Charles Baudelaire et le culte de l’expérience du petit-bourgeois intellectuel

S’il porte un regard naturaliste de fait misérabiliste dans Les petits poèmes en prose, Charles Baudelaire n’en reste pas moins strictement fondé sur la logique expérimentale propre à quelqu’un cherchant à disposer d’une sensation multipliée.

D’où cet éloge d’une fenêtre fermée qui lui permet de littéralement rêver sa vie.

LES FENÊTRES

Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée.

Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle.

Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.

Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais.

Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.

Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.

Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.

Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

On a pareillement un éloge du port, le lieu étant une sorte d’allégorie d’une vie interprétée au moyen d’une philosophie vitaliste-sensualiste.

LE PORT

Un port est un séjour charmant pour une âme fatiguée des luttes de la vie.

L’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes de la mer, le scintillement des phares, sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser.

Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté.

Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir.

C’est là quelque chose d’essentiel, car Charles Baudelaire pose en fait les bases idéologiques de la figure historique du petit-bourgeois intellectuel.

Celui-ci doit accumuler des sensations, mais il doit rester imperméable à la société s’il veut se maintenir, d’où de nombreux petits poèmes en prose soulignant le caractère isolé, ostracisé de l’artiste expérimentateur-diffuseur de sensations (À une heure du matin, Le Confiteor de l’artiste, Le Chien et le Flacon…).

Cependant cette plainte est nécessaire afin de maintenir une position sociale où l’on est au-dessus du peuple et où on peut faire passer au bourgeois des choses nouvelles. Charles Baudelaire est, au sens strict, le premier hipster.

Voici comment il explique ce jeu de va et vient dans Les foules :

« Multitude, solitude : termes égaux et convertibles pour le poëte actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée.

Le poëte jouit de cet incomparable privilège, qu’il peut à sa guise être lui-même et autrui. »

On comprend pourquoi Charles Baudelaire se tourna de manière ininterrompue vers les figures autour de lui. Il avait comme but de prouver qu’il existait une sorte d’aristocratie du goût et de l’esthétique – il avait le délire utopique de lever le drapeau de la petite-bourgeoisie intellectuelle.

De là les nombreux écrits tels une présentation en trois parties du peintre et dessinateur Constantin Guys, intitulée Le Peintre de la vie moderne et paru en 1863 dans Le Figaro et en 1869 dans L’Art romantique, un long portrait de la vie et de l’œuvre du peintre Eugène Delacroix en 1863, une œuvre comme Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains (Victor Hugo, Théodore de Banville, Pétrus Borel, Leconte de Lisle, etc.).

Charles Baudelaire ne pouvait évidemment pas réussir quoi que ce soit, la petite-bourgeoisie intellectuelle n’étant pas une classe. Il paiera très cher son aristocratisme intellectuel, comme en témoigne cette lettre de Bruxelles où il s’était installé en 1864-1865, après avoir tout au long de sa vie vécu dans une cinquantaine de logements à Paris.

« Un certain état soporeux [un sommeil lourd, comateux] qui me fait douter de mes facultés. Au bout de trois ou quatre heures de travail, je ne suis plus bon à rien…

Tout à l’heure, j’ai été obligé d’interrompre cette lettre pour me jeter sur mon lit, et cela est un grand travail, car je crains toujours d’entraîner avec moi les meubles auxquels je m’accroche…

J’ai été saisi d’une névralgie à la tête, qui dure depuis plus de quinze jours. Vous savez que cela rend bête et fou…

Pour pouvoir écrire aujourd’hui, j’ai été obligé de m’emmailloter la tête dans un bourrelet que j’imbibe, d’heure en heure, d’eau sédative. J’ai eu du vague dans la tête, du brouillard et de la distraction.…

Cela tient à une longue série de crises, et aussi à l’usage de l’opium, de la digitale, de la belladone…

Un médecin que j’avais fait venir ignorait que j’avais fait autrefois un long usage de l’opium. C’est pourquoi j’ai été obligé de doubler et de quadrupler les doses…

Reprise de crises nerveuses, de vertiges, de nausées et de culbutes. Il a fallu que je me tienne le dos pendant trois jours ; car, même accroupi par terre, je tomberais, la tête emportant le corps… »

Charles Baudelaire meurt ainsi le corps et l’esprit littéralement brisés par son style décadent. Son enterrement au cimetière du Montparnasse à Paris rassemble une petite centaine de personnes, Théodore de Banville prenant la parole.

Voici les obsèques de Charles Baudelaire présentées par Paul Verlaine.

Lundi, 2 septembre 1867.

Nous sortons à l’instant du cimetière Montparnasse, où quelques amis et quelques admirateurs étaient allés conduire à sa dernière demeure Charles Baudelaire qui a succombé avant-hier à l’horrible paralysie dont il était frappé depuis bientôt deux ans.

Cette mort, qui n’a surpris personne, a douloureusement impressionné tous ceux qui ont encore au cœur l’amour de la haute littérature et de la grande poésie.

Car c’était un écrivain éminent et un grand poète, on ne saurait trop l’affirmer, que le traducteur des Histoires extraordinaires et l’auteur des Fleurs du mal.

La merveilleuse pureté de son style, son vers brillant, solide et souple, sa puissante et subtile imagination, et par dessus tout peut-être la sensibilité toujours exquise, profonde souvent, et parfois cruelle dont témoignent ses moindres œuvres, assurent à Charles Baudelaire une place parmi les plus pures gloires littéraires de ce temps — Balzac et Hugo mis à part, bien entendu.

Ces idées, qui seront bientôt celles de tout le monde à force d’être vraies, ont été admirablement exprimées dans un discours attendri de Théodore de Banville, le maître exquis, si digne de louer Baudelaire.

M. Charles Asselineau, ami de l’illustre mort, en quelques paroles éloquentes entrecoupées de sanglots, a rappelé les qualités de l’homme, les courages, les dévouements, les délicatesses de ce « grand cœur qui fut aussi un bon cœur ; » puis, retraçant brièvement ses derniers moments, a défendu sa chère mémoire des calomnies dont ne manqueront pas de l’assaillir la Sottise et la Vulgarité, tenues en respect et fustigées par les dédains ironiques et le sang-froid déconcertant du poète.

Un groupe assez restreint, avons-nous dit, se pressait autour du cercueil, et c’est sans amertume que nous le constatons, car chacun des assistants — sans compter les jeunes, Ernest d’Hervilly, Armand Gouzien, Eugène Vermersch, entre autres — était une illustration littéraire ou artistique, et quelle foule vaudrait cette élite : Théodore de Banville, Charles Asselineau, Champfleury, Arsène Houssaye, Bracquemond, le docteur Piogey, d’autres encore ! — surtout aux obsèques d’un homme qui, toute sa vie, eut horreur des manifestations tumultueuses et de la gloire populacière ?

Il est regrettable que l’absence d’un personnage célèbre [Théophile Gautier à qui avait été dédié les Fleurs du mal] ait été remarquée et qualifiée d’inconvenante. Il est plus regrettable encore que cette appréciation soit juste.

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