La limpieza de sangre, c’est la « pureté du sang ». C’est une conception qui a prévalu en Espagne à la suite de la Reconquista, pour mettre de côté les juifs et les musulmans, et même, tels des castes honnies, les juifs et musulmans convertis au catholicisme.
La monarchie s’est tenue à l’écart de cette conception ; par contre, tant les institutions (municipalités, universités, corporations…) que l’Église l’a utilisé de manière systématique, ne recrutant que des « vieux chrétiens » à la suite d’une enquête se voulant la plus approfondie possible.
Cette tendance à l’écrasement des communautés juive et musulmane se fit de plus en plus prégnante au fur et à mesure que la reconquête allait triomphante. Le premier coup de semonce fut l’immense vague de massacres anti-juifs en 1391, dans tout le pays (Séville puis les autres villes : Cordoue, Tolède, Ciudad Real, Burgos, Madrid, Barcelone, Valence, Majorque, Lérida, etc.).
Les Juifs avaient été utilisés comme collecteurs d’impôts par les musulmans et servaient d’usuriers chez les catholiques ; il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation d’une minorité comme support à l’économie pour un développement inégal (les Jaïns pour les Hindouistes, les Arméniens pour les Ottomans, etc.).
Une révolte fiscale détournée en massacre de juifs devenus chrétiens à Tolède en 1449 amena à l’affirmation de la « limpieza de sangre », par l’intermédiaire du texte Sentencia-Estatuto, où le fanatique Pedro Sarmiento exige d’interdire aux convertis tant des postes d’écclésiastiques, de fonctionnaires ou d’avoir une valeur juridique dans le cas d’un procès contre un « vieux chrétien ».
En réponse, le pape Nicolas V exigea, par une bulle, que « tous les convertis, présents ou futurs, Gentils ou Juifs, qui mènent une vie de bons Chrétiens, soient admis à tous les ministères et dignités, à porter témoignage et exercer toutes les charges au même titre que les vieux chrétiens ».
La tendance de fond était cependant irrépressible, avec d’innombrables massacres populaires de convertis (Séville, Burgos, Llerna, Jérez, Jaen, etc.) et on voit ici une contradiction entre la monarchie poussant coûte que coûte à trouver un moteur populaire « national » et la papauté cherchant à regarder les choses de manière théologique et pragmatique.
Trois mois après la prise de Grenade, Isabelle de Castille et Ferdinand II d’Aragon officialisèrent ainsi un décret dit de l’Alhambra, le 31 mars 1492, exigeant que les juifs se convertissent ou quittent le pays dans les quatre mois.
50 000 juifs environ acceptèrent de rester, 150 000 prenant le chemin de l’exil, en pratique dépouillés de leurs bien ; avec ces décisions, l’Espagne suit la France (1394) et l’Angleterre (1290).
Le motif principal de l’expulsion était que les juifs continueraient d’exercer une influence majeure sur les juifs convertis au catholicisme (se comptant par dizaines voire centaines de milliers), et que certains convertis pratiqueraient le judaïsme en secret (ce sont les « marranes »).
Il y a ici trois moteurs : la volonté de la monarchie d’unifier le pays conquis, les visées massives d’appropriation des biens des convertis par la calomnie, la fuite en avant de juifs convertis devenus fanatiques.
Au 15e siècle, il y avait déjà eu cette démarche. On doit mentionner le très actif Yehosúa ben Yosef devenu Gerónimo de Santa Fe menant une grande propagande contre le Talmud (Tractatus Contra Perfidiam Judæorum; the other, De Judæis Erroribus ex Talmuth, organisation de la « disputation » de Tortosa, etc.).
Et il y avait également Shlomo Halevi devenu Paul de Burgos, archevêque très virulent prônant la ghettoïsation et la violence contre les juifs.
En fait, les juifs tendaient de fait à la conversion afin d’obtenir les mêmes droits, ou bien car ils avaient réussi leur carrière. Il faut mentionner ici Abraham Senior devenant à 81 ans Ferrad Perez Coronel en 1492, après toute une vie à être grand rabbin de Castille et un des grands financiers de la monarchie. Isaac Abravanel, lui-même un financier et une grande figure intellectuelle, prit par contre le chemin de l’exil.
Il y a également Bonafos Caballeria, devenu Micer Pedro, auteur de Zelus Christi Contra Judæos et Sarracenos, qui termina assassiné, alors que ses fils obtinrent des postes très importants dans la monarchie (vice-chancelier, conseiller, etc.).
