Eugen Varga feignit de saluer l’ouvrage de Staline et ses enseignements, lors d’un discours à l’Institut d’économie. Il n’en était rien en réalité et il s’empressera, dès qu’il le pourra, d’attaquer publiquement les chapitres cinq et six, qu’il prétendait reconnaître encore, donc, en 1952 :
« Nous, travailleurs de l’Institut d’économie, depuis les premières années jusqu’aux académiciens, exprimons un sentiment d’appréciation profonde au camarade Staline pour son nouveau classique, pour l’immense contribution qu’il a faite à l’économie marxiste-léniniste et pour son aide inappréciable à tous les économistes.
Une étude approfondie de l’œuvre brillante du camarade Staline aidera chacun d’entre nous à améliorer son travail. La loi fondamentale de l’économie du capitalisme d’aujourd’hui, que le camarade Staline a révélé, nous donnera une clef pour comprendre et clarifier le statut contemporain de l’impérialisme et une perspective de son développement futur. Cette loi définie toutes les caractéristiques du capitalisme monopoliste (…).
Je reconnais m’être trompé sur cette question [de l’inéluctabilité des guerres]. Le camarade Staline a démontré de bout en bout l’inéluctabilité des guerres entre pays impérialistes même dans la période présente.
Je considère que si au cours de notre travail, nous avons commis une erreur, nous sommes obligés de faire amende honorable et de ne pas la répéter. »
En réalité, Eugen Varga attendait le moment propice. Ainsi, il publia en août 1953 Les problèmes fondamentaux de l’économie et de la politique de l’impérialisme (après la seconde guerre mondiale). L’ouvrage se pliait en apparence aux enseignements de Staline. On y trouve cependant aussi des éléments assez particuliers, comme la considération que le sud et l’ouest de la France seraient des « colonies intérieures » du Nord de la France, tout comme seraient des colonies de certains monopoles les États agricoles et miniers des États-Unis.
Mais surtout, il conclut l’ouvrage en affirmant que le développement militaire des États-Unis s’ajoute à l’effort industriel, au lieu de le concurrencer, c’est-à-dire qu’on aurait un capitalisme articulé à une dimension étatique, militaire, artificielle, permettant de le redynamiser.
Cela devint une ligne significative en URSS, comme expression de la lecture révisionniste du capitalisme. Trakhtenberg résume cela, dans la revue Kommunist en juin 1955, en affirmant que :
« Il serait incorrect d’ignorer la signification des facteurs militaires-inflationnistes, qui peuvent stimuler une renaissance, retarder l’éruption d’une crise, changer le cours de la crise, et changer la forme, la séquence et les perspectives de la crise. »
Le grand paradoxe de cette ligne lancée par Eugen Varga est qu’elle s’accompagnait de la considération que l’économie américaine allait connaître une terrible crise de surproduction de manière imminente. Ce point était un vrai problème pour la clique de Nikita Khrouchtchev, qui n’avait pas besoin d’une analyse précipitant les choses sur le plan des orientations, alors qu’il représentait politiquement ce qu’Eugen Varga représentait intellectuellement.
Cependant Eugen Varga mit rapidement cette dimension de côté, pour se placer au premier rang théorique du régime soviétique dirigé par la clique de Nikita Khrouchtchev, avec le concept de « capitalisme monopoliste d’État ».
Eugen Varga reprend le concept à Lénine, notamment dans son écrit de septembre 1917, La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer.
Lénine y développe la même analyse que dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : le capitalisme mène aux monopoles, les monopoles socialisent l’économie dans un sens privé, qu’il faut renverser dans un sens universel. Il dit ainsi :
« Tout le monde parle de l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est autre chose que le capitalisme monopoliste.
Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoliste, voilà ce qu’attestent assez le « Prodougol », le « Prodamet », le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État.
Or, qu’est‑ce que l’État ? C’est l’organisation de la classe dominante; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands (Scheidemann, Lansch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n’est‑il en réalité que le capitalisme monopoliste d’État du temps de guerre ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers en même temps que la protection militaire des profits capitalistes.
Eh bien, essayez un peu de substituer à l’État des capitalistes et des hobereaux, à l’État des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, l’État démocratique révolutionnaire, c’est‑à‑dire un État qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que dans un État véritablement démocratique et révolutionnaire, le capitalisme monopoliste d’État signifie inévitablement, infailliblement, un pas, ou des pas en avant vers le socialisme !
Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d’État, c’est que l’État (c’est‑à‑dire l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, si l’on est en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui ?
Ou bien dans l’intérêt clos grands propriétaires fonciers et des capitalistes; et nous avons alors un État non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste.
Ou bien dans l’intérêt de la démocratie révolutionnaire; et alors c’est ni plus ni moins un pas vers le socialisme.
Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’État. Ou encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’État mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste.
Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu’on ne saurait avancer, à partir des monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher au socialisme.
Ou bien l’on est réellement démocrate révolutionnaire. Et alors on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.
Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme et l’on condamne tous les pas faits dans cette direction, sous prétexte, comme disent les Plékhanov, les Dan et les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. Dans ce cas, l’on en arrive fatalement à la politique de Kérensky, Millioukov et Kornilov, c’est‑à‑dire à la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.
Il n’y a pas de milieu.
Et c’est là la contradiction fondamentale de notre révolution.
Dans l’histoire en général, et surtout en temps de guerre, il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XX° siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans progresser vers le socialisme (progression conditionnée et déterminée par le niveau de la technique et de la culture : il est impossible d’« introduire » en grand le machinisme dans les exploitations paysannes comme il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).
Et craindre d’avancer équivaut à reculer. C’est ce que font messieurs les Kérensky, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérételli et des Tchernov.
La dialectique de l’histoire est précisément telle que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’État, a par là même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.
La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non seulement parce que ses horreurs engendrent l’insurrection prolétarienne ‑ aucune insurrection ne créera le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement ‑ mais encore parce que le capitalisme monopoliste d’État est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’antichambre du socialisme, l’étape de l’histoire qu’aucune autre étape intermédiaire ne sépare du socialisme.
Nos socialistes‑révolutionnaires et nos mencheviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue d’une doctrine qu’ils ont apprise par cœur et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, inconnu, obscur.
Or, aujourd’hui, le socialisme est au bout de toutes les avenues du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base de ce capitalisme moderne. »
Eugen Varga va reprendre ce concept, mais en le modifiant. Là où Lénine oppose le capitalisme monopoliste d’État de l’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État de l’État démocratique-révolutionnaire, Eugen Varga va opposer le capitalisme monopoliste d’État réactionnaire au capitalisme monopoliste d’État révolutionnaire, l’État n’étant que le lieu de cet affrontement.