Walter Benjamin et la culture de masse

On connaît finalement en France assez bien le passage de la part de l’école de Francfort d’une critique « philosophique » à prétention « marxiste » d’une société des faux-semblants en raison du capitalisme à une constatation psychologique – sociologique de celle-ci.

En effet, une figure très appréciée par les intellectuels bourgeois, figure qui ne relève pas de l’école de Francfort directement car son parcours n’est pas du tout universitaire, est Walter Benjamin (1892-1940). Ce dernier fait partie de la mouvance de l’école de Francfort, lui-même étant extrêmement proche de Theodor Adorno, qu’il influença.

Venant pareillement de la bourgeoisie juive, tout en étant acquis aux idées révolutionnaires (et ce de plus en plus dans une perspective communiste au sujet de sa vie), Walter Benjamin est surtout connu pour son texte de 1936, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.

L’œuvre fut précisément publiée à Paris par l’Institut de recherche sociale, dans la foulée du départ forcé de 1933.

Walter Benjamin

C’est une critique, tout à fait dans l’esprit de l’école de Francfort, de comment la culture souffre du développement de « l’industrialisme ». Cependant, Walter Benjamin considère qu’il existe une possibilité de retourner l’industrialisme en socialisme ; à rebours de l’école de Francfort, il aborde la question des masses et de leurs intérêts.

En fait, il exprime le tourment de l’artiste désireux de rester, pense-t-il, authentique dans son activité, mais se confrontant à la réalité industrielle. Son positionnement est, avec des décennies de retard, le même que celui de William Morris, un grand artiste anglais d’esprit communiste romantique de la fin du 19e siècle.

Walter Benjamin exprime le point de vue, qui sera très connu dans les années 1950 notamment en France et en Italie, comme quoi un artiste doit s’engager, auprès des communistes, pour tenir comme artiste.

En fait, si les artistes ne sont pas politisés, ils se font happer par l’industrialisme dans leur démarche, et ce ne sont alors plus des artistes :

« Il est indispensable de tenir compte de ces circonstances historiques dans une analyse ayant pour objet l’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée. Car elles annoncent cette vérité décisive : la reproduction mécanisée, pour la première fois dans l’histoire universelle, émancipe l’œuvre d’art de son existence parasitaire dans le rituel.

Dans une mesure toujours accrue, l’œuvre d’art reproduite devient reproduction d’une oeuvre d’art destinée à la reproductibilité.

Un cliché photographique, par exemple, permet le tirage de quantité d’épreuves : en demander l’épreuve authentique serait absurde.

Mais dès l’instant où le critère d’authenticité cesse d’être applicable à la production artistique, l’ensemble de la fonction sociale de l’art se trouve renversé.

À son fond rituel doit se substituer un fond constitué par une pratique autre : la politique. »

Walter Benjamin cherche à justifier son point en développant toute une conception particulière du statut de l’œuvre d’art à une époque « industrielle », c’est-à-dire à une époque où une œuvre peut être reproduite industriellement.

Concrètement, la « magie » – Walter Benjamin parle d’une « aura » – d’une peinture par définition unique n’est pas transposable dans un film reproduit mécaniquement à des centaines d’exemplaires.

L’industrialisme implique une remise en cause fondamentale de la culture dans ses traditions :

« Ce qui, dans l’œuvre d’art, à l’époque de la reproduction mécanisée, dépérit, c’est son aura. Processus symptomatique dont la signification dépasse de beaucoup le domaine de l’art.

La technique de reproduction – telle pourrait être la formule générale – détache la chose reproduite du domaine de la tradition.

En multipliant sa reproduction, elle met à la place de son unique existence son existence en série et, en permettant à la reproduction de s’offrir en n’importe quelle situation au spectateur ou à l’auditeur, elle actualise la chose reproduite.

Ces deux procès mènent à un puissant bouleversement de la chose transmise, bouleversement de la tradition qui n’est que le revers de la crise et du renouvellement actuel de l’humanité.

Ces deux procès sont en étroit rapport avec les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus puissant est le film. Sa signification sociale, même considérée dans sa fonction la plus positive, ne se conçoit pas sans cette fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel.

Ce phénomène est particulièrement tangible dans les grands films historiques. Il intègre à son domaine des régions toujours nouvelles.

Et si Abel Gance, en 1927, s’écrie avec enthousiasme : Shakespeare, Rembrandt, Beethoven feront du cinéma… Toutes les légendes, toute la mythologie et tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les religions elles-mêmes… attendent leur résurrection lumineuse, et les héros se bousculent a nos portes pour entrer, il convie sans s’en douter à une vaste liquidation. »

De manière intéressante, il dit que le fascisme est obligé de procéder à une esthétisation de sa démarche, afin de prétendre fournir aux masses une perspective réelle. C’est là une question indéniable de la démagogie fasciste.

Voici ce que dit Walter Benamin :

« La prolétarisation croissante de l’homme d’aujourd’hui, ainsi que la formation croissante de masses, ne sont que les deux aspects du même phénomène. L’État totalitaire essaye d’organiser les masses prolétarisées nouvellement constituées, sans toucher aux conditions de propriété, à l’abolition desquelles tendent ces masses.

Il voit son salut dans le fait de permettre à ces masses l’expression de leur nature, non pas certes celle de leurs droits.

Les masses tendent à la transformation des conditions de propriété. L’État totalitaire cherche à donner une expression à cette tendance tout en maintenant les conditions de propriété.

En d’autres termes : l’État totalitaire aboutit nécessairement à une esthétisation de la vie politique. Tous les efforts d’esthétisation politique culminent en un point.

Ce point, c’est la guerre moderne. La guerre, et rien que la guerre permet de fixer un but aux mouvements de masses les plus vastes, en conservant les conditions de propriété. »

Walter Benjamin systématise cependant sa pensée, au point de considérer que la guerre est le fruit même de l’industrialisme cherchant à tromper les masses. Il en conclut avec la position gauchiste selon laquelle les artistes doivent prendre position politiquement dans l’art lui-même.

« Fiat ars, pereat mundus, dit la théorie totalitaire de l’état qui, de l’aveu de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique de la perception transformée par la technique.

C’est apparemment là le parachèvement de l’art pour l’art. L’humanité, qui jadis avec Homère avait été objet de contemplation pour les dieux olympiens, l’est maintenant devenue pour elle-même.

Son aliénation d’elle-même par elle-même a atteint ce degré qui lui fait vivre sa propre destruction comme une sensation esthétique de tout premier ordre. Voilà où en est l’esthétisation de la politique perpétrée par les doctrines totalitaires.

Les forces constructives de l’humanité y répondent par la politisation de l’art. »

Walter Benjamin est exemplaire du passage d’une critique « philosophique » à prétention « marxiste » d’une société des faux-semblants en raison du capitalisme à une constatation psychologique – sociologique de celle-ci.

Il se situe exactement entre les deux – alors que dans les années suivant sa mort, l’école de Francfort passée à New York va justement se transformer en « théorie critique ».

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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur