Les PIB belge et français en 2020 : une dette budgétaire impliquant la restructuration capitaliste

Les institutions belges et françaises ont, à la fin de l’année 2020, fourni des données concernant le recul du PIB. Il faut bien sûr être prudent avec cela, car il est extrêmement difficile dans une société capitaliste d’avoir un aperçu fiable de la comptabilité. Il y a de plus un grand rôle idéologique dans les messages qui sont fait passés par l’intermédiaire de ces institutions. Il s’agit de leur part de montrer que la situation est bien suivie, voire bien supervisée, etc.

Du côté belge, la Banque Nationale de Belgique parle d’une chute du PIB de 6,7 %, avec pour chaque trimestre une évolution respective de – 3,4 %, – 11,8 %, +11,4 %, -1,5 %. Du côté français, l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) parle d’une chute du PIB de 9 %.

Les deux institutions se réjouissent du fait que ces chiffres sont moins importants qu’elles ne le pensaient. Elles constatent cependant qu’un retour à la « normale » ne se produirait pas avant la fin de 2022, avec également beaucoup d’incertitudes en raison de la pandémie encore en cours.

Surtout, elles constatent toutes deux une explosion du déficit des États, qui comme on le sait sont intervenus massivement pour maintenir l’ordre capitaliste. Pour ces institutions, un tel déficit est intenable et doit être réglé, en général mais aussi de manière plus particulière en cas de nouveau choc exigeant une nouvelle intervention. Ce qui se joue donc ici, c’est la future restructuration visant à faire payer la crise aux masses populaires.

La Banque Nationale de Belgique annonce la couleur en parlant de « feuille de route » pour résoudre une situation intenable :

« Le déficit budgétaire se creuserait sensiblement pour atteindre 10,6 % du PIB en 2020, sous l’effet de la crise économique qui induit automatiquement plus de dépenses et moins de recettes, mais aussi en raison des importantes mesures de soutien.

Ces dernières sont cependant principalement de nature temporaire; par conséquent, le déficit devrait se réduire dans les prochaines années, mais il se maintiendrait malgré tout aux alentours de 6 % du PIB.

La dette publique rapportée au PIB grimperait à quelque 120 % en 2023 et, dans l’hypothèse d’une normalisation de la croissance et d’un déficit budgétaire constant, elle continuerait d’augmenter par la suite.

Cette situation budgétaire intenable signifie que les éventuelles mesures de relance supplémentaires doivent être temporaires et cibler les entreprises saines et les groupes vulnérables. Pour donner un caractère durable à la reprise économique, une feuille de route pour l’assainissement des finances publiques s’impose également. »

Il est intéressant de voir la Banque Nationale de Belgique parler de soutenir les entreprises saines… mais aussi les groupes vulnérables, montrant que les groupes forment un secteur à part dans le capitalisme, au-delà de la question d’être « sain » ou pas. On reconnaît ici la force des monopoles dans le capitalisme.

L’INSEE constate pareillement pour la France que c’est l’État qui a assumé les frais de la crise :

« En moyenne annuelle, l’ordre de grandeur du recul du PIB en 2020 est confirmé à – 9 %. Il est intéressant de se pencher sur la décomposition de cette baisse, selon les trois approches du PIB en comptabilité nationale (production, demande, revenu).

L’approche « production » reflète les forts contrastes sectoriels inhérents à la crise actuelle, les pertes d’activité étant largement conditionnées au degré d’exposition de chaque secteur aux mesures d’endiguement sanitaire.

Ainsi, le recul de 9 points du PIB sur l’année est surtout un recul des services marchands (contribution de 5 points), en particulier des transports, de l’hébergement-restauration, du commerce et des services aux ménages.

La construction, l’industrie et les autres services ont également été affectés, en particulier pendant le premier confinement, avant d’apprendre à « vivre avec le virus » via les protocoles sanitaires et le télétravail.

Selon l’approche « demande », près de 8 points des 9 % de recul du PIB sont liés à la contraction de la demande intérieure et 2 points à celle du commerce extérieur, la contribution des variations de stocks ayant été, en sens inverse, légèrement positive.

Tous les principaux postes de la demande se sont bien sûr contractés en 2020 et le recul de la consommation des ménages (laquelle représente plus de la moitié du PIB) pèse lourd dans cette contraction. Mais la consommation des ménages a moins chuté que le PIB, à l’inverse des exportations.

Enfin, l’approche « revenu » traduit les soutiens budgétaires massifs qui ont visé à protéger les revenus et le tissu productif, même si en la matière des disparités existent entre les ménages ou entre les entreprises.

Ainsi, en moyenne annuelle, le pouvoir d’achat du revenu disponible brut des ménages ne baisserait « que » de l’ordre de 0,3 % en 2020, et de 0,9 % en le ramenant au nombre d’unités de consommation.

Cela traduit notamment le fait que grâce au dispositif de chômage partiel, l’emploi baisserait beaucoup moins que l’activité : entre le quatrième trimestre 2019 et le quatrième trimestre 2020, 600 000 emplois salariés (et 700 0000 en incluant les non-salariés) seraient détruits, soit 2,3 % du niveau d’avant-crise.

Le taux de marge des entreprises perdrait quant à lui près de 4 points en moyenne sur l’année. La plus grande partie des pertes de revenus liées à la crise serait prise en charge par le compte des administrations publiques. »

Il ne faut toutefois pas se fier aux apparences, car si les États ont une dette d’autour de 100 %, c’est également le cas des entreprises et des ménages. La situation est donc plus qu’explosive.

La différence, c’est que les États représentant une forme socialisée à la plus haute échelle, leur faillite s’accompagne forcément de celle de la société toute entière. Il faut donc que les États se renflouent.

Mais comment faire ? Il y a les impôts, qui nécessitent toutefois une vie économique toujours plus élargie. Or, jusqu’à la fin de 2022, on ne sera même pas au niveau de 2019. Il faudrait atteindre 2023 pour espérer une reprise économique, alors qu’entre-temps il peut se passer de nombreuses choses nécessitant davantage de dépenses étatiques.

Il y a les privatisations. Celles-ci vont forcément se développer, à tous les niveaux. L’idée même d’un État assurant un arrière-plan universaliste – avec des musées, une éducation, différents services de santé et de transport, etc. – va nécessairement être remise en cause.

Ce démantèlement de l’État est cependant en conflit fondamental avec la nécessité pour les monopoles d’un État qui soit puissant afin d’être capable d’agir sur le plan mondial, de manière impérialiste. Une roquette antichar, c’est 900 euros, un missile qui parcourt 400 kilomètres et détruit un bunker, cela coûte pratiquement un million d’euros.

Il faut donc que l’armée soit capable d’avoir un budget militaire élevé, avec un appareil d’État de qualité pour gérer cette armée, ce qui a également un coût et implique que l’État ne soit pas réduit à la portion congrue.

On a donc des PIB belge et français en 2020 qu’on doit relier
à une dette budgétaire massive, qui implique une restructuration capitaliste, qui toutefois n’est pas dans l’intérêt des monopoles si cela va avec le démantèlement de l’État.

Les monopoles ont intérêt à un État fort : c’est l’expression, dans la crise générale du capitalisme, à la mise en place d’un capitalisme monopoliste d’État comme forme nouvelle propre à la phase de guerre impérialiste. Le capitalisme nécessite pourtant en même temps un budget qui soit « sain ». La guerre apparaît alors comme la seule porte de sortie.

Gonzalo, le marxisme-léninisme-maoïsme principalement maoïsme et la pensée guide

Mao Zedong a apporté au matérialisme dialectique le concept d’aspect principal, aspect principal qui conditionne les aspects secondaires et « tire », « pousse », met en branle le développement d’un processus. Cet aspect principal peut changer, un aspect secondaire peut devenir principal et le principal ainsi secondaire, mais il y a toujours dans un phénomène à la fois plusieurs aspects et un aspect principal.

Comme tout est contradiction, il va de soi qu’un aspect est une contradiction. On a ainsi des contradictions dans un phénomène lui-même contradictoire. Mao Zedong nous dit :

« Dans un processus de développement complexe d’une chose ou d’un phénomène, il existe toute une série de contradictions; l’une d’elles est nécessairement la contradiction principale, dont l’existence et le développement déterminent l’existence et le développement des autres contradictions ou agissent sur eux. »

Si l’on ne saisit pas quel est l’aspect principal, on saisit mal le phénomène. On constate ce dernier, mais on ne comprend pas comment il se développe, car on n’entrevoit pas suffisamment le fil conducteur. Mao Zedong nous explique cela de la manière suivante :

« Par conséquent, dans l’étude de tout processus complexe où il existe deux contradictions ou davantage, nous devons nous efforcer de trouver la contradiction principale.

Lorsque celle-ci est trouvée, tous les problèmes se résolvent aisément. »

Mao Zedong parle de deux contradictions comme « minimum », car tout est contradiction, y compris une contradiction. Une contradiction fait forcément face à une contradiction, sinon elle ne serait pas contradictoire, ou plus précisément en contradiction ; elle serait quelque chose sans contradiction, mais ayant en soi une contradiction.

Ce serait là séparer les choses, les isoler, en imaginant qu’elles ont un développement dialectique à part mais sans se relier.

C’est également naturellement un « minimum » relatif, puisque tout étant contradictoire, tout est contradictoire à l’infini, l’infini étant lui-même contradictoire. Deux contradictions font forcément elles-mêmes face à une contradiction, ensemble lui-même faisant face à une contradiction, etc. C’est le principe d’un univers en oignon avec différentes couches inter-reliées, tel un océan de contradictions.

Gonzalo, à la tête du Parti Communiste du Pérou, a souligné cette question de l’aspect principal. Les documents du Parti Communiste du Pérou ont systématisé l’emploi du terme principalement après avoir caractérisé un phénomène de plusieurs manières.

Lorsqu’il est parlé d’arborer, de défendre et d’appliquer le marxisme-léninisme-maoïsme, il va être ainsi ajouté « principalement appliquer », car appliquer est l’aspect principal, de par la dignité du réel. S’il est parlé de plusieurs dirigeants, un dirigeant en particulier va être mis en avant par le terme « principalement », afin de montrer qu’il est l’aspect principal, puisqu’il y a forcément un aspect principal.

Le premier congrès du Parti Communiste du Pérou reconstitué dit ainsi :

« Dans son processus de développement toute révolution dans la lutte du prolétariat comme classe dirigeante et surtout le Parti Communiste qui arbore ses irrévocables intérêts de classe, génère un groupe de chefs et principalement un qui la représente et qui la dirige, un chef d’autorité et ascendant reconnu. »

Dans le document La ligne internationale, on lit :

« Le prolétariat engendra une idéologie: le marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme, pour la révolution mondiale et le marxisme-léninisme-maoïsme, pensée Gonzalo, principalement pensée Gonzalo, pour la révolution péruvienne. »

Cette dernière citation est très importante, pour deux raisons.

La première, c’est qu’est posée la question de la construction du marxisme, avec ses étapes. La seconde, c’est que chez Gonzalo la construction du marxisme ne saurait être conçue sans pensée guide.

Concrètement, lorsqu’on parle du « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme », on entend par là deux choses.

