Lorsque l’Institut de recherche sociale, passé de Francfort à New York, se tourne vers la question de l’autorité, il ne se place pas dans une optique démocratique, mais dans une perspective libérale à l’américaine.
On est dans une période où les sociologues enquêtent au moyen de questionnaires sur les valeurs des gens, afin d’être en mesure d’interpréter leurs comportements, du moins le pensent-ils, car en réalité ils contribuent à pousser les choses dans une certaine direction, tout en faisant des photographies aidant le capitalisme à s’adapter aux modifications idéologiques-culturelles dans le pays.
Mais les intellectuels de l’Institut de recherche sociale ne voient pas les choses ainsi ; venant de la bourgeoisie, mais poussé par leurs origines juives à se tourner vers la rationalité, le marxisme, ils considèrent qu’ils dénoncent une sorte de barbarie rampante, avec une petite-bourgeoisie délirante portant le fascisme.
La cible devient la « personnalité autoritaire », ce qui converge avec le libéralisme modernisateur américain, mais est conçu par les acteurs de l’Institut comme une réflexion de fond sur la barbarie. Max Horkheimer fait ainsi une analyse de 79 pages en 1936 intitulé « Égoïsme et mouvement de libération, Anthropologie de l’époque bourgeoise », où il aborde la question de l’irrationalisme des masses en mouvement.
En fait, la particularité réelle, sur le plan idéologique, du courant de l’Institut, est de considérer la petite-bourgeoisie comme une classe et d’en dénoncer l’irrationalisme au moyen de ce qui relève en Allemagne de la « kulturkritik », de la critique culturelle.
En même temps, il y a la considération petite-bourgeoise que les États deviennent historiquement monopolistes et bureaucratiques. On a en fait affaire à des intellectuels juifs cherchant à se tourner vers le socialisme, mais n’y arrivant pas, et se retrouvant arrimés au capitalisme américain dans sa version libérale-modernisatrice.
Pour cette raison, au début des années 1940, tout un contingent d’intellectuels qui ont été pro-communistes ou communistes dans les années 1920, puis en-dehors du mouvement communiste dans les années 1930, développent l’idéologie du « totalitarisme » (Franz Borkenau, Leopold Schwarzschild, Emil Lederer, etc.).
L’Institut convergea avec ce positionnement, tout en tenant à en rester à un esprit critique « à l’européenne ». Cela se lit avec la tentative effectuée par Herbert Marcuse, en 1941, de proposer une sorte de marxisme humaniste avec Raison et révolution : Hegel et l’émergence de la théorie sociale.
Herbert Marcuse en reste à l’esprit des années 1920, à l’approche de Marxisme et philosophie et Histoire et conscience de classe ; il affirme qu’une « libération » est possible, consistant en une « conscience » libérée du capitalisme, ce dernier étant assimilé à une forme bureaucratique – monopoliste finalement équivalent à ce qui existerait en URSS.
Dans un épilogue ajouté en 1954, il exprime ce qui est la ligne de l’Institut au sens strict : celle d’une « théorie critique ».
« La raison est dans son essence même contradiction, opposition, négation, tant que la liberté n’est pas encore réelle.
Si le pouvoir contradictoire, oppositionnel, négatif de la Raison est brisé, la réalité se meut selon sa propre loi positive et, sans être gênée par l’Esprit, déploie sa force répressive.
Un tel déclin du pouvoir de la négativité a de fait accompagné les progrès de la civilisation industrielle tardive.
Avec la concentration et l’efficacité croissantes de contrôle économique, politique et culturel, l’opposition dans tous ces domaines a été pacifiée, coordonnée ou liquidée. La contradiction a été absorbée par l’affirmation du positif. »
C’est l’idée d’un capitalisme en roue libre, exactement comme on l’avait dans Histoire et conscience de classe avec un « fétichisme de la marchandise » donnant naissance à des domaines aliénés comme superstructure du capitalisme.
Il n’y a en fait plus de capitalisme, mais une sorte de post-capitalisme avec des formes aliénées capitalistes subsistant grâce à l’acceptation des gens « pétrifiés » par les marchandises. L’économiste révisionniste théoricien du « capitalisme monopoliste d’État » dans le prolongement d’Eugen Varga, Paul Boccara, ne dira pas autre chose.
=>Retour au dossier sur
L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur