Dans le cent-vingt-neuvième sonnet des Regrets, du Bellay souligne au roi la supériorité de la France avec les ridicules manières du Vatican :
Brusquet à son retour vous racontera, Sire,
De ces rouges prélats la pompeuse apparence,
Leurs mules, leurs habits, leur longue révérence,
Qui se peut beaucoup mieux représenter que dire.
Il vous racontera, s’il les sait bien descrire,
Les mœurs de ceste court, et quelle différence
Se voit de ses grandeurs à la grandeur de France,
Et mille autres bons poincts, qui sont dignes de rire.
Une telle dénonciation du Vatican est représentative de toute une époque. Lorsque Joachim du Bellay naît, en 1522, cela fait cinq ans que Martin Luther a publié ses 95 thèses condamnant la papauté et le catholicisme romain. Et Joachim du Bellay a quatorze ans lorsque Jean Calvin publie son Institution de la religion chrétienne.
Or, Joachim du Bellay séjourne à Rome de 1553 à 1557, en tant qu’intendant du cardinal Jean du Bellay, cousin germain de son père ; Joachim du Bellay fut en pratique orphelin très tôt dans sa vie.
Son séjour à Rome l’amène à gérer les comptes du cardinal, mais également à servir dans les intenses jeux diplomatiques au Vatican. Le quinzième sonnet des Regrets présente cette activité d’intendant.
Panjas, veux-tu sçavoir quels sont mes passe-temps ?
Je songe au lendemain, j’ay soing de la despense
Qui se fait chacun jour, et si faut que je pense
À rendre sans argent cent crediteurs contents :
Je vais, je viens, je cours, je ne perds point le temps,
Je courtise un banquier, je prens argent d’avance,
Quand j’ay despesché l’un, un autre recommence,
Et ne fais pas le quart de ce que je pretends.
Qui me presente un compte, une lettre, un memoire,
Qui me dit que demain est jour de consistoire,
Qui me rompt le cerveau de cent propos divers,
Qui se plaint, qui se deult, qui murmure, qui crie :
Avecques tout cela, dy (Panjas) je te prie,
Ne t’esbahis-tu point comment je fais des vers ?
Joachim du Bellay observe bien entendu que le Vatican est pourri, que le pape et les cardinaux sont corrompus, aux mœurs dissolus, que la ville de Rome entière est contaminée, etc. Il se lance alors dans une dénonciation ouverte de la papauté.
Mais jamais son attaque ne l’amène dans le camp du calvinisme. Et, en même temps, il ne fut pas dénoncé par l’Église catholique alors que ses propos valaient aisément le bûcher, comme lorsqu’il dit que le pape a nommé son jeune amant cardinal.
Joachim du Bellay apparaît comme intouchable. C’est donc qu’il avait une protection au plus haut niveau, que sa démarche relevait de la faction des Politiques, celle servant avant tout la monarchie et cherchant à placer de côté la question religieuse, afin de maintenir un État stable.
Joachim du Bellay insiste de manière régulière sur le fait que son travail est orienté, qu’il s’inscrit dans une tâche d’envergure, comme ici dans le vingt-septième sonnet des Regrets.
L’honneste servitude où mon devoir me lie,
M’a fait passer les monts de France en Italie,
Et demourer trois ans sur ce bord estranger,
Où je vy languissant : ce seul devoir encore
Me peut faire changer France à l’Inde et au More,
Et le Ciel à l’Enfer me peut faire changer.
Le cardinal Jean du Bellay avait également auparavant protégé François Rabelais, une autre figure se situant dans la même perspective, avec un relativisme et un humanisme nullement conformes à la religion.
Et le cardinal Jean du Bellay fut une figure essentielle à François Ier : lorsque Charles-Quint intervint en France au milieu des années 1530, Jean du Bellay fut nommé à Paris comme lieutenant général à Paris, avec le commandement de la Champagne et de la Picardie.
C’est également sous l’impulsion de Jean du Bellay que fut fondé le Collège royal ; nommé cardinal, il se alors fit construire un magnifique palais à Rome, vivant dans l’opulence.
Ce n’est pas tout. Le cardinal Jean du Bellay fut l’homme du roi, mais il en alla de même de son frère Guillaume du Bellay, en jouant un rôle éminent dans le domaine militaire et diplomatique au service de François Ier.
Joachim du Bellay relève ainsi d’une famille largement impliquée en tant qu’outil de la monarchie.
Il ne se lança d’ailleurs nullement dans des diatribes anti-protestantes, alors que la situation se tendait déjà, lui-même mourant à la veille du début des guerres de religion. Son activité est directement au service de l’appareil d’État en tant que support au cadre national et au sens strict, Joachim du Bellay joue un rôle essentiel dans l’établissement de l’idéologie nationale française.
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