dis, si vous ne voulez pas souffrir pour Dieu, vous serez les martyrs du diable.

Gardez-vous. Ne soyez pas hésitants, négligents. Ne flattez pas plus longtemps les faux esprits fantasques, les méchants impies. Debout ! Et armez-vous pour le combat du Seigneur ! Il est grand temps !

Pressez vos frères, qu’ils ne rient pas des témoignages divins, sinon ils périront tous. Tout le pays allemand, français, romain est réveillé. Le Maître veut agir, et l’heure des méchants est arrivée…

Si vous n’êtes que trois à vivre en Dieu, à chercher son nom et son honneur, vous n’aurez pas peur de centaines de mille…

Allons ! Debout ! Debout ! Debout ! Il est temps. Les méchants sont poltrons comme des chiens ! Debout ! Debout ! Debout ! Ne vous laissez pas gagner par la pitié. Ne regardez pas la misère des impies. Ils vous prieront et vous supplieront aussi tendrement que des enfants. Ne vous laissez pas apitoyer…

Debout ! Debout ! Debout ! Il est temps… Debout ! Debout ! Debout ! Pendant que le feu est ardent. Ne laissez pas refroidir votre épée. Ne la laissez pas se paralyser. Forgez-la sur l’enclume de Nemrod… Tant qu’ils [les seigneurs] vivront, vous ne pourrez vous débarrasser de la crainte. On ne pourra pas vous parler de Dieu tant qu’ils vous gouverneront.

Debout ! Debout ! Debout ! Tant que vous avez encore de la lumière. Ne vous laissez pas effrayer. Dieu est avec vous. »

Thomas Müntzer rédigea notamment deux manifestes à Mühlhausen, nouveau bastion de la révolte :

– Mise à nu de la fausse foi du monde déloyal par le témoignage de l’Évangile de saint Luc, exposé à la misérable chrétienté pour lui rappeler ses errements ;

– Réfutation bien fondée et réponse à l’être charnel qui mène une vie douce à Wittenberg et qui a trompeusement, par le vol des Saintes Écritures, souillé misérablement la pitoyable chrétienté.

Ce dernier texte vise bien entendu Martin Luther, accusé de vivre confortablement, d’avoir abandonné la cause qui était censée être la sienne. On y lit entre autres :

« Que savez-vous, vous qui vivez dans l’abondance, qui n’avez jamais rien fait que baffrer et boire, que savez-vous de la gravité d’une foi véritable.

Les pauvres gens nécessiteux sont si hautement trompés qu’aucune langue ne peut le dire. Par leurs paroles et par leurs actes, les seigneurs obtiennent que le pauvre homme, soucieux de se procurer sa nourriture, n’apprenne pas à lire. Et ils prêchent insolemment que le pauvre homme doit se laisser écorcher et dépouiller par les tyrans. »

Thomas Müntzer appelle Martin Luther le « docteur Mensonge », « le premier des porcs à l’engrais », « le pape de Wittenberg, païen corps et âme ».

Le fond de la polémique entre Martin Luther et Thomas Müntzer va s’appuyer notamment sur le XIIIe chapitre des Romains. Martin Luther s’appuie sur les points 1 et 2, tandis que Thomas Müntzer considère que les points 3 et 4 soulignent la dépendance de l’autorité par rapport à la foi, donc au peuple.

« 1 Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités qui existent ont été instituées de Dieu. 

2 C’est pourquoi celui qui s’oppose à l’autorité résiste à l’ordre que Dieu a établi, et ceux qui résistent attireront une condamnation sur eux-mêmes. 

3 Ce n’est pas pour une bonne action, c’est pour une mauvaise, que les magistrats sont à redouter. Veux-tu ne pas craindre l’autorité ? Fais-le bien, et tu auras son approbation. 

4 Le magistrat est serviteur de Dieu pour ton bien. Mais si tu fais le mal, crains; car ce n’est pas en vain qu’il porte l’épée, étant serviteur de Dieu pour exercer la vengeance et punir celui qui fait le mal. »

Le mouvement de Thomas Müntzer essaima dans le sud des pays allemands, notamment à Eisleben, Mansfeld, Frankenhausen, Halle.

Le 19 septembre 1524, grâce à l’action de Thomas Müntzer, ainsi que Henri Pfeiffer, onze articles de revendications furent formulées, alors que parallèlement est formée la Ewigen Bundes Gottes, L’union éternelle de Dieu, avec comme symbole un drapeau aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Les bourgeois de Mülhausen ne soutinrent cependant pas l’initiative et le 27 septembre, Thomas Müntzer et Henri Pfeiffer quittèrent la ville avec des troupes paysannes, pour finalement revenir quelques mois plus tard, à la suite des succès de fraction gauche de la bourgeoisie.

Henri Pfeiffer revint le 13 décembre 1524, Thomas Müntzer en février 1525, étant nommé ministre des cultes de trois quartiers  le 28 février, prêchant désormais à Sankt-Marien, la plus grande église de la ville.

Il demanda le 16 mars qu’un nouveau conseil communal soit élu, ce qui fut fait le lendemain ; le « conseil éternel » dura du 17 mars au 28 mai 1525. Mülhausen devint le bastion d’où irradiait la propagande théologico-politique.

Le parcours de Thomas Müntzer. Tout en bas à droite, la ville de Bâle.

Des rébellions se développèrent dans les villes et prirent le contrôle d’Ulm, de Fribourg-en-Brisgau, de Rothenbourg sur le Tauberg, de Bamberg, de Weinsberg, de Heilbronn, de Memmingen, de Saverne, de Wissembourg, avec le soutien des villes d’Erfurt et de Langensalza, Trêves et Francfort manquant de tomber.

Thomas Müntzer fut à l’origine d’initiatives de soutiens armés, comme à Langensalza ou encore Eichsfeld. C’est à ce titre que le 9 mai, Thomas Müntzer appella à soutenir Frankenhausen et 300 hommes quittèrent Mülhausen le 10 ou le 11 mai, rejoignant le 12 le camp militaire de Frankenhausen.

Car, fort de sa ligne démocratique, Thomas Müntzer chercha à se tourner vers les paysans. Il rejoignit ainsi les paysans du Südschwarzwald, faisant la rencontre de Balthasar Hubmaier et Johannes Ökolampad.

En Juin 1524 avait en effet commencé une vaste agitation paysanne dans la région de Stühlingen dans le Südschwarzwald. Toute une irradiation d’insoumission paysanne se forma.

Étaient touchés par ce mouvement l’Alsace, les duchés de Brunswick, la Carinthie, la Carniole, la Hesse, le Palatinat, l’archevêché de Salzbourg, la Saxe, la Styrie, la Thuringe, le Tyrol.

Cette rencontre entre l’avant-garde plébéienne et la rébellion paysanne donna un caractère explosif et urgent à la situation.

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Thomas Müntzer, Martin Luther et la réforme protestante : «il accueille, quelle que soit la nation»

On peut se demander pourquoi Thomas Müntzer osa faire un sermon aux princes électeurs. La raison est toute simple : c’est un universaliste, qui prend la religion comme le vecteur moral de tout un chacun.

Etant véritablement démocrate, il ne cesse de vouloir s’appuyer sur « l’homme commun », mais cela signifiait également prêcher pour que les puissants eux-mêmes capitulent.

Voici un excellent exemple de cet universalisme avec une lettre, sans nulle doute pleine de naïveté puisqu’adressée à un prince électeur, Frédéric le Sage, en date du 3 août 1524.

On lit notamment ceci :

« Je prêche une foi chrétienne qui n’est pas en accord avec Luther, mais qui est de même forme dans le cœur des Élus sur toute la terre. Et quand bien même on serait Turc de naissance, on n’en posséderait pas moins le commencement de cette même foi, c’est-à-dire le mouvement de l’Esprit-Saint, comme il est dit de Corneille, Actes des Apôtres chapitre dix. »

La référence est ici capitale, puisqu’il s’agit d’un éloge de l’universalisme tirée de la Bible (du livre Actes des Apôtres chapitre 10).

Voici ce qu’on y lit :

01 Il y avait à Césarée un homme du nom de Corneille, centurion de la cohorte appelée Italique.

02 C’était quelqu’un de grande piété qui craignait Dieu, lui et tous les gens de sa maison ; il faisait de larges aumônes au peuple juif et priait Dieu sans cesse.

03 Vers la neuvième heure du jour, il eut la vision très claire d’un ange de Dieu qui entrait chez lui et lui disait : « Corneille ! »

04 Celui-ci le fixa du regard et, saisi de crainte, demanda : « Qu’y a-t-il, Seigneur ? » L’ange lui répondit : « Tes prières et tes aumônes sont montées devant Dieu pour qu’il se souvienne de toi.

05 Et maintenant, envoie des hommes à Jaffa et fais venir un certain Simon surnommé Pierre :

06 il est logé chez un autre Simon qui travaille le cuir et dont la maison est au bord de la mer. »

07 Après le départ de l’ange qui lui avait parlé, il appela deux de ses domestiques et l’un des soldats attachés à son service, un homme de grande piété.

08 Leur ayant tout expliqué, il les envoya à Jaffa.

09 Le lendemain, tandis qu’ils étaient en route et s’approchaient de la ville, Pierre monta sur la terrasse de la maison, vers midi, pour prier.

10 Saisi par la faim, il voulut prendre quelque chose. Pendant qu’on lui préparait à manger, il tomba en extase.

11 Il contemplait le ciel ouvert et un objet qui descendait : on aurait dit une grande toile tenue aux quatre coins, et qui se posait sur la terre.

12 Il y avait dedans tous les quadrupèdes, tous les reptiles de la terre et tous les oiseaux du ciel.

13 Et une voix s’adressa à lui : « Debout, Pierre, offre-les en sacrifice, et mange ! »

14 Pierre dit : « Certainement pas, Seigneur ! Je n’ai jamais pris d’aliment interdit et impur ! »

15 À nouveau, pour la deuxième fois, la voix s’adressa à lui : « Ce que Dieu a déclaré pur, toi, ne le déclare pas interdit. »

16 Cela se produisit par trois fois et, aussitôt après, l’objet fut emporté au ciel.

17 Comme Pierre était tout perplexe sur ce que pouvait signifier cette vision, voici que les envoyés de Corneille, s’étant renseignés sur la maison de Simon, survinrent à la porte.

18 Ils appelèrent pour demander : « Est-ce que Simon surnommé Pierre est logé ici ? »

19 Comme Pierre réfléchissait encore à sa vision, l’Esprit lui dit : « Voilà trois hommes qui te cherchent.

20 Eh bien, debout, descends, et pars avec eux sans hésiter, car c’est moi qui les ai envoyés. »

21 Pierre descendit trouver les hommes et leur dit : « Me voici, je suis celui que vous cherchez. Pour quelle raison êtes-vous là ? »

22 Ils répondirent : « Le centurion Corneille, un homme juste, qui craint Dieu, et à qui toute la nation juive rend un bon témoignage, a été averti par un ange saint de te faire venir chez lui et d’écouter tes paroles. »

23 Il les fit entrer et leur donna l’hospitalité. Le lendemain, il se mit en route avec eux ; quelques frères de Jaffa l’accompagnèrent.

24 Le jour suivant, il entra à Césarée. Corneille les attendait, et avait rassemblé sa famille et ses amis les plus proches.

25 Comme Pierre arrivait, Corneille vint à sa rencontre et, tombant à ses pieds, il se prosterna.

26 Mais Pierre le releva en disant : « Lève-toi. Je ne suis qu’un homme, moi aussi. »

27 Tout en conversant avec lui, il entra et il trouva beaucoup de gens réunis.

28 Il leur dit : « Vous savez qu’un Juif n’est pas autorisé à fréquenter un étranger ni à entrer en contact avec lui. Mais à moi, Dieu a montré qu’il ne fallait déclarer interdit ou impur aucun être humain.

29 C’est pourquoi, quand vous m’avez envoyé chercher, je suis venu sans réticence. J’aimerais donc savoir pour quelle raison vous m’avez envoyé chercher. »

30 Corneille dit alors : « Il y a maintenant quatre jours, j’étais en train de prier chez moi à la neuvième heure, au milieu de l’après-midi, quand un homme au vêtement éclatant se tint devant moi,

31 et me dit : “Corneille, ta prière a été exaucée, et Dieu s’est souvenu de tes aumônes.

32 Envoie donc quelqu’un à Jaffa pour convoquer Simon surnommé Pierre ; il est logé chez un autre Simon qui travaille le cuir et dont la maison est au bord de la mer.”

33 Je t’ai donc aussitôt envoyé chercher, et toi, en venant, tu as bien agi. Maintenant donc, nous sommes tous là devant Dieu pour écouter tout ce que le Seigneur t’a chargé de nous dire. »

34 Alors Pierre prit la parole et dit : « En vérité, je le comprends, Dieu est impartial :

35 il accueille, quelle que soit la nation, celui qui le craint et dont les œuvres sont justes.

36 Telle est la parole qu’il a envoyée aux fils d’Israël, en leur annonçant la bonne nouvelle de la paix par Jésus Christ, lui qui est le Seigneur de tous.

37 Vous savez ce qui s’est passé à travers tout le pays des Juifs, depuis les commencements en Galilée, après le baptême proclamé par Jean :

38 Jésus de Nazareth, Dieu lui a donné l’onction d’Esprit Saint et de puissance. Là où il passait, il faisait le bien et guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui.

39 Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu’il a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem. Celui qu’ils ont supprimé en le suspendant au bois du supplice,

40 Dieu l’a ressuscité le troisième jour. Il lui a donné de se manifester,

41 non pas à tout le peuple, mais à des témoins que Dieu avait choisis d’avance, à nous qui avons mangé et bu avec lui après sa résurrection d’entre les morts.

42 Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que lui-même l’a établi Juge des vivants et des morts.

43 C’est à Jésus que tous les prophètes rendent ce témoignage : Quiconque croit en lui reçoit par son nom le pardon de ses péchés. »

44 Pierre parlait encore quand l’Esprit Saint descendit sur tous ceux qui écoutaient la Parole.

45 Les croyants qui accompagnaient Pierre, et qui étaient juifs d’origine, furent stupéfaits de voir que, même sur les nations, le don de l’Esprit Saint avait été répandu.

46 En effet, on les entendait parler en langues et chanter la grandeur de Dieu. Pierre dit alors :

47 « Quelqu’un peut-il refuser l’eau du baptême à ces gens qui ont reçu l’Esprit Saint tout comme nous ? »

48 Et il donna l’ordre de les baptiser au nom de Jésus Christ. Alors ils lui demandèrent de rester quelques jours avec eux.

On a ici un point d’appui à la ligne démocratique de Thomas Müntzer, qui par ailleurs n’a cessé d’expliquer que les Juifs et les Musulmans se convertiraient au christianisme, cédant face à la force du Saint-Esprit libéré s’exprimant par la Chrétienté entière.

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Thomas Müntzer et le sermon fait au prince électeur

Après Prague, Thomas Müntzer se rendit notamment à Erfurt, Nordhausen, prêcha à Stoberg, participa à des colloques à Wittenberg et Weimar, puis alla dans le sud du pays.

A la fin de l’année 1522, il était à Glaucha, près de Halle, en tant que chapelain, avant de devoir partir et d’arriver à Allstedt, où il devint prêcheur à l’église de St Johannis à partir de mars 1523.

Le parcours de Thomas Müntzer présenté sur un timbre de RDA de 1989

Suivant la ligne démocratique lancée à l’origine par Martin Luther, il organisa de profonds changements dès l’été 1523, avec la messe, des chants et des psaumes en allemand. Il expliquera à ce sujet :

« Il est insupportable que l’on prétende attribuer aux mots latins la force que leur prêtent les magiciens, et que le pauvre peuple sorte de l’église beaucoup plus ignorant qu’il n’y est entré. »

Il publia également une Adresse de Thomas Müntzer pasteur d’âmes à Allstedt, au sujet de sa doctrine et, pour commencer, de la véritable foi et du baptême [des adultes], et se mariaavec une ancienne nonne, Ottilie de Gersen, avec qui il eut un fils.

La position de Thomas Müntzer n’alla pas bien entendu pas sans provoquer des contestations : le comte Ernst de Mansfeld interdit ainsi à ses sujets, composés notamment de mineurs, d’aller écouter les sermons faits à Allstedt, et demanda l’arrestation de Thomas Müntzer au prince électeur Frédéric le sage.

Thomas Müntzer sut mobiliser les masses, expliquant alors au peuple qu’il était prêt à assumer, mais que cela signifiait en même temps assumer la bataille contre les princes. Il envoya également, en tant que « destructeur des impies », une lettre au comte Ernst de Mansfeld lui-même, où il avertit notamment de la chose suivante :

« Le Christ dit, Luc 11 : « Malheur à ceux qui volent la clé de la connaissance de Dieu ». Or, la clé de la connaissance de Dieu, c’est de gouverner les gens de telle sorte qu’ils apprennent à craindre Dieu seul, Romains 13… Mais puisque vous voulez que l’on vous craigne plus que Dieu, ainsi que le prouvent votre action et votre mandement, c’est vous qui volez la clé de la connaissance de Dieu… Procédez donc avec douceur dans une affaire que le monde entier devra bien admettre et supporter. Ne tirez pas trop fort, sinon le vieil habit pourrait bien craquer ! »

La situation se durcit en raison de l’incendie d’une chapelle de pèlerinage à Mallerbach, le 24 mars 1524 ; face à la répression, l’agitation se produisit le 13 juin à Allstedt où les cloches furent sonnées, révélant une organisation militaire clandestine organisée par Thomas Müntzer.

Une enquête fut ouverte, une comparution devant les autorités de la Saxe annoncée. Le 13 juillet 1524, avant la comparution à Weimar, Müntzer prononce un Sermon aux princes à l’intention du prince électeur Jean er de Saxe et de son fils, au château d’Allstedt.

Le sermon prenait comme prétexte un songe du roi Nabuchodonosor expliqué par Daniel : où le prophète avertit le roi qu’il va être obligé de servir la cause religieuse, qui justement est selon Thomas Münzer, comme dit dans Daniel au septième chapitre :

« 26 Puis viendra le jugement, et on lui ôtera sa domination, qui sera détruite et anéantie pour jamais. 27 Le règne, la domination, et la grandeur de tous les royaumes qui sont sous les cieux, seront donnés au peuple des saints du Très-Haut. Son règne est un règne éternel, et tous les dominateurs le serviront et lui obéiront. »

Le livre de Daniel est le plus vieil ouvrage concernant l’apocalypse qu’on puisse trouver dans la Bible ; en s’appuyant dessus, Thomas Müntzer donnait un avertissement clair quant à son orientation : la haute noblesse devait plier.

Voici le second chapitre du livre de Daniel :

« 1 La seconde année du règne de Nebucadnetsar, Nebucadnetsar eut des songes. Il avait l’esprit agité, et ne pouvait dormir. 2 Le roi fit appeler les magiciens, les astrologues, les enchanteurs et les Chaldéens, pour qu’ils lui disent ses songes. Ils vinrent, et se présentèrent devant le roi. 

