La « critique de la valeur » a comme particularité de perpétuellement dénoncer ceux qui résument le capitalisme au capital financier. Mais dans son propre dispositif idéologique, le capitalisme financier est « l’explication » employée pour expliquer que le capitalisme se subsiste à lui-même sous la forme d’un gigantesque casino tournant à crédit.
Dans le texte de 2013 « Sur l’immense décharge du capital fictif » d’Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, on trouve formulé ainsi cette conception :
« Depuis la fin des trente glorieuses et du fordisme, une accumulation auto-entretenue dans l’économie réelle est devenue définitivement impossible.
L’énorme gain de productivité qui a suivi la troisième révolution industrielle entraîne une éviction massive de la force de travail hors des secteurs produisant de la valeur et mine ainsi la seule base de la valorisation de la valeur : l’utilisation de force de travail vivante dans la production de marchandises.
Depuis plusieurs décennies, le mouvement global d’accumulation ne peut se poursuivre uniquement grâce à la sphère financière qui, en produisant inlassablement de nouvelles créances monétaires, est devenue le moteur central de l’accroissement du capital.
Si ce « processus de production » de l’industrie financière s’enraye, l’effondrement catastrophique de l’économie mondiale devient inéluctable. »
Cette thèse tient précisément au romantisme anticapitaliste que la « critique de la valeur » est censée dénoncer ! Il y aurait un capital financier flottant au-dessus du capitalisme, l’ayant même remplacé, et le capitalisme tournerait de manière virtuelle, sans rapport avec la production, ne consistant somme toute qu’en une course en avant pour satisfaire les intérêts du capital financier qui seul dispose de l’argent en suffisante quantité.
On comprend ici l’obsession permanente pour l’anticapitalisme romantique : la « critique de la valeur » en est une simple variante, elle s’imagine inverser les principes de l’anticapitalisme romantique, mais en réalité elle en possède précisément les mêmes travers, la fuite irrationnelle en moins.
La « critique de la valeur » est en fait un anticapitalisme romantique rationalisé. Cela est rendu possible parce qu’au lieu de dire que le capital financier est une partie du capitalisme, la « critique de la valeur » fait de tout le capitalisme le capital financier.
Pour la « critique de la valeur », le capital serait devenu… « fictif ». On lit encore dans « Sur l’immense décharge du capital fictif » :
« Dans le jargon boursier, on dit toujours que le cours des actions serait « nourri » par des attentes et que les marchés financiers font commerce avec « l’avenir ». À travers de telles formules, même si elles ne sont pas bien comprises, on peut apercevoir le secret de base du capitalisme contemporain.
Lors de la création de nouveaux titres de propriété, une chose incroyable se produit qui serait impensable dans le monde des biens réels et de la richesse matérielle et sensible. La richesse matérielle et sensible doit avoir une existence en amont de sa consommation. Jamais par exemple on ne pourra s’assoir sur une chaise dont la construction est en projet.
Pour la richesse produite par l’industrie financière, cette logique temporelle est renversée. De la valeur qui n’est pas encore produite, et qui ne verra éventuellement jamais le jour, se transforme à l’avance en capital, en capital fictif.
Lorsque quelqu’un achète des parts d’emprunts d’États ou d’entreprises, lors de l’émission d’actions ou de nouveaux produits financiers dérivés, on voit de l’argent-capital qui était dans les mains d’un acheteur s’échanger contre une promesse de paiement.
L’acheteur se lance dans cette transaction avec l’espoir que dans le futur la revente de cette promesse de paiement lui rapportera plus que ce qu’il lui en a coûté aujourd’hui pour l’acheter. C’est grâce à cette perspective que la promesse de paiement devient la forme actuelle de son capital.
Pour le bilan global de la richesse du capitalisme, ce n’est pas tant la question de la conversion des promesses qui est importante. Ce qui est particulier, c’est une bizarrerie qui se produit dans le laps de temps entre l’émission et la vente d’un titre de propriété. Aussi longtemps que cette promesse de paiement est valable et crédible, elle constitue un capital supplémentaire, à côté du capital de départ.
Par la simple création d’une créance monétaire écrite, on dédouble le capital. Ce capital supplémentaire n’existe pas uniquement sur le papier comme simple écriture dans le bilan d’un capitaliste monétaire.
Il mène une vie autonome, participe en tant que titre de propriété au circuit économique et au processus de valorisation, tout comme un capital monétaire provenant de la valorisation réelle l’aurait fait. En tous points semblables, il peut être utilisé pour l’achat de biens de consommation ou être investi, sa provenance ne se reconnaît pas. »
D’où la critique de la valeur : la valeur est, dans le capital fictif, une illusion, car elle a décroché de tout lien avec le réel, c’est une abstraction, une abstraction qui domine le monde.
On est ici en plein fantasme.
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur