Alexandre Rodtchenko et les milieux futuristes

Alexandre Rodtchenko, avant d’être un photographe au travail dans l’URSS construisant le socialisme sous la direction de Staline, vient des milieux cubistes-futuristes, c’est-à-dire de cette couche intellectuelle petite-bourgeoise happée par la modernité capitaliste dans une Russie encore totalement arriérée.

Fils d’un membre des milieux du théâtre et d’une blanchisseuse, Alexandre Mikhaïlovitch Rodtchenko est né le 23 novembre 1891 à Saint-Pétersbourg ; il fit ses études d’art à Kazan, puis à Moscou, à l’école de sculpture et d’arhitecture Stroganov. Il appartient au milieu des étudiants tournés vers la « modernité » occidentale et expose pour la première fois des œuvres à « l’exposition futuriste magasin » organisé par Vladimir Tatline en 1916 dans un magasin vide, rue Petrovka à Moscou.

Sa peinture à l’huile consistant en un autoportrait de la même année est tout à fait représentative de cette approche du futurisme russe, qui se situe à la croisée de l’impressionnisme et de l’expressionnisme. Les traits sont flous, et pourtant marqués en même temps, l’atmosphère se veut pesante et déjà on a l’accent mis sur les espaces géométriques, que ce soit avec le costume et la chemise, ou bien le visage.

Alexandre Rodtchenko, Autoportrait, 1915

Le futurisme se voudra supérieur à ses prédécesseurs impressionnistes ou expressionnistes en supprimant toute trace d’objet dans ses œuvres ; le suprématisme de Kazimir Malevitch en sera l’aboutissement le plus formalisé.

Alexandre Rodtchenko a un cheminement strictement parallèle, il est partie prenante de cette tendance à l’abstraction, même s’il se posera en concurrent du suprématisme. Voici par exemple Composition n°50, de la série des « mouvements compositionnels colorés et des espaces projetés ».

Alexandre Rodtchenko, Composition n°50, 1918

On retrouve les mêmes obsessions que chez Kazimir Malevitch, la même tentative de former des surfaces qui s’insèrent les unes dans les autres, avec une disposition colorée cherchant à contribuer au rythme d’une sorte de représentation abstraite censée avoir une vie en soi.

Les œuvres d’Alexandre Rodtchenko ne sont ici pas originelles en soi, même si elles témoignent d’une compréhension très approfondie de la problématique futuriste d’une représentation s’appuyant sur le triptyque poids – vitesse – mouvement.

Voici une œuvre 1919, une « construction », une œuvre exprimant cela de la manière la plus incisive, la plus vigoureuse.

Alexandre Rodtchenko, Composition, 1919

Alexandre Rodtchenko n’échappe pas non plus évidemment à la perspective russe issue des icônes, avec tout ce que cela sous-tend comme force du symbolique dans la représentation. Il y a à la fois une quête de mouvement de la représentation, mais aussi de pureté.

On retrouve particulièrement cet aspect dans la Composition n°68 (nature morte ») de 1918, ou encore notamment avec la Composition n°65 de la série « concentration de couleur », de la même année.

Alexandre Rodtchenko, Composition n°68 (nature morte »), 1918
Alexandre Rodtchenko, Composition n°65, 1918

Alexandre Rodtchenko travailla aussi de manière significative les lignes et c’est ici un aspect d’importance pour ses activités photographiques ultérieurs. Les lignes qu’il conçoit sont toujours spatialisées, elles ne sont pas tant abstraction que tentative de représentation graphique. On retrouve ici tout à fait un esprit bourgeois cartésien, soucieux de géométrisation.

Voici les Lignes sur une base verte n°92, de 1919, ainsi que des Etudes pour une construction de 1921, ainsi que Construction no. 126 de 1920.

Alexandre Rodtchenko, Lignes sur une base verte n°92, 1919
Alexandre Rodtchenko, Etudes pour une construction, 1921
Alexandre Rodtchenko, Construction no. 126, 1920

Enfin, Alexandre Rodtchenko fit naturellement, dans cet esprit, des tentatives assumant directement l’abstraction. Voici Deux cercles n°127, de 1920, ainsi qu’une réponse directe au carré blanc sur fond blanc de Kazimir Malevitch : Peinture non-objective n°80 (noir sur noir) de 1918.

Alexandre Rodtchenko, Deux cercles n°127, 1920
Alexandre Rodtchenko, Peinture non-objective n°80 (noir sur noir), 1918.

Cette démarche radicale-nihiliste culmina avec trois dernières peintures, exposées lors de l’exposition futuriste 5×5=25.

Pure couleur rouge, Pure couleur jaune et Pure couleur bleue symbolisaient pour Alexandre Rodtchenko la fin de la peinture comme expression artistique. Les couleurs pures écrasaient toute possibilité de représentation de l’objet. On en arrive à la même abstraction que le suprématisme, le même cul-de-sac idéaliste.

Alexandre Rodtchenko, Pure couleur rouge, Pure couleur jaune et Pure couleur bleue, 1921

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La charge photographique d’Alexandre Rodtchenko

Ce qui caractérise la photographie d’Alexandre Rodtchenko, c’est sa reconnaissance de la dignité du réel, sa capacité donner à l’image une charge photographique. Cette charge est à mi-chemin de la prise de vue sur le vif et d’une reconnaissance du mouvement réel.

L’une des photographies les plus emblématiques de cette capacité est le portrait de Lili Brik.

Portrait de Lili Brik, 1924

L’oeuvre est très connue à travers la publicité pour la maison d’éditions Knigi qu’Alexandre Rodtchenko réalisa la même année.

Alexandre Rodtchenko vise à capter le sens de ce qu’il portraitise. Il procède pour cela à des adéquations entre l’image et la personne.

Cela se voit ici avec le portrait de Simeon Kirsanov. Le portrait devait être déconcertant pour les observateurs de son époque, en particulier en dehors de la Russie soviétique.

En effet, il adopte un point de vue à hauteur d’homme, alors qu’à l’époque la plupart des images sont prises à hauteur de nombril, en partie à cause du matériel utilisé, mais aussi par convention académique.

Le cadrage d’Alexandre Rodtchenko met en valeur le regard du poète, fixe un point en dehors du cadre. Il se dégage de cette œuvre une grande modernité qui coïncide parfaitement avec le profil de l’intellectuel socialiste, engagé dans son activité, nullement dans un laisser-aller d’esprit bohème bourgeois.

Portrait de Simeon Kirsanov, en 1928

Une oeuvre emblématique d’Alexandre Rodtchenko est La jeune fille au Leica, en 1934. Le photographe a alors cessé sa prétention cubiste-formaliste et accepter de remettre en cause ce que l’URSS a défini comme du formalisme de gauche.

On a ici alors une photographie particulièrement dense, à la fois un instantané mais s’appuyant sur une profonde maîtrise des questions graphiques.

Alexandre Rodtchenko, La jeune fille au Leica, 1934

S’extirpant du cubisme-futurisme et abandonnant une prétention photographique forcée, formelle, Alexandre Rodtchenko a concrétisé une activité témoignant du réel dans sa dignité.

Cela permet une oeuvre comme La pionnière. C’est l’une des photos plus connue de Rodtchenko. L’image fonctionne immédiatement. Elle n’a besoin ni d’une note d’accompagnement de l’auteur, ni de connaissance artistique particulière de la part de celui qui la voit.

A la lecture de cette image, le spectateur est ému par la dignité qui s’en dégage.  L’approche réaliste de Rodtchenko lui permet de trouver au sein du groupe de pionniers rassemblés ce jour-là, la jeune personne qui donnera son visage à la synthèse qu’il cherche à composer.

Alexandre Rodtchenko, La pionnière, 1930

Il s’agit d’une jeune fille à la beauté simple, dont le regard droit est éclairé par la dureté du soleil. Elle porte en elle la fierté de participer à l’évènement, dans son l’uniforme de pionnier. Le léger pli de son front est la marque du sérieux, du solennel.

Rodtchenko va, par son travail, rendre tout cela évident au regard du spectateur. Le visage est tourné vers la droite, donc vers l’avenir selon le sens de lecture occidental. Par le mouvement de la caméra, il expose le sujet en contre-plongée. Le visage apparait alors monumental, le spectateur est comme face à une statue antique. Cet effet est contre-balancé par le mouvement du vent dans la chevelure qui caresse le visage de la jeune fille et lui rend son caractère enfantin.

La pionnière, c’est l’image de la jeunesse socialiste, confiante dans un avenir abordé avec sérieux et détermination dans la noblesse des sentiments.

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Alexandre Rodtchenko et le sens de la prise de vue

Alexandre Rodtchenko est une photographe soviétique devenue une figure de la photographie mondiale. La raison de cela est qu’il a cherché à conférer à la photographie une nouvelle dignité en la reliant de manière ouverte au réel et à sa transformation.

Il y a ici un paradoxe en apparence, qui tient en réalité au processus inégal de développement. Initialement, Alexandre Rodtchenko appartient à la bourgeoisie intellectuelle qui, juste avant la révolution d’Octobre 1917, est attiré par deux choses. Tout d’abord, il y a un regard ému, attendri, sympathique avec la cause ouvrière et même, au-delà, avec les principes socialistes. De l’autre, il y a une fascination pour le remue-ménage provoqué par le développement du capitalisme en Russie.

Alexandre Rodtchenko est ainsi un fervent partisan des bolcheviks, mais de l’autre il est un peintre cubiste-futuriste, produisant des œuvres abstraites coupées de l’histoire du peuple et du peuple lui-même.

Alexandre Rodtchenko,
Construction n°95, 1919

Il rompt alors avec sa peinture pour passer dans la photographie et élabore une conception qui est celle qui deviendra au début du 21e siècle celle d’Instagram, tout au moins si la démarche d’Instagram n’avait pas été entièrement corrompu par le capitalisme.

Alexandre Rodtchenko dit en effet la chose suivante. La peinture peut synthétiser un portrait, car elle est une mise en scène. La photographie ne le peut pas, à moins d’être finalement une peinture mise en photographie. Il ne faut par conséquent pas qu’une seule photo, mais beaucoup de photos.

Une seule photographie ne peut pas saisir le portrait de quelqu’un. Mais si on en a beaucoup, alors on obtient ce portrait. C’est la base de la portraitisation par série, étant la matrice culturelle d’un réseau social axé sur l’image comme présentation, tel Instagram avant son inévitable retournement en son contraire par les mises en scène, la retouche photo, la présentation d’une vie fictive.

C’est la base également du principe de la prise sur le vif comme reflet d’une partie du réel.

L’architecte Alexandre Vesnine photographié par Alexandre Rodtchenko en 1924

Dans un article pour la revue gauchiste Novi LEF, Alexandre Rodtchenko donne la conclusion suivante à son article Contre le portrait « synthétique, pour la prise de vue, en 1928 :

« Dites sincèrement, qu’est-ce qui doit rester de Lénine : des bronzes artistiques, des portraits par des peintures à l’huile, des gravures, des aquarelles, le journal quotidien de son secrétaires, les souvenirs de ses amis, ou bien un dossier de photographies, qui le montrent dans son travail et dans son temps libre, une archive de ses ouvrages, de ses notes, de ses carnets, des enregistrements à l’écrit de ses propos, des enregistrements filmés, des enregistrements pour tourne-disques ?

Je veux dire que le choix n’est pas difficile. Contre l’art, tout être humain cultivé moderne doit se mettre à lutter.

Ne mentez pas ! Photographiez, photographiez ! Fixer l’être humain non pas avec un portrait « synthétique », mais dans une pluralité de prises de vue, à l’occasion de moments les plus différents et des conditions les plus distinctes.

Peignez la vérité. Appréciez chaque chose dans sa vérité et sa modernité. Alors nous serons vrais et pas simplement des figurines. »

La mère d’Alexandre Rodtchenko,
prise par lui en photo en 1924

Le discours sur la prise de vue que tient Alexandre Rodtchenko est profondément inégal. En effet, par la prise de vue de moments différents, il vise lui-même une perspective synthétique.

On a ici une incohérence propre au constructivisme, dont il fut le principal chef de file. Le courant cubiste-futuriste en concurrence avec le constructivisme était le suprématisme de Kazimir Malevitch. Ce dernier se tournait avec l’abstraction pure.

Alexandre Rodtchenko était en désaccord. Le constructivisme était au contraire très volontaire pour se tourner vers le concret, pour se poser comme un accompagnement de la révolution technique et industrielle, appelant l’art à s’adapter à une perspective de planification et d’organisation.

La dimension subjectiviste était évidente, mais supervisée par le Parti dans le cadre du socialisme, la photographie d’Alexandre Rodtchenko put devenir productive.

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Lénine : Du mot d’ordre des États-Unis d’Europe (1915)

Social-Démocrate, n° 44, 23 août 1915

Dans le n° 40 du Social-Démocrate, nous annoncions que la Conférence des sections de notre Parti, à l’étranger, avait décidé d’ajourner la question relative au mot d’ordre des « États-Unis d’Europe », jusqu’à ce que le côté économique de la question fût examiné dans la presse.

Les débats sur cette question avaient pris à notre conférence un caractère politique unilatéral. En partie cela tenait peut-être à ce que le manifeste du Comité Central formulait expressément ce mot d’ordre comme un mot d’ordre politique (« mot d’ordre politique immédiat… » y est-il dit) ; non seulement il préconisait les États-Unis républicains d’Europe, mais il soulignait spécialement que « sans le renversement révolutionnaire des monarchies allemande, autrichienne et russe », ce mot d’ordre était absurde, mensonger.

On aurait absolument tort d’objecter à cette façon de poser la question dans les limites d’une appréciation politique de ce mot d’ordre, par exemple, en disant qu’il éclipse ou affaiblit, etc., le mot d’ordre de révolution socialiste.

Les transformations politiques dans un sens véritablement démocratique, et à plus forte raison les révolutions politiques, ne peuvent en aucun cas, jamais, quelles que soient les conditions, ni éclipser, ni affaiblir le mot d’ordre de révolution socialiste.

Au contraire elles la rapprochent toujours, élargissant sa base, entraînant à la lutte socialiste de nouvelles couches de la petite bourgeoisie et des masses de semi-prolétaires.

D’autre part les révolutions politiques sont inéluctables dans le cours de la révolution socialiste que l’on ne doit pas regarder comme un acte unique, mais comme une époque de commotions politiques et économiques orageuses, de luttes de classe très aiguës, de guerre civile, de révolution et de contre-révolution.

Mais si le mot d’ordre des États-Unis républicains d’Europe formulé en connexion avec le renversement révolutionnaire des trois monarchies les plus réactionnaires d’Europe, la monarchie russe en tête, est absolument invulnérable comme mot d’ordre politique, il reste encore une question éminemment importante : le contenu et la portée économiques de ce mot d’ordre.

Au point de vue des conditions économiques de l’impérialisme, c’est-à-dire des exportations de capitaux et du partage du monde par les puissances coloniales « avancées » et « civilisées », les États-Unis d’Europe sont, en régime capitaliste, ou bien impossibles, ou bien réactionnaires.

Le capital est devenu international et monopolisateur. Le monde se trouve partagé entre une poignée de grandes puissances, c’est-à-dire de puissances qui s’enrichissent dans le pillage en grand et dans l’oppression des nations.

Quatre grandes puissances d’Europe : Angleterre, France, Russie et Allemagne, avec une population de 250-300 millions d’habitants et une superficie de près de 7 millions de kilomètres carrés, possèdent des colonies dont la population est d’environ un demi-milliard de personnes (494,5 millions), et la superficie est de 64,6 millions de kilomètres carrés, soit près de la moitié du globe (133 millions de kilomètres carrés sans les régions polaires).

Ajoutez à cela les trois pays d’Asie : la Chine, la Turquie, la Perse actuellement déchirées par les forbans qui font la guerre « émancipatrice » : le Japon, la Russie, l’Angleterre et la France.

Ces trois pays asiatiques, que l’on peut appeler semi-colonies (en réalité ils sont maintenant, pour les neuf dixièmes, des colonies) comptent 360 millions d’habitants et 14,5 millions de kilomètres carrés de surface (c’est-à-dire près d’une fois et demie la surface de toute l’Europe).

Poursuivons. L’Angleterre, la France et l’Allemagne ont placé à l’étranger un capital d’au moins 70 milliards de roubles. Pour toucher un appréciable profit « légitime » sur cette agréable somme, – profit qui dépasse trois milliards de roubles par an, – il existe des comités nationaux de millionnaires, appelés gouvernements, qui sont pourvus d’une armée et d’une flotte militaire et qui « installent » dans les colonies et semi-colonies, fils et frères de « monsieur le milliard », en qualité de vice-rois, consuls, ambassadeurs, fonctionnaires de toute sorte, popes et autres vampires.

Ainsi est organisée, à l’époque du développement supérieur du capitalisme, la spoliation par une poignée de grandes puissances, de près d’un milliard d’habitants du globe. Et en régime capitaliste, toute autre organisation est impossible. Renoncer aux colonies, aux « zones d’influence » à l’exportation des capitaux ?

Y songer serait descendre au niveau d’un petit pope qui, tous les dimanches, prêche aux riches la grandeur du christianisme et leur recommande de donner aux pauvres… sinon quelques milliards, du moins quelques centaines de roubles par an.

Les États-Unis d’Europe, en régime capitaliste, seraient comme une entente pour le partage des colonies. Or en régime capitaliste le partage ne peut avoir d’autre base, d’autre principe que la force.

Le milliardaire ne peut partager le « revenu national » du pays capitaliste avec qui que ce soit, autrement que « en proportion du capital » (avec encore cette addition que le plus gros capital recevra plus qu’il ne lui revient). Le capitalisme c’est la propriété privée des moyens de production et l’anarchie dans la production. Prêcher le partage « équitable » du revenu sur cette base, c’est du proudhonisme, du béotisme de petit bourgeois et de philistin. On ne peut partager autrement que « selon la force ».

Or la force change avec le progrès économique. Après 1871 l’Allemagne s’est renforcée trois ou quatre fois plus vite que l’Angleterre et la France. Le Japon, dix fois plus vite que la Russie. Pour vérifier la force réelle de l’État capitaliste, il n’y a et il ne peut y avoir d’autre moyen que la guerre.

La guerre n’est pas en contradiction avec les principes de la propriété privée ; elle en est le développement direct et inévitable. En régime capitaliste, le développement égal des différentes économies et des différents États est impossible.

Les seuls moyens possibles de rétablir de temps en temps l’équilibre compromis, ce sont en régime capitaliste les crises dans l’industrie, les guerres en politique.

Certes, des ententes provisoires sont possibles entre capitalistes et entre puissances. En ce sens, les États-Unis d’Europe sont également possibles, comme une entente de capitalistes européens … dans quel but ?

Dans le seul but d’étouffer en commun le socialisme en Europe, de protéger en commun les colonies accaparées contre le Japon et l’Amérique, extrêmement lésés dans l’actuel partage des colonies, et qui se sont renforcés au cours de ces cinquante dernières années infiniment plus vite que l’Europe monarchique, arriérée, laquelle déjà pourrit de vieillesse.

Comparée aux États-Unis d’Amérique, l’Europe dans son ensemble signifie stagnation économique. Sur la base économique d’aujourd’hui, c’est-à-dire en régime capitaliste, les États-Unis d’Europe signifieraient organisation de la réaction en vue de contenir le développement plus rapide de l’Amérique. Les temps sont révolus où l’œuvre de la démocratie et celle du socialisme étaient liées uniquement à l’Europe.

Les États-Unis du monde (et non de l’Europe) sont cette forme d’État – forme d’union et de liberté des nations, – que nous rattachons au socialisme, – en attendant que la victoire totale du communisme amène la disparition définitive de tout État, y compris l’État démocratique.

Toutefois, comme mot d’ordre indépendant, celui des États-Unis du monde ne serait guère juste, d’abord parce qu’il se confond avec le socialisme ; en second lieu, parce qu’il pourrait donner lieu à une fausse interprétation de l’impossibilité de la victoire du socialisme dans un seul pays et de l’attitude de ce pays envers les autres.

L’inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s’ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.

Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s’insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d’exploiteurs et leurs États.

La forme politique de la société dans laquelle le prolétariat est victorieux, en renversant la bourgeoisie, sera la République démocratique, qui centralise de plus en plus les forces du prolétariat d’une nation ou de nations dans la lutte contre les États qui ne sont pas encore passés au socialisme. La suppression des classes est impossible sans la dictature de la classe opprimée, du prolétariat.

La libre union des nations dans le socialisme est impossible sans une lutte opiniâtre, plus ou moins longue, des Républiques socialistes contre les États arriérés.

C’est pour cette raison et à la suite de nombreuses discussions sur ce point, pendant et après la Conférence des sections du P.O.S.D.R. à l’étranger, que la rédaction de l’organe central en a conclu à la fausseté du mot d’ordre des États-Unis d’Europe.

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Lénine : La faillite de l’internationalisme platonique (1915)

Nous avons déjà dit (voir le n° 41 du Social‑Démocrate [1] que Naché Slovo devait, à tout le moins, exposer nettement sa plate‑forme, s’il voulait que son internationalisme pût être pris au sérieux.

Comme pour nous répondre, le n° 85 de Naché Slovo (daté du 9 mai) publie une résolution adoptée à une réunion commune du comité de rédaction et du groupe des collaborateurs parisiens de Naché Slovo ; notons que, « tout en étant d’accord avec la teneur de la résolution dans son ensemble, deux membres de la rédaction ont déclaré réserver leur opinion à propos des méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti en Russie ».

Cette résolution est un témoignage tout à fait remarquable de panique et d’impuissance politiques.

Le mot internationalisme revient très souvent ; on proclame « une rupture idéologique complète avec toutes les variétés du nationalisme socialiste » ; on cite les résolutions de Stuttgart et Bâle. Les intentions sont excellentes, sans aucun doute.

Mais… mais il est visible qu’on se grise de mots, car, en réalité, il n’est ni possible ni nécessaire de rompre « complètement » avec « toutes » les variétés de social‑nationalisme, de même qu’il n’est ni possible ni nécessaire d’énumérer toutes les variétés de l’exploitation capitaliste pour devenir un ennemi du capitalisme.

Mais il est possible et nécessaire de briser sans ambiguïté avec ses principales variétés, par exemple avec celles de Plékhanov, de Potressov (Naché Diélo), du Bund, d’Axelrod, de Kautsky. La résolution promet trop, mais ,ne donne rien ; elle menace de rompre complètement avec toutes les variétés, mais elle n’ose môme pas nommer les principales d’entre elles.

… Au Parlement anglais, il est de mauvais ton de désigner les gens nommément, et on n’y parle que des « nobles lords » et des « très honorables députés de telle ou telle circonscription ». Quels parfaits anglomanes, quels diplomates raffinés que les collaborateurs de Naché Slovo !

Avec quelle élégance ils éludent le fond du problème, avec quelle politesse ils nourrissent les lecteurs de formules qui servent à dissimuler leurs pensées ! Ils disent vouloir entretenir des « rapports amicaux » (de vrais Guizot, comme dit un héros de Tourgéniev) avec toutes les organisations, « pour autant qu’elles appliquent… les principes de l’internationalisme révolutionnaire »… et ils restent en « rapports amicaux » justement avec celles qui n’appliquent pas ces principes.

La « rupture idéologique », que les gens de Naché Slovo mettent d’autant plus d’emphase à proclamer qu’ils ont moins le désir et le pouvoir de l’appliquer, consiste à élucider la question des origines du social‑nationalisme, des conditions qui l’ont consolidé, des moyens de le combattre.

Les social‑nationalistes ne se donnent pas eux-mêmes ce nom et ne se reconnaissent pas comme tels.

Ils ont tout, et ils sont obligés de tout faire, pour se couvrir d’un pseudonyme, pour jeter de la poudre aux yeux des asses ouvrières, pour effacer les traces de leurs liaisons avec l’opportunisme, pour masquer leur trahison, c’est‑à‑dire leur ralliement de fait au camp de la bourgeoisie, leur alliance avec les gouvernements et les états‑majors.

Forts de cette alliance et détenant toutes les positions, les social‑nationalistes sont aujourd’hui les premiers à invoquer à grands cris l’« unité » des partis social‑démocrates, et à accuser les ennemis de l’opportunisme d’être des scissionnistes ‑ voir la dernière circulaire officielle de la direction (« Vorstand ») de la social‑démocratie allemande contre les revues vraiment internationalistes : Lichistrahlen (Les Rayons de Lumière) et Die Internationale (l’Internationale).

Ces revues n’ont eu besoin de proclamer ni leurs « rapports amicaux » avec les révolutionnaires, ni la « rupture idéologique complète avec toutes les variétés du social‑nationalisme » ; elles s’en sont carrément désolidarisées, et elles l’ont fait de telle manière que « toutes les variétés » d’opportunistes sans exception ont poussé de furieux hurlements, montrant ainsi que les flèches ont bien atteint leur but.

Et Naché Slovo ?

Il déclenche contre le social‑nationalisme une révolte à genoux, car Naché Slovo ne démasque pas les avocats les plus dangereux de ce courant bourgeois (tel Kautsky), il ne déclare pas la guerre à l’opportunisme ; au contraire, il n’en parle pas, il n’entreprend ni n’indique la moindre démarche à faire pour libérer le socialisme de sa honteuse sujétion à l’égard du patriotisme.

En disant : l’unité n’est pas obligatoire avec ceux qui sont passés du côté de la bourgeoisie, mais la scission ne l’est pas non plus, le Naché Slovo se rend en fait à la merci des opportunistes, en faisant néanmoins un joli geste que l’on peut interpréter comme une menace terrible à l’égard des opportunistes, mais tout aussi bien comme un signe d’amitié.

Il est très probable que les opportunistes vraiment habiles, ceux qui savent apprécier la conjonction d’une phraséologie de gauche et d’une action pratique modérée, auraient répondu à la résolution de Naché Slovo (si on les avait obligés à y répondre) à peu près de la même façon que les deux membres précités de la rédaction : nous sommes d’accord avec la « teneur générale » (car nous ne sommes pas du tout des social‑nationalistes, pas le moins du monde !) ; quant aux « méthodes d’organisation de la politique intérieure du parti », nous « réservons notre opinion » et la ferons connaître en temps opportun. C’est ce qu’on appelle ménager la chèvre et le chou.

La subtile diplomatie de Naché Slovo s’est complètement effondrée lorsqu’il a fallu parler de la Russie.

« L’unification du parti s’était révélée impossible en Russie dans les conditions de l’époque précédente », déclare la résolution. Lire : l’unification du parti ouvrier avec le groupe des liquidateurs‑légalistes s’était révélée impossible. C’est reconnaître indirectement la faillite du bloc réalisé à Bruxelles pour sauver les liquidateurs.

Pourquoi Naché Slovo craint‑il de le reconnaître ouvertement ? Pourquoi craint‑il d’expliquer clairement aux ouvriers les raisons de cette faillite ? N’est‑ce, pas parce que celle‑ci a prouvé dans les faits que la politique suivie par tous ses participants était à base d’hypocrisie ? N’est‑ce pas parce que Naché Slovo désire conserver des « rapports amicaux » avec deux « variétés » (au moins) du social­-nationalisme, à savoir les bundistes et le Comité d’organisation (Axelrod), dont les déclarations publiées dans la presse attestent l’intention et l’espoir de ressusciter le bloc de Bruxelles ?

« Les nouvelles conditions… minent le terrain sur lequel reposaient les anciennes fractions »…

N’est‑ce pas le contraire ? Les nouvelles conditions n’ont en rien éliminé le courant liquidateur, elles n’en ont même pas ébranlé le noyau fondamental (Nacha Zaria) en dépit de toutes les hésitations et de toutes les palinodies de telles ou telles personnalités ; elles ont approfondi et aggravé la divergence avec ce noyau, car il est devenu maintenant non seulement liquidateur, mais aussi social‑nationaliste !

La question du courant liquidateur est désagréable pour Naché Slovo : il la tient donc pour nulle et non avenue, puisque l’ancien selon lui, est miné par le nouveau, et ne souffle mot du nouveau terrain, social‑nationaliste, sur lequel repose l’ancien… courant liquidateur !

La dérobade est plaisante. On ne dit rien de Nacha  Zaria parce qu’elle n’existe plus, ni de Naché Diélo, apparemment parce que Potressov, Tchérévanine, Maslov et Cie peuvent être considérés comme des nouveaux‑nés en matière de politique…

Mais ce n’est pas seulement Potressov et Cie que les rédacteurs de Naché Slovo voudraient considérer comme des nouveaux‑nés ; ils voudraient se faire passer eux‑mêmes pour tels. Ecoutez‑les :

« Les groupes fractionnels et interfractionnels créés au cours de l’époque précédente étant aujourd’hui encore, dans cette période de transition, les seuls » (notez cela !) « points de ralliement ‑ bien imparfaits, certes ‑ des ouvriers d’avant‑garde, Naché Slovo estime que les intérêts de son activité essentielle pour l’union des internationalistes excluent la subordination organique du journal, sous une‑forme directe ou indirecte, à l’un des anciens groupements de parti, aussi bien que l’unification artificielle de ses partisans au sein d’une fraction particulière, s’opposant sur le plan politique aux anciens groupements ».

Comment cela ? Qu’est‑ce à dire ? 

Etant donné que les conditions nouvelles minent les anciens groupements, nous reconnaissons par conséquent ces derniers comme les seuls réels ! 

Etant donné que les conditions nouvelles exigent un nouveau regroupement par rapport, non pas au courant liquidateur, mais à l’internationalisme, nous renonçons par conséquent àrassembler les internationalistes car ce serait « artificiel » ! C’est là une véritable apothéose de l’impotence politique.

Après avoir prêché l’internationalisme pendant 200 jours, Naché Slovo a avoué sa faillite politique totale : ne pas « se subordonner » aux anciens groupements (pourquoi ce mot si impressionnant ? Pourquoi ne pas dire « ne pas adhérer », « ne pas accorder son soutien » aux anciens groupements, « ne pas s’en déclarer solidaire » ?), ni en créer de nouveaux.

On vivra, comme par le passé, au sein des groupements définis par rapport au courant liquidateur, on «se subordonnera » à eux ; quant à Naché Slovo, qu’il continue d’exister pour faire office, en quelque sorte, d’enseigne criarde ou de promenade du dimanche dans les jardins du verbalisme internationaliste. Les rédacteurs de Naché Slovo y écriront ce que bon leur semblera et les lecteurs de Naché Slovo y liront ce qui leur plaira 107.

Pendant 200 jours on a parlé du rassemblement des internationalistes, et on a fini par conclure qu’on ne pouvait rassembler personne, même pas soi‑même, les rédacteurs et les collaborateurs de Naché Slovo, et on déclare qu’un tel rassemblement est « artificiel ».

Quel triomphe pour Potressov, pour les bundistes, pour Axelrod ! Et comme les ouvriers sont habilement mystifiés : côté face les brillantes phrases internationalistes de Naché Slovo, sincèrement hostile aux fractions et libéré des anciens groupements périmés ; côté pile ‑ les « seuls » points de ralliement sont les anciens groupements…

La faillite politique et idéologique avouée aujourd’hui par Naché Slovo n’est pas le fruit du hasard, mais l’inévitable résultat des tentatives de nier verbalement les rap­ports réels des forces.

Au sein du mouvement ouvrier de Russie, ces rapports se ramènent à la lutte entre le courant des liquidateurs et des social‑patriotes (Naché Diélo), et le parti ouvrier social‑démocrate marxiste, reconstitué par la conférence de janvier 1912, renforcé par les élections à la IV° Douma d’Etat (curie ouvrière), raffermi par les journaux pravdistes entre 1912 et 1914, et qui est représenté par la Fraction ouvrière social‑démocrate de Russie.

Ce parti a prolongé sa lutte contre le courant bourgeois liquidateur par une lutte contre le courant non moins bourgeois du social­-patriotisme.

La justesse de la ligne de ce parti, de notre Parti, est confirmée par la grande expérience d’une portée historique universelle de la guerre européenne, et par la petite, la minuscule expérience qu’est la mille et unième tentative d’unification non fractionnelle entreprise par Naché Slovo : cette tentative a fait fiasco, confirmant ainsi la résolution. de la conférence de Berne (n° 40 du Social‑Démocrate) sur les internationalistes « platoniques » [2].

Les véritables internationalistes se refuseront aussi bien à siéger (en le cachant aux ouvriers) au sein des anciens groupements liquidateurs qu’à rester en dehors de tous groupements. Ils rejoindront les rangs de notre Parti.

Notes

[1] Voir l’article « Le problème de l’unification des internationalistes » du 1° mai 1915.

[2] Cf. Lettre du comité Central du P.O.S.D.R. à la rédaction de Naché Slovo.

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Lénine : La Corruption des ouvriers par un nationalisme raffiné (1914)

Pout Pravdy n°82, 10 mai 1914

Plus le mouvement ouvrier se développe, et plus sont acharnées les tentatives de la bourgeoisie et des féodaux pour l’écraser ou le disloquer. Ces deux procédés, l’écrasement par la force et la dislocation sous l’influence bourgeoise, sont constamment pratiqués dans le monde entier, dans tous les pays, la priorité étant accordée tantôt à l’un, tantôt à l’autre, par les différents partis des classes dominantes.

En Russie, notamment après 1905, lorsque les plus intelligents des bourgeois ont vu clairement combien la force brutale était insuffisante à elle seule, toutes sortes de partis et de groupes bourgeois «progressistes» usent de plus en plus souvent du procédé de la division des ouvriers par la diffusion de diverses idées et doctrines bourgeoises qui affaiblissent la lutte de la classe ouvrière.

Au nombre de ces idées, il faut ranger un nationalisme raffiné, qui prêche la division et l’émiettement du prolétariat sous les prétextes les plus spécieux et les plus séduisants ; par exemple, sous prétexte de défendre les intérêts de la «culture nationale» de l’«autonomie ou de l’indépendance nationale» etc., etc.

Les ouvriers conscients s’efforcent de rejeter tout nationalisme, aussi bien le nationalisme grossier, violent, à la Cent-Noir, que le nationalisme le plus raffiné, celui qui prêche l’égalité en droits des nations en même temps que… la dislocation du camp ouvrier, des organisations ouvrières, du mouvement ouvrier, par nationalités.

Mettant en pratique les résolutions adoptées à la dernière conférence des marxistes (été 1913), ils défendent – à la différence de toutes les couches de la bourgeoisie nationaliste – non seulement l’égalité en droits la plus complète, la plus conséquente, une égalité poussée jusqu’au bout, des nations et des langues, mais aussi la fusion des masses ouvrières des différentes nationalités dans toutes sortes d’organisations prolétariennes uniques.

Là est la différence radicale entre le programme national du marxisme et celui de n’importe quelle bourgeoisie, fût-elle la plus «avancée».

La reconnaissance de l’égalité en droits des nations et des langues est chère aux marxistes non seulement parce qu’ils sont les plus conséquents des démocrates.

Les intérêts de la solidarité prolétarienne, de l’unité fraternelle de la lutte de classe des ouvriers, exigent la plus complète égalité en droits des nations, afin d’éliminer la moindre méfiance, le moindre particularisme, la moindre suspicion, la moindre animosité d’ordre national. Et la pleine égalité des droits implique aussi la répudiation de tout privilège en faveur d’une langue quelconque, elle implique la reconnaissance du droit à la libre disposition de toutes les nations.

Au contraire, pour la bourgeoisie, la revendication de l’égalité en droits des nations revient bien souvent à prêcher en fait l’exclusivisme national et le chauvinisme, et s’associe très fréquemment à une propagande en faveur de la division et de l’isolement des nations.

L’internationalisme prolétarien est absolument inconciliable avec cette position, car il enseigne, non seulement le rapprochement des nations, mais la fusion des masses ouvrières de toutes les nationalités d’un Etat donné au sein d’organisations prolétariennes uniques.

C’est pourquoi les marxistes condamnent résolument ce qu’on appelle l’«autonomie nationale culturelle», c’est-à-dire le retrait de l’école du ressort de l’Etat pour la remettre entre les mains des différentes nationalités. Ce plan de division revient à confier l’école, les questions de «culture nationale» à des unions nationales, ayant leurs propres diètesleurs finances scolaires, leurs conseils scolaires, leurs institutions scolaires.

C’est un plan d’un nationalisme raffiné qui corrompt et divise la classe ouvrière. A ce plan (qui est celui des bundistes, des liquidateurs et des populistes [1], c’est-à-dire des différents groupes petits-bourgeois) les marxistes opposent le principe suivant : égalité absolue en droits des nations et des langues, jusques et y compris la négation de la nécessité d’une langue officielle, mais, en même temps, prise de position en faveur du rapprochement le plus complet des nations, de l’unité des institutions d’Etat pour toutes les nations, de l’unité des conseils scolaires et de la politique scolaire (école laïque !), de l’unité des ouvriers des différentes nations dans leur lutte contre le nationalisme de toute bourgeoisie nationale, contre ce nationalisme que, pour tromper les naïfs, on présente sous la forme du mot d’ordre de «culture nationale».

Que les nationalistes petits-bourgeois, les bundistes, les liquidateurs, les populistes, les publicistes du Dzvin, défendent au grand jour leurs principes d’un nationalisme bourgeois raffiné, c’est leur droit. Mais qu’ils n’essaient pas de tromper les ouvriers, comme le fait, par exemple, Madame V.O., dans le n° 35 de la Sévernaïa Rabotchaïa Gazéta [2], en s’appliquant à persuader les lecteurs que le journal Za Pravdou [3] rejette l’enseignement dans la langue maternelle ! ! !

C’est une grossière calomnie, car non seulement les pravdistes reconnaissent ce droit, mais ils le font d’une façon plus conséquente que quiconque. Ils ont été les premiers en Russie à admettre intégralement les droits de la langue maternelle quand ils se sont joints à la conférence des marxistes qui se prononça pour la suppression de la langue officielle obligatoire!

Confondre l’enseignement dans la langue maternelle avec «la division de l’école par nationalités dans les limites d’un même Etat», avec l’«autonomie nationale culturelle» , avec le «retrait de l’école du ressort de l’Etat», c’est faire preuve de l’ignorance la plus crasse.

Nulle part dans le monde les marxistes (et même les démocrates) ne rejettent l’enseignement dans la langue maternelle. Et nulle part dans le monde les marxistes n’ont adopté un programme d’«autonomie nationale culturelle» ; c’est seulement en Autriche qu’il a été proposé.

L’exemple de la Finlande, invoqué par Madame V.O., se retourne contre elle, car dans ce pays l’égalité en droits des nations et des langues (que nous reconnaissons sans réserve et plus résolument que quiconque) est proclamée et réalisée, mais il n’y est seulement question de «retirer l’école du ressort de l’Etat», de créer des unions nationales particulières chargées de régler toutes les questions scolaires, de cloisonner l’école d’Etat par des barrières nationales, etc.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Populistes, partisans du populisme, courant petit–bourgeois dans le mouvement révolutionnaire de Russie, formé dans les années 60 et 70 du XIXe siècle. Les populistes luttaient contre l’autocratie, pour la remise des terres seigneuriales aux paysans. Mais en même temps ils niaient la nécessité légitime du développement des rapports capitalistes en Russie et, partant, c’est dans la paysannerie et non dans le prolétariat qu’ils voyaient la force révolutionnaire principale. Ils considéraient la communauté rurale comme l’embryon du socialisme. Pour soulever les paysans contre l’autocratie, les populistes se rendaient à la campagne, allaient « au peuple» pour y faire de l’agitation, mais ils n’y trouvèrent pas d’appui

Dans les années 80-90 du XIXe siècle les populistes s’engagèrent dans la voie de la réconciliation avec le tsarisme, défendirent les intérêts des koulaks et luttèrent contre le marxisme. [N.E.]

[2] Sévernaïa Rabotchaïa Gazéta (Journal ouvrier du Nord), quotidien légal des menchéviks liquidateurs paraissant à Pétersbourg de janvier à mai 1914. [N.E.]

[3] Za Pravdou (Pour la vérité), titre sous lequel parut la Pravda du 1er octobre au 5 décembre 1913. [N.E.]

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Lénine : Projet de loi sur l’égalité des nations (1914)

Pout Pravdy n°48, 28 mars 1914

Camarades,

La Fraction ouvrière social-démocrate de Russie a décidé de déposer à la IVe Douma d’Etat le projet de loi que vous trouverez ci-après et qui tend à abroger les restrictions aux droits des Juifs et des autres « allogènes».

Ce projet de loi est consacré à l’abrogation de toutes les restrictions de caractère national frappant toutes les nations: Juifs, Polonais, etc. Mais il s’arrête plus particulièrement sur les restrictions imposées aux Juifs. Cela se conçoit : aucune nationalité de Russie n’est aussi opprimée et persécutée que la nation juive. L’antisémitisme pousse de racines toujours plus profondes parmi les couches possédantes.

Les ouvriers juifs gémissent sous le poids d’un double joug, qui les frappe en tant qu’ouvriers et en tant que juifs. Les persécutions contre les Juifs ont pris, dans les dernières années, des proportions absolument invraisemblables. Il suffit de rappeler les pogromes antisémites et l’affaire Beylis [1].

Ceci étant, les marxistes organisés doivent accorder à la question juive toute l’attention qu’elle mérite.

Il va de soi que cette question ne peut être résolue de façon valable que conjointement avec les questions fondamentales qui attendent leur solution en Russie. On conçoit que nous n’attendons pas de la IVe Douma influencée par les nationalistes à la Pourichkévitch qu’elle abroge les restrictions à l’encontre des Juifs et des autres «allogènes». Mais la classe ouvrière se doit d’élever la voix. Et l’oppression nationale doit être résolument condamnée par la voix de l’ouvrier russe.

En publiant notre projet de loi, nous espérons que les ouvriers juifs, polonais et les ouvriers des autres nationalités opprimées feront savoir ce qu’ils en pensent et qu’ils proposeront des amendements, s’ils le jugent nécessaire.

Et nous espérons, en même temps, que les ouvriers russes soutiendront notre projet de loi avec la plus grande énergie par des déclarations, etc.

Nous joindrons à ce projet de loi, conformément à l’article 4, une liste rédigée à part, des règlements et des dispositions à abroger. Ce supplément comportera environ 100 dispositions légales concernant les seuls juifs.

Projet de loi sur l’abrogation de toutes les restrictions aux droits des Juifs et, d’une façon générale, de toutes les restrictions liées à l’origine ou à l’appartenance à quelque nationalité que ce soit

1. Les citoyens de toutes les nationalités qui peuplent la Russie sont égaux devant la loi.

2. Aucun citoyen de Russie, sans distinction de sexe ni de religion, ne peut être lésé dans ses droits politiques et, d’une façon générale, dans aucun de ses droits, du fait de son origine ou de son appartenance à quelque nationalité que ce soit.

3. Sont abrogés toutes les lois, tous les règlements temporaires, tous les additifs aux lois, etc., limitant les droits des Juifs dans tous les domaines de la vie sociale et publique. Est abrogé l’article 767 t. IX stipulant que «les Juifs relèvent des lois générales dans tous les cas où il n’a pas été établi de règlements particuliers à leur sujet».

Sont abrogées les restrictions de toutes sortes imposées aux Juifs en ce qui concerne le droit de résidence et de déplacement, le droit à l’instruction, le droit d’être employé dans les services d’Etat et les services publics, le droit de vote, l’obligation militaire ; le droit d’acquérir et de prendre en location des biens immobiliers dans les villes, les villages, etc. ; sont abrogées toutes les restrictions imposées aux juifs dans l’exercice de professions libérales, etc., etc.

4. Ci-joint la liste des lois, dispositions, règlements temporaires, etc., ayant pour objet la limitation des droits des Juifs et qui sont à abroger.

Notes

Les notes rajoutées par l’éditeur sont signalées par [N.E.]

[1] Affaire Beylis, procès provocateur monté en 1913 à Kiev par le gouvernement tsariste contre le juif Beylis faussement accusé l’assassinat rituel d’un jeune garçon chrétien nommé Youchtchinski ( en réalité le crime fut perpétré par les Cent-Noires). En inspirant ce procès, le gouvernement tsariste cherchait à attiser l’antisémitisme et à provoquer des pogromes antijuifs pour détourner les masses du mouvement révolutionnaire qui montait dans le pays. Le procès suscita une vive réaction de la part de l’opinion. Dans plusieurs villes furent organisées des manifestations ouvrières de protestation. Beylis fut acquitté.

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Lénine : L’Europe arriérée et l’Asie avancée (1913)

 Pravda n°113, 18 mai 1913

Ces mots juxtaposés semblent un paradoxe. Qui ne sait pas que l’Europe est avancée et que l’Asie est arriérée ? Pourtant, les mots qui ferment le titre de cet article renferment une amère vérité.