3 Le roi leur dit : J’ai eu un songe; mon esprit est agité, et je voudrais connaître ce songe. 

4 Les Chaldéens répondirent au roi en langue araméenne : O roi, vis éternellement ! dis le songe à tes serviteurs, et nous en donnerons l’explication.

5 Le roi reprit la parole et dit aux Chaldéens : La chose m’a échappé; si vous ne me faites connaître le songe et son explication, vous serez mis en pièces, Et vos maisons seront réduites en un tas d’immondices. 

6 Mais si vous me dites le songe et son explication, vous recevrez de moi des dons et des présents, et de grands honneurs. C’est pourquoi dites-moi le songe et son explication. 

7 Ils répondirent pour la seconde fois: Que le roi dise le songe à ses serviteurs, et nous en donnerons l’explication.

8 Le roi reprit la parole et dit : Je m’aperçois, en vérité, que vous voulez gagner du temps, parce que vous voyez que la chose m’a échappé. 9 Si donc vous ne me faites pas connaître le songe, la même sentence vous enveloppera tous; vous voulez vous préparer à me dire des mensonges et des faussetés, en attendant que les temps soient changés. C’est pourquoi dites-moi le songe, et je saurai si vous êtes capables de m’en donner l’explication. 

10 Les Chaldéens répondirent au roi : Il n’est personne sur la terre qui puisse dire ce que demande le roi; aussi jamais roi, quelque grand et puissant qu’il ait été, n’a exigé une pareille chose d’aucun magicien, astrologue ou Chaldéen. 11 Ce que le roi demande est difficile; il n’y a personne qui puisse le dire au roi, excepté les dieux, dont la demeure n’est pas parmi les hommes.

12 Là-dessus le roi se mit en colère, et s’irrita violemment. Il ordonna qu’on fasse périr tous les sages de Babylone. 13 La sentence fut publiée, les sages étaient mis à mort, et l’on cherchait Daniel et ses compagnons pour les faire périr. 

14 Alors Daniel s’adressa d’une manière prudente et sensée à Arjoc, chef des gardes du roi, qui était sorti pour mettre à mort les sages de Babylone. 15 Il prit la parole et dit à Arjoc, commandant du roi : Pourquoi la sentence du roi est-elle si sévère ? Arjoc exposa la chose à Daniel. 

16 Et Daniel se rendit vers le roi, et le pria de lui accorder du temps pour donner au roi l’explication. 17 Ensuite Daniel alla dans sa maison, et il instruisit de cette affaire Hanania, Mischaël et Azaria, ses compagnons, 18 les engageant à implorer la miséricorde du Dieu des cieux, afin qu’on ne fît pas périr Daniel et ses compagnons avec le reste des sages de Babylone.

19 Alors le secret fut révélé à Daniel dans une vision pendant la nuit. Et Daniel bénit le Dieu des cieux. 

20 Daniel prit la parole et dit : Béni soit le nom de Dieu, d’éternité en éternité ! A lui appartiennent la sagesse et la force. 21 C’est lui qui change les temps et les circonstances, qui renverse et qui établit les rois, qui donne la sagesse aux sages et la science à ceux qui ont de l’intelligence. 

22 Il révèle ce qui est profond et caché, il connaît ce qui est dans les ténèbres, et la lumière demeure avec lui. 23 Dieu de mes pères, je te glorifie et je te loue de ce que tu m’as donné la sagesse et la force, Et de ce que tu m’as fait connaître ce que nous t’avons demandé, de ce que tu nous as révélé le secret du roi.

24 Après cela, Daniel se rendit auprès d’Arjoc, à qui le roi avait ordonné de faire périr les sages de Babylone; il alla, et lui parla ainsi : Ne fais pas périr les sages de Babylone ! Conduis-moi devant le roi, et je donnerai au roi l’explication. 

25 Arjoc conduisit promptement Daniel devant le roi, et lui parla ainsi : J’ai trouvé parmi les captifs de Juda un homme qui donnera l’explication au roi. 26 Le roi prit la parole et dit à Daniel, qu’on nommait Beltschatsar : Es-tu capable de me faire connaître le songe que j’ai eu et son explication ?

27 Daniel répondit en présence du roi et dit : Ce que le roi demande est un secret que les sages, les astrologues, les magiciens et les devins, ne sont pas capables de découvrir au roi. 

28 Mais il y a dans les cieux un Dieu qui révèle les secrets, et qui a fait connaître au roi Nebucadnetsar ce qui arrivera dans la suite des temps. Voici ton songe et les visions que tu as eues sur ta couche.

 29 Sur ta couche, ô roi, il t’est monté des pensées touchant ce qui sera après ce temps-ci; et celui qui révèle les secrets t’a fait connaître ce qui arrivera. 

30 Si ce secret m’a été révélé, ce n’est point qu’il y ait en moi une sagesse supérieure à celle de tous les vivants; mais c’est afin que l’explication soit donnée au roi, et que tu connaisses les pensées de ton coeur.

31 O roi, tu regardais, et tu voyais une grande statue; cette statue était immense, et d’une splendeur extraordinaire; Elle était debout devant toi, et son aspect était terrible. 32 La tête de cette statue était d’or pur; sa poitrine et ses bras étaient d’argent; son ventre et ses cuisses étaient d’airain; 

33 ses jambes, de fer; ses pieds, en partie de fer et en partie d’argile. 34 Tu regardais, lorsqu’une pierre se détacha sans le secours d’aucune main, frappa les pieds de fer et d’argile de la statue, et les mit en pièces. 

35 Alors le fer, l’argile, l’airain, l’argent et l’or, furent brisés ensemble, et devinrent comme la balle qui s’échappe d’une aire en été; le vent les emporta, et nulle trace n’en fut retrouvée. Mais la pierre qui avait frappé la statue devint une grande montagne, et remplit toute la terre.

36 Voilà le songe. Nous en donnerons l’explication devant le roi. 37 O roi, tu es le roi des rois, car le Dieu des cieux t’a donné l’empire, la puissance, la force et la gloire; 

38 il a remis entre tes mains, en quelque lieu qu’ils habitent, les enfants des hommes, les bêtes des champs et les oiseaux du ciel, et il t’a fait dominer sur eux tous : c’est toi qui es la tête d’or. 39 Après toi, il s’élèvera un autre royaume, moindre que le tien; puis un troisième royaume, qui sera d’airain, et qui dominera sur toute la terre. 

40 Il y aura un quatrième royaume, fort comme du fer; de même que le fer brise et rompt tout, il brisera et rompra tout, comme le fer qui met tout en pièces. 

41 Et comme tu as vu les pieds et les orteils en partie d’argile de potier et en partie de fer, ce royaume sera divisé; mais il y aura en lui quelque chose de la force du fer, parce que tu as vu le fer mêlé avec l’argile. 

42 Et comme les doigts des pieds étaient en partie de fer et en partie d’argile, ce royaume sera en partie fort et en partie fragile. 

43 Tu as vu le fer mêlé avec l’argile, parce qu’ils se mêleront par des alliances humaines; mais ils ne seront point unis l’un à l’autre, de même que le fer ne s’allie point avec l’argile.

44 Dans le temps de ces rois, le Dieu des cieux suscitera un royaume qui ne sera jamais détruit, et qui ne passera point sous la domination d’un autre peuple; il brisera et anéantira tous ces royaumes-là, et lui-même subsistera éternellement. 

45 C’est ce qu’indique la pierre que tu as vue se détacher de la montagne sans le secours d’aucune main, Et qui a brisé le fer, l’airain, l’argile, l’argent et l’or. Le grand Dieu a fait connaître au roi ce qui doit arriver après cela. Le songe est véritable, et son explication est certaine.

46 Alors le roi Nebucadnetsar tomba sur sa face et se prosterna devant Daniel, et il ordonna qu’on lui offrît des sacrifices et des parfums. 47 Le roi adressa la parole à Daniel et dit : En vérité, votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des rois, et il révèle les secrets, puisque tu as pu découvrir ce secret. 

48 Ensuite le roi éleva Daniel, et lui fit de nombreux et riches présents; il lui donna le commandement de toute la province de Babylone, et l’établit chef suprême de tous les sages de Babylone. 49 Daniel pria le roi de remettre l’intendance de la province de Babylone à Schadrac, Méschac et Abed-Nego. Et Daniel était à la cour du roi. »

C’était là assumer une ligne d’affrontement et le sermon au prince rentra dans l’histoire comme une proposition stratégique sans commune mesure. Martin Luther était fou de rage, attaquant de manière violente Thomas Müntzer, le dénonçant comme étant « le satan d’Allstedt ».

De son côté, le 24 juillet 1524, Thomas Müntzer prêcha ainsi l’union populaire, avec son sermon sur l’unité, qui lui valut une convocation la semaine suivante, les 31 juillet et 1er août 1524, devant les autorités de Weimar. En arrière-plan, il y avait également l’affaire de l’incendie et l’organisation d’une structure armée clandestine, alors que la ville accueillait qui plus est toujours davantage les pourchassés lui étant favorables.

Le 7 août, il quitta alors clandestinement Allstedt, pour rejoindre Mülhausen en Thuringe.

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Thomas Müntzer à Prague, futur «miroir du monde entier»

A Prague, reconnu comme religieux important, Thomas Müntzer rencontra des personnalités importantes de la ville et il montre immédiatement que son objectif est simple : créer un second front idéologico-théologique pour faire contre-poids à l’interprétation institutionnelle de Martin Luther, en réactivant la rébellion hussite-taborite.

