Du point de vue bourgeois, l’austro-marxisme consiste en l’école marxiste telle qu’elle émerge dans la social-démocratie autrichienne avant 1914, dans le cadre de l’Autriche-Hongrie. En réalité, l’austro-marxisme consiste en un style politique et une idéologie développée par le Parti Ouvrier Social-Démocrate en Autriche entre 1918 et 1934.
Cette ligne a été développée par Otto Bauer, qui se situe dans la pratique dans la continuité directe de Karl Kautsky. Karl Kautsky se voulait à gauche de la social-démocratie, il refusait la première guerre mondiale, mais en même temps il ne reconnaissait pas la valeur du bolchevisme, qu’il voyait comme une déviation aventuriste en décalage avec la réalité historique.
Otto Bauer est sur la même ligne et au tout début des années 1920, il dit ainsi de la Russie soviétique la chose suivante :
« Toute révolution bourgeoise commence par la révolte de la bourgeoisie contre l’absolutisme et contre la féodalité. Mais ce soulèvement déchaîne les forces des masses laborieuses : éléments plébéiens dans les villes, paysans dans les campagnes (…).
L’idéologie communiste de la Révolution russe était une de ces idéologies enthousiastes, illusoires, utopiques, auxquelles la révolution bourgeoise est toujours sujette durant sa phase de dictature plébéienne.
Elle a, dans le développement de la Révolution russe, la même importance qu’ont eue l’idéologie du « royaume d’Israël » dans la Révolution anglaise, l’idéologie égalitaire jacobine dans la Révolution française.
Le communisme russe n’est pas le socialisme d’un prolétariat évolué, éduqué, mûri sur la base du grand capitalisme, capable de mener la lutte réelle pour la socialisation de tous les moyens de production et d’échange déjà préformée, déjà rendue matériellement possible par l’évolution du capitalisme lui-même.
Il a été plutôt l’illusion des masses plébéiennes d’un pays qui vient seulement de s’affranchir ds chaînes de la féodalité, masses qui, hissées temporairement au pouvoir par la révolution bourgeoise, cherchent en vain à réaliser leur idéal pour échouer contre le degré de développement trop bas des forces productives et par apprendre de l’expérience que leur domination ne peut réaliser leur idéal communiste, mais n’a été que le moyen employé par l’histoire pour détruire touts les vestiges de la féodalité et créer par là les conditions de développement du capitalisme sur une nouvelle base élargie (…).
La pratique réelle du « cours nouveau » [il s’agit de la période de la NEP] est la reconstruction de l’économie capitaliste.
Mais on avait cru pouvoir accomplir cette reconstruction du capitalisme sous la « dictature du prolétariat ». C’est encore et toujours une utopie, toujours une illusion. »
Par la suite, Otto Bauer évoluera fondamentalement dans cette approche, devenant pro-soviétique tout en conservant une approche critique. Il se situe ainsi dans le prolongement de Karl Kautsky, mais avec une évolution que celui-ci n’aura pas.
Né en septembre 1881, Otto Bauer avait des parents bourgeois juifs tchèques ; son père possédait une usine de textile à Warndorf ainsi qu’un comptoir à Nachod. Sa sœur Ida est historiquement connue comme étant l’une des « patientes » que Sigmund Freud prétend avoir guéri ; il parle d’elle sous le pseudonyme de Dora.
L’éducation d’Otto Bauer fut de haut niveau ; il maîtrisait, outre l’allemand et le tchèque, le français et l’anglais, ainsi que le grec, puis le serbo-croate et le russe qu’il appris durant sa captivité lors de la première guerre mondiale.
Il fit des études de droit et envoya à 23 ans un texte intitulé La théorie marxiste des crises économiques à Karl Kautsky, ce qui marquale début d’une correspondance. De fait, Otto Bauer s’imposa immédiatement comme une grande figure intellectuelle du marxisme, capable malgré son jeune âge de faire une conférence d’une heure et demie sans aucune note.
Otto Bauer fut alors le cadet de la première génération de l’austo-marxisme, dont lui-même sera le dirigeant de la seconde génération, lorsque l’austro-marxisme sera synthétisé.
Fréquentant de manière régulière Rudolf Hilferding (l’auteur de l’ouvrage Le capital financier en 1910 que Lénine employa pour sa propre thèse sur l’impérialisme), Max Adler, Karl Renner, Gustav Eckstein, Otto Bauer se vit donner comme tache d’analyser la questions des nationalités en Autriche-Hongrie. Il y a affirma la possibilité de nations sans territoires, ce qui lui valut une critique significative de la part de Lénine.
