L’échec de la monarchie espagnole en Amérique latine a un double caractère d’un côté, cela arrange les criollos en particulier, de l’autre cela leur indique la précarité de toute domination en général.
Donc, évidemment, à leur fondation, les pays latino-américains s’imaginent jeunes et donc plein d’élan. Ils affirment que l’avenir leur appartient, qu’ils vont faire de grandes choses, etc.
Et, en même temps, ils sont immanquablement touchés eux-mêmes par le recul général de la monarchie espagnole, alors qu’eux-mêmes relèvent d’un élan historique « espagnol ».
C’est qu’on ne peut pas, en effet, en même temps affirmer une avancée de la dimension « espagnole » du monde (par l’Amérique latine) et constater le ratatinement de l’empire espagnol jusqu’à la quasi disparition, à moins d’avoir la possibilité de remplacer celui-ci.

Simón Bolívar a bien essayé d’unifier les pays latino-américains afin de former une telle puissance de remplacement, ce fut l’échec, car cela ne reposait sur rien à part une envie féodale d’établir un empire.
En ce sens, la « constatation » par José Enrique Rodó de la décadence des États-Unis est également l’expression d’un sentiment de perdition de la part des couches féodales des criollos.
C’est très important que de voir cet aspect, car les réactions des élites criollos d’Amérique latine vont être souvent incohérentes dans leur rapport aux États-Unis.
Il y a à la fois de la soumission et des tentatives de manipulation, de la rancoeur et de la fascination, etc.
Chaque pays latino-américain a ici développé son propre « style » d’adaptation à l’hégémonie des États-Unis.
En même temps, il y a le choc du mode de production féodal des criollos et du mode de production capitaliste américain.
Et l’idée qu’une domination ne soit pas éternelle inquiète fondamentalement des couches féodales latino-américaines, qui voient que le capitalisme peut les remplacer, mais que la base capitaliste elle-même est précaire (en raison de sa non-sélection d’une élite et de l’irruption d’une société de masse).

Cela fait qu’Ariel est surchargé d’anticapitalisme romantique, d’idéalisme « spiritualiste », et que cette œuvre pourrait être tout à fait lue, comprise voire acceptée par les fondamentalistes musulmans qui apparaissent au même moment en Inde et dans les restes de l’empire ottoman.
On peut même dire qu’au 21e siècle, n’importe quel fanatique hindou, catholique irlandais anti-anglais, chrétien conservateur des États-Unis, salafiste d’un pays arabe… reconnaîtrait tout de suite Ariel comme relevant d’une saine critique.
Les propos de José Enrique Rodó sur la décadence des États-Unis sont tout à fait caractéristiques de la « révolte contre le monde moderne ».
« La vie publique n’est certainement pas à l’abri des conséquences de la croissance du même germe de désorganisation que la société porte en elle.
Tout observateur moyen de ses mœurs politiques vous dira comment l’obsession de l’intérêt utilitaire tend progressivement à affaiblir et à diminuer le sens du droit dans le cœur des gens.
Le courage civique, la vieille vertu des Hamilton, est une lame d’acier qui rouille, de plus en plus oubliée dans les toiles d’araignée de la tradition.
La vénalité, qui commence avec le vote public, s’étend à tous les mécanismes institutionnels. Le règne de la médiocrité rend vaine l’émulation qui valorise le caractère et l’intelligence et les harmonise avec la perspective de l’efficacité de son règne.
La démocratie, qui n’a pas réussi à réglementer une notion élevée et éducative de la supériorité humaine, a toujours tendu parmi eux vers cette abominable brutalité du nombre qui sape les meilleurs bienfaits moraux de la liberté et anéantit l’opinion publique quant au respect de la dignité d’autrui.
Aujourd’hui, en outre, une force redoutable s’élève pour contrer, de la pire des manières, l’absolutisme du nombre.
L’influence politique d’une ploutocratie représentée par les alliés tout-puissants des trusts, monopolisateurs de la production et maîtres de la vie économique, est, sans aucun doute, l’un des traits les plus marquants de la physionomie actuelle du grand peuple.
La formation de cette ploutocratie a rappelé, sans doute à juste titre, l’essor de la classe riche et arrogante qui, aux derniers jours de la République romaine, fut l’un des précurseurs visibles de la ruine de la liberté et de la tyrannie des Césars.
Et le souci exclusif de l’agrandissement matériel – inspiration de cette civilisation – impose ainsi la logique de ses résultats dans la vie politique, comme dans tous les ordres d’activité, donnant la première place à la lutte audacieuse et astucieuse pour la vie, transformée par l’efficacité brutale de son effort en personnification suprême de l’énergie nationale – en candidat à sa représentation émersonienne – en personnage régnant de Taine. »
La dénonciation de la ploutocratie et des trusts relève directement de ce qui va être, deux décennies plus tard, l’idéologie fasciste.
Et c’est cohérent, car Ariel représente les intérêts de couches féodales, les criollos, qui sont déjà monopolistiques (par et depuis le féodalisme, à travers un capitalisme utilisé de manière monopolistique) et ne peuvent voir que d’un œil mauvais d’autres forces monopolistiques en expansion.
La particularité d’Ariel, c’est de passer surtout par une dénonciation esthétique, culturelle, civilisationnelle.
« Le véritable art n’a pu exister, dans un tel milieu, que comme une rébellion individuelle. Emerson et Poe y sont comme des spécimens d’une faune chassée de son véritable milieu par les rigueurs d’une catastrophe géologique (…).
Et si jamais leur nom [aux Nord-Américains, sans compter le Mexique] devait caractériser un goût en art, ce ne pourrait être autre que celui qui renferme la négation de l’art lui-même : la brutalité de l’effet artificiel, l’ignorance de tout ton doux et de toute manière exquise, le culte d’une fausse grandeur, le sensationnalisme qui exclut la noble sérénité inconciliable avec la hâte d’une vie fiévreuse. »
Il va de soi qu’il y a beaucoup de justesse également dans le propos : on comprend tout à fait le phénomène Donald Trump avec les dernières lignes citées ici, sur« la brutalité de l’effet artificiel, l’ignorance de tout ton doux et de toute manière exquise, le culte d’une fausse grandeur, le sensationnalisme qui exclut la noble sérénité inconciliable avec la hâte d’une vie fiévreuse. »
Telle est l’ambiguïté de l’idéologie latino-américaine, critique romantique de la modernité avant tout, au nom d’une civilisation « alternative » dont le contenu n’est, bien entendu, jamais présenté.
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L’idéologie latino-américaine (Ariel, Caliban, Gonzalo)