X. À l’étranger
Avant de clore notre exposé, nous allons encore jeter un coup d’œil sur le comportement des éléments féodaux, de la noblesse et des cours hors de France, qui n’a pas été sans influencer significativement le développement de la Révolution.
Le divorce entre la royauté et la noblesse en France, à la veille de la Révolution, était déjà un phénomène incroyable. Mais il l’est encore plus que ce clivage ait pu encore se manifester dans une monarchie européenne après son déclenchement, et que des intérêts éphémères des plus mesquins aient mis aux prises des éléments dont les intérêts permanents et généraux auraient exigé de façon pressante qu’ils se coalisent. Signalons quelques-unes de ces luttes parmi les plus importantes.
Le Habsbourg Joseph II avait mis beaucoup de brutale énergie à introduire dans ses États toute une série de réformes radicales dans l’esprit du « despotisme éclairé ».
Il s’était débarrassé des assemblées corporatives et avait soumis les privilégiés à sa bureaucratie au même titre que le commun des mortels, ce qu’à l’époque on appelait « l’égalité devant la loi », la loi n’étant en fait que la volonté de l’autocrate.
La noblesse avait été assujettie à l’impôt, on lui avait ôté le droit illimité de disposer des paysans, le clergé avait perdu beaucoup de ses monastères, la noblesse de robe, celle qui reposait sur l’achat des charges et qui était très forte notamment en Belgique (alors possession des Habsbourg), avait été privée de ses sportules.
D’où une immense indignation parmi les privilégiés, une grogne et une résistance qui, en s’exaspérant, prirent en Hongrie et en Belgique pendant l’année 1789 la tournure d’un soulèvement armé que le gouvernement prussien, pour affaiblir l’Autriche, faisait tout pour attiser.
« Jacobi, l’envoyé prussien à Vienne, entretenait d’étroites relations avec les chefs de l’opposition et les encourageait à chaque fois qu’une initiative avait quelque chance de déboucher sur un soulèvement ouvert contre l’empereur. » C’est ce qu’écrit Monsieur von Sybel, qui n’est certainement pas suspect de malveillance (Histoire de l’époque révolutionnaire, I, 103).
L’indocilité de la noblesse hongroise est facile à expliquer. Elle avait encore suffisamment de forces pour défendre elle-même ses intérêts et n’avait nul besoin de la monarchie pour cela.
C’était elle, et pas le gouvernement, qui avait écrasé la révolte des paysans en 1784 et 1785. Les choses étaient différentes en Belgique. La noblesse féodale y était aussi inconsistante, sa position aussi ébranlée dans ses fondements que dans la France voisine, et pourtant, son exemple ne lui servit pas d’avertissement.
Sans réfléchir plus avant, immédiatement après la prise de la Bastille et la nuit du 4 août, elle accepta que les démocrates collaborent au soulèvement, et elle déclara la Belgique république indépendante. Le 7 janvier 1790, les états des différentes provinces belges se constituèrent en « États-Unis de Belgique », certes pas en suivant le modèle américain, mais selon le schéma de l’ancienne féodalité.
Mais cette « liberté » à peine conquise, ce fut la discorde entre les privilégiés et les avocats des droits du peuple, qui voulaient imiter l’exemple français. En outre, la Prusse abandonna ses alliés.
Au lieu de déclarer la guerre à l’Autriche, comme elle avait semblé un instant sur le point de le faire, elle se ligua avec la monarchie des Habsbourg et prépara une alliance avec elle par le traité de Reichenbach (27 juin 1790).
Joseph II étant mort sur ces entrefaites, et son successeur Léopold II se montrant disposé à des concessions alors que Joseph II avait déjà reculé sur plus d’un point, la Hongrie fut vite calmée, et l’insurrection belge, inconsistante et isolée, fut facilement dispersée (1791/92).
Cependant, l’épisode révolutionnaire avait secoué le peuple belge. Il était impossible de ramener le calme, un nouveau mouvement vraiment révolutionnaire se préparait, et quand les Français entrèrent dans le pays (1792), celui-ci passa sans difficulté de leur côté.
Une Belgique tranquille aurait été un solide point d’appui pour les opérations de la contre-révolution contre la France et aurait constitué une menace très sérieuse pour la Révolution.
La myopie et la cupidité de l’aristocratie, du clergé et de la noblesse de robe en firent au contraire un bastion avancé de la France.
En Suède, les nobles étaient également indociles, presque encore plus qu’en Hongrie et en Belgique. Par une série de coups d’État, Gustave III les avait dépouillés d’un certain nombre de leurs privilèges avant de parvenir de fait en 1789 à s’attribuer le pouvoir absolu.
Mais il utilisa le pouvoir et les ressources que lui procurait sa victoire sur la noblesse, non pas pour relever le pays, mais pour se lancer dans des aventures puériles, mais coûteuses.
Héros théâtral, soucieux d’effets dramatiques, et en même temps mégalomane ridicule, il voulait s’attribuer le rôle de champion des intérêts monarchiques en Europe, jouer Hercule étranglant l’hydre de la Révolution.
Il prêchait la croisade contre la France, voulait prendre la tête d’une flotte qui remonterait la Seine jusqu’à Paris et anéantirait ce foyer de la Révolution. En 1791, il fit le voyage d’Aix-la-Chapelle pour conspirer avec les nobles français émigrés dans le but de restaurer la monarchie.
Mais pendant ce temps, mûrissait contre lui un complot de la noblesse suédoise qui s’était convaincue qu’ils pourraient récupérer leurs privilèges s’ils écartaient le roi.
Le 17 mars 1792, une balle du conjuré Ankarström abattit la tête brûlée de la contre-révolution, presque un an avant que les républicains français appliquent la loi martiale contre Louis XVI (21 janvier 1793) au motif qu’il avait comploté pendant la guerre avec l’ennemi. En matière de régicide, c’est donc la noblesse qui a donné pendant la Révolution l’exemple aux sans-culottes.
Les gouvernants de l’époque se révélèrent encore plus myopes que la noblesse, encore plus aveuglés par une cupidité des plus bornées.
Leur coalition générale contre la Révolution passe généralement pour une illustration éloquente de ce que veut dire « masse réactionnaire ». Mais un examen plus attentif révèle que cette « masse » est elle aussi traversée des plus profondes fissures, des plus violents antagonismes.
La Révolution française trouva à ses débuts l’Europe au bord d’une guerre généralisée. Catherine II de Russie avait su persuader l’empereur Joseph II de partir avec elle en guerre contre la Turquie pour se partager cet empire.
La guerre commença en 1787 du côté russe, en 1788 du côté autrichien. La Prusse ne pouvait rester spectatrice. Depuis Frédéric II, toute sa politique visait à ne tolérer aucune extension unilatérale de l’Autriche.
Si celle-ci s’emparait de provinces turques, il fallait qu’en compensation, elle contribue à l’extension de la Prusse en rendant la Galicie à la Pologne, cette dernière cédant à la Prusse quelques territoires comprenant les villes de Thorn et de Dantzig. Il était à prévoir que l’Autriche ne consentirait pas de son plein gré à céder la Galicie, et la Prusse se prépara à la guerre et se mit en quête d’alliés.
Les premiers à qui ils pensèrent furent ceux à qui il était question de reprendre ensuite une portion de territoire, c’est-à-dire les Polonais.
Monsieur von Sybel, dont l’ouvrage sur l’époque révolutionnaire (1) étudie, à notre connaissance, et même si c’est de façon très tendancieuse, de la manière la plus approfondie et en s’appuyant en partie sur des documents d’archives difficilement accessibles, l’influence du deuxième et du troisième partage de la Pologne sur la Révolution française, voit dans la catastrophe qui se préparait pour la Pologne, le fruit d’une « immense et profonde faute morale » (Vol. II, p. 167).