La première, c’est qu’il y a eu des étapes : le marxisme, puis Lénine faisant des apports synthétisés par Staline, puis Mao Zedong faisant des apports (justement synthétisés par Gonzalo).

La seconde est tout aussi importante et sa difficulté exige une maîtrise avancée du matérialisme dialectique. En effet, si l’on regarde de manière formelle les choses, on s’imagine qu’on aurait trois choses différentes – le marxisme, le léninisme, le maoïsme – et que c’est la dernière qui compterait le plus, « principalement ».

Or, ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Il s’agit d’une seule et même chose, ayant plusieurs aspects.

Mais il y a alors une erreur à éviter, qui consiste à dire que ces aspects étant évolutifs, il faut passer d’abord par le premier, puis le second, puis le troisième, afin de monter en puissance, ou bien inversement, passer d’abord par le troisième, puis par le second, puis par le premier, pour « relire » ce qui est passé à partir du niveau le plus haut.

C’est une erreur, car c’est considérer que le marxisme-léninisme-maoïsme serait le fruit d’une « accumulation » dont on saisirait, de manière unilatérale, la substance en allant dans un sens ou dans un autre.

En réalité, il y a une seule et même chose, le marxisme-léninisme-maoïsme, mais cette chose s’est déployée dans le temps, c’est-à-dire qu’elle s’est matériellement transformée. Ce n’est pas un concept qui flotterait au-dessus de la réalité. Une telle chos n’existe pas.

La question du « principalement » signifie que de la même manière qu’un être humain adulte n’est plus un enfant, même s’il en est le prolongement, le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » implique une transformation ; cela signifie qu’il n’est pas possible de saisir l’idéologie à partir d’un point de vue antérieur de son développement.

Bien entendu, on peut relire Karl Marx à partir de Mao Zedong et mieux comprendre Mao Zedong à la lumière de Karl Marx. La question n’est pas là ; ce qui est en jeu ici, c’est le développement, le caractère non statique de tout phénomène, donc du marxisme-léninisme-maoïsme également.

C’est pour cela qu’il n’est pas possible, du point de vue de Gonzalo, de séparer le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » de la pensée guide. Un phénomène idéologique, puisqu’il est en mouvement, est forcément porté par la pensée de quelqu’un et de ce fait les deux aspects – idéologie et pensée – sont indissociables.

D’où la présentation liée des deux concepts :

« Le prolétariat engendra une idéologie: le marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme, pour la révolution mondiale et le marxisme-léninisme-maoïsme, pensée Gonzalo, principalement pensée Gonzalo, pour la révolution péruvienne. »

La différence entre le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » et le « marxisme-léninisme-maoïsme, pensée Gonzalo, principalement pensée Gonzalo » est celle entre l’universel et le particulier. Et il n’y a pas l’un sans l’autre.

C’est là le grand mérite de Gonzalo que d’avoir non seulement systématisé la question de l’aspect principal, mais également de n’avoir pas fait de l’idéologie quelque chose de formel, d’idéal, d’abstrait, d’avoir saisi que celle-ci se développait concrètement, donc avec un aspect principal, et donc concrètement, et donc avec un aspect principal, etc., dans un jeu dialectique ininterrompu.

D’où le principe de la pensée guide, qui découle du fait qu’il y a un aspect principal au marxisme-léninisme-maoïsme.

Il y a le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » comme aspect universel et le « marxisme-léninisme-maoïsme, pensée XYZ, principalement pensée XYZ » dans chaque pays où le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » se réalise, comme aspect particulier (de l’idéologie universelle) porté par un aspect particulier (la pensée guide), au sein d’un phénomène général (le marxisme-léninisme-maoïsme, lui-même principalement le maoïsme).

Gonzalo a bien saisi la question de l’aspect particulier dans son rapport à la contradiction entre l’universel et le particulier ; il a compris le rapport dialectique entre le « marxisme-léninisme-maoïsme, principalement le maoïsme » comme aspect universel et le « marxisme-léninisme-maoïsme, pensée XYZ, principalement pensée XYZ » comme aspect particulier.

Michel-Ange, la Chapelle Sixtine et la fresque nationale italienne à la suite de Dante et Boccace

Michel-Ange a peint le plafond de la Chapelle Sixtine durant les années 1508-1521, alors que sa fresque du Jugement dernier concerne les années 1536-1541. Ce sont là de longues années et pourquoi Michel-Ange est-il passé si aisément de la sculpture monumentale à ce délire coloré rempli de figures colossales?

La création d’Ève par Michel-Ange, plafond de la Chapelle Sixtine

C’est qu’en fait, l’Eglise n’a pas fait que détourner la sculpture massive de Michel-Ange pour réussir à occuper spatialement la Chapelle Sixtine. Elle a également réalisé une appropriation du style italien, celui de la fresque. C’est ce qui explique l’engagement de Michel-Ange.

Il faut ici comprendre le cheminement historique de l’Italie et la mentalité nationale qui en découle. Lorsque commence une période plus stable, plus lisible après l’effondrement du système esclavagiste s’étalant sur des siècles à travers la chute de Rome, alors que des villes se développent autour du commerce et des échanges, deux figures apparaissent exprimant un immense niveau de culture.

Le premier est Dante Alighieri (1265-1321) et le second Boccace (1313-1375). Dante a écrit la fameuse Comédie, à la fin de sa vie ; la première édition imprimée apparaissant en 1472. L’adjectif « divine » a été ajouté devant le titre par Boccace, auteur de son côté du Décaméron (1349-1353).

Portrait de Dante Alighieri, détail d’une fresque de la chapelle du Bargello attribuée à Giotto di Bondone

Tous deux sont florentins et leur approche similaire va caractériser la démarche nationale italienne. Le principe est très simple : même si on est au 14e siècle seulement, l’Italie profite d’un très riche patrimoine littéraire à travers les œuvres en latin de l’ancienne Rome. Cela fait qu’il y a déjà un bagage intellectuel, avec des références donc, mais également des auteurs parlant d’autres auteurs, d’autres gens, etc.

Or, que va-t-il se passer? Lorsque Florence se développe au 12e siècle, pour former une république avec tout un appareil administratif et une sorte de noblesse locale, il va immédiatement y avoir une tentative de coller à ce système de références, de faire comme si la société était aussi rempli de personnalités et de faits que pour toute la littérature de l’antiquité romaine.

De plus, les grandes œuvres latines sont l’Énéide de Virgile et les Métamorphoses d’Ovide, deux vastes fresques, s’étalant sur un vaste champ de faits et de gens.

On a donc immédiatement une orientation vers le portrait d’ensemble, sous la forme d’une fresque, de manière littéraire mais avec des images figurées ; le troisième auteur national italien, Pétrarque (1304-1374), procédera de même dans son éloge de la femme aimée prétexte à la fresque d’Il Canzoniere, vaste recueil de poèmes.

La Comédie correspond donc à ce jeu intellectuel, dont il est considéré comme l’expression la plus substantielle. Dante y raconte comment il visite l’enfer, le purgatoire, le paradis ; la liste de ses références à des faits et des gens est absolument innombrable et a donné naissance à un océan d’ouvrages d’analyses de ces références. Impossible de lire quelques lignes sans avoir des notes en série pour émettre telle ou telle hypothèse.

Une des premières éditions de la Comédie

Cela n’empêche pas l’oeuvre d’être magistrale de par son ample mouvement et ses figures particulièrement imagées, ses remarques intellectuelles imbriquées dans une approche littéraire particulièrement soignée.

On a là le cœur de l’approche italienne : celui de la fresque littéraire à contenu intellectuel, à travers des figures imagés.

Le Décaméron de Boccace relève du même principe. Des jeunes gens fuient la peste noire frappant Florence et pendant leur séjour à la campagne, chacun des dix protagonistes doit chaque jour raconter une petite histoire. Et là on a pareillement une fresque littéraire prétexte à des remarques intellectuelles, à travers des figures imagées.

On comprend maintenant aisément que ce qui a attiré Michel-Ange dans la réalisation de la fresque de la Chapelle Sixtine, c’est la réalisation d’une sorte de panorama à l’italienne.

Le sacrifice de Noé

Le plafond de la Chapelle Sixtine ne présente pas simplement des thèmes religieux, on y trouve une fresque historique, avec la création du monde, celle de l’humanité, puis les débuts de l’humanité avec Noé.

On a donc une trame pour ainsi dire à l’italienne, avec tout d’abord la séparation de la lumière des ténèbres, la création des astres, la séparation des eaux. Suivent la création d’Adam, celle d’Ève, le péché originel et enfin le sacrifice de Noé, le déluge, l’ivresse de Noé. Le Jugement dernier est pareillement composé de multiples éléments en mouvement, présentant ce jour d’intervention divine sous toutes ses facettes.

Mais que restait-il d’italien? Strictement rien. On a ici un tournant, qui va être fatal à l’Italie : le Vatican a aspiré les forces nationales accompagnant l’émergence du capitalisme italien, de sa bourgeoisie.

Le Vatican va évidemment, dans la foulée, briser ces forces nationales sur le plan culturel, passant très rapidement dans le camp du baroque pour réaliser une propagande populaire anti-protestante et anti-humaniste. Et la nation italienne aura perdu tout point de repère, errant dans son affirmation historique.

Saint-Blaise et Sainte-Catherine dans le Jugement dernier de Michel-Ange : à gauche une copie du 16e siècle de l’original, à droite la version retouchée au même siècle par le Vatican, qui jusqu’au 20e siècle procéda à de tels ajustements

Il est un homme qui, cependant, saisi le caractère éminemment décadent de la Rome de l’époque de Michel-Ange : Martin Luther. Ce dernier est à Rome, en 1510-1511 ; Michel-Ange était déjà depuis plusieurs années à l’oeuvre pour le plafond de la Chapelle Sixtine.

Martin Luther en reviendra avec une haine complète pour la papauté et Rome, cette « prostituée babylonienne ». Le plafond de la Chapelle Sixtine est inagurée par le pape Jules II le 31 octobre 1512 ; le 31 octobre 1517 Martin Luther placarde ses 95 thèses sur les portes de l’église de Wittemberg.

Martin Luther posait l’exigence de l’autonomie individuelle en pleine acceptation de sa vie intérieure, en prenant appui sur l’image d’un Christ humain en souffrance. Michel-Ange, quant à lui, ne représentait même pas le Christ sur le plafond de la Chapelle Sixtine ! Et il le montrait en colosse dans le Jugement dernier.

Ce rejet de la vie intérieure, on le voit à une anecdote révélatrice. Lorsque le mur destiné au Jugement dernier fut préparé pour de la peinture à l’huile, techniquement plus précis et permettant des retouches, Michel-Ange, alors déjà âgé, fit tout recommencer à zéro pour peindre sur la mode des fresques, directement sur un enduit en train de sécher, avec cette idée de l’élan physique pour présenter une trame générale.

C’était un geste italien – mais qui par son rejet de l’esprit de synthèse allait contribuer à nier l’Italie pour toute une période historique.

=>Retour au dossier sur Michel-Ange

Michel-Ange et la Chapelle Sixtine

La Chapelle Sixtine est un palais du pape au Vatican ; de taille importante – 40 mètres de long sur 13 mètres de large avec 21 mètres de hauteur – elle est depuis le XIVe siècle le lieu d’élection du pape après le décès de celui.

Un conclave, c’est-à-dire l’assemblée des cardinaux pour l’élection du prochain pape

Cette chapelle est la Magna Capella Sacri Palatii ou Grande Chapelle du Sacré Palais ; seul le pape peut y célébrer une messe. Et ce lieu, un des principaux lieux idéologiques du catholicisme romain, fut principalement décoré par Michel-Ange, qui y passa de très nombreuses années de sa vie.

C’était là un détournement catholique romain de l’activité de Michel-Ange. De sculpteur, il passa à peintre et de ce fait toute sa substance artistique se voyait tronquée. Au lieu de réaliser des figures monumentales sous la forme de statue, il se mit à mettre en place des figures théâtrales dans le cadre de mises en scène au service de la fiction religieuse.

La dimension corporelle, le jeu dialectique des éléments sculpturaux… tout cela disparaissait au profit d’un travail d’agencement à grande échelle, illusion de complexité et réelle grossièreté dans l’assemblage à la fonction directement idéologique.

Il suffit de voir Judith et Holopherne pour cerner ce qui est perdu par rapport à la sculpture. Le rapport à la réalité a disparu, seule reste la dimension massive utile pour occuper le vaste espace, ce qui est entièrement formel.

On retrouve dans la punition de Haman des éléments sculpturaux, au point qu’on devine que cela aurait été une statue très intéressante, mais on a là simplement une occupation d’espace, avec des personnages d’arrière-plan aux traits simplistes.

La Chapelle Sixtine combine occupation spatiale et simplicité, afin d’impressionner dans la présentation de la doctrine catholique romaine. C’est un détournement de la sculpture de Michel-Ange, dont la substance pour ainsi dire massive est déviée vers une mobilisation pour mettre en place des formes spatialement grandes, occupant assez d’espace et assez nombreuses pour surcharger l’esprit, faire impression.

La Chapelle Sixtine est le lieu même d’une surcharge générale, avec tous ses murs et son plafond emplis de scènes, de couleurs ; c’est l’exact contraire de l’appel à la raison que font, au même moment, l’humanisme et le protestantisme.

Ce qui était la liaison entre le naturel et le matériau brut dans la sculpture devient, même dans le meilleur des cas, une illustration isolée, dans une posture forcée, dans un environnement littéralement kitsch, comme ici pour la Sibylle libyque qui aurait pu être prétexte à une sculpture de la plus haute valeur.

Et pour la grande majorité des cas, on a droit à des représentations tout à fait traditionnellement catholiques, associés à un côté massif provenant de la sculpture, aboutissant à des êtres physiquement grossiers, disproportionnés, dont seul intérêt plastique est d’occuper l’espace, comme ici pour le premier jour de la Création.

Le caractère colossal et lascif des nus masculins qu’on trouve autour des figures religieuses est tout à fait représentatif d’un état d’esprit décadent propre à la papauté de l’époque
Un nu plus en détail, très réussi mais entièrement tourné vers la dimension lascive et colossale agrémentant une représentation religieuse

L’affrontement entre David et Goliath n’a aucune majesté : il suffit de le comparer à la statue de David ! Quant à la représentation du Déluge, on a un assemblage de choses massives : les corps, les muscles, les tissus, le bois, tout est boursouflé, dans une esthétisation de l’occupation de l’espace qui n’a aucune finesse, aucun rapport à la réalité.

On est dans une combinaison de la fantasmagorie religieuse et du fantasme de l’occupation spatiale massive.

La Création d’Adam est tout à fait en phase avec cette lecture esthétique boursouflée. Dieu est présenté de manière théologiquement absurde sous une forme humaine, accompagné d’êtres aux formes arrondies, pour ne pas dire qu’ils sont grotesques, dans un monument de kitscherie.

Adam, à l’image d’un Dieu désormais humain, est très réussi de par sa dimension sculpturale, mais il aurait dû justement être une sculpture et non pas se retrouver amalgamé à une accumulation de formes et de couleurs.

Cette autre représentation de Dieu sur le plafond de la Chapelle Sixtine témoigne de ce côté massif et on voit bien comment Michel-Ange a pu s’attacher à ce projet : il a fait un fétiche de la dimension massive.

Les formes sont tout aussi grossières pour la fresque Le Jugement dernier, au fond de la Chapelle Sixtine. Le Christ est d’un caractère lourd, massif : il est l’exact opposé du Christ humain, fragile, symbole d’une humanité en quête d’un progrès intérieur, que met alors en avant le protestantisme avec sobriété et raison.

Le Christ du Jugement dernier est à l’image d’un assemblage de personnages physiquement grotesques, tous plus massifs les uns que les autres et de ce qui relève littéralement d’une sorte de fantasme corporel homosexuel par ailleurs : tout est lourd, musclé, viril, massif dans les gestes.

Michel-Ange a trahi la cause du réalisme avec ses travaux pour la Chapelle Sixtine : il a accepté le détournement de son art pour une orientation vers le massif au service d’une occupation spatiale servant une opération de propagande catholique romaine passant par la noyade des esprits.

=>Retour au dossier sur Michel-Ange

Le David de Michel-Ange

Michel-Ange a sculpté le David de septembre 1501 à mai 1504 ; c’est une statue de marbre qui fait plus de quatre mètres. Sa gloire tient surtout à ce qu’au moment de sa réalisation, Florence est une Cité-État. L’oeuvre est alors placée devant le Palazzo Vecchio, le siège municipal de Florence, et est censé symboliser la détermination de l’esprit « républicain ».

Au-delà de toute considération politique de ce type, il est en tout cas très clair que le David, de manière encore plus nette que le Moïse et la Pietà, est séparé de la religion. Il est évident que le thème religieux relève du contexte historique, voire sert même de prétexte.

La référence à l’antiquité gréco-romaine apparaît si clairement qu’on doit parler de drapeau de la nation italienne en formation. Il y a ici un rapprochement assumé avec l’idéal antique, dans sa dimension païenne, avec l’harmonie, la détermination virile, la nudité aux muscles façonnés, la dimension imposante, etc.

En ce sens, le David est un recul par rapport à la complexité du Moïse et de la Pietà. C’est, si l’on veut, un travail de référence, une allusion esthétique, un exposé nostalgique de l’idéalisme antique.

Le problème de fond, c’est la simplicité apparente, qui élude toute complexité, toute profondeur psychologique, tout esprit synthétique. On est ici dans une immédiateté analytique, le grand travers de la Renaissance qui fonctionne par rapprochements, allusions, codes, dans un mélange de religion catholique romaine et de références idéalistes à Platon.

Naturellement, les tenants de la Renaissance valorisent cette approche se voulant « harmonieuse », « idéale », qui en réalité laisse sur sa faim de par l’absence de contenu. L’oeuvre, relevant de l’idéalisme, est purement auto-référentielle.

Le David de Michel-Ange présente ainsi un tournant dans l’histoire de l’art de la Renaissance italienne. Il montre que la nation italienne en formation a passé un cap, qu’elle sait exprimer un art national, mais qu’en même temps elle est obligé de passer par le prisme de la référence antique pour être en mesure de faire face au catholicisme romain.

Ce faisant, tournant le dos à la réalité, à un rapport assumé à la réalité, le développement de la nation italienne se brisait. Il ne faisait plus le poids face à la production massive du catholicisme romain, qui profitant de ses réseaux pouvait se permettre d’intégrer des aspects populaires.

Le baroque n’est pas qu’une réaction au réalisme de l’art flamand, au protestantisme, à l’humanisme ; il est aussi une déviation des énergies populaires italienne, autrichienne, tchèque, ôtant le terrain, du moins pour un temps, pour une affirmation nationale.

La position de Michel-Ange est donc celle de celui qui a été le plus loin dans l’affirmation nationale italienne dans le domaine de la sculpture. L’utilisation de son talent pour la Chapelle Sixtine est littéralement un détournement ; il suffit de voir le travail effectué sur le David, oscillant entre réalisme et idéalisme, pour voir le décalage avec de très grandes fresques allégoriques techniquement faibles et directement religieuses.

=>Retour au dossier sur Michel-Ange

La Pietà de Michel-Ange

Si Michel-Ange est parvenu à réaliser une sculpture d’une telle qualité avec Moïse, il faut bien saisir que ce n’est aucunement de l’art religieux, ce qui d’ailleurs n’existe pas au sens strict. Tout art est l’expression d’une société bien déterminée, la dimension religieuse n’étant qu’un voile.

Michel-Ange exprime, substantiellement, l’affirmation de la nation italienne ; ce qu’on appelle la Renaissance n’est nullement un processus universel ou existant à travers divers pays, c’est au sens strict la Renaissance italienne.

Michel-Ange exprime l’émergence de la nation italienne et historiquement, le Vatican a un poids tel qu’il vient largement parasiter celle-ci. Cela se révèle tout à fait avec la Pietà.

Cette statue de marbre, réalisée par Michel-Ange en 1498-1499, fait grosso modo deux mètres sur deux, avec 70 cm de profondeur. Elle se trouve depuis le 18e siècle à la basilique Saint-Pierre du Vatican ; à l’origine, elle devait se situer dans une chapelle romaine liée au roi de France.

Pour comprendre le caractère proprement non religieux de l’oeuvre, il suffit de porter son attention sur les proportions. On se doute qu’en sculpture, le rapport des proportions joue un rôle bien plus grand qu’en peinture (les fresques de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine sont d’ailleurs un détournement de la sculpture vers la peinture, ce qui est erroné).

Il y a une dimension monumentale dans une sculpture et le rapport géométrique des éléments s’impose aux sens. Or, ici, ce qui se présente immédiatement, c’est la disproportion entre la Vierge Marie et le Christ.

Une présentation en trois dimensions de l’oeuvre (réalisé pour wikipédia) souligne cette disproportion. La Vierge Marie est un bloc servant de support au Christ.

Ainsi, la statue du Moïse possède une contradiction directement interne : une partie du corps est en mouvement, une autre est statique. Ici, les aspects statique et en mouvement s’opposent par l’intermédiaire de deux figures, au lieu d’une seule comme pour Moïse.

On peut bien sûr trouver toutes les explications religieuses que l’on veut à cette disproportion. Cependant, ce serait partir d’un point de vue religieux. Un regard authentique sur l’oeuvre voit sa dynamique interne et cherche à saisir ce que cela reflète.

Pour avancer, il faut ainsi voir le sens de l’interaction entre les deux figures, et pas simplement leur rapport formel.

Ce dernier, donc consiste en ce que la Vierge Marie est présente de manière massive, alors que le Christ est allongé en formant un mouvement arrondi.

Or, on s’aperçoit alors que des éléments de la Vierge Marie accompagnent la position du Christ, la renforçant.

S’agit-il d’un simple appui formel? Si c’était le cas, on aurait un Christ en quelque sorte arrondi, comme en mouvement, et une Vierge Marie massive servant d’arrière-plan. Ce ne serait pas là un chef d’oeuvre, car les éléments ne se combineraient pas, il y aurait simplement une tentative d’emboîter les deux figures, ce qui serait forcément bancal.

C’est là où il faut quitter le terrain directement religieux et voir la construction de l’oeuvre en tant que telle, dans sa dimension naturelle-humaine. Il s’agit de cerner les rapports internes à l’oeuvre, ses liaisons internes, ses rapports combinatoires.

On s’aperçoit alors que Michel-Ange a utilisé le drapé de l’habit de la Vierge Marie pour combiner et recombiner en série avec la forme du Christ. Il y a un sens aigu de la combinaison, sans que l’ensemble ne soit surchargé.

Un nombre très important d’éléments arrondis aurait pu encore être représenté, témoignant de la complexité de l’oeuvre

On a ainsi un rapport approfondi de la Vierge Marie avec le Christ, mais en même temps une rupture puisque la Vierge Marie est massive, alors que le Christ est bien plus petit et qui plus est clairement dans une forme arrondie.

Ainsi, il y a un rapport et en même temps il n’y a pas un rapport entre la Vierge Marie et le Christ… exactement comme une mère et son fils, mais d’autant plus comme entre la Vierge Marie et celui censé être Dieu.

Etant donné qu’il faut que ce rapport et ce non-rapport soient eux-mêmes une unité des contraires qui soit dialectique, on doit les mettre en rapport avec les visages des deux figures. Il apparaît en effet que la Vierge Marie a un visage très jeune, et même plus que celui du Christ.

Cela laisse forcément penser au tout début du dernier chapitre de la Divine Comédie de Dante, où Saint-Bernard intonne une prière qui commence par :

« Vierge Mère, fille de ton Fils »

Le sens de cette oeuvre est ainsi le paradoxe dialectique d’une mère qui est en même temps fille de son fils puisque celui-ci est censé être Dieu. C’est cela qui explique qu’il n’y a pas de tristesse dans le visage de la Vierge Marie, alors qu’en même temps le Christ apparaît sous la forme d’un corps tout à fait humain, à la fois fragile et brisé.

C’est là qu’on saisit comment Michel-Ange a pris la religion comme contexte, mais dépasse largement son cadre en faisant des interactions dialectiques s’appuyant sur la réalité technique de la sculpture, mais également sur le corps humain, sur l’interaction ici de deux corps humains.

Il y a une dignité entièrement humaine qui en ressort, et de ce fait aucune dimension de type mystico-religieux telle qu’on le voit par la suite avec le baroque.

=>Retour au dossier sur Michel-Ange

Le Moïse de Michel-Ange

Un sculpteur prend une matière première, qu’il agence d’une certaine manière. Cette matière n’est pas que première, d’ailleurs, elle reste, elle confère à la forme sa nature concrète, elle est le matériau de la statue elle-même.

Il y a ainsi un rapport de va-et-vient entre le matériau et la forme : la matière se veut brute, elle donne de la densité, la forme se veut raffinée, elle donne de l’intensité.

Si Michel-Ange est un immense sculpteur, c’est parce qu’il a admirablement bien saisi ce rapport. Ses statues sont massives, elles s’appuient sur un caractère brut de la matière qui s’impose à celui qui les regarde. En même temps, il y a un travail raffiné pour établir des éléments donnant à la forme une complexité telle que la dimension brute, monumentale, devient secondaire et ne consiste plus qu’en un apport quantitatif à la dimension qualitative de la statue.

Cela se lit parfaitement dans le Moïse de Michel-Ange, réalisé dans la période 1513-1516 ; c’est une oeuvre en marbre, d’une hauteur de 235 cm.

Moïse appartient à une série d’œuvres sculptées du mausolée du pape Jules II, un projet maintes fois remanié pendant plusieurs décennies, que Michel-Ange ne fut jamais en mesure de terminer.

Moïse est une oeuvre magistrale, portant la sculpture à un niveau encore plus élevé, en apportant de la monumentalité au contrapposto, c’est-à-dire au hanchement, à la posture avec une partie du corps fléchi, le poids du corps étant porté par une jambe seulement.

L’approche de Michel-Ange est productive à tous les niveaux, avec des oppositions dialectiques puissantes, qui elles-mêmes se relient même dialectiquement les unes aux autres.

Une première série dialectique est aisée à remarquer. Les deux bras sont en opposition : dans un cas l’avant-bras va vers le haut, dans l’autre il va vers le bas. C’est une opposition, avec un bras venant se poser sur le corps, comme détendu, avec la main sans fonction particulière, et un autre venant tenir les tables de la loi par l’intermédiaire d’une main ayant une fonction donc bien déterminée.

Cette série répond dialectiquement à celle des deux jambes. La jambe droite permet une assise solide sur le sol, avec le pied posé, alors que la jambe gauche est en action, maintenant la position tournée du corps, avec par conséquent un pied à moitié posé.

Les deux mains s’opposent, les deux pieds s’opposent, les mains et les pieds s’opposent, avec les bras et les jambes évidemment en rapport avec ces oppositions.

Michel-Ange a, naturellement, rendu bien plus complexe cette opposition, en ajoutant un puissant contraste. Le tissu sur la jambe droite est plié et replié, il est comme en mouvement, s’opposant évidemment à la raideur de la jambe sur laquelle il est posé.

Inversement, la jambe gauche en action, en tension, a sur elle un tissu marqué par une certaine raideur. Et qu’est-ce qui vient s’opposer à cette raideur ? Les muscles de la jambe qui sont comme dessinés, dans leur tension, par la raideur du tissu, dans une sorte de conflit renforçant l’idée que Moïse est en appui.

On comprend maintenant pourquoi les tables de la loi sont au-dessus du tissu plié et replié. Sa forme géométrique s’oppose à ce tissu. Elles viennent comme casser, comme stopper le mouvement, d’ailleurs lui-même contradictoire : c’est l’avantage du tissu comme froissé, du drapé.

C’est alors que Michel-Ange a l’idée d’ajouter des éléments faisant de ce Moïse un chef d’œuvre. La difficulté, on la devine, c’est qu’une statue implique une terrible rigidité. Sur le plan plastique, tout est figé. Même si l’on ajoute quelques éléments semblant en mouvement, la statue est comme posée pour l’éternité.

C’est le sens des muscles des bras parfaitement ciselés par le sculpteur. Ceux-ci sont, fort logiquement, reliés aux mains et ces mains sont en opposition dialectique. Elles relèvent d’un mouvement vers l’intérieur, se rejoignant, mais l’une étant au-dessus de l’autre.

Il faut évidemment que le buste suive, et là Michel-Ange va profiter du drapé pour asseoir l’opposition, tout en ajoutant une bande sur le haut du bras gauche afin de neutraliser celle-ci et de maintenir la cohérence de la pose. Cela ne suffirait pas et Michel-Ange profite du haut de l’habit de Moïse pour ancrer la scène, notamment au-dessus des tables de la loi, qui elles-mêmes exercent un poids absolument nécessaire à l’équilibre de l’ensemble.

Si on regarde bien, l’habit au-dessus des tables de la loi glisse vers le bas en étant comme aplati, alors qu’il est comme tranché de l’autre côté, afin d’affaiblir la surface de ce côté-ci.

Ce jeu d’opposition apparaît clairement si on regarde la statue depuis le côté inverse par rapport à là où elle penche. On voit très bien qu’il y a une pose figée, mais qu’il y a toute une série d’oppositions à l’oeuvre, une série d’oppositions entre les éléments.

Les personnages à côté de Moïse sont Léa et Rachel, symbolisant, dans la tradition de Dante, respectivement la Vita activa et la Vita contemplativa

Restait pour Michel-Ange à trouver un moyen pour que toutes ces oppositions n’apparaissent pas comme formelles. Michel-Ange a pour cela utilisé la barbe. Elle est en contradiction avec la position de la tête et pour que cela puisse se produire, le sculpteur a cassé son mouvement en quatre, avec deux directions opposées, mais évidemment un aspect principal : le fait que la barbe aille vers le bas.

Comme il fallait maintenir l’ensemble, la main gauche a été utilisée pour comme saisir ou retenir la barbe. Reste alors un problème : comment maintenir la posture? Il faut en effet qu’elle reste naturelle. Il risquait d’y avoir un décalage entre le buste et la tête, l’un ou l’autre apparaissant possiblement comme disproportionné de par l’intensité de la barbe.

Michel-Ange a résolu le problème avec deux sortes de triche, pour ainsi dire, mais évidemment avec une subtilité formidable.

La première, c’est que si on y prend garde, Moïse est en fait très en arrière dans sa posture. Cela a donné à certains commentateurs l’impression d’ailleurs qu’il était en train de se lever ; il fut pensé à la scène du veau d’or et Moïse courroucé se lance contre eux. En réalité, Michel-Ange devait massifier l’assise pour donner de la contenance à la pose.

L’autre triche consista… à faire prolonger la barbe, à la faire se prolonger dans les cheveux. Comme c’est une sculpture, c’est largement faisable : il n’y a pas de changement de couleur, de texture. Il suffisait de continuer l’ondulation et il y avait une continuité d’ensemble.

Pour que la tête ne disparaisse toutefois pas dans le processus, Michel-Ange a rééquilibré dans l’autre sens avec deux cornes. Celles-ci relèvent d’une tradition erronée dans le catholicisme romain, l’hébreu parlant de rayons lumineux.

Il faut ensuite constater la nature du regard, qui porte sur ce qui se passe à la gauche de Moïse. Les yeux prolongent la direction des cornes.

C’est que Moïse est à l’écart, il protège les tables de la loi ; il est celui qui est tourné vers ce qui n’est pas les tables de la loi, mais qui penche vers elle. Il est le messager, le prophète. Il est le fort parmi les faibles, le prophète parmi les hommes, et le faible parmi le fort, Dieu. La contradiction de sa position historique se reflète dans cette oeuvre.

Giorgio Vasari, illustre peintre et historien de l’art du XVIe siècle, dit avec justesse que c’est une représentation d’un ami de Dieu :

« Michel-Ange a terminé le Moïse en marbre, une statue d’une taille de cinq braccia, inégalée par aucune œuvre moderne ou ancienne.

Assis dans une attitude sérieuse, il repose avec un bras sur les tables, et avec l’autre tient sa longue barbe brillante, les poils, si difficiles à restituer en sculpture, étant si doux et duveteux qu’il semble que le ciseau de fer ait dû devenir un pinceau.

Le beau visage, comme celui d’un saint et puissant prince, semble on le considère avoir besoin du voile pour le recouvrir, tant il paraît splendide et brillant, et si bien l’artiste a présenté dans le marbre la divinité dont Dieu avait doté cette sainte figure.

Les draperies tombent en plis gracieux, les muscles de les bras et les os des mains sont d’une telle beauté et perfection, tout comme les jambes et les genoux, les pieds étaient ornés d’excellents souliers, que Moïse peut maintenant être appelé plus que jamais l’ami de Dieu, puisque Dieu a permis à son corps d’être prêt pour la résurrection avant les autres par la main de Michel-Ange.

Les Juifs vont toujours tous les samedis en troupes pour le visiter et l’adorer comme une chose divine et non humaine. »

=>Retour au dossier sur Michel-Ange