L’Inquisition naît de cette situation, elle n’en est pas à l’origine, et son rapport à la limpieza de sangre est relativement incohérent ; elle fit avec, mais davantage comme une sorte de prétexte sociologique et culturel pour ses enquêtes et ses condamnations.
C’est que son programme est purement religieux. Il tient à Fortalitium Fidei, écrit entre 1459 et 1461 par Alonso de Espina. Divisé en cinq parties, il présente une lecture théologique avant de longuement viser les hérétiques, les juifs, les musulmans et les démons. Surtout, il refuse de faire la différence entre juifs et juifs convertis au catholicisme.
On est dans une logique de pureté religieuse basculant dans le fanatisme, avec des tendances racialistes dans les moments les plus extrêmes.
Dès sa fondation, comme tribunal du Saint-Office de l’Inquisition, en 1478, avec Tomás de Torquemada à sa tête, l’Inquisition se posait uniquement comme religieuse. Elle se voulait la garante de la foi et de la pureté des rites, en dehors de toute influence juive ou musulmane, que cette influence soit voulue ou causée par la méconnaissances des convertis.
Cependant, elle était un produit espagnol. Il faut bien saisir qu’elle fut mise en place à la demande Ferdinand II et d’Isabelle Ier .
Ainsi, sa dimension hyperactive, sa ligne de chauffer à blanc les mentalités, obéit à la logique unificatrice de la monarchie, et dans un cadre général où des tueries régulières visaient même les juifs convertis.
L’un des grands épisodes consista en les arrestations, les tortures et les mises à mort (brûlé vif en place publique notamment) de Juifs convertis, à Saragosse, après l’assassinat du représentant de l’Inquisition en Aragon, Pedro de Arbués, en 1485.
Puis ce fut au tour des mudéjars, les musulmans encore en Espagne, d’être expulsés en l’absence de baptême, avec comme périodes de 1500 à 1502 en Castille, de 1515 à 1516 en Navarre, de 1523 à 1526 en Aragon.
La raison fut, comme pour les juifs sur les juifs convertis, l’influence des musulmans sur les convertis d’origine musulmane, à quoi il faut ajouter diverses révoltes particulièrement violentes profitant de la masse présente, notamment à Grenade, contre les conversions forcées, ainsi que des liens possibles avec l’empire ottoman.
Immanquablement, cette panique quant à un « ennemi intérieur », avec la hantise de sa liquidation, fait penser au massacre des Arméniens à la fin de l’empire ottoman.
Il y eut ensuite une tentative d’expulser les baptisés eux-mêmes, appelés morisques, en 1609-1610, mais la démarche n’aboutit qu’au départ d’environ la moitié d’entre eux (leur total étant d’entre 200 000 – 500 000 personnes).
La grande figure religieuse Juan de Ribera demanda même que les Morisques soient mis en esclavage au lieu d’être expulsés, ce qui fut refusé par le roi : cela montre bien l’escalade systématique existant à ce niveau.
Dans le roman Don Quichotte, il est parlé de cette expulsion et de son échec relatif, le narrateur prenant clairement partie pour les baptisés.
Le roman n’aborde cependant pas l’Inquisition, ce qu’on comprend : celle-ci était d’une cruauté absolue et d’un aveuglement forcené, arrêtant, confisquant, mettant en prison ou en esclavage, assassinant.
Une figure célèbre pour sa cruauté meurtrière fut Diego Rodriguez Lucero, inquisiteur de Cordoue de 1499 à 1507 (et surnommé « Lucero el Tenebroso », « El inspirado por Lucifer »). Néanmoins, la tendance générale du personnel religieux dirigeant, à l’instar de Francisco Jiménez de Cisneros, était ultra-volontariste et directement poussé par les « rois catholiques », à rebours même des instructions papales.
Et c’est là un grand angle mort de la question espagnole. L’Inquisition a eu un écho mondial et a largement contribué à la « légende noire » noircissant l’Espagne. La conception de la limpieza de sangre n’a par contre jamais eu de résonance, alors qu’il est évident qu’une connaissance des faits aurait largement contribué à s’opposer aux succès nazis dans l’Allemagne des années 1930.
Mais il ne pouvait pas en être autrement, en raison de la nature contradictoire du siècle d’or, qui est une poussée en avant, avec un aspect terrible, sanglant, meurtrier, et une dimension unificatrice particulièrement marquée.