Il brosse un tableau féroce de la dégénérescence de la noblesse polonaise, de la façon dont elle opprimait et exploitait le peuple polonais.
Monsieur von Sybel s’érige en juge de ce bas-monde et se croit appelé à prononcer sur la culpabilité et l’innocence des facteurs historiques du point de vue de la morale « éternelle », valable en tous temps et pour tous les peuples, qui est celle d’un universitaires prussien, mais nous ne voulons pas lui en tenir trop rigueur. C’est de fait l’usage chez les historiens.
Il y a seulement qu’à notre avis, la « justice éternelle » du « juge de l’univers » fait bien mauvaise figure d’avoir châtié la seule Pologne pour « l’immense et profonde faute morale » de sa noblesse, et d’avoir omis de décréter également le partage de la Prusse, de la Russie, de l’Autriche, de tous les États du continent, dont les noblesses respectives faisaient pour l’essentiel preuve du même niveau de moralité, hormis le non-usage du mouchoir peut-être, que Monsieur von Sybel range aussi au nombre des éléments constitutifs de la « faute morale » (Vol. II, p. 173).
La différence entre la Pologne et ses voisins, c’est qu’elle ne parvint pas à développer les facteurs qui firent ailleurs contrepoids à la noblesse, notamment un gouvernement solide et centralisé et une bourgeoisie vigoureuse, et que donc l’évolution économique et politique qui ne fut pas sans toucher la Pologne, s’y manifesta seulement par le délitement, la dégénérescence du féodalisme, pas par l’émergence des organes d’un nouveau mode de production et la formation d’un État adapté à celui-ci.
Mais cet état de choses, la Pologne le devait à la position hégémonique de ses voisins, en premier lieu la Russie, lesquels soutenaient systématiquement de leurs conseils et de leurs actes les « éléments de désordre » en Pologne et étouffaient dans l’œuf, si nécessaire par la force des armes, toute tentative de dynamisation économique ou politique.
La Pologne avait cessé d’être un royaume indépendant bien avant d’être rayée de la carte. Seule, les rivalités des grandes puissances européennes avaient retardé sa chute.
Dès 1772, la Prusse, la Russie et l’Autriche s’étaient entendues pour se partager de vastes territoires polonais.
En 1775, les puissances qui devaient ultérieurement former la Sainte Alliance, octroyaient à ce qui restait de la Pologne une constitution « républicaine » qui rendait impossible tout gouvernement cohérent et élevait l’anarchie au rang de principe.
Depuis lors, la Russie y régnait en maître presque absolu, soit en achetant les chefs de la noblesse que cette constitution avait rendus tout-puissants, soit par la terreur. Mais alors que les troupes de Catherine II étaient occupées en Turquie, les patriotes polonais crurent le moment venu de secouer le joug de la Russie et ils commencèrent à se donner une nouvelle constitution qui devait au moins en partie éliminer l’anarchie féodale.
La Prusse, soucieuse de nuire à sa rivale autrichienne, les encouragea à procéder énergiquement, leur ouvrit des perspectives sur la Galicie, sans bien entendu évoquer ses propres vues sur Thorn et Dantzig, et conclut enfin le 29 mars 1790 avec la Pologne une alliance formelle par laquelle les deux parties s’engageaient à se prêter mutuellement assistance en cas d’attaque venue de l’extérieur.
Au même moment, nous l’avons vu, la Prusse s’alliait avec les rebelles hongrois et belges.
L’Angleterre avait partie liée avec la Prusse, car elle voyait déjà alors dans la Russie une puissance dont l’extension ne pouvait manquer de porter tort à son commerce, dans la Mer Baltique comme en Orient.
La seule puissance qui aurait pu encore se dresser contre la Prusse était la monarchie française qui avait une alliance politique et des liens matrimoniaux avec l’Autriche.
Quelle jubilation alors à la cour prussienne, quand la Révolution la mit pour un temps hors d’état de combattre. Elle faisait un tel contre-sens sur sa signification, la soif de territoires à conquérir l’aveuglait à un point tel qu’elle salua l’affaiblissement de la royauté française comme un heureux événement qui faisait disparaître le dernier obstacle à ses projets polonais (2).