L’Europe civilisée et avancée, avec sa technique brillamment développée, avec sa riche et multiple culture et sa Constitution, est arrivée à un moment historique où la bourgeoisie qui commande, soutient, par crainte du prolétariat grandissant en nombre et en force, tout ce qui est arriéré, agonisant, moyenâgeux. La bourgeoisie en voie de disparition s’allie à toutes les forces périmées ou périclitantes pour maintenir l’esclavage salarié ébranlé.

Dans l’Europe avancée commande la bourgeoisie, qui soutient tout ce qui est arriéré. De nos jours l’Europe est avancée, non pas grâce à la bourgeoisie, mais malgré elle ; car seul le prolétariat voit augmenter les millions de combattants qui forment son armée en lutte pour un avenir meilleur ; lui seul garde et répand une haine implacable pour tout ce qui est arriéré, pour la sauvagerie, les privilèges, l’esclavage et l’humiliation de l’homme par l’homme.

Dans l’Europe « avancée », seul le prolétariat est une classe avancée . Tandis que la bourgeoisie encore en vie est prête à tous les actes de sauvagerie, de férocité et à tous les crimes pour sauvegarder l’esclavage capitaliste en perdition.

On ne saurait guère fournir un exemple plus frappant de cette putréfaction de toute la bourgeoisie européenne que celui de son soutien de la réaction en Asie, pour les buts égoïstes des brasseurs d’affaires de la finance et des escrocs capitalistes.

En Asie croît, s’étend et se fortifie partout un puissant mouvement démocratique. La bourgeoisie y est encore avec le peuple contre la réaction. Des centaines de millions d’hommes s’éveillent à la vie, à la lumière, à la liberté. Quel enthousiasme ce mouvement universel provoque dans le cœur de tous les ouvriers conscients, qui savent que le chemin du collectivisme passe par la démocratie ! De quelle sympathie sont pénétrés tous les démocrates honnêtes pour la jeune Asie !

Et l’Europe « avancée » ? Elle pille la Chine et aide les ennemis de la démocratie, les ennemis de la liberté en Chine !

Voici un petit calcul simple, mais édifiant. Le nouvel emprunt de Chine a été contracté contre la démocratie chinoise. L' »Europe » est pour Yuan Chi-kaï qui prépare la dictature militaire. Et pourquoi le soutient-elle ? Par ce qu’elle fait une bonne affaire. L’emprunt a été contracté pour une somme d’environ 250 millions de roubles, au cours de 84 pour 100.

Cela veut dire que les bourgeois d' »Europe » payent aux Chinois 210 millions de roubles, tandis qu’ils font payer au public 225 millions. Voilà d’un seul coup, en quelques semaines, un bénéfice net de 15 millions de roubles ! N’est-ce pas, en effet, un bénéfice « net  » ?

Et si le peuple chinois ne reconnaît pas l’emprunt ? La Chine n’est-elle pas une République, et la majorité du parlement n’est-elle pas contre l’emprunt ?

Oh, alors, l’Europe « avancée » poussera des cris à propos de « civilisation », d' »ordre », de « culture », de « patrie » ! Alors elle fera donner du canon et écrasera la République de l’Asie « arriérée », en alliance avec l’aventurier, le traître et l’ami de la réaction Yuan Chi-kaï !

Toute l’Europe qui commande, toute la bourgeoisie européenne fait alliance avec toutes les forces de la réaction et du moyen âge, en Chine.

En revanche toute la jeune Asie, c’est-à-dire des centaines de millions de travailleurs d’Asie ont un allié sûr dans le prolétariat de tous les pays civilisés. Nulle force au monde ne pourra empêcher sa victoire, qui affranchira les peuples d’Europe comme les peuples d’Asie.

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Lénine : Capitalisme et travail féminin (1913)

Pravda, 5 mai 1913

La société capitaliste est le lieu caché de nombreux cas de pauvreté et d’oppression qui ne sont pas directement visibles. Les familles éclatées originaires de la petite-bourgeoisie, d’artisans, d’ouvriers industriels, d’employés et de domestiques sont pauvres de manière indescriptible.

Des millions et des millions de femmes dans de telles familles vivent (ou plutôt survivent) comme esclaves domestiques, enchaînées par l’effort quotidien désespérant de nourrir et vêtir leur famille avec quelques sous, économisant chaque chose sauf leur labeur.

C’est de loin parmi ces femmes que les capitalistes sont plus avides de recruter des travailleuses ménagères et qui sont préparées à « accepter » des salaires monstrueusement bas pour apporter davantage de nourriture pour elles-mêmes et leur famille.

C’est parmi elles que les capitalistes de tous les pays( comme les propriétaires d’esclaves de l’antiquité et les seigneurs féodaux du moyen-âge) choisissent nombre de concubines au plus favorable prix. Aucune « indignation morale » ( hypocrite dans 99% des cas) sur la prostitution ne peut rien faire pour empêcher ce commerce du corps des femmes ; aussi longtemps que l’esclavage salarié existera, la prostitution continuera inévitablement.

A travers l’histoire, toutes les classes opprimées et exploitées ont toujours été réduites (leur exploitation consiste en cela) par leurs oppresseurs, en premier au travail non rémunéré, en second, leurs femmes à être les concubines des « maîtres ».

Esclavage, féodalisme et capitalisme sont semblables à cet égard. Seule la forme d’exploitation change, l’exploitation demeure. A Paris, la capitale mondiale, le centre de la civilisation , une exposition a été consacrée au travail des « femmes exploitées travaillant à domicile » .

Chaque élément de l’exposition portait une pancarte indiquant combien chaque femme recevait pour son type de labeur par jour et par heure.(…) Nos associations ouvrières et syndicats devraient organiser une « exposition » similaire . Cela ne rapportera pas les profits des expositions bourgeoises.

Une exposition sur la pauvreté des femmes du prolétariat, rapporterait des bénéfices d’une autre sorte, cela aiderait les esclaves salariés, à la fois hommes et femmes à faire connaître leur condition d’existence, à mesurer ce que sont leurs propres « vies » et à penser à la manière de se délivrer eux-mêmes de l’éternelle oppression de la pauvreté, du manque, de la prostitution, et des autres humiliations subies par les pauvres.

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Lénine : De certaines particularités du développement historique du marxisme (1910)

Zvezda, n° 2, 23 décembre 1910

Notre doctrine, disait Engels de lui-même et de son célèbre ami, n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. Cette formule classique souligne avec force et de façon saisissante cet aspect du marxisme que l’on perd de vue à tout instant.

Dès lors, nous faisons du marxisme une chose unilatérale, difforme et morte ; nous le vidons de sa quintessence, nous sapons ses bases théoriques fondamentales –- la dialectique, la doctrine de l’évolution historique, multiforme et pleine de contradictions ; nous affaiblissons son lien avec les problèmes pratiques et précis de l’époque, susceptibles de se modifier à chaque nouveau tournant de l’histoire.

Or, de nos jours précisément, parmi ceux qu’intéressent les destinées du marxisme en Russie, on rencontre très fréquemment des gens qui perdent de vue cet aspect du marxisme.

Pourtant, tout le monde se rend compte qu’en ces dernières années la Russie a traversé de brusques tournants qui modifiaient avec une rapidité vraiment étonnante la situation, la situation sociale et politique qui détermine d’une manière directe et immédiate les conditions de l’action et, par conséquent, les tâches de cette action. Bien entendu, je ne parle pas des tâches générales et essentielles qui ne changent pas aux tournants de l’Histoire, dès l’instant que ne se modifie par le rapport fondamental des classes.

Il est bien évident que cette orientation générale de l’évolution économique (et pas seulement économique) de la Russie, de même que le rapport fondamental des différentes classes de la société russe, ne s’est pas modifiée, par exemple, au cours de ces six dernières années.

Mais les tâches de l’action immédiate se sont très nettement modifiées pendant cette période, de même que la situation sociale et politique concrète ; dès lors, les divers aspects du marxisme, qui est une doctrine vivante, ne pouvaient pas ne pas apparaître au premier plan.

Pour plus de clarté, voyons quels furent les changements intervenus dans la situation sociale et politique concrète en ces six dernières années.

Il est aisé de constater que cette période se divise nettement en deux triennats : l’un se termine à peu près d’ans l’été de 1907 ; l’autre, dans l’été de 1910. Le premier triennat est caractérisé, du point de vue purement théorique, par une transformation rapide des traits essentiels du système d’Etat de la Russie, transformation s’opérant à une allure très inégale, l’amplitude des oscillations étant très forte dans les deux sens.

La base sociale et économique de ces changements de la « superstructure » a été l’action de masse, ouverte et imposante, de toutes les classes de la société russe dans les domaines les plus divers (à la Douma, en dehors de la Douma, dans la presse, dans les syndicats, dans les réunions, etc.), action de masse comme on en voit rarement dans l’histoire.

Par contre, le deuxième triennat est caractérisé – nous nous bornons cette fois, répétons-le, à un point de vue « sociologique » purement théorique – par une évolution si lente qu’elle équivaut presque à la stagnation. Aucune transformation tant soit peu sensible du régime politique. Aucune ou presque aucune action des classes , franche et multiple, dans la plupart des « arènes » où cette action s’est faite dans la période précédente.

La similitude de ces deux périodes, c’est que l’évolution de la Russie est restée, dans l’une comme dans l’autre, l’ancienne évolution capitaliste. La contradiction entre cette évolution économique et l’existence de tout un ensemble d’institutions féodales, à caractère médiéval, ne fut pas supprimée ; elle resta la même et, loin de s’effacer, s’aggrava plutôt en se laissant pénétrer par des éléments partiellement bourgeois dans telles ou telles institutions.

La différence entre l’une et l’autre période, c’est que pendant la première figura, à l’avant-scène de l’action historique, la question de savoir à quel résultat aboutiraient les transformations rapides et inégales mentionnées ci-dessus. Le fond de ces transformations ne pouvait pas ne pas être bourgeois, en raison du caractère capitaliste de l’évolution de la Russie. Mais il y a bourgeoisie et bourgeoisie.

La moyenne et la grande bourgeoisie, qui s’en tenait à un libéralisme plus ou moins modéré, redoutait, en raison même de sa situation sociale, les transformations rapides et s’employait à conserver des fragments importants des vieilles institutions, tant dans le régime agraire que dans la « superstructure » politique.

La petite bourgeoisie rurale s’entrecroisant avec la paysannerie qui vit « du travail de ses mains », ne pouvait pas ne pas aspirer à des transformations bourgeoises d’un autre genre , laissant beaucoup moins de place aux survivances féodales de toute sorte.

Les ouvriers salariés, dans la mesure où ils s’intéressaient consciemment à ce qui se passait autour d’eux ne pouvaient manquer de se fixer une attitude bien définie devant ce choc de deux tendances diverses qui, toutes deux, bien que restées dans le cadre du régime bourgeois, déterminaient des formes absolument différentes de ce régime, une rapidité différente de son évolution, une ampleur différente de ses effets progressifs.

Ainsi, la période triennale qui vient de s’écouler a mis au premier plan du marxisme, non par hasard mais par nécessité, les questions que l’on a coutume d’appeler questions de tactique.

Rien n’est plus erroné que cette opinion selon laquelle les discussions et les divergences de vues sur ces problèmes auraient été des discussions d' »intellectuels », une « lutte pour l’influence sur le prolétariat encore peu averti », une « adaptation des intellectuels au prolétariat », comme le croient les gens des Vékhi [1] et leurs amis.

Au contraire, c’est parce que cette classe a atteint sa maturité qu’elle n’a pu rester insensible au choc de deux tendances distinctes de toute l’évolution bourgeoise de la Russie, et que les idéologues de cette classe devaient nécessairement donner des définitions théoriques correspondant (de près ou de loin, par image directe ou renversée) à ces diverses tendances.

Au cours du deuxième triennat, il n’a pas été question du choc des diverses tendances de l’évolution bourgeoise de la Russie, ces deux tendances ayant été écrasées par les « réacteurs », rejetées en arrière, refoulées en elles-mêmes, étouffées pour un temps. Les réacteurs moyenâgeux n’emplissaient pas seulement l’avant-scène ; ils emplissaient aussi le coeur des plus larges milieux de la société bourgeoise par un sentiment d’abattement et de renoncement, qui est celui des Vékhi .

Ce ne fut pas le choc de deux méthodes de réforme, mais la perte de toute confiance en une reforme quelconque, l’esprit de « soumission » et de « repentir », l’engouement pour les doctrines antisociales, la mode du mysticisme, etc. : voilà ce qui restait à la surface.

Et ce changement singulièrement rapide ne fut ni un hasard, ni uniquement le résultat d’une pression « extérieure ». La période précédente avait remué si profondément les couches de la population restées, pendant des générations, pendant des siècles, à l’écart des problèmes politiques, – restées étrangères à ces problèmes, – que la « révision de toutes les valeurs », un nouvel examen des problèmes fondamentaux, un nouvel intérêt pour la théorie, pour l’abc, pour l’étude des rudiments, surgit de façon naturelle et inévitable.

Les millions, réveillés brusquement de leur long sommeil et placés aussitôt devant les problèmes les plus importants, ne purent se maintenir longtemps à cette hauteur ; ils ne purent se passer d’une pause, d’un retour aux questions élémentaires, d’une nouvelle préparation qui leur permît de « s’assimiler » les leçons d’une si riche substance et d’offrir la possibilité à des masses, infiniment plus imposantes, d’avancer encore, cette fois d’un pas beaucoup plus ferme, plus conscient, plus assuré, plus droit.

La dialectique du développement historique fut telle que dans la première période, il s’était agi de réaliser des réformes immédiates dans tous les domaines de la vie du pays ; et dans la seconde période, d’élaborer l’expérience acquise, de la faire assimiler par des milieux plus larges, de la faire pénétrer, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le sous-sol, dans les rangs retardataires des différentes classes.

Précisément parce que le marxisme n’est pas un dogme mort, une doctrine achevée, toute prête, immuable, mais un guide vivant pour l’action, il ne pouvait manquer de refléter le changement singulièrement rapide des conditions de la vie sociale.

Ce changement eut pour résultat une désagrégation profonde, le désarroi, des flottements de toutes sortes, en un mot : une grave crise intérieure du marxisme. Une action vigoureuse contre cette désagrégation une lutte énergique et opiniâtre pour la défense des principes du marxisme s’inscrit à nouveau à l’ordre du jour.

Les couches extrêmement larges des classes qui ne peuvent éviter le marxisme pour formuler leurs tâches, se l’étaient assimilé à l’époque précédente de la façon la plus unilatérale, la plus difforme ; elles ont retenu tels ou tels « mots d’ordre », telles ou telles réponses aux questions tactiques, sans comprendre les critères marxistes de ces réponses.

La « révision de toutes les valeurs » dans les différents domaines de la vie sociale conduisit à la « révision » des principes philosophiques les plus abstraits et les plus généraux du marxisme. L’influence de la philosophie bourgeoise, en ses nuances idéalistes les plus variées, se fit sentir dans l’épidémie du machisme qui se répandit parmi les marxistes.

La répétition de « mots d’ordre » appris par coeur, mais ni compris, ni médités, conduisit à répandre largement une phraséologie creuse ; celle-ci aboutissait pratiquement à des tendances foncièrement contraires au marxisme et petites-bourgeoises, comme l' »otzovisme [2] « , franc ou inavoué, ou le point de vue reconnaissant l’otzovisme comme une « nuance légitime » du marxisme.

D’un autre côté, les tendances des Vékhi , l’esprit d’abandon qui s’est emparé des couches les plus larges de la bourgeoisie, ont pénétré aussi la tendance qui veut faire rentrer la théorie et la pratique marxistes dans le cadre de la « modération et de l’ordre ». Il n’y est resté de marxiste que la phraséologie, qui recouvre les raisonnements, tout imprégnés d’esprit libéral sur la « hiérarchie », l' »hégémonie », etc.

Le cadre de cet article ne peut certes pas comporter l’examen de ces développements. Il suffit de les signaler pour illustrer ce qui a été dit plus haut sur la gravité de la crise traversée par le marxisme, sur le lien qui la rattache à toute la situation sociale et économique de l’époque présente.

On ne peut tourner le dos aux questions soulevées par cette crise. Rien n’est plus néfaste, plus contraire aux principes que de vouloir les éluder avec des phrases. Il n’y a rien de plus important que l’union de tous les marxistes ayant conscience de la profondeur de la crise et de la nécessité de la combattre pour défendre les bases théoriques du marxisme et ses principes fondamentaux, que l’on dénature de toutes parts en propageant l’influence bourgeoise sur les différents « compagnons de route » du marxisme.

Le triennat précédent a fait participer consciemment à la vie sociale de larges milieux qui, aujourd’hui, ne font souvent que commencer véritablement à prendre connaissance du marxisme.

La presse bourgeoise engendre à ce sujet beaucoup plus d’erreurs qu’avant, et elle les diffuse plus largement. Dès lors, la désagrégation au sein du marxisme devient particulièrement dangereuse. Aussi bien, comprendre ce qui rend cette désagrégation inévitable en ce moment et se grouper pour la combattre avec fermeté, constitue dans l’acception rigoureusement exacte du terme, la tâche imposée aux marxistes par notre époque.

Notes

[1] Les vékhistes , collaborateurs au recueil des cadets Vékhi [les Jalons], paru à Moscou au printemps de 1909 avec les articles de N. Berdiaïev, S. Boulgakov, P. Strouvé, M. Guerchenson et autres représentants de la bourgeoisie libérale contre-révolutionnaire. Dans leurs articles sur l’intelligence russe, les « vékhistes » se sont attachés à jeter le discrédit sur les traditions démocratiques révolutionnaires des meilleurs représentants du peuple russe, y compris Biélinski et Tchernychevski ; ils traînaient dans la boue le mouvement révolutionnaire de 1905 et remerciaient le gouvernement tsariste d’avoir, « par ses baïonnettes et ses prisons », sauvé la bourgeoisie « de la rage populaire ». Le recueil appelait les intellectuels à se mettre au service de l’autocratie. Lénine a comparé le programme des Vékhi , dans la philosophie comme dans le journalisme, au programme du journal ultra-réactionnaire Moskovskié Védomosti [Nouvelles de Moscou] ; il appelait ce recueil « encyclopédie du reniement libéral « , « flot d’ordures réactionnaires déversé sur la démocratie « .

[2] Otzovisme  : courant bolchévique dirigé par A. Bogdanov. Se prononçaient pour un travail exclusivement illégal, le boycott de la III° Douma, etc. Se décompose à partir de 1913 pour se dissoudre définitivement en 1917.

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Lénine : Le mouvement étudiant et la situation politique actuelle (1908)

« Proletari » n° 36, 3 (16) octobre 1908

Les étudiants de l’Université de Pétersbourg sont en grève, ainsi que dans plusieurs autres établissements d’enseignement supérieur. Le mouvement a déjà gagné Moscou et Kharkov. A en juger par les informations des journaux russes et étrangers, et par les lettres que nous recevons de Russie, il s’agit d’un mouvement académique assez large.

Retour au passé, à la Russie pré-révolutionnaire : telle est la signification primordiale de ces événements.

Comme autrefois, la réaction gouvernementale est en train de mettre au pas l’Université. La lutte contre les organisations étudiantes est une constante de la Russie autocratique : aujourd’hui, cette lutte a pris la forme d’une campagne du ministre Cent-Noirs Schwartz — agissant en plein accord avec le premier ministre Stolypine — contre l’autonomie qui avait été promise aux étudiants à l’automne 1905 (quelles promesses l’autocratie n’avait-elle faites alors sous la pression de la classe ouvrière révolutionnaire !).

Cette autonomie, les étudiants en ont bénéficié tant que l’autocratie a eu d’autres « chats à fouetter ». Mais, puisqu’elle restait égale à elle-même, l’autocratie ne pouvait pas ne pas commencer à la leur retirer.

Comme par le passé, la presse libérale s’afflige et se lamente. A son chœur se mêlent cette fois-ci les voix de quelques octobristes.

Messieurs les professeurs font de même et implorent le gouvernement de ne pas s’engager dans la voie de la réaction et de ne pas laisser passer la magnifique occasion qui lui est offerte d’« assurer grâce à des réformes l’ordre et la paix » dans ce « pays recru de désordres » ; ils adjurent également les étudiants de ne pas recourir aux modes d’actions illégaux qui ne peuvent que favoriser la réaction, etc., etc.

Quelles rengaines mille fois ressassées que tout cela, et qui nous replongent dans l’atmosphère d’il y a vingt ans, dans les années 80 du siècle dernier. La ressemblance entre cette époque et le moment présent sera particulièrement frappante, si on prend les événements actuels séparément, si on les détache des trois années de révolution que nous venons de traverser.

A première vue, en effet, la Douma traduit d’une manière à peine modifiée un rapport de forces identique à celui qui existait avant la révolution : suprématie des hobereaux sauvages qui préfèrent à toutes les représentations leurs relations à la cour et leurs accointances dans l’administration ; soutien de cette même administration par les marchands (les octobristes), qui n’osent pas se séparer de leurs bienfaiteurs et patrons ; « opposition » des intellectuels bourgeois, dont le principal souci est de prouver leur loyalisme et qui identifient l’activité politique du libéralisme aux exhortations qu’ils adressent aux détenteurs du pouvoir.

Pour ce qui est des députés ouvriers à la Douma, ils rappellent bien trop faiblement le rôle qu’a joué récemment le prolétariat par sa lutte de masse au grand jour. Dans ces conditions, pouvons-nous accorder de l’importance aux anciennes formes de la lutte étudiante, académiques et primitives ? Telle est la question qui se pose.

Si les libéraux sont retombés au niveau de la « politique » des années 80 (il va de soi que si l’on parle de politique à leur sujet, ce ne peut être que sur le mode ironique), la social-démocratie ne va-t-elle pas rabaisser ses objectifs en considérant qu’il est nécessaire de soutenir, d’une façon ou d’une autre, la lutte universitaire ?

Il semble que cette question est posée par un certain nombre d’étudiants social-démocrates. La rédaction de notre journal a du moins reçu une lettre d’un groupe d’étudiants social-démocrates dans laquelle on peut lire entre autres choses :

« Le 13 septembre, un meeting des étudiants de l’Université de Pétersbourg a décidé d’appeler les étudiants à une grève nationale motivée par la tactique agressive de Schwartz. La plate-forme de la grève est académique. Le meeting est allé jusqu’à féliciter le conseil des professeurs de Moscou et de Pétersbourg pour les « premiers pas » qu’ils ont faits en faveur de l’autonomie.

Nous ne savons pas quelle attitude prendre à l’égard de cette plate-forme académique adoptée par le meeting de Pétersbourg ; nous pensons en effet qu’elle est inadmissible dans les conditions actuelles et qu’elle ne peut rassembler les étudiants dans une lutte active et large.

Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble, et qu’il ne peut en aucun cas être isolé. Nous ne voyons actuellement aucun élément susceptible d’unir les étudiants. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

L’erreur des auteurs de cette lettre a une importance politique beaucoup plus grande qu’on pourrait le penser à première vue, car leur argumentation aborde une série de problèmes incomparablement plus vastes et plus importants que la question de savoir s’il faut ou non participer à une grève.

« Nous estimons qu’un mouvement étudiant n’est concevable que s’il est coordonné à une action politique d’ensemble. C’est pourquoi nous nous opposons à cette action académique. »

Cette façon de raisonner est fondamentalement erronée. Avec cette argumentation, en effet, le mot d’ordre révolutionnaire selon lequel il faut s’efforcer de coordonner l’action politique des étudiants avec celle du prolétariat, etc., cesse d’être un guide vivant pour une agitation de plus en plus large, de plus en plus générale, de plus en plus combative, et se transforme en dogme mort appliqué mécaniquement aux différentes étapes des différentes formes du mouvement.

Il ne suffit pas de proclamer qu’une action politique coordonnée est nécessaire et de répéter le « dernier mot » des leçons de la révolution. Il faut savoir faire de la propagande en faveur de l’action politique et utiliser pour cela toutes les possibilités, toutes les conditions, et, en premier lieu, plus que tout, tous les conflits de masse qui opposent tels ou tels éléments d’avant-garde à l’autocratie.

Il n’est pas question, bien entendu, de diviser à l’avance chaque mouvement étudiant en différents « stades » par où il devrait obligatoirement passer, de veiller à ce que chacun de ces stades ait bien été parcouru de bout en bout et de craindre les passages « prématurés » à l’action politique, etc. Une telle façon de voir relèverait du pédantisme le plus nuisible et ne pourrait mener qu’à une politique opportuniste.

Mais l’erreur inverse qui consiste à refuser de prendre en considération la situation et les conditions réelles d’un mouvement de masse précis à cause d’un mot d’ordre mal compris et figé, est tout aussi nuisible : elle débouche inévitablement dans la phraséologie révolutionnaire.

Il se peut que, dans certaines conditions, un mouvement académique provoque une baisse du niveau du mouvement politique, le morcelle ou empiète sur lui. Dans ce cas, les groupes d’étudiants social-démocrates doivent naturellement diriger toute leur propagande contre un tel mouvement.

Mais, à l’heure actuelle, tout le monde peut voir que les conditions politiques sont différentes : aujourd’hui, le mouvement académique marque le début du mouvement d’une nouvelle « génération » d’étudiants qui s’est déjà plus ou moins habituée à une certaine autonomie, si étroite fût-elle ; d’autre part, ce mouvement a lieu à un moment où il n’existe aucune autre forme de lutte de masse, dans une période d’accalmie, alors que les larges masses continuent toujours à assimiler l’expérience des trois années de la révolution, en silence, lentement et en profondeur.

Dans ces conditions, la social-démocratie commettrait une grave erreur si elle s’« opposait au mouvement académique ».

Les groupes d’étudiants appartenant à notre parti doivent au contraire faire tout ce qui est en leur pouvoir pour soutenir, utiliser et élargir ce mouvement. Leur soutien, comme tous ceux que la social-démocratie apporte à des mouvements de forme primitive doit consister à influencer, sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, les plus larges couches éveillées par le conflit en question, qui constitue souvent leur première expérience des conflits politiques.

Les jeunes qui sont entrés à l’université au cours des deux dernières années ont en effet vécus presque totalement isolés de la politique et ont été éduqués dans un esprit d’autonomisme académique étroit, non seulement par les professeurs à la solde de l’Etat et la presse du gouvernement, mais également par les professeurs libéraux et tout le parti cadet.

Pour ces jeunes, une grande grève (s’ils sont en mesure d’organiser une grande grève, nous devons tout faire pour les y aider, mais il va de soi que ce n’est pas à nous, socialistes, à nous porter garants du succès d’un mouvement bourgeois), une grande grève donc marque le début du conflit politique, qu’ils en aient conscience ou non.

Notre tâche est d’expliquer à la masse des protestataires « académiques » la signification objective de ce conflit, d’essayer de transformer leur mouvement en mouvement politique conscient, de décupler la propagande des groupes d’étudiants social-démocrates.

Toute cette propagande doit avoir pour but de faire assimiler les conclusions qui découlent des trois années de la révolution, de faire comprendre qu’une nouvelle lutte révolutionnaire est inévitable, de faire en sorte que nos anciens mots d’ordre (le renversement de l’autocratie et la convocation d’une assemblée constituante), qui n’ont rien perdu de leur actualité, redeviennent un objet de discussion et la pierre de touche de la concentration politique des nouvelles générations de démocrates.

Quelles que soient les conditions, les étudiants social-démocrates n’ont pas le droit de refuser de faire ce travail. Et, quelles que soient les difficultés rencontrées en ce moment, quels que soient les échecs essuyés par tel ou tel propagandiste dans telle ou telle université, telle ou telle association d’étudiants, tel ou tel meeting, etc., nous continuerons à répéter : frappez, et l’on vous ouvrira !

Le travail d’agitation politique n’est jamais vain. Remporter un succès n’équivaut pas obligatoirement à obtenir immédiatement, d’emblée la majorité ou à faire accepter une action politique coordonnés. Il se peut que pour l’instant nous n’atteignions pas ces objectifs.

Mais si nous sommes un parti prolétarien organisé, cela veut dire que, bien loin de nous laisser décourager par des échecs provisoires, nous devons continuer à effectuer avec constance, persévérance et opiniâtreté notre travail, même dans les conditions les plus difficiles.

Nous publions ci-dessous l’appel du conseil unifié des étudiants de Saint-Pétersbourg. Cet appel montre que même les éléments étudiants les plus actifs demeurent sur des positions purement académiques et continuent à chanter la ritournelle cadette-octobriste.

Ceci au moment où on peut voir toute la presse cadette-octobriste adopter l’attitude la plus honteuse vis-à-vis de la grève et tenter de prouver, au plus fort de la lutte, que cette grève est néfaste, criminelle, etc. Dans ces conditions, le comité de Pétersbourg de notre parti a jugé qu’il était nécessaire de riposter au conseil unifié et nous ne pouvons que l’en féliciter (voir la rubrique « La vie du parti ») (1)

Il semble bien que les foudres de Schwartz ne suffiront pas à faire passer les étudiants d’aujourd’hui du terrain « académique » au terrain « politique ». Pour que de nouveaux cadres révolutionnaires soient complètement formés, il faudra qu’ils subissent encore maintes fois l’aiguillon de maint adjudant Cent-Noirs.

Quant à nous, social-démocrates, qui comprenons clairement que l’autocratie étroitement unie à la Douma Cent-Noirs et octobriste aura à affronter de nouveaux conflits démocratiques bourgeois à l’échelle nationale, nous devons accorder une attention constante à ces cadres formés par toute la politique stolypinienne et par chacune des entreprises de la contre-révolution.

Nous disons bien à l’échelle nationale, car, en ramenant la Russie en arrière, la contre-révolution Cent-Noirs est non seulement en train d’aguerrir de nouveaux combattants dans les rangs du prolétariat révolutionnaire, mais elle donnera inévitablement naissance à un nouveau mouvement non prolétarien, c’est-à-dire démocrate-bourgeois (nous entendons, naturellement par là non pas que toute l’opposition participera à la lutte, mais qu’il y aura une large participation des éléments réellement démocratiques, c’est-à-dire aptes à la lutte, de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie).

