En France, quand on parle du marxisme, on se réfère aux œuvres de Karl Marx et on pense que le marxisme consiste précisément en ces œuvres. Ce point de vue est fondamentalement erroné et à lui s’associe une phrase de Karl Marx, mise hors contexte :
« Tout ce que je sais, moi, c’est que je ne suis pas marxiste. »
La réalité est toute autre. Historiquement, le marxisme n’a jamais consisté en les œuvres de Karl Marx, mais en l’interprétation des œuvres de Karl Marx et Friedrich Engels effectuée par Karl Kautsky dans le cadre de la social-démocratie allemande.
Ce point de vue est celui de tous les mouvements se réclamant du marxisme au début du XXe siècle, en Allemagne, en Autriche (avec également donc la partie tchèque), en Russie ainsi que dans les autres pays de l’est européen.
Les cadres de la social-démocratie belge, française, italienne le savaient également et leur refus du marxisme avait comme conséquence de les poser comme « fraction » à part dans la social-démocratie internationale.
Quant à la citation de Karl Marx censée prouver qu’il réfuterait le marxisme, elle est absolument tronquée. La voici placée dans son contexte, consistant en une lettre de Friedrich Engels à Conrad Schmidt, datée du 5 août 1890.
« La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire.
C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français de la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste . » »
L’anecdote est également racontée par Friedrich Engels dans une lettre à Eduard Bernstein, datée du 2 novembre 1882 :
« Ce que l’on appelle « marxisme » en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue : « Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste ». »
Karl Marx et Friedrich Engels ont bien formulé une théorie générale qui s’appelle le marxisme, ce terme ayant été choisi pour désigner leur contribution à ce qu’eux-mêmes appelaient le socialisme scientifique.
Et le marxisme a été théorisé par Karl Kautsky, qui a fait office d’héritier historique. Karl Kautsky est le théoricien de la social-démocratie, son esprit même. Tout élément d’importance historique pour le mouvement passait par lui et il maîtrisait le marxisme de manière profonde, se posant comme éducateur inlassable, diffusant tous les aspects du marxisme.
Voici comment Lénine évalue Karl Kautsky dans La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky :
« Il ne faut pas oublier que Karl Kautsky connaît Marx presque par cœur; qu’à en juger par tous ses écrits, il dispose sur son bureau, ou dans sa tête, d’une série de casiers où il a réparti avec soin, pour pouvoir facilement faire usage des citations, tout ce que Marx a écrit. »
Lénine fut un disciple de Karl Kautsky et s’il l’a critiqué, c’est parce qu’il considère qu’il n’a pas été à la hauteur de lui-même. La conception léniniste de parti exprimée dans Que faire ? s’appuie entièrement sur la définition faite par Karl Kautsky de la conscience de classe et du rôle scientifique de l’avant-garde.
Même après qu’il ait critiqué Karl Kautsky, Lénine mentionnera inlassablement son rôle historique. Il le citera, il l’aura comme référence, tout en précisant chaque fois qu’auparavant, il avait tout à fait raison.
Voici ce que dit Lénine par exemple en 1917 dans son Rapport sur la Révolution de 1905 :
« Plus les vagues du mouvement prenaient d’ampleur, et plus énergiquement la réaction s’armait pour combattre la révolution.
La révolution russe de 1905 confirma ce que Karl Kautsky écrivait en 1902 dans son livre La Révolution sociale (Kautsky, soit dit en passant, était encore à cette époque un marxiste révolutionnaire et non, comme à présent, un défenseur des social-patriotes et des opportunistes).
Il disait :
« …La prochaine révolution… ressemblera moins à un soulèvement spontané contre le gouvernement et davantage à une guerre civile de longue durée. »
C’est bien ce qui arriva ! Et il en sera certainement ainsi au cours de la prochaine révolution en Europe ! »
Dans L’alliance des ouvriers avec les paysans travailleurs et exploités, écrit en 1917, Lénine mentionne Karl Kautsky de la manière suivante :
« Même Kautsky, alors qu’il était encore marxiste (de 1899 à 1909), a maintes fois reconnu que les mesures de transition vers le socialisme ne pouvaient être identiques dans le pays de grande et de petite agriculture. »
Dans La maladie infantile du communisme, Lénine explique la chose suivante :
« Bornons-nous à indiquer encore ceci: dans les temps très reculés où Kautsky était encore un marxiste, et non un renégat, en envisageant la question en historien, il prévoyait l’éventualité d’une situation dans laquelle l’esprit révolutionnaire du prolétariat russe devait servir de modèle pour l’Europe occidentale.
C’était en 1902; Kautsky publia dans l’Iskra révolutionnaire un article intitulé « Les Slaves et la révolution« . [Suit la longue citation de l’article.]
Karl Kautsky écrivait très bien il y a dix-huit ans! »
Voici un autre exemple, avec ce que dit Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme :
« Chez Kautsky et ses semblables, pareilles conceptions sont le reniement total des fondements révolutionnaires du marxisme, de ceux que cet auteur a défendus des dizaines d’années, plus spécialement dans la lutte contre l’opportunisme socialiste (de Bernstein, de Millerand, de Hyndman, de Gompers, etc.). »
Impossible de comprendre le marxisme sans Karl Kautsky. Impossible non plus de comprendre Lénine sans Karl Kautsky.
L’ensemble du parti bolchevik a été façonné par les enseignements de Karl Kautsky.
Lénine raconte de la manière suivante l’impact de Karl Kautsky, dans L’Etat et la révolution :
« La littérature russe possède sans aucun doute infiniment plus de traductions des œuvres de Kautsky qu’aucune autre langue.
Ce n’est pas sans raison que certains social-démocrates allemands disent en plaisantant que Kautsky est lu en Russie plus qu’en Allemagne (soit dit entre parenthèses, il y a, dans cette boutade, une vérité historique autrement plus profonde que ne le soupçonnent ceux qui l’ont lancée, savoir: ayant commandé en 1905 une quantité extrêmement élevée, sans précédent, des meilleures oeuvres de la meilleure littérature social-démocrate du monde, et ayant reçu un nombre inusité dans les autres pays de traductions et d’éditions de ces oeuvres, les ouvriers russes ont, pour ainsi dire, transplanté de la sorte à un rythme accéléré, sur le jeune sol de notre mouvement prolétarien, l’expérience considérable d’un pays voisin plus avancé).
Kautsky est connu chez nous par son exposé populaire du marxisme, et surtout pour sa polémique contre les opportunistes, Bernstein en tête.
Il est cependant un fait à peu près ignoré, mais que l’on ne saurait passer sous silence si l’on s’assigne pour tâche d’analyser la façon dont Kautsky a pu glisser vers cette confusion d’idées incroyablement honteuse et vers la défense du social-chauvinisme au cours de la grande crise de 1914-1915.
Ce fait, c’est qu’avant de s’élever contre les représentants les plus en vue de l’opportunisme en France (Millerand et Jaurès) et en Allemagne (Bernstein), Kautsky avait manifesté de très grands flottements. »
Karl Kautsky est ainsi une figure incontournable de l’histoire du mouvement ouvrier.