La situation était alors la suivante : Georges de Bohême avait été le premier roi non catholique en Europe. Mais après la mort en 1471 de ce roi hussite, c’est Vladislas IV, fils du roi de Pologne, qui prit le pouvoir ; contrôlant également la Hongrie, il fit de celle-ci le centre de son pouvoir, avec Buda comme capitale.

C’est à ce moment qu’eut lieu le formidable et terrible épisode de la révolte paysanne de György Dózsa. Devant mener une croisade contre la menace ottomane et constatant l’incapacité de la noblesse à soutenir l’initiative lancée par le pape et portée surtout par les masses, György Dózsa se mit à la tête d’une rébellion anti-féodale massive.

La répression fut terrible, 70 000 paysans étant torturés et massacrés, György Dózsa étant en 1514 placé sur un trône de fer chauffé à blanc, avec une couronne de fer et un sceptre l’étant également, plusieurs de ses compagnons étant mis dans l’obligation de le dévorer vivant.

La torture de György Dózsa

Le roi suivant, Louis II, fut tué en 1526 lors de la bataille de Mohács, qui scella le sort de la Hongrie, désormais sous le contrôle de l’empire ottoman, avec un impact terrible sur l’opinion des pays européens quant aux avancées ottomanes.

Au cours de ce processus où la Bohême fut marginalisé politiquement, les aristocrates n’hésitaient pas à procéder à des pillages et à chercher à augmenter leur puissance, ce qui provoquait de lourds mécontentements.

Thomas Müntzer eut donc un important soutien à Prague, où sa ligne de mobilisation des masses apparaissait favorablement comme le pendant de celle des Habsbourg, qui pourchassait les luthériens et se posait en obstacle principal à l’empire ottoman. Ce dernier échoua effectivement, en 1529 (puis en 1683), à prendre Vienne.

Thomas Müntzer lui-même plaçait tous ses espoirs en la Bohème ; dans une lettre, il écrit alors :

« Dieu va faire des choses merveilleuses avec ses élus, en particulier dans ce pays. Lorsque la nouvelle Église bourgeonnera ici, ce peuple sera un miroir du monde entier. »

A cet effet, en plus de prêcher très rapidement, Thomas Münzer publia le premier novembre 1521 un manifeste, avec quatre versions : une en latin, une version brève et une version longue en alleman, une version en tchèque.

En voici un extrait significatif, d’une très grande importance historique :

« Moi, Thomas Mùntzer, natif de Stolberg et résidant à Prague, la ville du saint et valeureux combattant Jean HussJ’ail ‘intention d’emplir d’un chant nouveau à la louange de l’Esprit- Saint les trompettes éclatantes qui sonneront le mouvement.

De tout mon cœur j’apporte témoignage et adresse de pitoyables plaintes à toute l’Eglise des Elus ainsi qu’au monde entier, partout où cette missive pourra parvenir.

Le Christ et tous les Elus qui m’ont connu depuis mes jeunes années attesteront ce projet: Je déclare et assure par ce que j’ai de plus précieux que je me suis appliqué de toutes mes forces à reconnaître mieux et plus profondément que quiconque quels sont les fondements de la sainte et invincible foi chrétienne.

Et je suis assez hardi pour dire en vérité qu’il n’est pas un seul prêtre oint, de poix, pas un seul moine cagot qui aient jamais été capables de dire la moindre chose sur ce fondement de la foi.

De même, bien des gens ont déploré avec moi avoir été véritablement l’objet d’une intolérable tromperie, sans que leur soit apporté aucun réconfort qui leur eût permis de conduire avec prudence tous leurs désirs et toutes leurs actions selon la foi et de surmonter par eux-mêmes tous les obstacles.

Et ils n’ont pas pu nom plus et ne pourront au grand jamais découvrir les épreuves salutaires, ni combien est profitable l’abîme d’une âme prédestinée qui a fait le vide en elle.

Car l’esprit de la crainte de Dieu ne les a pas possédés, lequel se présente inébranlablement comme unique but aux Elus submergés et noyés dans ces ondes que le monde ne peut supporter. Bref, tout homme doit avoir reçu l’Esprit-Saint sept fois, faute de quoi il ne peut entendre ni concevoir le Dieu vivant.

Je déclare sincèrement et avec force que je n’ai jamais entendu un seul de ces docteurs (qui ne valent pas un pet d’âne) murmurer, à plus forte raison énoncer. à haute et intelligible voix un seul petit mot et sur le moindre point au sujet de l’Ordre qui réside en Dieu et dans les créatures.

Même ceux qui ont le premier rang parmi les chrétiens (c’est aux prêtres suppôts de l’enfer que je pense) n’ont jamais flairé une seule fois ce qu’est le Tout, ou Perfection non divisée, qui est la mesure égale de toutes les parties et supérieure à ce qui est partiel, I Corinthiens 13, Luc 3, Ephésiens 4, Actes 2, 15, 1 7.

Bien souvent, je les ai entendus citer l’Ecriture, et rien de plus qu ‘ils ont sournoisement dérobée dans la Bible avec la fourberie des voleurs et la cruauté des meurtriers.

Pour ce vol, Dieu les maudit lui-même, qui dit par la bouche de Jérémie 23, 16 : «Ecoutez ! J’ai dit au sujet des prophètes : chacun de ceux-là. vole mes paroles chez son prochain, car ils trompent mon peuple. Je ne leur ai pas parlé une seule fois, et ils usurpent mes paroles pour les pourrir sur leurs lèvres fétides et dans leurs gosiers de prostitués. Car ils nient que mon Esprit parle aux hommes» (…).

Pour certains, l’Evangile et l’Ecriture tout entière sont fermés à clé, Esaïe 29 et 22, par la clé de David et celle du livre scellé de l’Apocalypse, chapitre 5. Ezéchiel a ouvert ce qui était fermé.

Le Christ dit Luc 11, que les prêtres volent la clé de ce livre qui est fermé à clé et qu ‘ils ferment à clé l’Ecriture en prétendant que Dieu ne peut parler en personne aux hommes.

C’est quand la semence tombe sur le champ fertile, c’est-à-dire dans les coeurs emplis de la crainte de Dieu, c’est là que sont le papier et le parchemin sur lesquels Dieu inscrit non pas avec de l’encre, mais de Son doigt vivant, la véritable Ecriture sainte dont la Bible extérieure est le vrai témoignage.

Et rien n’atteste de façon plus certaine la vérité de la Bible que la parole vivante de Dieu quand le Père s’adresse au Fils dans le coeur de l’homme.

Cette Ecriture-là, tous les Elus qui font fructifier leur talent peuvent la lire. Les damnés, au contraire, n’en feront rien. Leur coeur est plus dur que la pierre qui éternellement repousse le burin du maître-artisan (…).

Quant au peuple, en revanche, je ne doute pas de lui. Ah ! Pauvre multitude, si juste et si pitoyable, comme tu es assoiffée de la parole de Dieu !

Car il est clair comme le jour que personne (ou très peu de gens) ne sait ce qu ‘il doit penser et à quel parti se rallier. Ils sont très disposés à faire de leur mieux, mais ils ne parviennent pas à savoir en quoi cela consiste. Car ils ne savent ni se soumettre ni se conformer aux témoignages que l’Esprit-Saint donne à leur coeur.

C’est pourquoi ils sont tourmentés par l’esprit de la crainte de Dieu, à tel point que la prophétie de Jérémie s’est véritablement réalisée en eux, Lamentations 4,4 : «Les enfants ont demandé du pain, mais il n ‘est personne qui en ait rompu pour eux» (…).

Pourquoi faire de longs discours ? Ce sont eux, les seigneurs qui se goinfrent et boivent comme des bêtes et festoient et cherchent jour et nuit le moyen de s’empifrer et d’accumuler les prébendes, Ezéchiel 34.

Ils ne sont pas comme le Christ, Notre Seigneur bien-aimé, lequel se compare à une poule qui réchauffe ses petits, Matthieu 23. Ils ne dispensent pas non plus aux hommes désespérés et abandonnés le lait de la fontaine intarissable de l’exhortation divine. Car ils n’ont pas fait l’expérience de la foi (…).

Je l’affirme et le jure par le Dieu vivant : celui qui n ‘entend pas de la bouche même de Dieu Sa vraie parole vivante et ne distingue pas Bible et Babel, celui-là n ‘est rien d’autre qu’une chose morte. Mais la parole de Dieu, qui pénètre le coeur, le cerveau, la peau, les cheveux, les os, la moelle, le sang, la force et la vigueur, peut bien survenir d’une autre manière que ne le racontent nos couillons et idiots de docteurs (…).

Ah ! Comme les pommes sont bien blettes ! Et comme les Elus sont bien mûrs ! Voici le temps de la récolte. C ‘est pourquoi Dieu Lui-même m ‘a embauché pour Sa moisson. J’ai aiguisé ma faucille, car mes pensées sont dirigées de toute leur force vers la vérité, et mes lèvres, ma peau, mes mains, mes cheveux, mon âme, mon corps et tout mon être maudissent les impies.

C’est afin de m’acquitter convenablement de cette tâche que je suis venu dans votre pays, très chers habitants de Bohême. Je ne vous demande rien d’autre que d’étudier avec zèle la vivante parole de Dieu venue de Sa propre bouche, par quoi vous pourrez vous-mêmes voir, entendre et saisir comment le monde entier a été égaré par les prêtres qui refusent d’entendre. Aidez-moi, par le sang du Christ, à combattre ces ennemis jurés de la foi (…).

Fait à Prague le jour de Sainte Catherine, l’an du Seigneur 1521.

Thomas Mùntzer

qui ne veut pas adorer un Dieu muet, mais un Dieu qui parle. »

On a ici toute la théologie de Thomas Müntzer de synthétisée, qu’il développera dans de nombreux écrits :

– les prêtres conservent un monopole qui est mensonger, car l’Esprit Saint s’adressent à tous ;

– il faut avoir confiance en le peuple et ne pas douter de lui, car il est sincère et prêt à l’écoute ;

– les seigneurs ne sont tournés que vers la richesse ;

– les « élus » ayant compris la crainte de Dieu en eux agissent comme avant-garde ;

– Dieu est tout et le tout est supérieur aux parties ;

– Thomas Münzer assume de prendre la direction de la ligne authentique ;

– la Bohème doit prendre l’initiative pour réactiver cette ligne authentique, déjà formulée correctement par le passé par la révolte hussite – taborite.

Malheureusement, le patriciens avaient repris le dessus et démoli de l’intérieur le hussitisme, qui cherchait un compromis historique, par ailleurs vains, avec l’Église catholique.

Le conseil municipal, faisant face à la subversion de Thomas Müntzer, força celui-ci à quitter la ville et c’est deux années d’errance, de décembre 1521 à Pâques 1523, qui suivirent.

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Martin Luther et l’émergence de Thomas Müntzer

Martin Luther ne pardonna jamais à Andreas Bodenstein dit Carlstadt son initiative de Wittenberg. Par la suite, celui-ci réédita sa démarche à Orlamünde, avec l’absence de messe et de confession, de jeûne et de jours de fête, mais avec la communion sous les deux espèces pris assis par l’ensemble des personnes présentes. Il affirme alors haut et fort :

 « Toute communauté doit savoir juger, elle seule, si elle est dans la vérité et la justice. »

Martin Luther ne l’oublie pas et fit en sorte qu’il soit banni, forçant Andreas Bodenstein dit Carlstadt à errer dans toute l’Allemagne, pour finalement terminer sa vie en Suisse.

Mais un autre opposant à Martin Luther posa bien davantage de problèmes. Si Andreas Bodenstein dit Carlstadt était un pacifiste, ce n’était nullement le cas de Thomas Müntzer. Devenu luthérien avec la même base propre à la mystique rhénane que Martin Luther, Thomas Müntzer ne voyait pas pourquoi il faudrait s’en remettre aux princes électeurs plutôt qu’à l’homme commun.

Thomas Müntzer, né à Stolberg im Harz vers 1489, quitta Quendlinburg vers l’âge de 16 ans pour rejoindre l’université de Leipzig, devenant par la suite étudiant de la nouvelle université de Francfort sur l’Oder en 1512, devenant diplômé de théologie et maître dans les arts libéraux.

Il devient prêtre au diocèse de Halberstadt, pour ensuite rejoindre l’église de Saint Michel à Braunschweig, devenant aumônier des chanoinesses de Frose près d’Achersleben, avant d’aller à l’université de Wittenberg.

Il rencontre par la suite Martin Luther et Andreas Bodenstein dit Carlstadt à Leipzig en 1519, au moment de la disputatio contre Jean Eck.

Considéré comme un bon élément, il a déjà un esprit activiste cependant : à 22 ans, il forma une union secrète à Halle pour renverser l’archevêque Ernst de Magdebourg, premier primat de l’empire et frère du prince Frédéric de Saxe. Il dut cependant s’enfuir en raison de l’échec de l’entreprise.

Martin Luther lui-mêeme l’avait soutenu lors de son conflit de 1519 avec les franciscains, subissant pour cette raison les foudres de l’évêque du Brandebourg. Il lui avait également remis une lettre de recommandation, ce qui aida Thomas Müntzer devant voyager de villes en villes.

Dans ce cadre, Thomas Müntzer définissait Martin Luther, comme dans une lettre du 13 juillet 1520, comme étant « specimen et lucerna amicorum dei », l’exemple même et la lampe indiquant la lumière aux amis de Dieu.

Version colorisée de la plus ancienne (et non attestée) représentation de Thomas Müntzer, 1608

Johann « Egran » Wildenhauer, très proche de Martin Luther, proposa par la suite avec succès au conseil de la ville de Zwickau de faire en 1520 de Thomas Müntzer son religieux, durant le temps où il ne pourrait être là.

Zwickau était une ville marquée par la production de tissus, avec des travailleurs connaissaient des embryons d’organisation populaire, il y avait également une influence importante des mineurs.

Il existait ainsi une certaine polarisation : l’élite de la ville allait à l’église Sainte-Marie, tandis que le peuple se retrouvait à Sainte-Catherine.

Cette dernière église, de par sa base sociale, connaissait une forte présence de milieux proches des taborites, qui seront connus comme les « prophètes de Zickau ». Il s’agit d’anabaptistes rejetant le baptême des enfants et mettant l’accent sur l’interprétation mystique des messages du Saint-Esprit, aux dépends des sacrements et du clergé.

Thomas Müntzer provoqua toutefois immédiatement des troubles en lançant une offensive idéologique contre les moines franciscains. Il mit en déroute idéologique le représentant envoyé par les franciscains, Tiburtius de Weissenfels, et même l’évêque de Naumbourg tentant une intervention ne fut pas en mesure de contrer le processus lancé de rébellion.

Après qu’on l’ait fait passer de l’église Sainte-Marie à celle de Sainte-Catherine au retour d’Eger Egranus, la situation empira, Thomas Müntzer commençant à dénoncer l’option « institutionnelle » de celui-ci.

Initialement, on a une convergence entre Martin Luther et Thomas Müntzer. Le premier mit ses réseaux en œuvre pour couvrir l’agitation du second. Mais la montée en puissance de la démarche populaire de Thomas Müntzer devenait inacceptable.

Pour Egrand, la position de Müntzer encourageait les « schismes et les pires soulèvements » et la tension monta. De fait, mes jeunes travailleurs produisant des tissus organisèrent un soulèvement pour soutenir Thomas Müntzer convoqué par les autorités pour ses incitations à la révolte, mais la cinquantaine d’arrestations empêchant celui-ci força Thomas Müntzer à quitter Zwickau précipitamment.

Après être donc définitivement révoqué en avril 1521 par le conseil municipal, Thomas Müntzer refusa un poste de professeur de littérature latine dans un monastère près d’Erfurt, pour décider d’aller à Prague, la capitale historique du mouvement hussite et taborite, où il fut accueilli en juin 1521 comme un important religieux par les différents courants liés au hussitisme.

C’est là qu’il organisa sa rupture théologico-politique avec Martin Luther.

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Martin Luther : une charge démocratique encadrée?

La révolte de la chevalerie se plaçait directement dans un cadre national, mais sa base ne pouvait pas porter de réelle portée démocratique. Les choses étaient totalement différentes avec les couches urbaines mises en branle par Martn Luther.

Ce dernierr fut un auteur particulièrement prolixe, répondant notamment par la polémique et l’injective. A Rome, lorsque le théologien Silvestro Mazzolini da Prierio se lança dans le combat théorique contre Martin Luther, ce dernier répondit par exemple au moyen de sarcasmes.

Le vocabulaire de Martin Luther est d’ailleurs agressif, le pape étant ni plus ni moins l’antéchrist.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1525

Néanmoins, on trouve aussi des explications théologiques et des appels à la mobilisation. Ainsi, lorsqu’il brûle la bulle papale, il publie dans la foulée Pourquoi les écrits du pape et de ses disciples ont été brûlés par le docteur Martin Luther, Allemand, suivi en janvier 1521 d’une Défense de toutes les propositions condamnées par la nouvelle bulle.

Cela tient à sa perspective mobilisatrice démocratique, qu’il formula notamment ainsi, en 1520, dans sa polémique avec le représentant du pape à Leipzig (Von dem Papstum zu Rom wider den hochberühmten Romanisten zu Leipzig) :

« L’Église se compose de tous ceux qui, sur terre, vivent dans la vraie foi, l’espérance et l’amour, en sorte que l’essence, la vie et la nature de la chrétienté n’est pas d’être une assemblée des corps, mais la réunion des cœurs dans une même foi. »

Dans l’un de ses ouvrages majeurs, De la captivité babylonienne de l’Église, il dit en 1520 :

« Le sacrement n’appartient pas aux prêtres, mais à tous. »

Voici également une formulation tout à fait dialectique, qu’il exprime dans De la liberté du chrétien, en 1520 :

« Pour tracer une voie plus accessible aux gens d’esprit simple – c’est à eux seuls que je suis utile – je commence par les deux propositions que voici, sur la liberté et la servitude de l’esprit :

Le chrétien est l’homme le plus libre; maître de toutes choses, il n’est assujetti à personne.

L’homme chrétien est en toutes choses le plus serviable des serviteurs; il est assujetti à tous.

Ces affirmations paraissent se combattre; elles seconderont au contraire fort bien notre dessein, pour peu que l’on découvre leur accord.

Car elles sont l’une et l’autre de Paul lui-même :

« Bien que je fusse libre, dit-il en 1 Corinthiens 9, je me suis fait le serviteur de tous » ;

et, en Romains 13, « Ne devez rien à personne, si ce n’est de vous aimer les uns les autres ».

Or, l’amour est serviable par nature et il cède à celui qui est aimé. De même, bien que Seigneur de toute créature, Christ est né d’une femme, il est venu se mettre sous la loi, tout à la fois libre serviteur, tout ensemble en forme de Dieu et en forme de serviteur. »

Citons ici, pour bien comprendre l’importance capitale de cette question, l’épître aux Galates (5.13-6.9) du Nouveau Testament :

« 13 Frères et sœurs, c’est à la liberté que vous avez été appelés. Seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour suivre les désirs de votre nature propre. Au contraire, soyez par amour serviteurs les uns des autres.
14 En effet, toute la loi est accomplie dans cette seule parole: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.

15 Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, attention: vous finirez par vous détruire les uns les autres.
16 Voici donc ce que je dis: marchez par l’Esprit et vous n’accomplirez pas les désirs de votre nature propre.

17 En effet, la nature humaine a des désirs contraires à ceux de l’Esprit, et l’Esprit a des désirs contraires à ceux de la nature humaine. Ils sont opposés entre eux, de sorte que vous ne pouvez pas faire ce que vous voudriez.
18 Cependant, si vous êtes conduits par l’Esprit, vous n’êtes pas sous la loi.

19 Les œuvres de la nature humaine sont évidentes: ce sont [l’adultère,] l’immoralité sexuelle, l’impureté, la débauche,
20 l’idolâtrie, la magie, les haines, les querelles, les jalousies, les colères, les rivalités, les divisions, les sectes,

21 l’envie, [les meurtres,] l’ivrognerie, les excès de table et les choses semblables. Je vous préviens, comme je l’ai déjà fait: ceux qui ont un tel comportement n’hériteront pas du royaume de Dieu.
22 Mais le fruit de l’Esprit, c’est l’amour, la joie, la paix, la patience, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la maîtrise de soi.

23 Contre de telles attitudes, il n’y a pas de loi.
24 Ceux qui appartiennent à [Jésus-]Christ ont crucifié leur nature propre avec ses passions et ses désirs.

25 Si nous vivons par l’Esprit, laissons-nous aussi conduire par l’Esprit.
26 Ne soyons pas vaniteux en nous provoquant les uns les autres, en nous portant envie les uns aux autres. »

On a vu que Martin Luther s’était placé cependant sous l’égide des Princes électeurs, seule force à ses yeux capable de soutenir le mouvement ; c’est le sens de L’appel à la noblesse allemande fut publiée à Wittenberg à 4000 exemplaires à la mi-août 1520, avec des ré-impressions s’ensuivant immédiatement.

Mais de la part de nombreux partisans de Martin Luther, c’était tout à fait secondaire par rapport au mouvement lui-même. Ainsi, André Bodenstein, dit Carlstadt, proclama le 24 janvier 1522 le règlement de la ville de Wittenberg, interdisant la mendicité et la prostitution, les fonds des confréries et des couvents étant réquisitionnés pour l’entretien du culte.

Le culte des images devait être supprimé :

« Les images et autels dans l’église doivent être retirés pour éviter l’idôlatrie, car trois autels sont suffisants en fait d’images. »

La messe fut supprimée, tout comme bien sûr le célibat des religieux et le principe de confession, et de toutes façons la communion sous les deux espèces devait être la norme, avec des prières en allemand. Carlstadt annonça le premier février même que le peuple gouverné serait par sa volonté propre.

Martin Luther écrit une Sincère admonestation à tous les chrétiens pour qu’ils se gardent de la révolte et de la sédition, considérant le 1er mars 1522 qu’il devait sortir en catastrophe de son abri qu’était le château de la Wartbourg, contre l’avis du Prince électeur le protégeant, pour s’opposer à Carlstadt.

A Wittenberg, il tin alors sermons du 9 au 16 mars 1522, pour rétablir ce qu’il considérait être juste. Sa justification dans une lettre à Frédéric le Sage du 7 mars 1522 était très claire : « Satan s’est introduit à Wittenberg ».

« Altesse sérénissime, illustre prince, gracieux seigneur !

J’ai pris très sérieusement en considération le fait que, si je retournais à présent à Wittenberg, sans la permission et contre la volonté de Votre Grâce électorale, cela constituerait pour Votre Grâce électorale (…), pour tout le pays et pour les gens un grand danger – spécialement pour moi-même, qui, banni par l’autorité papale et impériale, devrais m’attendre à la mort à chaque heure. 

Mais que dois-je faire ? J’ai des raisons pressantes de revenir, et Dieu m’y oblige et m’appelle (…).

La première raison est que je suis appelé par écrit par l’ensemble de l’Eglise de Wittenberg, avec force supplications et prières (…).

La seconde raison est que, pendant mon absence, Satan s’est introduit à Wittenberg dans ma bergerie et (comme le crie désormais le monde entier et comme cela est vrai) a mis quelques brebis dans un bel état. Il ne m’est pas possible de les apaiser par des écrits, mais il me faut agir en étant présent en personne, en les écoutant et en leur parlant de vive voix.

Ma conscience ne m’a pas permis de m’économiser et de temporiser plus longtemps. »

C’est là la limite historique de Martin Luther : afin de garantir le succès de son entreprise, il auto-limita de lui-même les initiatives populaires qu’il avait contribué à lancer. La charge démocratique que portait son initiative comptait moins pour lui que la possibilité la plus grande du succès.

Aussi, il expulsa les « rebelles » de Wittenberg et fit rétablir le culte en latin, de l’usage des vêtements liturgiques, de la communion sous une seule espèce pour les laïcs.

Il fallait temporiser, aller dans le sens d’une Réforme, conjuguant toutes les forces, sans que rien ne dépasse du cadre. Pour lui, la charge démocratique devait être encadrée pour réussir. 

Mais son choix fait à Wittenberg devait avoir des conséquences dramatiques, amenant les forces le soutenant et le pouvant à tenter un passage en force. Martin Luther fut lui-même totalement dépassé par les événements, qu’il ne pouvait alors plus que condamner pour sauver coûte que coûte la position acquise.

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Martin Luther et la révolte de la chevalerie

L’intégration de la dynamique de Martin Luther dans le giron des Princes électeurs provoqua un remous général dans la chevalerie. Cette noblesse n’ayant pas réussi à s’élever comme les Princes électeurs voyait son sol s’effondrer sous ses pieds.

L’Église catholique, par ses possessions et ses prérogatives, formait un concurrent puissant à ses propres intérêts. Les succès internationaux de l’empereur renforçait la perspective d’un empire cosmopolite, passant outre la noblesse allemande historique.

Le capitalisme se développant généralisait l’utilisation de l’argent et la noblesse ne pouvait plus se contenter de vivoter à l’écart, en profitant de biens matériels amassés dans l’entourage immédiat. Sa propre consommation grandissante exigeait des moyens financiers, qui disparaissaient.

Même sur le plan militaire, la chevalerie avait perdu sa fonction principale. Il faut bien comprendre ici que les chevaliers, auparavant fer de lance des batailles gérées par la haute aristocratie, avaient perdu leur fonction centrale.

Les chevaliers avaient notamment été défaits par les nouvelles tactiques des armées composées de masses bourgeoises et paysanne, lors des batailles de Morgarten (1315) et de Sempach (1386) qui libérèrent la Suisse des Habsbourg.

Les Suisses bien moins nombreux repoussent les troupes des Habsbourg à la bataille de Morgarten

L’importance international de cet exemple suisse est très largement sous-estimée et il va de soi qu’ici, cette situation conditionne également la formation de la nation suisse et de ses mentalités. Ce moment-clef est la base pour comprendre l’identité nationale suisse dans sa formation historique, lors de son décrochage des pays allemands qui formeront par la suite l’Allemagne et l’Autriche.

Les défaites face à l’envahisseur ottoman avait également montré l’ampleur du caractère suranné de la chevalerie, à quoi s’ajoutent bien sûr la découverte de la poudre et sa généralisation sur le plan militaire.

On comprend que la chevalerie, appauvrie, n’hésita pas à basculer dans le brigandage, voyant sa situation toujours plus désespérée.

Voici un aperçu de cette situation, présentée par Friedrich Engels dans La guerre des paysans en Allemagne :

« La noblesse moyenne avait presque complètement disparu de la hiérarchie féodale du moyen âge.

Une partie de ses membres étaient devenus de petits princes indépendants, les autres étaient tombés dans les rangs de la petite noblesse.

La petite noblesse, les chevaliers, allait rapidement à sa ruine.

Une grande partie était déjà complètement réduite à la misère et vivait seulement du service des princes, dans des emplois militaires ou civils.

Une autre était dans la vassalité et dans la dépendance des princes. La minorité était dans la dépendance directe de l’Empire.

Le développement de la technique militaire, le rôle croissant de l’infanterie, le progrès des armes à feu diminuèrent de plus en plus son importance militaire en tant que cavalerie lourde et mirent fin en même temps à l’inexpugnabilité de ses châteaux forts.

Tout comme celle des artisans de Nuremberg, l’existence des chevaliers fut rendue superflue par les progrès de l’industrie. Leurs besoins d’argent contribuèrent considérablement à leur ruine.

Le luxe déployé dans les châteaux, la splendeur dont on rivalisait dans les tournois et les fêtes, le prix des armes et des chevaux, augmentèrent avec les progrès du développement social, alors que les sources de revenus des chevaliers et des barons n’augmentaient que très peu, ou même pas du tout. Les guerres privées, avec leurs inévitables pillages et rançons, le brigandage de grands chemins et autres nobles occupations de ce genre devinrent, avec le temps, par trop dangereux.

Les redevances et les prestations des sujets rapportaient à peine plus qu’autrefois. Pour subvenir à leurs besoins croissants, les seigneurs durent recourir aux mêmes moyens que les princes.

L’exploitation des paysans par la noblesse s’aggrava d’année en année. Les serfs furent pressurés jusqu’à la dernière limite, les corvéables chargés, sous toutes sortes de prétextes et d’étiquettes, de nouvelles taxes et prestations.

Les corvées, cens, redevances, droits de tenure, mainmorte, droit d’aubaine, etc., furent augmentés arbitrairement, en violation de tous les anciens contrats. On refusait de rendre la justice ou bien on la vendait, et quand le chevalier ne trouvait plus aucun prétexte pour tirer de l’argent du paysan, il le jetait en prison sans autre forme de procès, et l’obligeait à racheter sa liberté.

Avec les autres ordres, la petite noblesse ne vivait pas non plus en bonne intelligence. La noblesse vassale s’efforçait de devenir noblesse d’Empire.

Celle-ci, à son tour, cherchait à conserver son indépendance. D’où des différends continuels avec les princes. Les chevaliers enviaient le clergé, qui, bouffi d’orgueil comme il l’était alors, leur apparaissait comme un ordre superflu, ses grands domaines et ses immenses richesses indivisibles grâce au célibat et à la constitution de l’Église.

Avec les villes, ils étaient sans cesse aux prises. Ils leur devaient de l’argent, vivaient du pillage de leur territoire, du détroussement de leurs marchands et de la rançon de leurs citoyens faits prisonniers au cours des guerres. Et la lutte de la chevalerie contre tous ces ordres se faisait d’autant plus violente que pour elle aussi la question d’argent devenait davantage une question vitale. »

Deux figures se placèrent à la tête de la chevalerie en révolte, que Friedrich Engels définit comme « la plus nationale » des forces : le lettré Ulrich von Hutten et le chef de guerre Franz von Sickingen, qui historiquement sont considérés comme les hérauts de l’affirmation nationale allemande.

Ulrich von Hutten, gravure de 1522

Ulrich von Hutten avait fui à 16 ans une carrière d’ecclésiastique ; il part ensuite à étudier à l’université d’Erfurt, qu’il quitte en raison de la peste pour rejoindre celle de Cologne. Il rejoint ensuite celle de Francfort, tout juste fondé, où il commence sa carrière de poète en latin.

D’esprit aventurier, il est soutenu à un moment par la famille des Lötz, maires de la ville de Greifwald, avec à qui il se brouille et contre qui il publie deux ouvrages polémiques en 1510, Plaintes contre les Lötz.

Il passe ensuite à Wittenberg, à Vienne, à Padoue, Pavi, Bologne, toujours avec de nombreuses péripéties : régulièrement dérobé ou pourchassé, tout en écrivant des ouvrages vantant la nation allemande, ainsi que des pièces de théâtre (Saint Marc, La pêche vénitienne).

Il écrit ensuite une Harangue à l’empereur et un Chant de deuil où il appelle les chevaliers à venger son frère assassiné par le duc de Wurtemberg ; son Panégyrique dédié à l’arrivée du nouvel archevêque de Mayence est un chant patriotique.

Il prend ensuite la défense vigoureuse de Reuchlin, qui s’opposait à l’inquisition cherchant à brûler tous les ouvrages juifs ; il devient même le « poète-lauréat de l’empire ». L’électeur de Mayence le prend sous sa coupe, l’installe à sa cour et l’amène à Paris, avant que finalement Ulrich von Hutten ne rejoigne son château et publie toute une série d’attaques contre l’Église catholique, dont la Triade romaine, dénonçant la tyrannie politique, intellectuelle et bien sûr religieuse.

Voici un extrait d’une oeuvre d’Ulrich von Hutten, intitulé « Personne » :

« Tu demandes qui je suis ? Personne, héros d’illustre mémoire.

Qui est-ce qui s’est donné à lui-même la vie ? Personne.

Qui a toujours existé, qui a vécu en ces temps immémoriaux où les dieux séparèrent et organisèrent le Chaos ? Personne.

Qui existe avant sa naissance ou après rassure? Personne.

Qui subit ou agit contre la volonté de Dieu ? Personne.

Qui peut tout ? Personne. Qui sait tout par lui-même ? Personne.

Qui demeure éternellement ? Personne. Qui est totalement innocent ? Personne.

Qui échappe à la mort ? Personne. Qui survit à son trépas ? Personne.

Qui, en naissant, ne sait qu’il doit mourir ? Personne.

Qui connalt la volonté, les desseins cachés des dieux ? Personne.

Qui sait le présent, le passé, l’avenir ? Personne.

Qui sera sauvé sans le secours de l’eau bénite ? Personne.

Qui est juste, s’il n’a foi dans le Christ ? Personne.

Qui vit satisfait de son sort, qui a appris à rester dam les limites de son destin ? Personne.

Qui ose critiquer le luxe des prêtres et leur vie de débauche, qui ose critiquer le Pape latin ? Personne.

Qui est sage en amour, qui est fidèle en amour ? Personne.

Qui aime son prochain plus que lui-même ? Personne.

Qui peut dénombrer les étoiles du ciel, conseille et classer les productions de la terre et de la mer ? Personne.

Qui peut servir deux maîtres à la fois [allusion à un passage de la Bible]? Personne.

Qui a sous la main tour ce dont il a besoin, quand il en a besoin ? Personne.

Qui est juste ? Personne. Qui est entièrement heureux ? Personne.

Qui peut être partout à la fois ? Personne.

Qui fera une loi capable de s’imposer à tous les Allemands ? Personne.

Qui a réussi à imposer son joug aux peuples du Rhin ? Personne.

Qui a réussi à s’élever par la pureté de ses mœurs ? Personne.

A qui sa piété a-t-elle valu de hautes dignités à la cour ? Personne.

Qui délivre la ville de Quirinus [Rome] de la tyrannie ? Personne.

Qui se porte au secours de l’Italie souffrante? Personne.

Qui va faire la guerre aux Turcs barbares, qui fait passer le bien public avant son intérêt privé ? Personne.

Qui, délibérément, choisit la voie la plus sûre, la conduite la plus sage ? Personne.

Qui ose se fier au hasard ? Personne.

Qui ne commet jamais d’erreur, se tient toujours sur ses gardes ? Personne.

Qui saurait plaire à tous, qui est à l’abri de l’envie ? Personne.

Qui peut se vanter de plaire toujours à la multitude stupide ? Personne, Qui reçoit la juste récompense de ses études ? Personne.

Sa lettre à Martin Luther faisant face au pape commence par « Vivat libertas ! Alea est jacta ! Nunc perrumpendum, perrumprendum ! », « Que vive la liberté ! Le sort en est jeté ! Maintenant la rupture, la rupture ! »

Il s’oppose à la destruction des œuvres de Martin Luther, salue celui-ci lorsqu’il brûle la bulle papale l’excommuniant, publiant toute une série de textes en faveur de la révolte.

Cependant, on se doute bien que la position de la chevalerie était intenable. Ni la bourgeoisie, ni les paysans ne pouvaient lui faire confiance, alors qu’une alliance était nécessaire face aux Princes électeurs.

Martin Luther refusa de se placer sous la protection de Franz von Sickingen.

Franz von Sickingen,
représentation du 19e siècle

Aussi, l’initiative d’Ulrich von Hutten et de Franz von Sickingen, aussi glorieuse qu’elle fut, reste isolée et fut rapidement écrasée. Friedrich Engels raconte de manière synthétique l’échec de la tentative de la chevalerie de lancer une offensive contre l’Église catholique, de manière unilatérale :

« Sickingen, qui était déjà reconnu comme le chef politique et militaire de la noblesse de l’Allemagne moyenne, et Hutten fondèrent en 1522, à Landau, une ligue de la noblesse rhénane, souabe et franconienne pour une durée de six années, soi-disant dans un but défensif.

Sickingen rassembla une armée, en partie avec ses propres moyens, en partie avec l’aide des chevaliers des environs, recrutant des renforts en Franconie, sur le cours inférieur du Rhin, dans les Pays-Bas et en Westphalie et ouvrit en septembre 1522 les hostilités par une déclaration de guerre à l’électeur-archevêque de Trèves.

Mais tandis qu’il assiégeait Trèves, ses renforts furent coupés par une intervention rapide des princes. Le landgrave de Hesse et l’électeur du Palatinat accoururent au secours de l’archevêque de Trèves, et Sickingen fut obligé de se réfugier dans son château fort de Landstuhl.

Malgré tous les efforts de Hutten et de ses autres amis, la noblesse alliée, intimidée par l’action rapide et concentrée des princes, l’abandonna à son sort. Lui-même fut mortellement blessé rendit Landstuhl et mourut aussitôt après.

Hutten dut s’enfuir en Suisse et mourut quelques mois plus tard dans l’île d’Ufnau, sur le lac de Zurich [en ayant rejoint la grande figure de la Réfome suisse, Huldrych Zwingli].

A la suite de cette défaite et de la mort de ses deux chefs, la puissance de la noblesse en tant que corps indépendant des princes fut brisée. Désormais la noblesse n’apparaît plus qu’au service et sous la direction des princes. »

Il s’agissait de révolutionnaires sans révolution, car la base sociale des chevaliers, de type féodale, était réactionnaire et ne pouvait porter quelque chose de positif.

Ce sera la raison pour laquelle Karl Marx et Friedrich Engels critiqueront le drame Franz von Sickingen écrit par Ferdinand Lassalle, qui joua initialement un rôle important pour le mouvement ouvrier allemand, tout en ayant des traits nationalistes allemandes très prononcés malgré ses origines juives.

Le nationalisme allemand de type réactionnaire fera par la suite toujours de Franz von Sickingen un de ses références centrales, interprétant la fameuse gravure Le Chevalier, la Mort et le Diable d’Albrecht Dürer comme représentant celui-ci (plusieurs années avant sa mort), le présentant comme un mythe, celui du dernier chevalier.

