La construction mythologique dans la cadre de la culture grecque antique s’est systématisée entre les 8e et le 5e siècles avant notre ère, en élaborant des séries de textes devenant des « classiques » de cette culture : on a ainsi les séries de chants attribuées à Orphée, les plus anciennes, celles attribuées à Hésiode, et enfin celles attribuées à Homère.
La systématisation de ces séries visent sur le fond à établir une étiologie, soit une étude médicale des causes d’un trouble, c’est-à-dire ici à refléter le parcours historique signifiant la dialectique de la rupture entre l’Humanité et la Nature.
L’auteur supposé de l’Iliade et l’Odyssée, Homère, se voit ici attribuer également un peu plus d’une trentaine d’hymnes à des dieux, dont l’hymne à Déméter. Le fond de ce qu’on y lit se rapproche indéniablement de ce que reflète la sortie d’Adam et Eve du jardin d’Eden, et aboutit au culte dit des Mystères à Éleusis.
Éleusis se situe non loin d’Athènes, et le culte qu’on y a trouvé constitue un élément clef sur le plan religieux non seulement de toute la Grèce antique, mais également de Rome par la suite. C’est un aspect « inconnu » des masses en ce qui concerne la Grèce et Rome, et est incontournable pourtant pour qui s’intéresse un tant soit peu à l’histoire de celles-ci.
Les rituels du culte sont restés secrets, mais son point culminant était, après un jeûne, la consommation d’une boisson, le Kykeon, dont on considère qu’elle contenait vraisemblablement de l’ergot de blé, un champignon parasite produisant des hallucinations du même type que le LSD.
Ce culte des Mystères était très ancien, datant d’environ 1600 avant notre ère, durant 1200 ans. Il était strictement parallèle aux Thesmophories, fête agraire de la fécondité célébrée par les femmes dans la Grèce antique. Il en formait en quelque sorte le socle mythique.
Homère, dans son Hymne, raconte sa genèse. Tout part de Déméter, clairement une déesse-mère de l’époque de la communauté humaine matriarcale primitive et intégrée au panorama religieux mystique des chasseurs cueilleurs tendant au patriarcat.
Déméter est en effet la déesse de la fécondité et de la fertilité. En étant toutefois désormais marié au Dieu patriarcal Zeus, dont elle a une fille, Perséphone. Alors que cette dernière cueillait une fleur, un narcisse, elle est enlevée par son oncle Hadès qui entend en faire sa femme.
Cette partie du scénario conté est très important. Le fait de cueillir une fleur reflète le mode de vie des chasseurs-cueilleurs. Qui plus est, cela se déroule en Sicile, où Déméter l’avait placé afin de la protéger. C’est une sorte d’équivalent du jardin d’Eden.
Perséphone vivant tels Adam et Eve se retrouve donc enlevée hors de son cadre idéal, en raison d’une intervention extérieure. Ici, avec Hadès, on a un aspect toutefois particulier, puisqu’il s’agit de son oncle. Cet aspect incestueux est très important, car le développement historique de l’humanité passe par les gens, c’est-à-dire les communautés où un homme doit se marier en-dehors de celle d’où il provient.
Le fait que cette pratique incestueuse soit remise en cause est reflété par les deux conséquences : il en est appelé à Zeus, le dieu suprême, alors que Déméter part à la recherche de sa fille, et comme c’est une déesse chargée de la Terre, celle-ci ne fournit plus de nourriture aux hommes.
Un compromis est alors trouvé : Perséphone remontera à la surface huit mois de l’année. Et Déméter, pour remercier le bon accueil fait à Éleusis alors qu’elle cherchait sa fille, enseigne l’agriculture à Triptolème, fils du roi, qui la répand sur toute la Terre au moyen d’un char ailé tiré par des serpents.
Triptolème est également celui qui, de manière mythique, fonde le culte des Mystères.
Cela se rapproche de la sortie d’Adam et Eve sur les plans suivants :
– on passe d’une situation où les êtres humains sont fournis par la Nature à une situation où désormais l’agriculture est nécessaire (on notera d’ailleurs que le retour temporaire de Perséphone à la surface correspond au cycle des saisons désormais primordial dans l’activité humaine) ;
– on passe d’une situation « indifférenciée », stable, à une individualisation forcée (tout comme Adam et Eve chassés du jardin d’Eden, Perséphone doit désormais « vive sa vie » personnellement) ;
– il y a une irruption du mal, ici non pas avec le serpent mais avec Hadès venu des enfers ;
– le mal s’oppose à un Dieu décisionnaire, qui décide de comment les choses doivent être dans la nouvelle situation.