Après le succès électoral de 1907, il devint le secrétaire des parlementaires qui étaient passés de 10 à 87, participant la même année à la fondation de la revue théorique du Parti, Der Kampf. Il devait en 1914 être le rapporteur du congrès de la seconde Internationale, qui ne put se tenir. En 1918, avec l’instauration de la république autrichienne, il devint ministre des affaires étrangères.
Dès ce moment, sans en être formellement le dirigeant, il devint l’idéologue et la principale figure du Parti Ouvrier Social-Démocrate. La principale substance idéologique apportée par Otto Bauer est que la bourgeoisie est déjà caduque historiquement, mais que la classe ouvrière est trop faible. Il y a donc une période de latence, qui d’ailleurs présenterait une caractéristique historique générale.
Dans une analyse au titre évocateur, L’équilibre des forces de classe, Otto Bauer explique que :
« Dans mon histoire de la révolution autrichienne, j’ai montré que le résultat de la révolution étaiit un état où ni la bourgeoisie ni le prolétariat ne pouvait contrôler l’État, que les deux devaient concrètement se le partager.
L’État n’a été dans cette phase de développement ni une organisation de domination de la bourgeoisie, ni un organisation de domination du prolétariat. »
Otto Bauer se justifie en mentionnant les remarques de Karl Marx et Friedrich Engels au sujet de la monarchie absolue en France et de la glorious revolution britannique, où il y a eu un compromis entre certaines fractions de la bourgeoisie et de l’aristocratie, sur l’appui des paysans à l’appareil d’État de Napoléon III ou bien l’alliance entre l’aristocratie financière et les junkers en Prusse.
Cela signifie qu’il y a des phases d’interpénétration des classes ennemies dans l’État. Il considère ainsi que :
« Selon la conception de Marx, le développement de l’État se présente par conséquent de la manière suivante dans la période historique de la montée de la bourgeoisie : au début de la période, l’État était la simple organisation de domination de la classe des propriétaires terriens, à la fin la simple organisation de domination de la bourgeoisie.
Entre l’État féodal et l’État bourgeois il y a eu une période d’équilibre des forces de classe, où les deux classes ou bien tombaient sous la domination d’une violence d’État s’autonomisant, ou bien devaient se partager la domination. »
Ce point de vue diverge du point de vue communiste, dans la mesure où pour le matérialisme dialectique la forme de l’État correspond à son fond. C’est la raison pour laquelle la révolution d’Octobre 1917 en Russie s’est présentée comme « le pouvoir des soviets », que les concepts de « démocratie populaire », de « nouvelle démocratie » ont pu être développés. Il y a un certain équilibre, mais la forme tend dans une certaine direction.
On ne trouve pas cela chez Otto Bauer qui, tout comme Karl Kautsky, rejetait précisément le « pouvoir des soviets » au nom d’un concept de démocratie aux contours flou, ou plus précisément essentiellement bourgeois, ne se détachant pas du modèle de la bourgeoisie lors de son époque progressiste, anti-féodale.
C’est qu’Otto Bauer rejette justement le matérialisme dialectique, la vision de l’histoire sous forme de saut, conformément à la nature. L’austro-marxisme s’appuie sur Kant ou Mach ; ici Otto Bauer s’appuie sur ce dernier, le citant pour justifier sa vision de l’État comme lieu temporaire d’interpénétration des classes.
« Le processus en entier », dit Mach qui constate un processus analogue dans la science naturelle, « le processus en entier a seulement un sens économique. Nous commençons avec une reproduction des faits avec les complexes stables, habituels, qui nous sont communs, et ajoutons par la suite l’inhabituel corrigeant. »
Cette conception a trois conséquences. La première est de voir le fascisme comme un coup d’État de bandits s’arrogeant le pouvoir, avec l’acceptation de la bourgeoisie du moment qu’elle se sent protégée du prolétariat. Otto Bauer a ici la même conception que le trotskysme.
La seconde est de voir le bolchevisme comme l’expression d’une couche parasitaire se plaçant au-dessus des paysans, des ouvriers et de la nouvelle bourgeoisie formée au moment de la NEP. C’est là aussi un point de vue proche du trotskysme. Cependant, dans les deux cas, Otto Bauer changera de point de vue après la défaite de l’austro-marxisme en 1934, se rapprochant largement du point de vue communiste.
La troisième est que l’État autrichien né en 1918 est un équilibre des classes. Et effectivement, la social-démocratie autrichienne a vraiment considéré que c’était le cas, au point que le symbole de l’État lui-même correspond à cette conception.
Le nouvel État avait comme blason l’aigle autrichien, avec sur sa tête une couronne consistant en une tour crénelée, symbole de la ville, c’est-à-dire de la bourgeoisie, alors que les pattes tiennent un marteau et une faucille, symbole de la classe ouvrière et de la paysannerie. Les réalisations de Vienne la rouge semblaient confirmer cette analyse.