Le gouvernement prussien ne se contenta pas de se réjouir de la Révolution, il entra en contact avec elle.
L’envoyé prussien à Paris, le comte Goltz, noua des relations hautement confidentielles avec le parti démocratique de l’Assemblée Nationale. Pétion, député de l’extrême-gauche, reçut un jour les félicitations du roi de Prusse pour un discours démocratique. Celui-ci prenait le plus vif intérêt à ce que le pouvoir de décision sur la guerre et la paix – en France, bien sûr ! – soit retiré au roi, car cela mettrait pour un temps la Prusse à l’abri de toute attaque française.
Pour éviter de par trop compromettre Goltz, on lui adjoignit, pour les missions délicates, le Juif Ephraïm (septembre 1790), sans doute le même personnage qui avait déployé auprès des insurgés belges son activité dans l’intérêt de la Prusse.
En 1790, la situation était extrêmement favorable pour la Prusse : la royauté française incapable de mener une guerre aux motifs diplomatiques, l’insurrection belge victorieuse, les Hongrois difficiles à tenir, les arrières protégés contre la Russie par les Polonais (et les Suédois), la Russie et l’Autriche pleinement occupés avec les Turcs qui opposaient une résistance inattendue. Dans cette situation, l’Autriche paraissait livrée sans défense à la Prusse, qui était alliée à la riche Angleterre, et Frédéric Guillaume II poussait logiquement à la guerre.
Mais entre-temps, en Autriche, Joseph II, souverain impétueux et violent, était mort, et son successeur Léopold (20 février 1790) était un homme circonspect peu enclin aux paris risqués. Faisant preuve de souplesse, il réussit à désarmer ses ennemis, à calmer les Hongrois, à semer la discorde entre les insurgés de Belgique, à mettre fin à la guerre contre les Turcs, et conclut (le 27 juillet 1790) l’accord de Reichenbach avec la Prusse qui se voyait, du fait qu’elle donnait son accord à ses propositions, privée de tout prétexte pour déclencher une guerre.
Mais en même temps, la Révolution française avait pris une telle tournure, avait montré si clairement ses tendances hostiles à la monarchie absolue qu’elle ne pouvait manquer d’inspirer des inquiétudes même au plus borné des monarques. Le risque était grand que les tendances révolutionnaires, si elles étaient victorieuses en France, ne contaminent les pays voisins, l’Allemagne, la Belgique, le Piémont.
Les écraser ou au moins les endiguer apparaissait de plus en plus clairement comme la tâche de tous les monarques européens.
Et ceux-ci exprimèrent ce souci très ouvertement: dans la déclaration de Léopold à Mantoue, dans sa circulaire de Padoue, enfin dans le manifeste conjoint de la Prusse et de l’Autriche que ces puissances adressèrent sur un ton comminatoire à la France après avoir conclu un traité en bonne et due forme à Pillnitz (27 août 1791). L’empereur, d’autre part, tolérait les préparatifs des émigrés, qui rassemblaient une armée tout près de la frontière pour envahir la France.
En France, personne n’avait le moindre doute : la Prusse et l’Autriche projetaient une guerre contre la Révolution.
Et pourtant, en réalité, du côté des alliés, rien n’était entrepris pour donner consistance à ce projet. Monsieur von Sybel a étudié dans le moindre détail les négociations de cette période entre les puissances et croit pouvoir en conclure que chez les monarques, c’était l’amour de la paix qui l’emportait partout et que la guerre fut provoquée par la France. Nous avons, nous, une autre impression. Il est exact qu’en France, tant les Girondins que la cour et ses partisans poussaient à la guerre.
Ces derniers parce qu’ils espéraient qu’elle amènerait les Autrichiens et les Prussiens en France et que l’ancienne monarchie serait restaurée. Les Girondins, parce qu’ils tenaient la guerre pour inévitable et insistaient pour frapper avant que l’adversaire ait fini ses préparatifs.
