La source de la critique de la valeur et de sa vue du travail comme abstraction

La critique de la valeur a ceci de foncièrement étrange, et c’est ce qui le pousse à la marginalité de par son irréalisme, de considérer que les marchandises sont produites d’elles-mêmes dans le capitalisme (en fait un industrialisme).

Le travail serait une abstraction et on vivrait ainsi directement dans le communisme, pour ainsi dire, si ce n’était pas le cas. Cela donne une dimension hyper-révolutionnaire, à l’instar du mot d’ordre « Life deluxe for all », qui peut autant être compris comme partage généralisé de richesses toujours plus grandes par le socialisme que comme cessation du travail dans une société où les marchandises se produiraient d’elles-mêmes.

Il est propre à ce type de gauchisme de cultiver l’ambiguïté. Et la source de la « critique de la valeur » est historique. Il s’agit de l’expression d’un sentiment de dépassement total des intellectuels bourgeois devant la nature toujours plus complexe de la production des marchandises.

Une marchandise s’appuie désormais sur de très nombreux aspects, amenant les travailleurs à d’autant plus se focaliser dans leurs activités que sur un seul aspect en particulier, pour des raisons techniques.

Incapables de suivre ce rythme de complexification, les intellectuels bourgeois sont horrifiés sans commune mesure, tout comme l’école de la Francfort le fut dans les années 1930-1960 par le développement de l’industrie.

Tout comme l’école de Francfort dénonça le fordisme, la critique de la valeur dénonce le travail complexifié. Et les intellectuels bourgeois sont tellement dépassés qu’ils sont obligés d’expliquer que le prolétariat a été avalé par le capitalisme.

Il n’y a ainsi plus de travail comme activité concrète, mais un « travail » en général et la critique de la valeur la définit comme « abstraite » – à la fois pour critique le travail comme abstraction pour le travailleur aliéné et pour dénoncer le travail en général comme abstraction.

On ne saurait sous-estimer les abus que fait ici la critique de la valeur. Celle-ci prétend s’appuyer par exemple sur les Manuscrits de 1844 de Karl Marx, mais ce dernier y présente pourtant bien le travail dans la société communiste comme une expression complète d’une personne, comme jeu des facultés.

Chez la « critique de la valeur », c’est le travail lui-même qui est une abstraction, ce qui donne cette ambiguïté hyper-révolutionnaire : en apparence on dénonce le travail comme abstraction (pour le travailleur aliéné à qui on vole sa force de travail), en réalité on attaque le travail lui-même qui ne serait en général, de manière absolue, qu’une abstraction.

Voici comment Norbert Trenkle expose la conception de la critique de la valeur dans son exposé de 1998 intitulé « Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’en est-il de la « crise » ? ».

« Pour le marxisme, le travail était une évidence. Il affirmait que le travail créait de la valeur littéralement comme le boulanger fait des petits pains. Il pensait aussi que la valeur stockait le temps de travail écoulé sous forme morte.

Marx lui-même n’a pas soulevé le fait que le travail abstrait présuppose, logiquement et historiquement, déjà le travail comme forme spécifique d’activité sociale, qu’il s’agit donc de l’abstraction d’une abstraction.

Autrement dit, la réduction d’activités à des unités de temps homogènes présuppose déjà l’existence d’une mesure abstraite du temps dominant la sphère du travail. Il ne serait par exemple jamais venu à l’idée d’un paysan du Moyen Âge de mesurer en heures et en minutes le temps qu’il lui fallait pour moissonner un champ.

Ceci non pas parce qu’il ne possédait pas de montre, mais parce que cette activité était intimement liée à l’ensemble de sa vie et qu’en faire une abstraction temporelle n’aurait donc pas eu de sens.

Bien que Marx n’ait pas éclairé suffisamment le rapport entre le travail comme tel et le travail abstrait, il ne laisse planer aucun doute sur la folie absolue d’une société dans laquelle l’activité humaine, comme processus vivant, se coagule en une forme réifiée et s’érige en puissance sociale dominante (…).

Il démontre que la valeur et le travail abstrait ne sont pas de pures représentations que les humains pourraient simplement effacer de leur esprit. Le système de travail et de production moderne de marchandises forge le cadre de leurs pensées et activités.

Dans celui-ci, toujours présupposé, leurs produits se tiennent réellement face à eux comme une manifestation réifiée de temps de travail abstrait, comme une force de la nature.

Les rapports sociaux sont devenus pour les bourgeois leur « deuxième nature », selon la formule pertinente de Marx. C’est cela le caractère fétichiste de la valeur, de la marchandise et du travail (…).

La valeur n’est pas matérielle ; elle doit traverser différents niveaux de médiation avant d’apparaître sous une forme transformée à la surface de l’économie.

Ce que Marx a accompli dans « Le Capital », c’est de démontrer le lien logique et structurel entre ces différents niveaux de médiation. Il explique comment les niveaux de la surface économique que sont le prix, le profit, le salaire et l’intérêt découlent et peuvent être analysés à partir de la catégorie de la valeur et de sa dynamique interne.

Mais il n’a jamais sacrifié à l’illusion que ces médiations pourraient être calculées empiriquement au cas par cas. C’est ce que l’économie politique et le marxisme positiviste exigent, sans jamais parvenir à répondre à cette exigence.

Mais tout cela n’est pas un déficit de la théorie de la valeur, cela ne fait que révéler l’inconscience de ces médiations. Marx n’a jamais eu la prétention de formuler une théorie positive et encore moins un instrument de politique économique. Son désir était de démontrer la folie, les contradictions internes et finalement le côté intenable d’une société basée sur a valeur.

De ce point de vue, on peut considérer sa théorie de la valeur comme étant au fond une critique de la valeur et aussi essentiellement une théorie de la crise (ce n’est pas pour rien que le sous-titre de son œuvre principale s’intitule : « Critique de l’économie politique »). »

Mais alors pourquoi travaille-t-on concrètement ou plus exactement comment ce capitalisme industrialiste s’auto-justifie-t-il ? Parce qu’il est devenu financier. La critique de la valeur porte ce paradoxe de dénoncer avec justesse comme romantique les obsessions pour le capital seulement financier… et de fonder précisément sa critique sur un tel romantisme.

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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur