Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : l’environnement naturel

Si la dimension urbaine est le point faible de Hokusai, l’acceptation de la Nature, sa reconnaissance, son affirmation, forment son point fort. C’est là où son expression est la plus vigoureuse, la plus en avance même car elle n’est pas que vraie, elle est aussi encore puissamment inspirante.

C’est d’ailleurs lorsque la Nature est le support de sa démarche que la question de l’environnement architectural n’est pas simplement une illustration, serait-elle typique mais bien une réalité à part entière.

Avec la Nature, les choses prennent tout de suite une autre dimension.

C’est que la Nature est, au sens strict, ce qui permet le mouvement. Il faut se rappeler ici que le Japon est un archipel de plusieurs milliers d’îles, dont quatre forment la quasi totalité de la superficie : Hokkaidō, Honshū, Shikoku et Kyūshū.

Le riz était longtemps la ressource absolue pour ne pas sombrer dans la famine et d’ailleurs durant la période d’Edo les taxes sont payées en riz par les paysans. Le caractère essentiel de la Nature est par conséquent nécessairement admis d’une manière ou d’une autre. C’est d’ailleurs au fond l’intérêt profond que trouva Hokusai dans le bouddhisme, à l’image de l’Asie historiquement.

Exister, c’est alors se placer dans un rapport étroit avec la Nature, au quotidien, si l’on sort des grandes villes.

La Nature, c’est la toute puissance, c’est par elle qu’il faut passer. On sait comment cette conception joue fondamentalement au Japon.

C’est cela qui explique la focalisation sur les éléments puissamment marquants de la Nature chez Hokusai en particulier, et au Japon en général.

On comprend pourquoi Hokusai se tourna ainsi vers le mont Fuji – et pourquoi les représentations réalistes qu’il a mis en place à partir de là sont d’une immense valeur esthétique, artistique, culturel, historique, pour le Japon comme pour le monde.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : l’environnement architectural

Le réalisme implique d’être en mesure d’appréhender l’environnement architectural, car c’est une dimension essentielle de la culture et du rapport de l’humanité à la Nature. Mais cela est naturellement très difficile lorsque un artiste fait face à une transformation extrêmement rapide le dépassant.

Hokusai se place à une époque où, en fait, il n’y a plus seulement d’un côté quelques grandes villes massives et des campagnes : le Japon de la bourgeoisie émergente va de pair avec une amélioration des habitations, une complexité plus grande des structures urbaines se systématisant, etc.

C’est là le point faible de Hokusai par conséquent, car on voit qu’il ne sait pas s’il doit se tourner vers une typisation de l’environnement architectural ou une présentation empiriste.

A rebours de cette vue générale, voici des exemples de focalisation.

On sait comment le Japon, historiquement, par la suite, s’est littéralement brisé sur cette question du rapport villes – campagnes, avec un romantisme forcené des campagnes accompagnant un culte de l’hyper-modernité urbaine.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : les animaux

S’il a porté attention aux figures humaines, tout autant qu’aux travailleurs dans leur caractère à la fois typique et personnel, Hokusai a également su se tourner de manière authentique avers les animaux et les végétaux.

Il y a là non pas une envie d’accumuler les images de manière empirique, ou bien un simple paysagisme, mais bien un matérialisme réel reconnaissant la dignité du réel.

Hokusai se tourne d’ailleurs vers des animaux extrêmement différents.

Et, comme pour les êtres humains, on a à la fois une situation typique et une dimension personnelle de chaque animal qui est tout à fait pris en compte et valorisé.

L’effort de personnalisation est rendu bien plus ardu pour les végétaux lorsqu’ils sont séparés de leur environnement direct, cependant on sent que Hokusai s’efforce d’aller en cette direction.

Il va de soi cependant que c’est lorsque il y a combinaison, synthèse en elle-même, qu’on obtient les résultats les plus satisfaisants, les plus marquants.

On voit très bien, dans l’approche de Hokusai, comment s’exprime ici le matérialisme, avec son souci encyclopédique et son affirmation de la dignité du réel, dans la contradiction entre le particulier et l’universel.

Cela aboutit par contre, forcément, à s’éloigner du particulier qu’est le Japon, malgré des tentatives de s’en rapprocher comme la suivante.

On notera enfin cette scène pittoresque où une activité humaine est présentée à travers des figures de rats, qui sont bien connus pour leurs entreprises collectives pleines d’efforts.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : les figures

Dans le Hokusai manga, on trouve des figures qui sont plus particulièrement soulignées. Il s’agit de personnages historiques, de divinités. Leur présentation est sérieuse ou posée de manières propres à elles, mais dans tous les cas il y a une insistance sur une dimension personnelle. Il y a ici quelque chose qui mérite d’être souligné par conséquent, car la bourgeoisie émergente affirme, par définition, les traits personnels assumés, à rebours de l’effacement de ceux-ci dans une société patriarcale-féodale.

Il y a une réelle dignité personnelle dans ces figures, et on peut également noter la présence de femmes, montrant comment l’époque est bousculée dans ses valeurs, le nouveau chassant l’ancien.

On notera ici que, forcément, ces figures peuvent se voir rabaisser ou ré-hausser, dans un jeu typiquement japonais de fuite sur ce plan. Il est comme tangué et cela tient malheureusement à la nature de son époque, avec l’impossibilité pour la bourgeoisie d’assumer franchement le matérialisme, retombant dans les travers de la période d’Edo, avec ses terribles limitations.

Le réalisme de Hokusai, en faisant un titan, est ainsi frein, mais il parvient tout de même à produire des synthèses, comme le chef d’oeuvre suivant combinant le travail, le peuple, le mouvement, les figures personnelles, de femmes qui plus est, dans un cadre national japonais.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : le mouvement

La grande difficulté qu’il y a bien entendu dans le dessin, c’est de représenter le mouvement. Le défi est différent d’en sculpture, car dans celle-ci tout forme un bloc, alors que dans un dessin les éléments sont séparés de manière marquée. La difficulté est toutefois de rester compréhensible, de ne pas écraser le mouvement lui-même.

Une manière dialectique de faire face au défi de la représentation du mouvement est d’en faire plus avec moins.

On notera d’ailleurs que Hokusai parvient justement à trouver une voie, toute particulière, toute japonaise, dans ce conflit dialectique entre la quantité et la qualité. Le niveau synthétique est époustouflant.

Cette insistance sur le mouvement est également une preuve de la nature même de l’oeuvre de Hokusai, titan de son époque.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : les objets

Ce qui caractérise la période historique où Hokusai est actif, c’est qu’on est dans un Japon figé, et en même temps un Japon se transformant par la bourgeoisie naissante. Il y a donc une attention extrême à l’accumulation d’objets, autrement dit de marchandises, dans la réalité japonaise. Hokusai ne tombe pas dans le fétichisme, il relie toujours ces objets à leur nature concrète.

Leur présentation a ainsi une dimension synthétique, d’orientation encyclopédique.

On trouve d’ailleurs une mise en perspective de compréhension des objets dans leur fondement, comme dans l’Encyclopédie. Le fonctionnement et l’utilisation des armes qu’on a ici relève d’une présentation cohérente en tant que telle.

Il s’agit à la fois de contempler et de représenter, et de montrer en ne perdant pas de vue l’esprit de synthèse. Ce n’est jamais un objet neutralisé, séparé de sa réalité concrète.

Hokusai porte un regard matérialiste sur le travail, sur le peuple qui travaille, sur les objets employés.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : le peuple en action

De manière essentielle, on trouve dans le Hokusai Manga une présentation des masses, dans leur dimension à la fois particulière et individuelle. C’est magistral. Non seulement, on a le travail, mais on a les masses elles-mêmes, et Hokusai parvient à relier le particulier au général.

De manière significative, les situations sont innombrables, témoignant de la richesse infinie des masses. Et la dignité de chaque situation est tout à fait prise en compte et reflétée.

La dimension foisonnante des masses est ici un véritable drapeau démocratique et populaire ; en ce sens, c’est une affirmation historique alors de la nation japonaise.

On a ici clairement affaire au matérialisme, qui prend la matière telle qu’elle est. Ces deux pages sont exemplaires ici en ce que les formes des animaux et des humains sont clairement mis en parallèle. C’est là de l’analogie, de la reconnaissance de la matière en tant que telle, de ses différentes formes au dénominateur commun, un matérialisme contemplateur-descriptif comme celui d’Aristote.

A ceci près qu’on est dans une époque de transformation et que l’activité transformatrice est au centre, comme en témoigne les situations de chaque personnage, qui sont toujours ancrés dans une activité.

Le peuple en action, tel qu’il est, est ainsi assumé par Hokusai.

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Les carnets de croquis de Katsushika Hokusai : le travail

Katsushika Hokusai (1760-1849) est le titan de l’art national japonais émergeant dans la période de domination du clan Tokugawa, dans une société patriarcale-féodale figée dont la capitale est Edo. Il représente la charge esthétique des temps nouveaux, porté par la bourgeoisie commençant à s’arracher du carcan idéologique du régime.

Ce fut d’ailleurs tout un processus. Katsushika Hokusai est initialement partie prenante de l’idéologie dominante et ce n’est qu’à un âge avancé qu’il se produit un tournant. Initialement, sa formation relève de ce qui est alors encore hégémonique, avec les courtisanes, les acteurs, les estampes bon marché en général, etc.

Ce qui est ici intéressant, c’est qu’il connaît plusieurs étapes, utilisant à chaque fois un nouveau pseudonyme, avec des ruptures claires ; il décide par exemple en 1785 de ne plus représenter d’acteurs. Au total, il aura utilisé plus d’une cinquantaine de pseudonymes.

Bateaux cargo luttant contre les vagues, Hokusai, vers 1805

Le tournant le plus marquant est la parution en 1814 d’un carnet de croquis, de 23 x 16 cm, appelé Hokusai Manga, avec dessins représentant le vie réelle, en monochrome, exprimant un effort de synthèse dans le cadre d’une vie entière de labeur au service de l’art du dessin.

Le succès au rendez-vous et l’effort fut prolongé : le carnet se vit ajouter une seconde et une troisième partie en 1815, une quatrième et une cinquième partie en 1816, une sixième, septième, huitième et neuvième partie en 1817, et enfin une dixième partie en 1819. La onzième et la douzième parties furent ajoutées en 1834. Trois volumes furent ensuite produits après la mort de Hokusai, le dernier étant considéré comme ne relevant pas vraiment de lui, bien qu’on puisse faire le choix de considérer qu’il y a bien des œuvres de lui en faisant partie, ou relevant au moins de sa perspective.

La dimension à la fois empiriste et encyclopédique saute bien entendu aux yeux ; on est ici dans une perspective, démocratique, matérialiste. Il y a bien des éléments surnaturels parfois, mais ils sont clairement alignés dans la perspective d’une étude populaire, de surnaturel tel qu’imaginé par le peuple.

L’oeuvre obtint une reconnaissance immense, notamment à l’international ; l’oeuvre, déjà diffusée à Paris en 1856, est exposée par le Japon lui-même lors de l’Exposition universelle d’art et d’industrie de 1867.

Et ce qu’il est essentiel de noter, c’est la reconnaissance du peuple et de son travail qu’on y trouve. On a ici un peuple transformateur, les masses laborieuses.

Il y a une véritable attention portée à l’humanité dans ses activités relevant d’une notion méprisée alors par le régime, et dont la reconnaissance ne peut être faite alors que par une bourgeoisie émergente assumant la transformation de la matière. La présentation de la mine qu’on a ici est exemplaire d’une approche synthétique.

Les masses laborieuses sont saisies dans leur réalité, mais également et surtout de manière typique. On est ici ainsi dans le réalisme et l’oeuvre de Hokusai est d’un haut niveau synthétique, on voit bien sa capacité à porter son attention sur les travailleurs, ainsi que sa volonté de parvenir à le représenter sur le plan technique.

Hokusai témoigne de l’activité foisonnante des masses, mais également de la multiplicité des situations, des mouvements, des actions. Il trouve la perspective juste pour le présenter.

La présence du travail, porté par des masses transformatrices, dans l’oeuvre de Hokusai, reflète parfaitement sa nature historique, porteuse de réalisme et des temps nouveaux.

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Utagawa Hiroshige, les sites célèbres du Japon et les « Cent vues d’Edo »

Il fallait pour Utagawa Hiroshige, si l’on voit le conflit entre poésie et réalisme dans Les Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidō, basculer dans un sens ou dans un autre. La réponse se trouve dans les Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon (avec 71 estampes) publiées de 1853 à 1856, et dans les Cent vues d’Edo (avec 69 estampes) publiées en 1856 et 1858.

Ces œuvres témoignent de l’orientation repli-poétique et valurent à Utagawa Hiroshige de se faire présenter par la critique bourgeoise comme une sorte de paysagiste.

Les Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon témoignent en effet d’un côté d’une orientation nationale, puisque l’existence du Japon est reconnu comme telle. En ce sens, il y a une dimension nationale-démocratique. De l’autre, la lecture qui est faite des sites célèbres reflètent une approche contemplative reflétant une bourgeoisie au fond impuissante.

On a ainsi des plages, des monts, des festivals, des maisons de thé, des temples, des ponts, des bateaux…

Voici quelques exemples, avec le mont Otoko à Hirakata, la plage à Takaishi, les maisons de thé au mont Asakuma.

La seule oeuvre marquante est le tourbillon de Naruto, causé deux fois par jour par la rencontre de deux marées, celle du Pacifique et celle de la mer intérieure de Seto.

Utagawa Hiroshige considérait les Cent vues d’Edo comme son oeuvre la plus aboutie, la plus représentative. Il ne put cependant le terminer et un disciple, même appelé Hiroshige II, prit le relais, l’oeuvre elle-même obtenant un succès considérable.

Et, somme toute, on y retrouve la même approche neutralisée que dans les Vues des sites célèbres des soixante et quelques provinces du Japon. Le ton est paisible, il est agréable, mais cela se fait aux dépens d’une profondeur compositionnelle.

Voici La barque Yoroi et Koami-chō, L’ermitage de Bashō et la colline aux camélias près de l’aqueduc à Sekiguchi et À l’intérieur du sanctuaire Kameido Tenjin.

Voici encore trois œuvres,Temple Kinryū-zan à Asakusa, Contemplation de la Lune, ainsi que Rizière d’Asakusa et festival Torinomachi.

Cette dernière oeuvre avec le chat est très réussi, comme par ailleurs Fukagawa Susaki et Jūmantsubo (avec un aigle) et Minowa, Kanasugi et Mikawashima  (avec des grues de Mandchourie).

On notera par contre Renards de feu la nuit du Nouvel An sous l’arbre Enoki près d’Ōji, seule estampe sortant du cadre du réalisme, qui annonce déjà une tendance que va avoir justement la culture japonaise à basculer dans les superstitions religieuses, notamment locales, ancrant l’opposition se combinant entre un empereur divin avec une religion nationale et des rites pu préjugés magiques locaux, à dimension folklorique.

On remarquera également que de nombreux magasins sont représentés, ce qui est cohérent vue la ville qu’est Edo, mais c’est fait sans prétention, sans affirmation réelle, à une époque pourtant où la bourgeoisie est en train de s’élancer. C’est lourd de signification.

Vue de la rue Itchome à Nihonbashi (à l’arrière-plan on a la célèbre boutique Shirokiya spot « arbre blanc »)
Les boutiques de soie à Ōdenma-chō
Boutiques avec des biens en coton à Ōdenma-chō (les femmes sont ici des geishas)
Shitaya Hirokōji, c’est-à-dire la grande rue du quartier de Shikaya, avec au premier plan entrepôts Matsuzakaya pour le négoce du textile
Suruga-chō, un quartier avec ici de part et d’autres les boutiques Mitsui vendant du textile

On a là une bourgeoisie s’affirmant, mais de manière feutrée. Il manque toute une charge historique et cela se ressent au niveau de la profondeur esthétique.

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Utagawa Hiroshige et « Les Soixante-neuf Stations du Kiso Kaidō »

Utagawa Hiroshige réalisa, à la fin des années 1830 et au tout début des années 1840, la fin du travail entrepris par Keisai Eisen afin de raconter un périple partant d’Edo pour aller à Kyoto, mais cette fois sans passer par la route principale, comme pour dans « Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō ».

L’oeuvre consiste en 71 estampes, dont 23 ainsi que le point de départ par Keisai Eisen. Ce point de départ est d’ailleurs, comme on le voit, relativement tourné vers l’exotisme, le divertissement, un certain esprit pittoresque propre au tourisme.

Cela se ressent également dans ses autres travaux, comme pour les stations Itabashi, Ōmiya et Fukaya.

Utagawa Hiroshige tend par contre à dépasser l’anecdotique, pour saisir le typique. Ici, pour la station Miyota, on voit bien que les attitudes sont placées au sens strict dans leur environnement, avec non pas l’objectif d’attirer l’attention par un divertissement, mais avec synthèse, avec profondeur.

On est ici dans la démarche de la peinture de genre, propre au matérialisme. Voici un exemple significatif avec la station de Shimosuwa.

Or, il y a forcément une tension entre la démarche relativement contemplative, sur le plan de la sensibilité, de Utagawa Hiroshige, et l’exigence du portraitisme. Cela produit une oscillation entre impressionnisme et réalisme, et c’est important car si l’on ne voit pas cette ambivalence, on ne peut pas comprendre justement comment des œuvres ont eu un impact si important en Europe dans la foulée, où le capitalisme était développé de manière bien plus ample.

On a ici les stations Miyanokoshi et Seba.

La 39e station, Suhara, est tout à fait représentative du conflit, irrésolu, entre dimension atmosphérique et réalisme.

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Utagawa Hiroshige et « Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō »

Utagawa Hiroshige (1797-1858) est l’un des deux grands maîtres de l’art national japonais et donc du réalisme, l’autre étant Katsushika Hokusai (1760-1849). L’oeuvre magistrale d’Utagawa Hiroshige consiste en un portrait de son parcours sur la grande route, la principale alors, menant de la capitale du pouvoir Edo à la capitale impériale Kyoto, dans Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō.

L’oeuvre, éditée en 1833-1834 après le voyage effectué en 1832, consiste justement en 53 estampes, imprimées à l’horizontal sur un papier de 39 × 26 cm.

On a ainsi comme point de départ Le pont du Japon à Edo. Ce qui est intéressant, c’est que dans la première version, il n’y avait que quelques personne sur le pont. Utagawa Hiroshige a voulu apporter de la densité.

S’il y avait moins de monde, le départ interpellerait moins.

Et cela permet justement de voir comment l’artiste a multiplié les directions afin de donner l’impression de quelque chose de désordonné s’amassant pourtant dans une même direction. Dans la version avec peu de gens, on a des gens qui passent, ici on a un réel départ.

La première étape, présentée dans la seconde estampe, est Shinagawa. Dans la première estampe, la dimension du départ l’emportait nécessairement sur le portrait. Ce n’est ici plus le cas et on peut reconnaître tout de suite la patte d’Utagawa Hiroshige, tenant en une délicatesse posée de manière ample, avec la multiplicité des choses s’insérant en continuité dans une atmosphère enserrant fortement l’ensemble, mais sans l’étouffer.

Voici pour le comprendre la 38e station, Okazaki, et la 47, Seki, pour voir comment cette approche est la substance même de l’artiste, au-delà des portraits différents.

Le peuple est présenté dans sa réalité matérielle et naturelle, on a une approche démocratique et populaire, à rebours de la démarche élitiste – patriarcale du régime dominant et de l’esthétique décadente qui l’accompagne.

La 4e station (Hodogaya) et la 5e (Totsuka) présentent tout à fait l’environnement tel qu’il est, en prenant comme prétexte le passage, mais en témoignant du fait que si les voyageurs passent, ce qu’il y a reste, reste vivant. C’est la reconnaissance de la dignité du réel.

Le voyage à travers le pays, de la capitale administrative-militaire à la capitale religieuse-impériale, est également un vecteur de l’affirmation de la nation japonaise. C’est là un aspect essentiel.

La 13e station, Hara, avec le mont Fuji à l’arrière-plan, est ici emblématique ; on voit également le mont Fuji à l’arrière plan de la 10e station, Hakone, dont le rude chemin permet justement d’avancer jusqu’à lui.

Il en va de même sur le plan national pour la 20e station, Mariko, connu pour un plat pour un plat particulier, le tororo (composé d’orge, d’une algue nommée aonori et d’une sorte de patate appelée tororo ou encore igname en français). Il a été rendu célèbre par un poème de Matsuo Bashō (1644-1694) : 梅若菜丸子の宿のとろろ汁 (ume wakana / Mariko no shuku no / tororo-jiru); soit Fleurs de prunier et jeunes pousses, au poste de Mariko, soupe d’igname râpée.

Matsuo Bashō a inauguré ce genre de court poème, appelé haiku, caractéristique de l’idéologie de la période d’Edo, avec sa focalisation sur le passage inéluctable du temps et la fuite d’une vie qu’il s’agit de valoriser en soi, directement, sans chercher d’envergure.

Les panneaux proposent justement le plat particulier de Mariko

La réalité n’est pas contournée. Ici, dans la 36e station, Akasaka, on voit à gauche les voyageurs se restaurer, avec une servante, et à droite des prostituées se préparer. La condition de la femme est ici présentée sans critique, mais tel un arrière-plan objectif.

Cette absence de « mise en perspective » sur le plan du contenu, au sens d’une charge révolutionnaire, tient à la nature du régime. On est ici dans une bourgeoisie naissante, qui s’inscrit dans un cadre où tout n’est que « passage » dans le cadre d’un monde entièrement statique et fermé sur lui-même.

L’arrivée à Kyoto le reflète, avec une focalisation justement sur un arrière-plan entièrement statique, appuyé par les montagnes pour se figer, avec l’eau pour l’assoupir et l’assouplir pour permettre au pont de représenter de simples passeurs, figures éphémères ne troublant rien en aucune manière.

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Utagawa Toyoharu et la mise en perspective comme voie pour l’art japonais

Au début du 18e siècle, Okumura Masanobu commence à s’intéresser à la perspective telle qu’elle est employée dans les arts en Europe. Mais lui-même du courant décadent et sa découverte technique ne trouve pas d’issue productive.

Le théâtre Kabuki d’Ichimura-za par Masanobu Okumura

C’est avec Utagawa Toyoharu (1735-1814) qu’une révolution s’opéra, lui-même connaissant son apogée quant à la reconnaissance dans les années 1770, son école, dite d’Utagawa, devenant hégémonique par la suite dans la production d’estampes.

Il étudia en effet de manière intense la mise en perspective et put l’asseoir techniquement dans ses propres réalisations. Si cela rentre en fait dans sa propre démarche, relativement standard dans le cadre de l’époque, il n’en demeure pas moins que cela ouvre un espace formidable pour une représentation plus complexe et plus dense. Il y a un pas vers une oeuvre synthétique.

Feux d’artifice tels des fleurs en floraison au pont Ryōgoku dans la capitale orientale, par Utagawa Toyoharu
Cérémonie au mausolée d’Ise, par Utagawa Toyoharu

Utagawa Toyoharu est ainsi un auteur éclectique, mais ses œuvres utilisant la perspective ouvre une brèche, d’où la succès formidable de son école au moment justement où la bourgeoisie voit la partie liée à la paysannerie prédominer.

Les théâtres de Sakai-chō et Fukiya-chō à leurs ouvertures nocturnes pour le début de la saison, par Utagawa Toyoharu
Une vue d’Edo, par Utagawa Toyoharu

On remarquera que cet éclectisme est assumé par Utagawa Toyoharu avec par exemple des œuvres reproduisant des gravures que lui-même a vu et qu’il reproduit à sa manière en modifiant le titre, comme ici… « Un monastère franciscain en Hollande » !

Voici un exemple de son travail de récupération. On a ici le Le Grand Canal devant Santa Croce du peintre italien Bellotto (se fondant sur un dessin de Canaletto), une gravure effectuée par Visentini, enfin l’oeuvre d’Utagawa Toyoharu intitulée… « La cloche qui résonne sur dix mille lieues dans le port néerlandais de Frankai ».

On est ici dans une poussée historique, mais avec en étant maintenu dans l’ancien cadre. Utagawa Toyoharu n’exprime qu’une tendance, empreinte de grandes limites de son emprisonnement dans une atmosphère bourgeoise qui n’a pas encore entièrement rompue avec son cadre historique de type patriarcal-féodal.

Une soirée d’hiver
Excursion à Mukōjima

Ce qui manque à la perspective chez Utagawa Toyoharu, c’est de s’arracher à l’emprisonnement patriarcal-féodal qui impose, par définition, un idéalisme visant à masquer la réalité oppressive, à trouver une fuite dans le subjectivisme-décadent parallèlement au raffinement-isolement.

Un dessin érotique où le viol est esthétisé typiquement dans l’esprit patriarcal de l’époque
Soirée dansante pour le nouvel dans le quartier des plaisirs du nouveau Yoshiwara

A la suite d’Utagawa Toyoharu, réalisant la rupture, deux titans vont cependant émerger, portant authentiquement l’art national japonais, en rupture avec la dimesion féodale.

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Le double caractère de l’esthétique bourgeoise de la période d’Edo et la question patriarcale

Comme le régime mis en place par le clan Tokugawa en 1603 était totalement verrouillé, les artisans et les marchands qui se sont enrichis avaient nécessairement du mal pour se faire valoir. Les marchands étaient considérés comme de moindre valeur que les artisans, ces derniers que les paysans, avec les guerriers considérés comme l’élite.

C’est, pour cette raison, dans les marges que les artisans et les marchands enrichis, formant la bourgeoisie naissante, ont trouvé le moyen de s’affirmer. C’est ce qui donne naissance à l’esthétique iki, une sobriété sophistiquée souvent considérée comme désormais toute japonaise dans un grand raccourci.

En réalité, la bourgeoisie naissante n’avait pas le droit d’être ostentatoire, la hiérarchie sociale la présentant comme la classe la moins intéressante, la moins utile. Aussi, elle contourna cela par une sobriété apparente où la richesse se décèle dans des détails seulement.

Mais c’est sur le plan artistique que la bourgeoisie leva vraiment son drapeau, trouvant un moyen de combiner la forme et le fond pour faire passer sa propre substance sociale.

Sur le plan de la forme, c’est par l’estampe gravée sur bois que la bourgeoisie est passée. La raison est simple : le coût est modique et il est possible de mettre en avant, de manière numériquement massive, toute une série de thèmes. Cela permet non pas d’éviter la censure, mais du moins d’élargir le champ des possibles.

On a ici un moyen fondamentalement bourgeois, avec une marchandise de masse et un rapport direct aux choses sous la forme d’une représentation de celles-ci.

Estampe présentant un Petit vendeur d’eau, par Suzuki Harunobu, milieu du 18e siècle

La question des choses représentées est cependant ici compliquée et cela va jouer fondamentalement sur le Japon. C’est en effet le capitalisme naissant qui façonne le cadre national. Or, la bourgeoisie émergente est marquée du sceau d’une profonde contradiction.

Il y a d’un côté les artisans et les marchands enrichis qui sont apparus de par leur rôle au service des Daimyo et de l’Etat central, et de l’autre ceux dont le développement est lié avec la paysannerie. La première a une nature bureaucratique, la seconde a une nature démocratique.

La première se tourne vers les couches dominantes et leur style de vie, la seconde vers le peuple.

Il en découle que sur le plan du fond, on va avoir d’une part une imagerie décadente, patriarcale, subjectiviste – superficielle, de l’autre une représentation du réel. Cette incohérence dans l’affirmation esthétique explique les errements nationaux qu’on va trouver dans le Japon par la suite, avec sa tendance esthétique au pervers en mode « élitiste ».

La courtisane Hanaōgi par Kitagawa Utamaro, toute fin du 18e siècle

Ce qui joue ici, c’est la prostitution et plus exactement de vastes quartiers entiers dédiés à celle-ci, formant un monde parallèle au sein du régime, avec d’ailleurs une disposition géographique assumée telle quelle : le quartier de Shimabara à Kyoto était entouré de murailles et cerné d’un fossé, le quartier de Yoshiwara était à l’extérieur d’Edo, le quartier de Shinmachi à Osaka était pareillement verrouillé du reste de la ville en étant à la pointe occidentale.

Qui plus est, la capitale Edo avait été fondé sur le tas et impliquait la présence massive d’hommes pour la mettre en place ; concrètement, ce n’est qu’à la fin du 19e siècle que le nombre de femmes commence à équivaloir celui d’hommes à Edo. Le système de prostitution mis en place par le régime relève ainsi d’une démarche patriarcale d’autant plus assumée, avec autour de 5000 prostituées à Yoshiwara, composée des jeunes femmes vendues par leurs familles.

Ces quartiers de prostitution abritaient également des salons de thé, lieux d’apprentissage des courtisanes, passant de novice (kamuro) à apprentie (shinzô) puis courtisane (oiran), devant maîtriser « savoir-vivre » et « culture » afin d’être les très peu nombreuses dames de compagnie de l’élite sociale du régime.

Il y a également les accompagnatrices valorisant les clients de ces quartiers (les geishas), clients acceptés quel que soit leur rang social, faisant ainsi sauter la hiérarchisation systématique du régime.

C’est le « monde des fleurs et des saules », où les geishas mais en pratique toutes les femmes à divers degrés doivent avoir « la délicatesse d’une fleur ainsi que la force et la souplesse d’un saule », c’est-à-dire divertir de manière raffinée et être un objet sexuel soumis à tous les désirs masculins quels qu’ils soient.

Représentation des courtisanes respectivement de Shimabara (Kyoto), Yoshiwara (Edo), Shinmachi (Osaka)

Les quartiers hébergèrent dans la même perspective de nombreux artistes, tels des poètes ou des musiciens des rues, faisant office de divertir les clients ; c’est ainsi que naquit le théâtre Kabuki, où des acteurs fortement maquillés distraient une journée entière un public mangeant, buvant, discutant, etc.

Ces quartiers formaient ainsi une zone spéciale où justement la bourgeoisie s’affirmait, représentant ici la tendance des artisans et marchands s’étant développés directement en symbiose avec le régime. C’était l’endroit où ils pouvaient être des équivalents des Daimyo et du clan Tokugawa.

Ils formaient une culture en soi, comme avec les compte-rendus humoristiques sur les clients du quartiers (Sharebon),  des estampes consistant en les portraits des femmes considérées comme les plus jolies (Bijin-ga) ou encore des acteurs (Yakusha-e), une mode vestimentaire se répandant, des ouvrages érotico-pornographiques illustrés (tel « Le coussin de Yhoshiwara » -Yoshiwara makura) avec une tendance toujours plus marquée au sadisme et aux représentations focalisées sur les organes génitaux souvent démesurés, etc.

Tiré d’un ouvrage érotique sans titre de Utagawa Toyokuni, 1798

Cette dynamique se renforça d’autant plus que la ville d’Edo connut de très nombreux épisodes d’incendies, parfois extrêmement violents (notamment en 1658, 1682, 1695, 1698, 1703, 1717), permettant d’encore plus appuyer le rôle culturel et idéologique massif du quartier de Yoshiwara assumant une continuité facile de ses activités aux dépens de la vie sociale et locale de la ville bien plus malaisé à se remettre en place.

Il fallut justement le développement d’une réelle ville sociale, par les artisans et les marchands liés à la paysannerie, pour qu’un art authentique, tourné et porté vers le peuple, s’affirme de son côté.

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L’émergence de la bourgeoisie dans le Japon de la période d’Edo

Le régime mis en place par le clan des Tokugawa au Japon au tout début du 17e siècle est en apparence entièrement figé. Il va en fait produire une situation se retournant en son contraire et pavant sa voie à l’art national japonais, dans le cadre de l’émergence de la conscience nationale japonaise.

En apparence, le régime affirme la primauté des guerriers, modèles exemplaires d’humanité et parasites ne faisant rien, alors que suit hiérarchiquement immédiatement une classe paysanne apportant la nourriture. Suivent alors les artisans, considérés comme moins vitaux, mais utiles de par leur production. Et tout en bas on trouve les marchands, qui ne produisent rien et sont simplement une aide à la diffusion des productions des artisans.

Tokugawa Ienari, shogun régnant le plus longtemps, de 1787 à 1837

Si l’on en reste à ce schéma, alors on a la même situation que dans la civilisation islamique et grosso modo en Orient. Il n’y a guère d’évolution.

Or, les guerriers forment une classe parasitaire qui, profitant de l’exploitation des paysans, consomment de plus en plus des biens des artisans. Et avec les artisans qui connaissent un essor de leurs activités, les marchands prennent de plus en plus d’importance.

Initialement, cela se déroule sous la supervision directe des Daimyo. Des artisans et des marchands sont attirés près du château ou bien dans la capitale Edo où le Daimyo réside une année sur deux. Des accords sont passés et on est là dans un rapport immédiat, surtout que l’argent ne se diffuse pas encore réellement.

Les paysans paient en effet en riz à l’échelle du pays et on est en quelque sorte dans une économie primitive de troc, avec les clans jouant un rôle passif. Il était toutefois dans leur propre intérêt de faciliter les entreprises des artisans et des marchands sous leur coupe.

Guerriers du clan Shimazu dans les années 1860

Toutefois, chaque clan s’efforça justement d’améliorer la production du riz, de manière extensive ou intensive, puis commença se tourna vers des productions locales spécifiques, telles la soie, le coton, le sucre, le sel, le tabac, le papier, ou encore la cire, l’indigo, les algues, le thé, le poisson séché, le cuivre, le vinaigre, la sauce au soja, les objets en laque.

On trouve par exemple une production de soie dans le Nord de la province de Kantō et dans cemme e Shinano, le papier dans la province de Tosa, le fer dans celle de Nanbu, des engrais sur l’île de Hokkaidō, etc.

Pour cela, il fallait des artisans mieux formés, ainsi que des marchands pour diffuser les marchandises. Pour cette raison, les marchands commencèrent à voir leur importance grandir, l’argent devenant un outil d’échange essentiel.

Le commerce se développa alors notamment à Edo, mais surtout à Osaka, qui avait trois particularités : c’était une grande ville, il n’y avait pas de château fortifié, ni de Daimyo local. La ville avait été le bastion de Toyotomi Hideyoshi renversé justement par le clan des Tokugawa, qui le gérait directement. La ville devint ainsi le coeur du commerce japonais.

Les marchands devinrent également puissants à Kyoto, ville sans Daimyo car relevant de l’empereur, Sakai (une ville historiquement marchande et très autonome), ainsi qu’à Nagasaki et Kobe, deux ports.

L’établissement à la fin du 17e siècle du réseau des Kitamaebune, des bateaux marchands achetant et vendant le long des côtes de la mer du Japon, permit d’élargir cette dimension commerciale intérieure.

Le port de Nagasaki au début du 19e siècle par Kawahara Keiga ; on reconnaît au milieu à gauche avec le drapeau néerlandais le comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales sur l’île artificielle de Dejima

De véritables entités se fondèrent ainsi avec des artisans et des marchands directement au service de l’État central et des Daimyo. Le zaibatsu (entreprise familiale) Mitsubishi est par exemple alors le prolongement des transports de l’entreprise commerciale Kaisei du clan Tosa, de l’entreprise étatique gérant la mine d’or de Sado et de celle du port étatique de Nagasaki, ainsi que de la mine de charbon de Takashima du clan Saga.

A la fin du 17e siècle, on a ainsi environ 11 % de la population vivant dans des villes d’autour de 20 000 habitants, ce qui équivaut à l’urbanisation de l’Angleterre du début du 19e siècle. Edo a 354 000 habitants à la fin du 17e siècle, 508 000 au milieu du 18e siècle ; Osaka en a un peu moins, suivi de près par Kyoto.

Un plan d’Edo en 1824

Cependant, ce n’est qu’un aspect de la question, car au 18e siècle ce sont les artisans et les marchands liés aux paysans qui vont connaître une formidable développement. Cela va provoquer un mouvement tendanciel de recul de l’urbanisation.

Ce phénomène est considéré comme essentiel dans l’histoire du Japon – il est parlé de « proto-industrialisation » – et a été étudié en long et en large par des auteurs se revendiquant du matérialisme historique tout au long du 20e siècle.

Les paysans commencent en effet à réaliser des petites productions à leur échelle, parallèlement à celle mise en place par les Daimyo et l’État. On trouve ainsi par exemple une pêche organisée à grande échelle par l’État ou le clan Matsumae, avec à côté une multitude d’activités locales.

Un marché aux poissons dans le quartier Nihonbashi d’Edo au début du 19e siècle par Utagawa Kuniyasu

Lorsque les activités marchent vraiment, des marchands viennent acheter la production au moyen d’argent, et les paysans achètent ensuite au moyen d’une partie de la somme le riz qu’ils auraient dû remettre comme taxes. Le 18e siècle est en fait marqué par l’irruption de l’argent à tous les niveaux de la société japonaise.

Au cours de ce processus, des marchands de grande importance émergent, prêtant de l’argent aux paysans, aux Daimyo, à l’État central, se voyant ainsi acquérir une reconnaissance pratique formellement en contradiction avec les valeurs du régime en place.

Transport du coton par bateau à Edo au milieu du 19e siècle

On parle ici de l’émergence d’une bourgeoisie, soit à l’ombre des Daimyo et de l’État central, soit issue du rapport aux paysans et cherchant par conséquent une voie pour s’affirmer de manière plus marquée. Ce double caractère de la bourgeoisie va bien entendu avoir une grande signification pour l’art japonais.

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Le clan des Tokugawa unifie le pays et fonde Edo

Au 16e siècle, le Japon a un paysage social et politique qu’il est facile de comprendre. Il y a d’un côté des paysans, de l’autre côté des seigneurs de la guerre, les Daimyo, contrôlant des zones plus ou moins grandes, chacun étant en concurrence avec l’autre afin de prendre le dessus.

Toute la fin du 15e siècle et l’ensemble du 16e siècle connurent ainsi des affrontements sans fin, la période étant historiquement appelée par la suite Sengoku, soit « ère des provinces en guerre ».

Le Daimio Mōri Motonari à la fin du 16e siècle

Il y a bien alors un Tennō, un empereur, dont la famille est régnante depuis plus d’un millénaire, mais son rôle est tout à fait secondaire par rapport aux incessants affrontements des factions guerrières, alors que parfois un chef militaire prenait le dessus dans l’empire, jouant le rôle de Shogun, c’est-à-dire de gouverneur militaire.

Le pouvoir finit alors, après des décennies d’affrontements des principales factions s’étant formées, par revenir à deux figures unissant l’une après l’autre une vaste partie du pays : Oda Nobunaga (1534-1582), puis Toyotomi Hideyoshi (1537-1598). On notera qu’en japonais, le prénom est en seconde position.

Tokugawa Ieyasu (1543-1616) prendra leur relais, inaugurant la prédominance du clan des Tokugawa, inaugurant la période dite du shogunat et installant sur la base de petits villages une nouvelle capitale, Edo, qui prendra par la suite à l’ère moderne le nom de Tokyo.

Tokugawa Ieyasu, oeuvre de la fin du 17e siècle ; on remarquera que les disques contiennent le symbole du clan des Tokugawa

Il sera succédé par Tokugawa Hidetada (1605-1623), Tokugawa Iemitsu (1623–1651), Tokugawa Ietsuna (1651–1680), etc., jusqu’en 1867 où le clan est renversé par l’empereur, alors que le capitalisme a commencé à s’élancer et a pris une tournure militariste.

La longue période de la prédominance des Tokugawa est en effet marquée par deux phénomènes contradictoires façonnant toute l’identité nationale du Japon.

D’un côté en effet, le clan des Tokugawa impose un régime particulièrement structuré et organisé. Le pays est entièrement fermé sur lui-même, les échanges avec les Européens passant seulement par un comptoir de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales sur l’île artificielle de Dejima. Ces échanges relèvent d’ailleurs du monopole de l’Etat central, comme les mines.

Le christianisme est interdit et le régime place au premier plan le confucianisme, prônant une société patriarcale entièrement statique, avec un empereur accompagné d’une Cour, les deux étant purement symboliques, le bouddhisme dans sa version japonaise et le shintoïsme (comme culte de l’empereur) devenant de simples religions d’arrière-plan.

La société est concrètement divisée en quatre classes totalement figées : les guerriers (appelés samouraïs), les paysans, les artisans, et enfin les commerçants.

Le château d’Edo au 17e siècle, oeuvre d’époque

Les Daimyo, au nombre de 250, font office des gestionnaires régionaux ; une année sur deux ils sont dans la capitale Edo, et lorsqu’ils n’y sont pas leurs familles doivent y rester, en quelque sorte comme otages.

Chaque Daimyo ne peut d’ailleurs posséder qu’un seul château fortifié. Basiquement, ce château était entouré d’un fossé, puis des résidences des samouraïs, puis d’un cercle de temples et de mausolées, puis enfin d’un cercle de résidences d’artisans et de marchands avant un nouveau fossé.

Le château de Hirosaki du clan Tsugaru, construit en 1611

Il existe cependant de grandes différences entre ces Daimyo. Le clan Tokugawa disposait d’un territoire produisant chaque année quatre millions de kokus de riz (un koku équivalant à cinq boisseaux), avec au moins 17 000.

Les vingt clans les plus importants derrière disposaient d’entre 100 000 et un million de kokus, avec chacun au moins 10 000 guerriers. Les soixante clans les plus faibles disposaient seulement de 10 00 kokus, avec un peu moins de 380 guerriers.

Et en cas de mérite ou de contrariétés (sauf dans les cas de liquidation avec toute sa famille), chaque Daimyo se voyait remettre un autre territoire ; durant toute la période Tokugawa, ce fut le cas de 14 grands clans, 195 clans intermédiaires, 238 petits clans, ce qui implique le déplacement de deux millions de personnes (550 000 guerriers et leurs familles et serviteurs).

Attirail des guerriers dans une représentation européenne de la fin du 19e siècle

Cette question des guerriers est essentielle alors. Ceux-ci, désormais sans réelles activités et n’exploitant plus directement les paysans, se doivent de servir entièrement leurs Daimyo, qui restent en place comme gouverneurs militaires et qui les rémunèrent.

Ce n’est pas tout : les guerriers doivent suivre une règle stricte, de type patriarcal complet, qui sera appelé le bushido, avec notamment le suicide rituel à la mort de leur maître. Les guerriers sont ainsi d’un côté une élite placée au-dessus des paysans, des artisans et des marchands, mais leur situation sociale varie énormément, leurs positions étant extrêmement hiérarchisées.

En un sens, la situation des paysans est pratiquement plus aisée : ceux-ci ne sont pas soumis au militarisme patriarcal et possèdent même leurs terres ; ils peuvent faire ce qu’ils veulent du moment qu’ils paient les taxes, directement en riz, et qu’ils ne possèdent aucune arme. Cela est relatif naturellement, car tout dépend juridiquement et militairement du Daimyo.

Représentation esthétisée du samouraï du 16e siècle Kojima Yatarô en armure par Utagawa Kuniyoshi au début du 19e siècle

C’est un régime féodal de type encadré, comme à la fin du moyen-âge européen, à ceci près que la structure militaire massive reste prédominante, ce qui rapproche ici de la civilisation islamique, avec ses villes-forteresses fondées sur un esprit de garnison. On a le militarisme de la civilisation islamique mais non urbain, c’est l’agriculture qui est au centre, comme en Europe.

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