En face, en revanche, la guerre était sans cesse repoussée, non pas par amour de la paix, mais parce qu’aucune des puissances participantes ne faisait confiance à l’autre. La Russie aspirait à terminer la guerre contre les Turcs qu’elle était seule à mener depuis le retrait de l’Autriche, et à libérer son armée pour la tourner contre la Pologne qui avait osé se rendre indépendante.
La Prusse savait qu’on était à la veille d’une échéance décisive en Pologne. Elle n’avait pas abandonné ses prétentions sur les territoires polonais, et espérait maintenant obtenir avec l’alliance russe contre la Pologne ce qu’elle avait tenté d’obtenir avec l’alliance polonaise contre la Russie.
L’Autriche était pour l’une comme pour l’autre un voisin gênant dans cette affaire, aussi cherchaient-elles toutes deux à impliquer Léopold dans un conflit avec la France pour avoir les mains libres en Pologne.
Mais pour Léopold, il y avait anguille sous roche, et il refusait d’avancer avant que la question polonaise ne soit réglée.
L’empereur François II, qui succéda à Léopold le 1er mars 1792, s’avéra plus docile que lui.
C’était un homme jeune et insignifiant, dont le gouvernement provoqua la déclaration de guerre de la France par ses exigences ridicules d’une restauration de l’ordre ancien et ses menaces brutales (20 avril 1792). Il fallait maintenant engager le combat alors que rien n’était encore conclu concernant le partage du butin polonais. La Prusse elle non plus ne pouvait guère se dérober, la guerre concernant l’empire allemand et l’allié de Pillnitz.
Mais on procéda de manière irrésolue.
On sous-estimait l’ennemi et pensait, au vu des rapports des émigrés et des espions de la police, que toute la France était fidèle au roi et n’attendait rien plus impatiemment que d’être délivrée du « joug » d’une minorité terroriste, une façon de voir dont l’armée prussienne allait bientôt éprouver l’inanité, mais qui se perpétue encore aujourd’hui dans les têtes et les œuvres d’historiens « bien-pensants ».
On comptait sur la coopération clandestine de Louis XVI, qui paralyserait les opérations militaires du côté français, un calcul qui fut déjoué par la prise des Tuileries le 10 août.
L’une des raisons les plus importantes qui rendaient les préparatifs de l’Autriche et de la Prusse si lents et si insuffisants, était que les « alliés » n’arrivaient pas tomber d’accord sur le partage de la Pologne, alors que les troupes de Catherine II étaient en train d’y entrer, et que la Prusse qui, jusqu’en mai 1792 avait joué le rôle d’allié des Polonais, jetait maintenant le masque et demandait un nouveau partage « pour rétablir le calme et l’ordre ».
Tandis que les troupes russes écrasaient les Polonais abandonnés par leur allié, la guerre de la Prusse et de l’Autriche contre la France était conduite sans cœur à l’ouvrage, chacune des deux parties lorgnant simultanément sur le butin polonais.
Rien d’étonnant donc que la campagne se soit terminée aussi lamentablement pour les monarques alliés.
La situation devint plus dangereuse pour la France l’année suivante.
L’Autriche se prépara énergiquement pour prendre sa revanche. Toute une série de pays adhéra à la coalition contre la Révolution : l’Angleterre et la Hollande, alarmées par l’occupation française de la Belgique, ainsi que, à l’instigation de l’Angleterre, la Sardaigne, le Portugal, l’Espagne et Naples.
En France même, plusieurs provinces, une série de villes importantes se rebellaient. L’ancienne armée était disloquée, une nouvelle armée révolutionnaire seulement en train de se constituer. Les anciens officiers aristocrates étaient éliminés ou en fuite, et les nouveaux en nombre insuffisant. La campagne de l’année précédente avait fauché en partie les anciennes troupes de ligne, l’armée dans sa majorité était composée de recrues.
Et de plus, à multiples reprises, les généraux avaient trahi ou étaient peu sûrs. Si la Terreur n’avait mis, d’une poigne de fer, toute l’énergie de la France au service de la guerre et opposé partout à l’ennemi des troupes supérieures en nombre et composées de soldats compensant par l’enthousiasme le manque d’entraînement et de discipline, la jeune république aurait peut-être succombé à l’assaut lancé par l’Europe entière. Tous les efforts n’empêchaient pas que la situation fût désespérée.
Par chance pour elle, la rapacité de ses adversaires pesait autant que leur haine de la Révolution. Chacun des alliés voulait faire du combat contre la Révolution une affaire profitable.
Aucun ne se fiait à l’autre, chacun agissait de sa propre initiative, et au lieu de porter des coups décisifs, chacun se dépêchait de prendre possession de la part de butin qu’il estimait devoir lui revenir.
La Sardaigne demandait des renforts à l’Autriche. Celle-ci les lui refusait si la Sardaigne, en s’agrandissant aux dépens de la France, ne voulait pas céder à l’Autriche la province de Novare. Là-dessus, tempête d’indignation en Sardaigne, beaucoup de temps précieux fut perdu, Lyon insurgé ne put être libéré de ses assiégeants, et l’attaque italienne contre la France piétina.
Les troupes anglaises en Belgique n’eurent, pour elles, rien de plus urgent à faire que de s’obstiner à assiéger Dunkerque, port important que les Anglais convoitaient. Les Hollandais eurent tôt fait de se lasser d’une guerre pour laquelle on ne trouvait pour eux aucun dédommagement. Mais ce qui fut le plus dommageable, ce fut l’hostilité croissante entre l’Autriche et la Prusse.
La Russie et la Prusse s’étaient en effet entendues au cours de l’hiver 1792/93 et avaient mis en œuvre le deuxième partage de la Pologne. En guise de compensation, l’Autriche recevait la perspective de se voir attribuer un morceau du territoire français !
La Prusse menaçait de se retirer immédiatement de la guerre si l’Angleterre et l’Autriche n’approuvaient pas ce partage de la Pologne. Cela ne réchauffa pas l’amitié que, notamment, l’Autriche pouvait porter à la Prusse.
Toute la stratégie autrichienne ne visa désormais plus qu’à occuper les régions françaises qu’elle revendiquait, l’Alsace et une zone du nord de la France.
La Prusse, de son côté, totalement absorbée par les affaires polonaises, ne montrait aucune ardeur à participer à une entreprise qui, de guerre contre la Révolution qu’elle était au départ, était devenue une guerre de conquêtes de sa rivale autrichienne. L’armée prussienne gaspillait beaucoup de temps dans le siège de Mayence et regardait de loin sans presque rien faire les batailles entre Français et Autrichiens en Alsace (3).
Mais quand, de surcroît, un rapprochement s’esquissa entre l’Autriche et la Russie, en sorte que la Prusse craignit d’être dupée par ses deux « alliés », alors, en septembre 1793, elle suspendit presque complètement la guerre contre la France et rappela du Rhin la majorité de ses troupes pour les envoyer à la frontière polonaise et s’y assurer sa part de butin.
Ce fut encore pire avec la coalition de 1794. Une brouille éclata entre l’Angleterre et l’Espagne, et au printemps, une insurrection polonaise prit de telles dimensions que les Russes n’en venaient pas à bout et que les Prussiens durent en toute hâte aller à leur secours. Il n’était désormais plus question de participer à la guerre contre la France, et l’Autriche ne pouvait plus non plus y consacrer toutes ses forces.
Le glas avait sonné pour la Pologne, et l’Autriche dut poster des contingents importants à la frontière polonaise pour ne pas être mise à l’écart du troisième partage comme elle l’avait été du deuxième. Si l’Angleterre n’avait pas fait feu de tout bois pour maintenir la coalition, elle se serait à ce moment-là déjà disloquée.
Mais pendant ce temps, la nouvelle armée révolutionnaire française avait pris des forces, elle avait mis au point une tactique nouvelle qui lui était propre et lui donnait la supériorité sur les armées anciennes, et du nouveau corps des officiers surgissaient déjà les généraux qui allaient faire de cette armée l’effroi de l’Europe féodale, les Hoche, Kléber, Moreau, Bonaparte, etc.
Tandis que les chefs de la monarchie féodale se querellaient à propos du partage d’une proie qui n’était pas encore abattue, ils avaient laissé à l’armée révolutionnaire le temps de se renforcer considérablement. Même en mettant la fortune des armes de leur côté, il aurait sans doute été impossible aux monarques coalisés d’écraser la Révolution ni de restaurer, même passagèrement, l’état des choses antérieur à 1789.
Mais si la République française put, à partir de 1794, passer à l’attaque, si elle put bouleverser la féodalité dans l’Europe entière et l’anéantir dans les pays limitrophes, ce fut en grande partie le fruit de cette rapacité mesquine et bornée de ses adversaires que nous avons tenté de décrire.
Les adversaires de la Révolution aiment ces derniers temps souligner ce point pour rabaisser, croient-ils, la « gloire » de la Révolution. Elle n’a pas vaincu en vertu de sa force intrinsèque, s’écrient-ils sur un ton triomphal, mais en raison des fautes diplomatiques de ses ennemis.
Certes, cela ne contribue pas à rehausser la gloire de la Révolution, mais, nous semble-t-il, cela rehausse encore moins celle de ses adversaires.
Ceci dit, quoi qu’il en soit de la gloire de la Révolution et de celle de ses adversaires, nous sommes prêts à reconnaître que ce ne fut pas la seule force des éléments révolutionnaires qui les a amenés à la victoire, mais tout autant les « fautes » de ses adversaires. Mais il y a un point que nous voudrions contester, c’est que ces fautes auraient été des accidents, et que la victoire de la Révolution aurait été le fruit du hasard.
Les discordes entre les cours, tout de même que les dissensions entre la noblesse et la royauté bureaucratique qui avaient si puissamment contribué à la Révolution, avaient leurs racines dans les conditions objectives. Ce ne sont pas des incidents isolés et contingents, mais des phénomènes typiques qui n’ont cessé de se reproduire sous des formes changeantes et qu’on peut observer dans l’histoire des peuples depuis qu’il existe des antagonismes de classes.
On peut, certes, estimer que l’apparition du danger aurait dû amener les puissances féodales à reléguer leurs intérêts particuliers et à prendre conscience de leurs intérêts communs, qu’elle aurait dû les inciter à consentir à des sacrifices temporaires pour obtenir un avantage permanent. Si convaincantes que soient ces réflexions, les conditions historiques qui auraient permis qu’elles fussent mises en pratique par les privilégiés, étaient absentes.
L’évolution qui poussait à la Révolution les privait du même coup des qualités morales et intellectuelles qui les auraient rendus capables d’opposer un front solide et énergique à la Révolution.
En perdant leurs fonctions sociales, ces éléments féodaux ne devenaient pas seulement superflus et nuisibles, ils perdaient aussi les qualités morales que confère le travail. Jouisseurs, indolents, amollis, ils avaient désappris à se battre pour leurs propres buts et à faire des sacrifices pour réussir. Ils étaient condamnés à dégénérer, non seulement moralement, mais aussi intellectuellement.
Reconnaître la nature réelle des conditions objectives signifiait de plus en plus clairement percevoir l’inutilité et la nocivité de la féodalité.
Leurs intérêts les contraignaient de plus en plus, non seulement à s’opposer à la diffusion de ces vérités dans le peuple, mais aussi à refuser eux-mêmes de les voir, à se mentir de plus en plus à eux-mêmes et à se bercer d’illusions.
L’approche de la Révolution les poussait précisément à revenir aux modes de pensée d’une époque où ils étaient encore jugés nécessaires et utiles, mais que maintenant eux-mêmes ne comprenaient plus et reproduisaient pour cette raison sous une forme « idéale ».
Ils étaient poussés au mysticisme, au spiritisme, au « romantisme », à la réactivation de formes de pensée qui pouvaient bien en leur temps avoir été rationnelles, mais qui, maintenant, reprises sans être comprises et en contradiction totale avec les exigences du présent, étaient parfaitement irrationnelles et ne pouvaient mener qu’à un abêtissement total.
Les puissances de la société féodale étaient déjà en pleine banqueroute morale et intellectuelle quand la banqueroute politique et économique s’abattit sur elles. Incapables du moindre sacrifice passager, incapables de grandes résolutions, incapables de comprendre leur situation, tout leur manquait de ce qui aurait pu les souder pour en faire une réelle « masse réactionnaire ».
Certes, les divers éléments féodaux étaient intimement liés entre eux, mais à la manière d’un roi-de-rats, une masse de rats dont les queues sont entrelacées, qui ne peuvent se déplacer qu’à grand-peine et sont hors d’état de se procurer eux-mêmes leur nourriture, en sorte qu’au bout du compte, leur avidité insatiable les fait se dévorer entre eux.
La discorde et la myopie des éléments féodaux ne relevaient pas du hasard. Elles étaient aussi inévitables que les luttes de classes dans le Tiers État. Les unes comme les autres sont devenues des facteurs qui ont fortement influé sur le cours de la Révolution.
Nous voyons là nettement que l’évolution sociale est le résultat des luttes, non seulement entre les classes en plein essor et les classes vouées à disparaître, entre celles qui ont intérêt à préserver l’existant et celles pour lesquelles cet existant devient de plus en plus insupportable, mais aussi des luttes internes à l’un et l’autre groupe.
Chacune de ces luttes, quelle qu’ait été l’intention des combattants, a fait avancer la Révolution.
Si étrange que cela puisse paraître, il est indéniable que non seulement les dissensions qui déchiraient les classes dominantes, mais aussi celles qui opposaient les dominés entre eux, ont été des leviers de la Révolution.
Les antagonismes d’intérêts entre capitalistes et petits-bourgeois, entre ville et campagne, n’ont presque jamais constitué des freins, ils ont souvent été des stimulants. Ils augmentaient l’énergie déployée par la Révolution et donnaient aux masses révolutionnaires des buts sans cesse renouvelés, ils les poussaient sans cesse vers l’avant.
Les antagonismes propres aux classes dominantes, en revanche, aboutirent au relâchement de leurs initiatives, aboutirent à ce que leurs objectifs se restreignent de plus en plus, à ce que, au lieu de combattre la Révolution énergiquement et en se regroupant, elles se limitent de plus en plus à tenter de grappiller des avantages éphémères au gré des ébranlements de l’existant.
Au lieu d’éteindre le feu chez eux, elles cherchèrent à profiter de la confusion générale pour piller chez le voisin, jusqu’au moment où l’effondrement généralisé de l’édifice les ensevelit sous ses décombres, elles et leur butin.
(1) « Histoire de l’époque de la Révolution » Düsseldorf 1877
(2) « On comprend quelle joie s’empara de lui (Hertzberg, le ministre prussien) quand lui parvint la nouvelle des premiers remous de l’anarchie révolutionnaire en France. Plein d’allégresse, il rapporta au roi le 5 juillet : En France, l’autorité royale est morte, les troupes ont refusé d’intervenir, Louis a déclaré au peuple qu’il considérait la séance royale comme non avenue. Cela annonce presque une scène à la Charles 1er, c’est une occasion dont les bons gouvernements doivent absolument tirer parti » (Sybel, Vol. I, p. 161)
(3) « Il ne fallait pas qu’on (c-à-d. la Prusse) remporte une victoire complète, la tâche n’était plus que de maintenir un équilibre entre un allié hostile (l’Autriche) et un ennemi qui nous était favorable (la France). » (Sybel, Vol.II, p. 258)