Le fait qu’une lutte étudiante de masse ait commencé dans la Russie de 1908 est un symptôme politique, le symptôme de toute la situation actuelle créée par la contre-révolution.

La jeunesse étudiante est rattachée par de multiples liens à la moyenne et à la petite bourgeoisie, aux petits fonctionnaires, à certains groupes de la paysannerie, du clergé, etc.

Si, au printemps 1908, on a pu assister à des tentatives pour ressusciter l’« Union pour la libération » (2) et pour faire en sorte qu’elle soit plus à gauche que l’ancienne union cadette à moitié contaminée par les gros propriétaires fonciers et que représente P. Strouvé ; si à l’automne de la même année, la masse des jeunes qui sont les plus proches de la démocratie bourgeoise commence à s’agiter ; si les folliculaires à gages recommencent à tonner contre la révolution dans les écoles, avec une rage décuplée ; si les infâmes professeurs libéraux et dirigeants cadets se répandent en lamentations et déplorent ces grèves prématurées, dangereuses, désastreuses qui déplaisent à leurs chers octobristes et qui sont susceptibles de les « rebuter », eux qui détiennent le pouvoir, cela signifie que la poudre s’accumule dans la poudrière, que la réaction contre… la réaction a commencé, et pas seulement parmi les étudiants.

Si faible et si embryonnaire que soit ce début de réaction, le parti de la classe ouvrière doit l’utiliser et l’utilise.

Nous avons su travailler pendant des dizaines d’années avant la révolution ; nos mots d’ordre révolutionnaires, nous les avons développées d’abord dans de petits cercles, puis parmi les masses ouvrières, puis dans la rue, puis sur les barricades. Maintenant encore, nous devons parvenir avant tout à accomplir la tâche de l’heure, faute de quoi tout ce que nous pourrons dire sur l’action politique coordonnée ne sera que phrases vides.

Cette tâche, c’est de construire une solide organisation prolétarienne qui mène en tous lieux et à tout moment l’agitation politique parmi les masses au nom de ses mots d’ordre révolutionnaires. C’est à ce travail d’organisation dans leur milieu étudiant, c’est à ce travail de propagande basé sur le mouvement actuel que doivent s’atteler nos groupes universitaires.

Le prolétariat ne se fera pas attendre longtemps. Il lui arrive souvent de céder le pas aux démocrates bourgeois quand il s’agit de prendre la parole dans les banquets, dans les organisations légales, dans les universités, à la tribune des institutions parlementaires. Il ne le cède et ne le cédera jamais quand il y a une grande lutte de masse sérieuse.

Les conditions de cette lutte mûrissent peut-être plus lentement et plus difficilement que tel ou tel d’entre nous l’aurait souhaité : le fait est qu’elles mûrissent inexorablement. Ce petit début de petits conflits académiques est en réalité un grand début, car il aura des prolongements importants, sinon aujourd’hui, du moins demain, sinon demain, du moins après-demain.

Notes

Il s’agit de la décision prise par le Comité de Petersbourg du P.O.S.D.R. et publiée dans la rubrique « La vie du parti », du journal Proletari n° 36 du 3 (16) octobre 1908.

Le comité de Petersbourg appela les groupes étudiants social-démocrates à se désolidariser publiquement de l’appel du Conseil étudiant de coalition et de subordonner le mouvement étudiant à la réalisation des tâches que se fixait la social-démocratie et à la lutte d’ensemble contre le tsarisme.

2 « Osvobojdénié », bi-mensuel, parut à l’étranger du 18 juin (1er juillet) 1902 au 5 (18) octobre 1905, son rédacteur fut P. Strouvé. La revue était l’organe de la bourgeoisie libérale russe et propageait les idées du libéralisme monarchique modéré.

En 1903, autour de la revue se forme « L’Union de l’Osvobojdénié » (constituée officiellement en janvier 1904) ; elle exista jusqu’à octobre 1905. Ses membres constituèrent le noyau du Parti constitutionnel-démocrate (cadet), qui se forma en octobre 1905. Le parti cadet fut le principal parti bourgeois de Russie.

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Lénine : Socialisme et religion (1905)

« Novaïa Jizn » n° 28, 3 décembre 1905

La société moderne est fondée tout entière sur l’exploitation des grandes masses de la classe ouvrière par une infime minorité de la population appartenant aux classes des propriétaires fonciers et des capitalistes.

C’est une société d’esclavagistes, car les ouvriers « libres » qui travaillent toute leur vie pour le capital, n’ont « droit » qu’aux moyens d’existence strictement indispensables à l’entretien des esclaves produisant les bénéfices, qui permettent d’assurer et de perpétuer l’esclavage capitaliste.

L’oppression économique qui pèse sur les ouvriers, provoque et engendre inévitablement sous diverses formes l’oppression politique, l’abaissement social, l’abrutissement et la dégradation de la vie intellectuelle et morale des masses.

Les ouvriers peuvent obtenir une liberté politique plus ou moins grande afin de lutter pour leur affranchissement économique, mais aucune liberté ne les débarrassera de la misère, du chômage et de l’oppression tant que le pouvoir du capital ne sera pas aboli. La religion est un des aspects de l’oppression spirituelle qui accable toujours et partout les masses populaires, écrasées par un travail perpétuel au profit d’autrui, par la misère et l’isolement.

La foi en une vie meilleure dans l’au-delà naît tout aussi inévitablement de l’impuissance des classes exploitées dans leur lutte contre les exploiteurs que la croyance aux dieux, aux diables, aux miracles naît de l’impuissance du sauvage dans sa lutte contre la nature. A ceux qui peinent toute leur vie dans la misère, la religion enseigne la patience et la résignation ici-bas, en les berçant de l’espoir d’une récompense céleste.

Quant à ceux qui vivent du travail d’autrui, la religion leur enseigne la bienfaisance ici- bas, leur offrant ainsi une facile justification de leur existence d’exploiteurs et leur vendant à bon compte des billets donnant accès à la félicité divine. La religion est l’opium du peuple. La religion est une espèce d’alcool spirituel dans lequel les esclaves du capital noient leur image humaine et leur revendication d’une existence tant soit peu digne de l’homme.

Mais l’esclave qui a pris conscience de sa condition et s’est levé pour la lutte qui doit l’affranchir, cesse déjà à moitié d’être un esclave. L’ouvrier conscient d’aujourd’hui, formé par la grande industrie, éduqué par la ville, écarte avec mépris les préjugés religieux, laisse le ciel aux curés et aux tartuffes bourgeois et s’attache à la conquête d’une meilleure existence sur cette terre.

Le prolétariat moderne se range du côté du socialisme qui fait appel à la science pour combattre les fumées de la religion et, organisant l’ouvrier dans une lutte véritable pour une meilleure condition terrestre, le libère de la croyance en l’au-delà.

La religion doit être déclarée affaire privée ; c’est ainsi qu’on définit ordinairement l’attitude des socialistes à l’égard de la religion. Mais il importe de déterminer exactement la signification de ces mots, afin d’éviter tout malentendu.

Nous exigeons que la religion soit une affaire privée vis-à-vis de l’État, mais nous ne pouvons en aucune façon considérer la religion comme une affaire privée en ce qui concerne notre propre Parti. L’État ne doit pas se mêler de religion, les sociétés religieuses ne doivent pas être liées au pouvoir d’État.

Chacun doit être parfaitement libre de professer n’importe quelle religion ou de n’en reconnaître aucune, c’est-à-dire d’être athée, comme le sont généralement les socialistes. Aucune différence de droits civiques motivée par des croyances religieuses ne doit être tolérée. Toute mention de la confession des citoyens dans les papiers officiels doit être incontestablement supprimée.

L’État ne doit accorder aucune subvention ni à l’Église ni aux associations confessionnelles ou religieuses, qui doivent devenir des associations de citoyens coreligionnaires, entièrement libres et indépendantes à l’égard du pouvoir.

Seule la réalisation totale de ces revendications peut mettre fin à ce passé honteux et maudit où l’Église était asservie à l’État, les citoyens russes étant à leur tour asservis à l’Église d’État, où existaient et étaient appliquées des lois inquisitoriales moyenâgeuses (maintenues jusqu’à ce jour dans nos dispositions (égaies), qui persécutaient la croyance ou l’incroyance, violaient la conscience et faisaient dépendre les promotions et les rémunérations officielles de la distribution de tel ou tel élixir clérical.

La séparation complète de l’Église et de l’État, telle est la revendication du prolétariat socialiste à l’égard de l’État et de l’Église modernes.

La révolution russe doit faire aboutir cette revendication comme une partie intégrante et indispensable de la liberté politique. Sous ce rapport, la révolution russe est placée dans des conditions particulièrement favorables, le détestable régime bureaucratique de l’autocratie féodale et policière ayant provoqué le mécontentement, l’effervescence et l’indignation dans le clergé même.

Si misérable, si ignorant que fût le clergé orthodoxe russe, il s’est réveillé cependant au fracas de la chute de l’ancien régime, du régime médiéval en Russie.

Le clergé lui-même soutient aujourd’hui la revendication de liberté, s’élève contre le bureaucratisme officiel et l’arbitraire administratif, le mouchardage policier imposé aux « ministres de Dieu ».

Nous autres socialistes, nous devons appuyer ce mouvement en poussant jusqu’au bout les revendications des représentants honnêtes et sincères du clergé, en les prenant au mot quand ils parlent de liberté, en exigeant qu’ils brisent résolument tout lien entre la religion et la police.

Ou bien vous êtes sincères, et vous devez dès lors réclamer la séparation complète de l’Église et de l’État, de l’école et de l’Église et demander que la religion soit déclarée affaire privée, et cela de façon absolue et catégorique.

Ou bien vous ne souscrivez pas à ces revendications conséquentes de liberté, et cela signifie que vous êtes toujours prisonniers des traditions inquisitoriales, que vous voulez toujours avoir accès aux promotions et aux rémunérations officielles, que vous ne croyez pas à la puissance de vos armes spirituelles, que vous continuez à accepter les pots-de-vin de l’État ; et alors les ouvriers conscients de Russie vous déclarent une guerre sans merci.

Par rapport au parti du prolétariat socialiste, la religion n’est pas une affaire privée. Notre Parti est une association de militants conscients d’avant-garde, combattant pour l’émancipation de la classe ouvrière. cette association ne peut pas et ne doit pas rester indifférente à l’inconscience, à l’ignorance ou à l’obscurantisme revêtant la forme de croyances religieuses.

Nous réclamons la séparation complète de l’Église et de l’État afin de combattre le brouillard de la religion avec des armes purement et exclusivement idéologiques : notre presse, notre propagande. Mais notre association, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, lors de sa fondation, s’est donné pour but, entre autres, de combattre tout abêtissement religieux des ouvriers. Pour nous, la lutte des idées n’est pas une affaire privée ; elle intéresse tout le Parti, tout le prolétariat.

Mais puisqu’il en est ainsi, pourquoi ne nous déclarons-nous pas athées dans notre programme ? Pourquoi n’interdisons-nous pas aux chrétiens et aux croyants l’entrée de notre Parti ?

La réponse à cette question fera ressortir la différence très importante des points de vue de la démocratie bourgeoise et de la social-démocratie sur la religion.

Notre programme est fondé tout entier sur une philosophie scientifique, rigoureusement matérialiste. Pour expliquer notre programme il est donc nécessaire d’expliquer les véritables racines historiques et économiques du brouillard religieux.

Notre propagande comprend nécessairement celle de l’athéisme ; et la publication à cette fin d’une littérature scientifique que le régime autocratique et féodal a proscrite et poursuivie sévèrement jusqu’à ce jour doit devenir maintenant une des branches de l’activité de notre Parti. Nous aurons probablement à suivre le conseil qu’Engels donna un jour aux socialistes allemands : traduire et répandre parmi les masses la littérature française du XVIII° siècle athée et démystifiante [1] .

Mais en aucun cas nous ne devons nous fourvoyer dans les abstractions idéalistes de ceux qui posent le problème religieux on termes de « raison pure », en dehors de la lutte de classe, comme font souvent les démocrates radicaux issus de la bourgeoisie.

Il serait absurde de croire que, dans une société fondée sur l’oppression sans bornes et l’abrutissement des masses ouvrières, les préjugés religieux puissent être dissipés par la seule propagande. Oublier que l’oppression religieuse de l’humanité n’est que le produit et le reflet de l’oppression économique au sein de la société serait faire preuve de médiocrité bourgeoise.

Ni les livres ni la propagande n’éclaireront le prolétariat s’il n’est pas éclairé par la lutte qu’il soutient lui-même contre les forces ténébreuses du capitalisme. L’unité de cette lutte réellement révolutionnaire de la classe opprimée combattant pour se créer un paradis sur la terre nous importe plus que l’unité d’opinion des prolétaires sur le paradis du ciel.

Voilà pourquoi, dans notre programme, nous ne proclamons pas et nous ne devons pas proclamer notre athéisme ; voilà pourquoi nous n’interdisons pas et ne devons pas interdire aux prolétaires, qui ont conservé tels ou tels restes de leurs anciens préjugés, de se rapprocher de notre Parti.

Nous préconiserons toujours la conception scientifique du monde ; il est indispensable que nous luttions contre l’inconséquence de certains « chrétiens », mais cela ne veut pas du tout dire qu’il faille mettre la question religieuse au premier plan, place qui ne lui appartient pas ; qu’il faille laisser diviser les forces engagées dans la lutte politique et économique véritablement révolutionnaire au nom d’opinions de troisième ordre ou de chimères, qui perdent rapidement toute valeur politique et sont très vite reléguées à la chambre de débarras, par le cours même de l’évolution économique.

La bourgeoisie réactionnaire a partout eu soin d’attiser les haines religieuses – et elle commence à le faire chez nous – pour attirer de ce côté l’attention des masses et les détourner des problèmes économiques et politiques réellement fondamentaux, problèmes que résout maintenant le prolétariat russe, qui s’unit pratiquement dans sa lutte révolutionnaire.

Cette politique réactionnaire de morcellement des forces prolétariennes, qui se manifeste aujourd’hui surtout par les pogromes des Cent-Noirs, trouvera peut-être demain des mesures plus subtiles. Nous lui opposerons dans tous les cas une propagande calme, ferme, patiente, qui se refuse à exciter des désaccords secondaires, la propagande de la solidarité prolétarienne et de la conception scientifique du monde.

Le prolétariat révolutionnaire finira par imposer que la religion devienne pour l’État une affaire vraiment privée. Et, dans ce régime politique débarrassé de la moisissure médiévale, le prolétariat engagera une lutte large et ouverte pour la suppression de l’esclavage économique, cause véritable de l’abêtissement religieux de l’humanité.

Notes

[1] Voir F. Engels, La littérature politique des émigrés. Le programme des communards blanquistes émigrés.

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Lénine : Lettre au comité de combat près le comité de Saint-Pétersbourg (1905)

16 octobre 1905

Chers camarades ! Je vous suis très reconnaissant de m’avoir envoyé : 1° le rapport du Comité de combat, 2° la note sur l’organisation de la préparation insurrectionnelle, 3° le schéma de l’organisation.

Ayant pris connaissance de ces documents, j’ai cru de mon devoir de m’adresser directement au Comité de combat afin d’avoir avec vous un échange fraternel de vues. Point n’est besoin de dire que je ne prétends pas juger les questions pratiques ; il n’est pas douteux que tout ce qu’il est possible de faire dans les conditions si difficiles où l’on se trouve en Russie se fait. Mais, à en juger par les documents, le travail risque de dégénérer en paperasserie.

Tous ces schémas, tous ces plans d’organisation du Comité de combat donnent l’impression d’une vaste paperasserie formaliste. Je vous prie d’excuser la franchise de l’expression, j’espère bien que vous ne me suspecterez de chercher la petite bête.

En pareilles circonstances les schémas, les discussions, les palabres sur les fonctions et les droits du Comité de combat sont aussi inopportuns que possible. Il faut une énergie dévorante et encore de l’énergie.

Je vois avec horreur, mais vraiment avec horreur, que l’on parle des bombes depuis plus de six mois sans en avoir fait une seule. Et ce sont les gens les plus savants qui en parlent… Allez aux jeunes, messieurs ! voilà la seule panacée.

Sinon, je vous assure, vous vous trouverez en retard (tout me l’indique) avec des mémoires « érudits », des plans, des graphiques, des schémas, des recettes magnifiques, mais sans organisation, sans travail vivant. Allez aux jeunes ! Formez sur-le-champ, en tous lieux, des groupes de combat, formez-en parmi les étudiants et surtout les ouvriers, etc., etc.

Que des détachements de 3, 10, 30 hommes et plus se forment sur-le-champ. Qu’ils s’arment eux-mêmes sur-le-champ, comme ils peuvent, qui d’un revolver, qui d’un couteau, qui d’un chiffon imprégné de pétrole pour servir de brandon. Que ces détachements désignent tout de suite leurs chefs et se mettent autant que possible en relation avec le Comité de combat près le comité de Pétersbourg.

N’exigez aucune formalité, moquez-vous, pour l’amour de Dieu, de tous les schémas, envoyez, pour l’amour de Dieu, les « fonctions, droits et privilèges » à tous les diables.

N’exigez pas d’affiliation obligatoire au P.O.S.D.R., ce serait pour l’insurrection armée une revendication absurde. Ne refusez pas d’établir la liaison avec le moindre groupe, ne fût-il que trois hommes, à la seule condition qu’il soit pur de tout noyautage policier et prêt à se battre contre les troupes du tsar.

Que les groupes qui le désirent s’affilient au P.O.S.D.R. ou se joignent à lui, ce sera parfait ; mais je considérerais comme une faute évidente d’exiger l’affiliation au Parti.

Le rôle du Comité de combat près le comité de Pétersbourg doit être de venir en aide à ces détachements de l’armée révolutionnaire, de servir de « bureau » de liaison, etc. Tout détachement acceptera volontiers vos services, mais si vous commencez en pareil cas par des schémas et par des discours sur les « droits » du Comité de combat, vous perdrez tout, je vous le certifie, vous perdrez tout sans retour.

Ce qu’il faut ici, c’est une large propagande. Que 5 à 10 hommes visitent en une semaine des centaines de cercles d’ouvriers et d’étudiants, pénètrent partout où l’on peut pénétrer, proposent partout un plan clair, bref, direct et simple : formez sur-le-champ un détachement, armez-vous comme vous pouvez, travaillez de toutes vos forces, nous vous aiderons comme nous pourrons, mais ne vous reposez pas sur nous, travaillez vous-mêmes.

Le principal en pareil cas, c’est l’initiative de la masse formée par les petits cercles. Ils feront tout. Sans eux tout votre Comité de combat n’est rien. Je suis prêt à mesurer l’efficacité des travaux du Comité de combat au nombre des détachements avec lesquels il sera lié.

Si, dans un mois ou deux, le Comité de combat n’a pas à Pétersbourg un minimum de 200 à 300 détachements, ce sera un Comité mort. Il faudra l’enterrer. Ne pas rassembler, dans l’effervescence actuelle, une centaine de détachements, c’est être en dehors de la vie.

Les propagandistes doivent fournir à chaque détachement les recettes de bombes les plus simples et les plus concises, un exposé élémentaire du genre d’action à fournir, et leur laisser ensuite les mains libres. Les détachements doivent commencer sur-le-champ leur instruction militaire par des opérations de combat.

Les uns entreprendront tout de suite de tuer un mouchard, de faire sauter un poste de police, les autres d’attaquer une banque pour y confisquer les fonds nécessaires à l’insurrection, d’autres encore feront des manœuvres ou dresseront les plans des localités, etc.

L’indispensable est de commencer tout de suite l’instruction par l’action : ne craignez pas ces tentatives d’agression.

Elles peuvent naturellement dégénérer. Mais ce sera le mal de demain ; notre inertie, notre raideur doctrinaire, notre savante immobilité, notre crainte sénile de l’initiative, voilà le mal d’aujourd’hui.

Que chaque détachement fasse lui-même son apprentissage, ne serait-ce qu’en assommant les agents de police : l’expérience acquise par des centaines de combattants, qui entraîneront demain au combat des centaines de milliers d’hommes, nous dédommagera largement de la perte de quelques dizaines d’hommes.

Forte poignée de main, camarades, et souhaits de bon succès. Je n’impose nullement mon opinion, mais je crois de mon devoir d’élever ma voix consultative.

Votre Lénine

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Lénine : La guerre de Chine (1900)

Iskra, n° 1, décembre 1900

La Russie touche au terme de la guerre [1] avec la Chine : toute une série de régions militaires ont été mobilisées, des centaines de millions de roubles dépensés, des dizaines de milliers de soldats envoyés en Chine, bien des batailles livrées, bien des victoires remportées, — des victoires, à vrai dire, moins sur des armées régulières de l’ennemi que sur des insurgés, et plus souvent encore sur des Chinois désarmés qu’on a noyés et massacrés, sans reculer devant l’assassinat de femmes et d’enfants, et nous ne parlons pas du sac des palais, des maisons et des boutiques.

Et le gouvernement russe, avec les journaux à sa dévotion, célèbre la victoire, exulte à l’occasion des nouveaux exploits de ses troupes valeureuses, magnifie l’écrasement de la barbarie chinoise par la civilisation européenne, les nouveaux succès de la « mission civilisatrice » de la Russie en Extrême-Orient.

Mais ce qu’on n’entend pas, dans ce concert d’allégresse, c’est la voix des ouvriers conscients, de ces représentants d’avant-garde des millions d’hommes qui forment le peuple laborieux.

Pourtant c’est sur le peuple laborieux que retombe tout le poids de ces nouvelles campagnes triomphales : c’est de son sein que l’on arrache les travailleurs pour les envoyer au bout du monde, c’est sur lui qu’on prélève des impôts tout spécialement alourdis pour trouver les millions nécessaires. Essayons donc de tirer ces questions au clair : comment les socialistes doivent-ils considérer cette guerre ? à qui profite-t-elle ? quelle est la véritable signification de la politique suivie par le gouvernement russe ?

Notre gouvernement assure, avant toute chose, qu’il ne fait pas du tout la guerre à la Chine : il ne fait que réprimer un soulèvement, mater des rebelles, aider le gouvernement légitime chinois à rétablir l’ordre légal. La guerre n’a pas été déclarée mais cela ne change rien au fond des choses, puisqu’elle a quand même lieu.

Qu’est-ce qui a suscité l’attaque des Chinois contre les Européens, cette rébellion réprimée avec tant de zèle par les Anglais, les Français, les Allemands, les Russes, les Japonais, etc. ? C’est « l’animosité de la race jaune contre la race blanche », « la haine des Chinois contre la culture et la civilisation européennes », affirment les partisans de la guerre.

En effet, les Chinois haïssent les Européens, mais quels Européens haïssent-ils, et pour quelles raisons ?

Ce ne sont pas les peuples européens que les Chinois haïssent — ils ne sont jamais entrés en conflit avec eux –, ce sont les capitalistes européens et les gouvernements européens aux ordres de ces derniers. Comment les Chinois pourraient-ils ne pas haïr des gens qui ne sont venus en Chine que par amour du lucre, qui ne se sont servis de leur civilisation tant vantée que pour tromper, piller et exercer des violences, qui ont fait la guerre à la Chine pour obtenir le droit de vendre l’opium qui abrutit le peuple (guerre de l’Angleterre et de la France contre la Chine en 1856), qui ont hypocritement mené une politique de pillage sous le couvert de la propagation du christianisme ?

Cette politique de pillage est pratiquée depuis longtemps à l’égard de la Chine par les gouvernements bourgeois d’Europe mais, maintenant, le gouvernement autocratique russe s’y engage à son tour. L’on a coutume de baptiser cette politique de pillage du nom de politique coloniale.

Tout pays qui possède une industrie capitaliste en plein développement en arrive très vite à chercher des colonies, c’est-à-dire des pays où l’industrie est faiblement développée, qui vivent sous un régime plus ou moins patriarcal et où l’on peut écouler des produits manufacturés et réaliser de coquets bénéfices.

Et, pour enrichir une poignée de capitalistes, les gouvernements bourgeois ont entrepris des guerres interminables, ont fait périr des régiments entiers dans des pays tropicaux au climat insalubre, ont gaspillé par millions l’argent soutiré au peuple, ont acculé les populations à des révoltes désespérées ou à la mort par la famine. Rappelez-vous le soulèvement des indigènes de l’Inde contre l’Angleterre [2] et la famine en Inde ou bien la guerre actuelle des Anglais contre les Boers [3] .

Et voilà que maintenant les griffes avides des capitalistes européens se sont tendues vers la Chine. Parmi eux, un des tout premiers, le gouvernement russe, qui s’évertue tant aujourd’hui à prouver son « désintéressement ». Au nom de ce « désintéressement », il a enlevé Port-Arthur à la Chine et commencé à construire un chemin de fer en Mandchourie, sous la protection des troupes russes.

L’un après l’autre, les gouvernements européens se sont mis avec tant de zèle à piller — pardon, « à prendre à bail » — le sol chinois qu’on en est venu, non sans raison, à parler d’un partage de la Chine. Et, pour appeler les choses par leur nom, il faut dire que les gouvernements européens (et parmi eux le gouvernement russe l’un des tout premiers) ont déjà commencé ce partage. Toutefois, ils s’y sont pris non pas ouvertement mais en catimini, comme des voleurs.

Ils ont commencé à dépouiller la Chine comme on dépouille un cadavre et, quand ce prétendu cadavre a essayé de résister, ils se sont jetés sur lui comme des bêtes féroces, réduisant en cendres des villages entiers, noyant dans le fleuve Amour, fusillant ou perçant de leurs baïonnettes les habitants désarmés, leurs femmes et leurs enfants. Et tous ces exploits chrétiens s’accompagnent de déclamations contre ces barbares de Chinois qui osent lever la main sur des Européens civilisés.

L’occupation de Niou-Tchouang et l’entrée des troupes russes sur le territoire de la Mandchourie ne sont que des mesures temporaires, déclare le gouvernement autocratique de Russie, dans sa note circulaire aux puissances en date du 12 août 1900 ; ces mesures « sont suscitées uniquement par la nécessité de repousser les agressions des rebelles chinois » ; elles « ne sauraient en aucun cas témoigner de desseins intéressés, qui sont absolument étrangers à la politique du gouvernement impérial ».

Pauvre gouvernement impérial ! Il est si chrétiennement désintéressé, et on l’offense si injustement ! Il s’est emparé d’une façon toute désintéressée de Port-Arthur, il y a quelques années, et maintenant il s’empare avec non moins de désintéressement de la Mandchourie, il a infesté dans le même esprit désintéressé les régions chinoises limitrophes de la Russie d’une meute d’entrepreneurs, d’ingénieurs et d’officiers dont le comportement a réussi à faire se rebeller les Chinois, pourtant connus pour leur docilité.

Sur les chantiers de construction du chemin de fer chinois, les ouvriers chinois recevaient 10 kopecks par jour pour leur entretien : n’est-ce pas là encore du désintéressement de la part de la Russie ?

Mais comment expliquer que notre gouvernement mène en Chine cette politique insensée ? A qui profite-t-elle ?

Elle profite à une poignée de gros capitalistes qui font du commerce avec la Chine, à une poignée de patrons de fabrique qui produisent des marchandises destinées au marché asiatique, à une poignée de soumissionnaires qui gagnent à présent un argent fou sur les commandes militaires urgentes (certaines usines fabriquant du matériel de guerre, des munitions pour l’armée, etc., travaillent maintenant à plein régime et embauchent des centaines de nouveaux ouvriers à la journée).

Cette politique profite à une poignée de nobles occupant de hauts postes civils et militaires. Ils ont besoin d’une politique d’aventures parce qu’on peut y gagner des faveurs, y faire carrière, s’y illustrer par des « exploits ».

Et notre gouvernement sacrifie sans hésiter les intérêts du peuple tout entier à ceux de cette poignée de capitalistes et de fripouilles de la haute administration. Dans ce cas comme dans tous les autres, le gouvernement tsariste autocratique apparaît comme un gouvernement de fonctionnaires irresponsables, à plat ventre devant les gros capitalistes et les nobles.

Quel profit la classe ouvrière et tout le peuple laborieux de Russie retireront-ils des conquêtes faites en Chine ?

Des milliers de familles ruinées dont les soutiens ont été envoyés à la guerre, un énorme accroissement des dettes et des dépenses de l’Etat, l’augmentation des impôts, le renforcement du pouvoir des capitalistes, exploiteurs des ouvriers, le sort des ouvriers qui va empirant, le dépérissement accéléré de la paysannerie, la famine en Sibérie, voilà ce que promet d’apporter et ce qu’apporte déjà la guerre de Chine.

Toute la presse russe, tous les journaux et toutes les revues sont asservis, ils n’osent rien imprimer sans l’autorisation des fonctionnaires du gouvernement, et c’est pourquoi nous ne possédons aucune donnée précise sur ce que la guerre de Chine coûte au peuple mais il ne fait pas de doute qu’elle exige des centaines de millions de roubles .

D’après certains renseignements, le gouvernement a donné d’un seul coup pour la guerre, par un décret non publié, 150 millions de roubles ; en outre, les dépenses courantes pour la guerre engloutissent un million de roubles tous les trois ou quatre jours.

Et ces sommes folles sont gaspillées par un gouvernement qui rogne sans cesse les subsides aux paysans affamés, marchandant chaque kopeck, qui ne trouve pas d’argent pour l’instruction publique, qui, comme le premier koulak venu, fait suer sang et eau aux ouvriers des usines de l’Etat, aux petits employés des postes, etc. !

Le ministre des Finances Witte a déclaré qu’au 1° janvier 1900, le Trésor disposait d’une encaisse de 250 millions de roubles : actuellement, cet argent n’existe plus, il a été dépensé pour la guerre ; le gouvernement cherche à emprunter, augmente les impôts, renonce faute d’argent aux dépenses nécessaires, arrête la construction des voies ferrées.

Le gouvernement tsariste est menacé de banqueroute, et il se lance dans une politique de conquêtes, une politique qui non seulement exige d’énormes ressources financières mais risque de l’entraîner dans des guerres plus dangereuses encore. Les puissances européennes qui se sont jetées sur la Chine commencent déjà à se disputer pour le partage du butin et personne ne saurait dire comment ces disputes se termineront.

Mais la politique du gouvernement tsariste en Chine n’est pas seulement une insulte aux intérêts du peuple, elle vise à corrompre la conscience politique des masses populaires.

Les gouvernements qui ne s’appuient que sur la force des baïonnettes et qui sont constamment obligés de contenir ou de réprimer des soulèvements populaires ont depuis longtemps compris cette vérité que rien ne saurait venir à bout du mécontentement populaire ; il faut tâcher de le détourner du gouvernement sur quelqu’un d’autre.

C’est ainsi qu’on attise, par exemple, la haine contre les Juifs : des journaux orduriers s’en prennent furieusement aux Juifs, comme si l’ouvrier juif ne souffrait pas tout autant que l’ouvrier russe du joug que font peser le capital et le gouvernement policier.

Actuellement, la presse mène campagne contre les Chinois et se répand en clameurs sur la barbarie de la race jaune et sa haine de la civilisation, sur la mission civilisatrice de la Russie, l’enthousiasme avec lequel les soldats russes vont au feu, etc., etc. A plat ventre devant le gouvernement et le sac d’écus, les journalistes se mettent en quatre pour attiser dans le peuple la haine de la Chine.

Mais le peuple chinois n’a jamais ni d’aucune façon opprimé le peuple russe, le peuple chinois souffre des mêmes maux que le peuple russe : d’un gouvernement asiatique, pressurant d’impôts les paysans affamés et écrasant par les armes toute aspiration à la liberté, et du joug du capital, qui s’est insinué aussi dans l’Empire du Milieu.

La classe ouvrière russe commence à sortir de l’état d’abrutissement et d’ignorance politiques dans lequel végète la masse du peuple. C’est pourquoi tous les ouvriers conscients ont le devoir de s’opposer de toutes leurs forces à ceux qui attisent les haines nationales et détournent l’attention du peuple travailleur de ses véritables ennemis.

La politique du gouvernement tsariste en Chine est une politique criminelle qui accentue encore la ruine du peuple, qui le corrompt et l’asservit encore davantage.

Non seulement le gouvernement tsariste tient notre peuple en esclavage mais il l’envoie pacifier d’autres peuples, soulevés contre leur propre esclavage (comme ce fut le cas en 1849, quand les troupes russes écrasèrent la révolution hongroise).

Non seulement il aide les capitalistes russes à exploiter leurs ouvriers dont il lie les mains afin qu’ils n’aient pas l’audace de s’unir et de se défendre mais il envoie encore ses soldats piller d’autres peuples au profit d’une poignée de richards et de nobles. Pour se débarrasser du nouveau fardeau que la guerre fait peser sur le peuple laborieux, il n’est qu’un seul moyen : convoquer les représentants du peuple, qui mettront fin au pouvoir absolu du gouvernement et l’obligeront à tenir compte d’autre chose que des intérêts d’une clique de courtisans.

Notes

[1] A la fin du XIX° siècle, la pénétration des grandes puissances en Chine s’accentua, aboutissant à un véritable dépècement du pays en zones d’influence. Cette oppression étrangère provoqua un mouvement d’hostilité violente, mouvement de caractère national, à base populaire, qui explosa en 1900 avec la révolte des « Boxers ». Les puissances impérialistes installées en Chine — dont la Russie tsariste — montèrent alors une expédition punitive commune, qui reprit Pékin, écrasa la révolte et la réprima de manière féroce.

[2] Allusion à la révolte des cipayes (1857-1859) contre la domination britannique.

[3] Au moment où Lénine écrit, ce conflit opposait depuis octobre 1899 l’Angleterre aux deux républiques sud-africaines du Transvaal et de l’Orange. Après une guerre éprouvante, les deux Républiques perdront leur indépendance en 1902.

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Le MLPD, le capitalisme monopoliste d’État et la question de la guerre impérialiste

Le MLPD, Parti Marxiste-Léniniste d’Allemagne, est la seule structure marxiste-léniniste à s’être maintenue depuis les années 1960-1970 en Allemagne de l’Ouest. Il a été l’un des principaux initiateurs de la Coordination Internationale des Partis et Organisations Révolutionnaires (ICOR), regroupant depuis 2010 une cinquantaine de structures se revendiquant du marxisme-léninisme et, le plus souvent, d’une manière ou d’une autre, de Mao Zedong.

La ligne du MLPD et de l’ICOR est classiquement néo-révisionniste : le révisionnisme est dénoncé, mais dans les faits c’est le révisionnisme lui-même qui est assumé. On peut le voir très simplement avec la thèse du « capitalisme monopoliste d’État ».

Cette thèse est révisionniste.

Le capitalisme monopoliste d’État serait un nouveau stade de l’impérialisme. L’État aurait acquis un grand niveau d’indépendance par rapport aux classes, il serait « rationnel » et en s’appuyant sur lui, le capitalisme atteindrait un stade « organisé ». L’État, au moyen de la socialisation des pertes, empêcherait le capitalisme monopoliste de sombrer.

Développée par Eugen Varga, cette thèse a été strictement rejetée dans l’immédiate après-guerre en URSS, dans le cadre d’une grande bataille idéologique. Puis, Nikita Khrouchtchev en a fait un dispositif officiel de l’idéologie révisionniste. Et, malheureusement, la plupart des organisations marxistes-léninistes se définissant comme anti-révisionnistes en Europe de l’Ouest ont maintenu cette thèse du « capitalisme monopoliste d’État ». C’est le cas du MLPD.

Le MLPD ne dit pas que l’État est neutre et qu’il serait possible de l’arracher aux mains du capital monopoliste. Cela le distingue de ceux pratiquant un révisionnisme ouvert. Cependant, il maintient la thèse du « capitalisme monopoliste d’Etat » théorisé par Eugen Varga comme une nouvelle étape de l’impérialisme. Willi Dickhut, le principal théoricien du MLPD à sa fondation en 1982 jusqu’à son décès en 1992, l’assume tout à fait dès 1973 et cette position est documentée par le MLPD lui-même en 2019.

Le MLPD dit exactement la même chose qu’Eugen Varga et cette thèse a été strictement rejetée par l’URSS à l’époque de Staline, dans une vaste polémique. Voici comment le MLPD présente la chose :

« En liaison avec la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un saut qualitatif : dans tous les pays impérialistes a mûri la transition de l’impérialisme capitaliste monopoliste à l’impérialisme monopoliste d’État. »

Cette thèse est totalement révisionniste, indéfendable historiquement du point de vue communiste, puisqu’elle a été proposée par Eugen Varga, dénoncée par l’URSS de Staline, assumée par le révisionnisme en URSS et systématisée dans tous les partis révisionnistes dans le monde. L’idée d’un « saut qualitatif » dans l’histoire de l’impérialisme a été rejetée par Staline. Il n’a jamais été question d’une nouvelle étape de l’impérialisme.

Il faut en saisir les conséquences. En effet, la thèse d’Eugen Varga d’un « capitalisme monopoliste d’État » implique que l’État vient systématiquement à la rescousse des monopoles, étant même seulement un appendice de ceux-ci. L’activité qui en découle est celle des révisionnistes d’Europe occidentale des années 1960 : il faudrait « démasquer » le régime. Le MLPD dit ainsi en 2017 :

« La démocratie bourgeoise masque que nous vivons en Allemagne dans un capitalisme monopoliste d’État, une dictature des monopoles. »

Et comme nous vivons déjà dans une dictature des monopoles selon le MLPD, alors l’analyse communiste du fascisme disparaît. Il ne peut plus y en avoir en effet de tentative des monopoles de prendre le contrôle de l’État au moyen du fascisme, puisque les monopoles ont en effet déjà le pouvoir. Les monopoles arrachent donc le profit nécessaire grâce à l’État « organisateur » faisant payer la société. Plus besoin du fascisme, plus besoin de la guerre impérialiste.

La thèse défendue par Staline en 1952 sur l’inéluctabilité des guerres pour le capitalisme, visant précisément Eugen Varga, est rejetée. On a, à la place, la thèse socialiste des années 1920 d’un prétendu capitalisme organisé. Le MLPD assume tout à fait cette conception et, pour satisfaire sa formulation, a mis en place plusieurs concepts : les « surmonopoles », la « seule domination du capital financier international », la formation de nouveaux pays impérialistes, la « manière prolétarienne de penser ».

Le MLPD dit ainsi :

« Le capital financier international dominant seul est une petite couche disparaissante de la bourgeoisie, qui se forme de groupements des surmonopoles internationaux avec différentes bases et liaisons national-étatiques. »

Par « surmonopoles », le MLPD entend les 500 entreprises les plus puissantes dans le monde. Elles formeraient donc un « capitalisme financier international » dominant le capitalisme à l’échelle mondiale et épaulée par des États leur étant soumis. Non seulement le capital non monopoliste, mais même le capitaliste monopoliste est soumis à ces « surmonopoles ».

Et ces surmonopoles n’ont pas fait que fusionner leur propres organes avec ceux de l’appareil d’État, ils poussent au démantèlement des États eux-mêmes. C’est là la thèse du capitalisme organisé théorisé par la social-démocratie dans les années 1920, avec un ultra-impérialisme se formant parallèlement à la possibilité d’un socialisme mondial, et modernisé dans les années 1940 avec la thèse du « capitalisme monopoliste d’État ».

Pour démasquer ce capitalisme organisé, il faudrait avoir selon le MLPD une « manière prolétarienne de penser », qui permettrait de découvrir la situation réelle. Mais, de manière fort logique, la seule révolution possible est contre ces « surmonopoles » et on aboutit alors à la thèse trotskiste de la révolution mondiale unitaire.

Le programme du MLPD est explicite :

« Dans les conditions de la production internationalisée, la révolution socialiste prendra un caractère international. La collaboration internationale des impérialistes dans l’organisation de la contre-révolution et l’interaction avec la lutte de classe internationale font qu’aujourd’hui il est pratiquement impossible qu’un processus révolutionnaire isolé dans un pays puisse être mené victorieusement (…).

Dans ce processus révolutionnaire mondial seront en interaction indissoluble des grèves de masse, des manifestations de masse, des luttes et soulèvements anti-impérialistes, démocratiques et révolutionnaires. C’est pourquoi la stratégie et la tactique prolétarienne dans chaque pays doit essentiellement être comprise et réalisée comme préparation à la révolution socialiste internationale. »

C’est là du trotskisme. Et il reste un problème fondamental à expliquer pour le MLPD : pourquoi y a-t-il encore une tendance à la guerre très nette qui se dessine ? Il a bien fallu trouver une explication. Le MLPD dit alors la chose suivante : oui, la guerre est inévitable dans le capitalisme, parce que les États s’affrontent pour leurs intérêts.

Or, ce n’est pas du tout là l’enseignement de Lénine. Le léninisme explique que l’impérialisme est la superstructure d’un capitalisme national. La guerre impérialiste est donc portée par le capitalisme lui-même, car une fois développée la fraction monopoliste l’emporte.

Il a par conséquent été nécessaire pour le MLPD de faire sauter cette définition et d’élargir le concept de pays impérialiste. Stefan Engel, dirigeant du MLPD, a exprimé en 2011 pour la première fois publiquement cette conception « élargie ».

Seraient désormais des pays impérialistes l’Arabie Saoudite, le Brésil, l’Afrique du Sud, la Turquie, l’Inde, le Mexique, l’Indonésie, la Corée du Sud, l’Argentine, le Qatar, les Émirats Arabes Unis, l’Iran. A cela s’ajoute la Chine et la Russie, ainsi qu’Israël que le MLPD considérait déjà comme impérialiste. On voit tout de suite le paradoxe, puisque le MLPD explique lui-même que ces 14 pays rassemblent 3,7 milliards de personnes, plus de la moitié de la population mondiale. Si on ajoute donc la population des pays impérialistes restant (États-Unis, les pays d’Europe de l’Ouest, le Japon), alors ne pas vivre dans un pays impérialiste ne concernerait finalement que 35 % de la population mondiale !

C’est là totalement renverser le principe du développement inégal et de la nature parasitaire de l’impérialisme. D’ailleurs, le MLPD ne reconnaît pas le concept de pays semi-féodal semi-colonial, parlant de « néo-colonialisme ». Le MLPD a besoin de toute cette fiction pour prétendre ne pas être sorti des enseignements communistes. Le MLPD dénonce ainsi la guerre, dit bien qu’elle est de fruit de la concurrence entre impérialistes.

Ce que le MLPD n’avoue pas directement, par contre, c’est que pour lui cette concurrence se déroule dans ce qu’il appelle le « système impérialiste mondial ». Il s’agit pour lui d’une sorte de sous-produit de la domination mondiale des « surmonopoles ». C’est donc le fruit d’un militarisme étatique en quête de territoires à contrôler – on retombe ici sur la thèse erronée de Rosa Luxembourg comme quoi une guerre impérialiste ne se fonde que sur le principe de conquérir des territoires pour élargir l’accumulation du capital.

Pour le MLPD, il y a un impérialisme mondial, unifié, et en son sein une concurrence entre États. C’est pour cela que des pays sans production industrielle à part pour le pétrole et le gaz, tels le Qatar ou les Émirats Arabes Unis peuvent être définis comme « impérialistes ». Comme ils s’approprient une « part du gâteau » mondial, ils sont en concurrence avec les autres.

Tout cela n’a rien à voir avec les enseignements du communisme et la juste compréhension du développement inégal des pays semi-féodaux semi-coloniaux, faisant qu’il y a effectivement des différences entre le Gabon et la Corée du Sud, le Chili et l’Inde. Néanmoins, un pays semi-féodal semi-colonial ne peut se transformer qu’en expansionnisme et pas en impérialisme, car il est lui-même enchaîné à un ou plusieurs pays impérialistes.

L’Iran pratique l’expansionnisme, tout comme Israël, mais aucun des deux n’est un impérialisme. Cela répond à des besoins propres au capitalisme bureaucratique en crise, qui a besoin de s’en sortir par la guerre. Mais leur dimension semi-féodale et semi-coloniale est évidente. Rien que le poids des religions dans les institutions montre la dimension non démocratique présente, le maintien de structures sociales arriérées, incompatibles avec un capitalisme libéré et allant jusqu’à l’impérialisme.

Il y a effectivement une tendance à la guerre, mais ce n’est pas de l’impérialisme en substance – ou alors on dénature la notion d’impérialisme en la réduisant à une définition bourgeoise de « géopolitique ».

Voilà pourquoi, au-delà de quelques remarques rhétoriques, le MLPD ne fait pas de la guerre impérialiste l’un de ses thèmes de prédilection. La guerres impérialiste n’est pour lui qu’un aspect secondaire, propre à la concurrence interne d’États dans un « système impérialiste mondial ». C’est là une analyse entièrement révisionniste.