Pour le parallèle avec le fruit de la connaissance du bien et du mal, si on l’assimile à un fruit (ou plus exactement une plante) hallucinogène, on peut voir que Perséphone fait un voyage dans les enfers pour finalement revenir triomphalement à sa mère : c’est le « bad trip » d’un côté, l’euphorie hallucinée de l’autre.
Le culte à Éleusis était, concrètement, un équivalent de celui pratiqué à Chavin au Pérou actuel. Et de par les nuances, les différences, il n’est pas forcément d’ailleurs besoin de temple. On trouve par exemple le Soma, une boisson non identifiée jouant un rôle fondamental dans le védisme, formant la première forme de l’hindouisme, pour la période 1500-900 avant notre ère.
Le mot Soma indique qu’il s’agit d’une plante qui a été écrasée pour en obtenir le suc, la boisson étant bue par les brahmanes lors des rituels.
Le Soma est présent tout au long du Rig-Veda ou Livre des hymnes ; on lit par exemple dans le onzième hymne de la troisième lecture :
« 7. Ô Soma, accorde-nous la fortune, l’abondance, et la force de cent personnes !
8. Ô Soma, que nul méchant, que nul ennemi n’ait prise sur nous ! ô Indou, donne-nous notre part de prospérité !
9. Ô Soma, viens dans ce foyer, dans cette noble demeure du sacrifice, te joindre (aux prières) qui naissent de toi ! Ô Soma, toi qui es comme le prince immortel (de cette fête), écoute (ces prières) qui célèbrent ta gloire ! »
On a ici très clairement la présentation de la boisson comme ayant comme utilité d’ouvrir pour ainsi dire l’esprit. Et de manière intéressante, le Soma a ensuite disparu, tout comme son strict équivalent dans l’Avesta persan, la plante Haoma.
Zoroastre a interdit en effet la boisson, alors que de manière légendaire lui-même est né de parents ayant chacun bu la moitié d’un verre mélangeant du lait à la plante Haoma.
Et c’est là qu’on s’aperçoit de quelque chose de fondamental. La valorisation d’un hallucinogène comme fétiche de l’expérience individuelle s’est toujours plus réduite historiquement.
En fait, en sortant de la communauté matriarcale, les êtres humains deviennent des figures personnelles à part entière, mais leur mode de vie d’une extrême précarité accorde un vécu traumatisé à cette acquisition de la personnalité.
Il y a alors un fétiche de l’hallucination, point culminant de l’expérience physique-psychique personnelle. Mais au fur et à mesure du développement des forces productives, l’humanité se débarrasse de ce fétiche.
Lorsque ce fétiche est encore présent et valorisé, on a le chamanisme, sous différentes formes ; le monothéisme triomphe lorsque les forces productives établissent une humanité qui n’a plus besoin de ce fétiche et supprime le chamanisme, ou tentera de le supprimer.
Car même parvenu à ce stade, il restera des formes hallucinatoires fétichisées dans le rituels religieux, sous la forme de danse collective jusqu’à la transe hallucinatoire de l’enthousiasme (dont l’étymologie grecque signifie la possession hallucinatoire), dans les processions masquées et furieuses et même orgiaque des Dionysies grecques ou des Bacchanales romaines, mais aussi dans les jeux théâtraux, les jeux musicaux, ou les jeux sportifs, notamment les jeux du cirque romain, dans lesquels il n’était pas rare que l’enthousiasme dégénère jusqu’à l’émeute.
C’est aussi ce fétichisme prolongé que l’on retrouve dans la mystique arabe des futuwwa, turco-anatolienne des akhi ou arménienne des manuk, c’est-à-dire de fraternité initiatique prônant les danses, les réunions festives et secrètes, la musique obsédante et la consommation rituelle de vin voire de haschich, qui prendra dans la mystique chiite une forme encore plus poussée avec les Imams et les saints, ainsi que la confrérie des Assassins.
On mesure là l’immense champs d’anthropologie historique qu’ouvre cette découverte du matérialisme dialectique de notre époque et qui reste à explorer et à préciser.
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