Joachim Du Bellay a écrit deux longs poèmes qui sont extraordinaires de par leur reconnaissance de la dignité du réel, témoignant de son matérialisme, de sa capacité à cerner la dialectique des émotions.
Il a nommé ces deux poèmes « épitaphes », terme désignant l’inscription funéraire et choisi pour honorer au niveau d’un être humain un chat et un chien.
C’est là une acceptation d’une même mise en perspective, une formidable rupture avec une époque où l’humanité, de par son développement inégal, a perdu pied dans son rapport avec les êtres vivants.
On peut littéralement voir d’ailleurs comment du Bellay s’y arrache, subjugué par la dignité du réel.
Épitaphe d’un petit chien
Dessous ceste motte verte
De lis et roses couverte
Gist le petit Peloton,
De qui le poil foleton
Frisoit d’une toyson blanche
Le doz, le ventre, et la hanche.
Son nez camard, ses gros yeux
Qui n’estoient point chassieux,
Sa longue oreille velue
D’une soyë crespelue,
Sa queue au petit floquet
Semblant un petit bouquet,
Sa gembe gresle, et sa patte
Plus mignarde qu’une chatte
Avec ses petits chattons,
Ses quatre petits tetons,
Ses dentelettes d’ivoyre,
Et la barbelette noyre
De son musequin friand,
Bref tout son maintien riand
Des pieds jusques à la teste,
Digne d’une telle beste,
Méritoient qu’un chien si beau
Eust un plus riche tumbeau.
Son exercice ordinaire
Estoit de japper et braire,
Courir en hault et en bas,
Et faire cent mille esbas,
Tous estranges et farouches,
Et n’avoit guerre qu’aux mousches,
Qui luy faisoient maint torment:
Mais Peloton dextrement
Leur rendoit bien la pareille:
Car se couchant sur l’oreille,
Finement il aguignoit
Quand quelqu’une le poingnoit:
Lors d’une habile soupplesse
Happant la mouche traitresse,
La serroit bien fort dedans,
Faisant accorder ses dens
Au tintin de sa sonnette,
Comme un clavier d’espinette.
Peloton ne caressoit
Si non ceulx qu’il cognoissoit,
Et n’eust pas voulu repaistre
D’autre main que de son maistre:
Qu’il alloit tousjours suyvant,
Quelquefois marchoit devant,
Faisant ne sçay quelle feste,
D’un gay branlement de teste.
Peloton tousjours veilloit
Quand son maistre sommeilloit,
Et ne souilloit point sa couche
Du ventre ny de la bouche,
Car sans cesse il gratignoit
Quand ce désir le poingnoit:
Tant fut la petite beste
En toutes choses honneste.
Le plus grand mal, ce dict-on,
Que feist nostre Peloton
(Si mal appellé doit estre),
C’estoit d’esveiller son maistre,
Jappant quelquefois la nuict,
Quand il sentoit quelque bruit;
Ou bien le voyant escrire,
Sauter, pour le faire rire,
Sur la table, et trépigner,
Follastrer, et gratigner,
Et faire tumber sa plume,
Comme il avoit de coustume.
Mais quoy? nature ne faict
En ce monde rien parfaict,
Et n’y a chose si belle,
Qui n’ait quelque vice en elle.
Peloton ne mangeoit pas
De la chair à son repas:
Ses viandes plus prisées,
C’estoient miettes brisées,
Que celuy, qui le paissoit
De ses doigts amollissoit:
Aussi sa bouche estoit pleine
Tousjours d’une doulce haleine
Mon dieu quel plaisir c’estoit,
Quand Peloton se grattoit,
Faisant tinter sa sonnette
Avec sa teste folette!
Quel plaisir, quand Peloton
Cheminoit sur un baston,
Ou coiffé d’un petit linge,
Assis comme un petit singe,
Se tenoit mignardelet
D’un maintien damoiselet!
Ou sur les pieds de derrière,
Portant la pique guerrière
Marchoit d’un front asseuré,
Avec un pas mesuré!
Ou couché dessus l’eschine,
Avec ne sçay quelle mine
Il contrefaisoit le mort!
Ou quand il couroit si fort,
Qu’il tournoit comme une boule,
Ou un peloton, qui roule!
Bref, le petit Peloton
Sembloit un petit mouton:
Et ne feut onc creature
De si bénigne nature.
Las, mais ce doulx passetemps
Ne nous dura pas long temps:
Car la mort ayant envie
Sur l’ayse de nostre vie,
Envoya devers Pluton
Nostre petit Peloton,
Qui maintenant se pourmeine
Parmy ceste umbreuse plaine,
Dont nul ne revient vers nous.
Que mauldictes soyez-vous,
Filandieres de la vie,
D’avoir ainsi par envie
Envoyé devers Pluton
Nostre petit Peloton:
Peloton qui estoit digne
D’estre au ciel un nouveau signe,
Tempérant le Chien cruel
D’un primtemps perpétuel.
Voici le second poème, où Belaud est présenté de manière bien différente de celle de Peloton !
Épitaphe d’un chat
Maintenant le vivre me fâche ;
Et afin, Magny, que tu saches,
Pourquoi je suis tant éperdu,
Ce n’est pas pour avoir perdu
Mes anneaux, mon argent, ma bourse ;
Et pourquoi est-ce donques ? pour ce
Que j’ai perdu depuis trois jours
Mon bien, mon plaisir, mes amours.
Et quoi ? ô souvenance grève !
À peu que le cœur ne me crève,
Quand j’en parle, ou quand j’en écris :
C’est Belaud mon petit Chat gris :
Belaud, qui fut par avanture
Le plus bel œuvre que Nature
Fit onc en matière de Chats :
C’était Belaud la mort aux Rats,
Belaud, dont la beauté fut telle,
Qu’elle est digne d’être immortelle.Donques Belaud premièrement
Ne fut pas gris entièrement,
Ni tel qu’en France on les voit naître ;
Mais tel qu’à Rome on les voit être.
Couvert d’un poil gris argentin,
Ras & poli comme satin,
Couché par ondes sur l’échine,
Et blanc dessous comme une hermine ;
Petit museau, petites dents ;
Yeux qui n’étaient point trop ardents ;
Mais desquels la prunelle perse
Imitait la couleur diverse
Qu’on voit en cet arc pluvieux,
Qui se courbe au travers des Cieux ;
La tête à la taille pareille,
Le col grasset, courte l’oreille,
Et dessous un nez ébenin,
Un petit mufle lionnin,
Autour duquel était plantée
Une barbelette argentée,
Armant d’un petit poil folet
Son musequin damoiselet ;
Jambe grêle, petite patte,
Plus qu’une moufle délicate ;
Sinon alors qu’il dégainait
Cela dont il égratignait ;
La gorge douillette & mignonne ;
La queue longue à la guenonne,
Mouchetée diversement
D’un naturel bigarement ;
Le flanc haussé, le ventre large,
Bien retroussé dessous sa charge,
Et le dos moyennement long,
Vrai souriant, s’il en fut onq’.Tel fut Belaud, la gente bête,
Qui des pieds jusques à la tête,
De telle beauté fut pourvu,
Que son pareil on n’a point vu.
Ô quel malheur ! ô quelle perte,
Qui ne peut être recouverte !
Ô quel deuil mon âme en reçoit !
Vraiment la mort, bien qu’elle soit
Plus fière qu’un ours, l’inhumaine,
Si de voir, elle eût pris la peine,
Un tel chat, son cœur endurci
En eût eu, ce crois-je, merci :
Et maintenant ma triste vie
Ne haïrait de vivre l’envie.
Mais la cruelle n’avait pas
Goûté les folâtres ébats
De mon Belaud, ni la souplesse
De sa gaillarde gentillesse :
Soit qu’il sautât, soit qu’il grattât,
Soit qu’il tournât, ou voltigeât
D’un tour de chat, ou soit encore,
Qu’il prît un rat, & or’ & ores
Le relâchant pour quelque temps,
S’en donnât mille passe-temps.
Soit que, d’une façon gaillarde,
Avec sa patte frétillarde,
Il se frottât le musequin ;
Ou soit que ce petit coquin
Privé sautelât sur ma couche ;
Ou soit qu’il ravît de ma bouche
La viande sans m’outrager,
Alors qu’il me voyait manger ;
Soit qu’il fît en diverses guises
Mille autres telles mignardises.Mon Dieu ! quel passe-temps c’était
Quand ce Belaud virevoltait,
Folâtre autour d’une pelote !
Quel plaisir, quand sa tête sotte
Suivant sa queue en mille tours,
D’un rouet imitait le cours !
Ou quand, assis sur le derrière
Il s’en faisait une jartière ;
Et montrant l’estomac velu,
De panne blanche crêpelu,
Semblait, tant sa trogne était bonne,
Quelque Docteur de la Sorbonne !
Ou quand, alors qu’on l’animait,
À coups de patte il escrimait,
Et puis apaisait sa colère,
Tout soudain qu’on lui faisait chère.Voilà, Magny, les passe-temps,
Où Belaud employait son temps ;
N’est-il pas bien à plaindre donques ?
Au demeurant tu ne vis onques
Chat plus adroit, ni mieux appris
À combattre rats & souris.
Belaud savait mille manières
De les surprendre en leurs tanières,
Et lors leur fallait bien trouver
Plus d’un pertuis, pour se sauver :
Car onques rat, tant fût-il vite,
Ne se vit sauver à la fuite
Devant Belaud. Au demeurant
Belaud n’était pas ignorant :
Il savait bien, tant fut traitable,
Prendre la chair dessus la table,
J’entends, quand on lui présentait ;
Car autrement il vous grattait,
Et avec la patte friande
De loin muguetait la viande.Belaud n’était point mal-plaisant :
Belaud n’était point malfaisant ;
Et ne fit onq’ plus grand dommage
Que de manger un vieux fromage,
Une linotte, & un pinson
Qui le fâchaient de leur chanson ;
Mais quoi, Magny, nous-mêmes hommes
Parfaits de tous points nous ne sommes.
Belaud n’était point de ces chats
Qui nuit & jour vont au pourchas,
N’ayant souci que de leur panse :
Il ne faisait si grand dépense,
Mais était sobre à son repas,
Et ne mangeait que par compas.
Aussi n’était-ce sa nature
De faire partout son ordure,
Comme un tas de chats, qui ne font
Que gâter tout par où ils vont.
Car Belaud, la gentille bête,
Si de quelque acte moins qu’honnête
Contraint possible il eût été,
Avait bien cette honnêteté
De cacher dessous de la cendre
Ce qu’il était contraint de rendre.Belaud me servait de jouet :
Belaud ne filait au rouet,
Grommelant une litanie
De longue & fâcheuse harmonie ;
Ains se plaignait mignardement
D’un enfantin miaulement.
Belaud (que j’aie souvenance)
Ne me fit onq’ plus grand’ offense
Que de me réveiller la nuit,
Quand il entroyait quelque bruit
De rats qui rongeaient ma paillasse :
Car lors il leur donnait la chasse,
Et si dextrement les happait,
Que jamais un n’en échappait.
Mais, las ! depuis que cette fière
Tua de sa dextre meurtrière
La sûre garde de mon corps,
Plus en sureté je ne dors ;
Et or’, ô douleurs non pareilles !
Les rats me mangent les oreilles ;
Même tous les vers que j’écris,
Sont rongés de rats & souris.Vraiment les Dieux sont pitoyables
Aux pauvres humains misérables,
Toujours leur annonçant leurs maux,
Soit par la mort des animaux,
Ou soit par quelque autre présage,
Des Cieux le plus certain message.
Le jour que la sœur de Cloton
Ravit mon petit Peloton,
Je dis, j’en ai bien souvenance,
Que quelque maligne influence
Menaçait mon chef de là-haut ;
Et c’était la mort de Belaud :
Car quelle plus grande tempête
Me pouvait foudroyer la tête !
Belaud était mon cher mignon ;
Belaud était mon compagnon
À la chambre, au lit, à la table ;
Belaud était plus accointable
Que n’est un petit Chien friand,
Et de nuit n’allait point criant
Comme ces gros marcoux terribles
En longs miaulements horribles :
Aussi le petit mitouard
N’entra jamais en matouard ;
Et en Belaud, quelle disgrâce !
De Belaud s’est perdu la race.Que plût à Dieu, petit Belon,
Que j’eusse l’esprit assez bon,
De pouvoir en quelque beau style
Blasonner ta grâce gentille,
D’un vers aussi mignard que toi !
Belaud, je te promets ma foi,
Que tu vivrais, tant que sur terre
Les Chats aux Rats feront la guerre.
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