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La nature des Princes épaulant Martin Luther

Quelle est la nature des Princes électeurs qui ont sauvé Martin Luther par l’intermédiaire de Frédéric III le Sage ? Voici comment Friedrich Engels, dans La guerre des paysans, nous la définit.

« Les princes étaient issus de la haute noblesse. Ils étaient déjà à peu près complètement indépendants de l’empereur, et en possession de la plupart des droits souverains.

Ils faisaient la guerre et la paix de leur propre chef, entretenaient des armées permanentes, convoquaient des diètes et imposaient des contributions. Ils avaient déjà soumis à leur autorité une grande partie de la petite noblesse et des villes.

Ils employaient constamment tous les moyens en leur pouvoir pour annexer à leurs territoires le reste des villes et des baronnies non médiatisées.

Par rapport à celles-ci, ils faisaient œuvre de centralisation, comme ils faisaient œuvre de décentralisation par rapport au pouvoir d’Empire.

À l’intérieur, leur gouvernement était déjà très arbitraire. La plupart du temps ils ne convoquaient les états que lorsqu’ils ne pouvaient pas se tirer d’affaire autrement. Ils décrétaient des impôts et des emprunts selon leur bon plaisir.

Le droit pour les états de voter l’impôt était rarement reconnu et plus rarement encore exercé. Et même alors, le prince avait ordinairement la majorité, grâce aux deux états qui n’étaient pas soumis à l’impôt, mais qui en profitaient, la chevalerie et le clergé.

Le besoin d’argent des princes augmentait avec le luxe et le train grandissant de leur Cour, avec la constitution des armées permanentes et les dépenses croissantes du gouvernement.

Les impôts devinrent de plus en plus lourds. Les villes en étaient, la plupart du temps, garanties par leurs privilèges. Tout le poids en retombait sur les paysans, tant sur ceux des domaines du prince que sur les serfs, les corvéables et les tenanciers des chevaliers vassaux.

Quand les impôts directs ne suffisaient pas, on faisait appel aux impôts indirects.

Les manœuvres les plus raffinées de l’art financier étaient employées pour combler les trous du fisc. Quand tout cela ne suffisait pas encore, quand on ne pouvait plus rien mettre en gage, et qu’aucune ville libre impériale ne voulait plus donner de crédit, on recourait aux pires des opérations frauduleuses, on frappait de la monnaie frelatée, on établissait des cours forcés, hauts ou bas, selon que cela convenait au fisc.

Le commerce des privilèges citadins ou autres, qu’on reprenait ensuite de force pour les revendre au prix fort, l’exploitation de toute tentative d’opposition comme prétexte à toute sorte de rançons et de pillages, etc., étaient également, à cette époque, des sources de revenus fructueuses et quotidiennes pour les princes.

Enfin, la justice était également pour eux un article de commerce permanent et non négligeable. Bref, les sujets de cette époque, qui avaient, en outre, à satisfaire la cupidité des baillis et autres fonctionnaires du prince, jouissaient pleinement des bienfaits du système « paternel » de gouvernement. »

On comprend immédiatement le problème. Les forces favorables à Martin Luther voyaient bien qu’autant il n’était pas possible historiquement de « passer le tour », autant soutenir de manière unilatérale les Princes électeurs aboutiraient à un renforcement unilatéral de leur pouvoir, la Réforme se limitant alors à l’appropriation des biens de l’Église catholique romaine.

Toutes les forces hostiles à cela vont alors se mettre en branle : la chevalerie, les patriciens, les bourgeois, les plébéiens, les paysans.

Qui plus est, l’empereur lui-même va intervenir pour bloquer ce qui serait un saut qualitatif pour les princes électeurs.

Cela va provoquer une onde de choc qui va alors frapper le pays à court, moyen et long termes.  

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Martin Luther : «l’empereur, les rois et les Princes»

Le conflit avec Rome étant ouvert, quelle force allait diriger l’affrontement lancé par Martin Luther ? Il est intéressant de voir comment lui-même envisageait les choses.

En avril 1518, il tient tête au point de vue catholique romain lors d’une « disputatio » à Heidelberg, ce qui lui vaut un grand prestige dans le sud-ouest des pays allemands.

Puis, en juillet 1518, lorsque Martin Luther est alors cité à comparaître à Rome dans les deux mois, l’inculpation est appuyée par une consultation, In praesumptuosas Martin Lutheri conclusiones de potestate papae dialogus, rédigé à la demande du pape par Silvestro Mazzolini, également appelé Prierias car natif de Priero dans le Piémont.

Martin Luther répondit alors par une Responsio ad Sylvestri Prieratis dialogum, où on lit la formule suivante :

« Si les romanistes persistent dans leur furie, il n’y aura d’autre remède que l’empereur, les rois et les Princes, rassemblant leurs forces et leurs armes (…). Si nous punissons les voleurs par la potence et les hérétiques par le feu, pourquoi ne nous jetons-nous pas avec toutes nos forces contre ces maîtres de la perdition, ces cardinaux, ces papes, ce cloaque de sodomie romaine qui corrompt l’Église de Dieu ? »

Martin Luther table donc, à ce moment-là, sur ce qu’il pense représenter la nation allemande : l’empereur, les rois et les princes ».

Cependant, la situation va s’avérer fort différente lorsqu’il se rend à la convocation – à Augsbourg, car refusant d’aller à Rome – faite en octobre 1518 faite par le cardinal Jacques de Vico, dont le prénom est devenu Thomas à son entrée en religion et connu sous le nom de Cajétan, car originaire de Gaète.

La discussion ne fait que marquer les différences et Martin Luther s’enfuit dans la nuit du 20 octobre 1518. Le 11 décembre, Martin Luther parle dans une lettre du pape comme « véritable Antéchrist » et il tient de nouveau tête au point de vue catholique romain lors de la disputatio de Leipzig en juillet 1519 entre Jean Eck et Martin Luther, qui remplaça Andreas Bodenstein dit Carlstadt ayant le dessous dans la première phase.

Jean Eck accusa Martin Luther de hussitisme, ce qui surprit celui-ci découvrant alors son illustre prédécesseur de Bohême, affirmant alors :

« Nous sommes tous hussites sans l’avoir su. Saint Paul et saint Augustin sont aussi de parfaits hussites. »

Après l’excommunication de Martin Luther qui survint ensuite, la position de l’empereur était donc attendue. Martin Luther fut alors convoqué par une lettre du 6 mars 1521 à la Diète de Worms, assemblée extraordinaire des prince-électeurs, des conseiller privés et du conseil des villes d’Empire.

Arrivé le 16, sa comparution commença le lendemain et il tint tête au jeune empereur Charles-Quint, concluant notamment avec ces paroles connues :

« A moins d’être convaincu par l témoignage de l’Écriture et par des raisons évidentes – car je ne crois ni en l’infaillibilité du pape ni en celle des conciles – il est manifeste qu’ils se sont souvent trompés et contredits – je suis lié par les textes bibliques que j’ai apportés, et ma conscience est prisonnière de la Parole de Dieu.

Je ne puis ni ne veux me rétracter, car il n’est ni sûr ni salutaire d’agir contre sa conscience. Que Dieu me soit en aide ! Amen. »

L’empereur le mit alors au ban du Saint-Empire romain germanique.

Ce choix signifiait maintenir, par conséquent, la collaboration étroite avec l’Église catholique romaine, conformément à la politique cosmopolite de sa famille, les Habsbourg, dominant une importante partie de l’Europe d’alors.

C’était là une rupture très claire entre la ligne nationale allemande, représentée par Martin Luther, et la vision impériale de Charles-Quint.

C’est alors le prince électeur Frédéric III le Sage, duc de Saxe, qui organise un faux enlèvement de Martin Luther, qui vit alors sous une identité secrète au château de la Wartbourg, à Eisenach.

Frédéric III de Saxe, également surnommé Frédéric III le Sage, par Lucas Cranach l’Ancien

C’est ici un moment clef ; dépendant d’un prince électeur, Martin Luther se soumettait par conséquent aux princes électeurs, à la haute noblesse, dans le cadre de l’affirmation de la nation allemande.

Les autres forces favorables à Martin Luther n’avaient alors pas d’autres choix que de suivre. En effet, ni les princes électeurs, ni la chevalerie, ni le patriciat des villes ne voulait faire plaisir aux intentions de l’empereur, car cela aurait renforcé son pouvoir.

Et comme l’empereur ne disposait que d’une superstructure sans implantation locale administrative, ses décisions ne pouvaient être appliqués en tant que tel, de toutes façons.

Il fallait trouver un terrain d’entente avec les princes électeurs favorables à Martin Luther ; il était de toutes façons tout à fait dans l’intérêt des États allemands de disposer d’une Reformatio ecclesiae in capite ac membris, c’est-à-dire d’une réforme de la tête et des membres de l’Église. Cela allait dans un sens national unanimement soutenu par les partisans de la nation allemande.

Martin Luther par Lucas Cranach l’Ancien, 1521

Cela est d’autant plus vrai que les princes électeurs voyaient tout intérêt à s’approprier les richesses de l’Église, tout comme la bourgeoisie naissante voyait d’un bon œil l’effondrement de l’Église, cette force féodale.

Quelle que soit la manière souhaitée pour cela, il était d’ailleurs trop tard ; fermer la porte à Martin Luther, c’était peut-être définitivement refermer cette perspective en général.

A cela s’ajoutait une autre considération stratégique : l’absence de répression contre Martin Luther aboutissait immanquablement à une profonde tension entre l’empereur et le pape. Cela empêchait leur union écrasante pour les pays allemands et c’était donc autant de gagné.

Pour autant, était-il possible d’accepter l’hégémonie des Princes électeurs ?

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