Kasimir Malevitch (1878-1935) est un artiste russe d’origine polonaise qui a joué un rôle considérable dans l’effondrement des arts et des lettres provoqué par le passage du capitalisme à son stade impérialiste.
Le carré blanc sur fond blanc, son œuvre la plus connue, n’est nullement une expérimentation artistique de type simpliste ; c’est au contraire l’aboutissement de tout un très long raisonnement dont le fondement est la séparation du corps et de l’esprit.
Reprenant la conception de Hegel sur l’affirmation de l’esprit à travers les époques, Kasimir Malevitch considère que c’est désormais l’esprit pur qui s’affirme ; par conséquent, il n’y a plus de raison de représenter un objet existant en-dehors de l’esprit.
L’art devient esprit pur, coupant tout rapport avec ce qui est matériel. C’est le principe d’un art non-figuratif, dont sont chassées toutes les figures.
Il ne s’agit nullement d’abstraction, mais d’art non-figuratif, rejetant le principe même de matière. Il ne s’agit pas seulement de nier la possibilité de la représentation, mais bien d’une prétention à former un art qui serait pur esprit.
L’objet disparaît, il s’évapore, il n’est plus à représenté.
Il ne s’agit donc pas, comme dans l’impressionnisme ou le surréalisme, de représenter la réalité telle qu’elle est perçue par l’esprit, mais l’esprit lui-même, dans sa pureté individuelle. Kasimir Malevitch ne défend pas simplement le subjectivisme, mais la subjectivité comme ultime horizon.
C’est là bien entendu une vaine prétention.
En ce sens, Kasimir Malevitch inaugure, en prétendant aller plus loin, l’art abstrait et l’art contemporain, qui s’appuient sur l’esprit et ses représentations, comme s’il s’agissait d’un processus entièrement indépendant, personnel, subjectif, coupé de la réalité objective.
A partir de la fin des années 1910, l’art a sombré dans le capitalisme, étant subjectivisme s’imaginant subjectivité, étant en réalité pur irrationalisme s’imaginant présenter une subjectivité individuelle réelle.
C’est là conforme aux prétentions de l’individu façonné par le mode de production capitaliste, s’imaginant indépendant, autonome, disposant du libre-arbitre.
Kasimir Malevitch a joué de de fait un rôle d’une très grande importance historique : il a levé le drapeau de la subjectivité, masque du subjectivisme, au moyen de son « suprématisme ».
Il a longuement élaboré son point de vue et était tout à fait conscient de la rupture qu’il affirmait. Il fermait une époque ouverte par l’impressionnisme, dans la mesure où il cessait d’accorder une valeur à la réalité objective, même saisie de manière subjectiviste.
C’est le sens du terme qu’il a choisi pour sa conception, le « suprématisme », qu’il n’a jamais défini, mais où on saisit le principe de suprématie, de domination du réel par l’esprit.
Kasimir Malevitch, dans Suprématisme, synthétise son point de vue en expliquant que :
« J’ai percé l’abat-jour bleu des restrictions des couleurs, j’ai débouché dans le blanc ; camarades aviateurs, voguez à ma suite dans l’abîme, car j’ai érigé les sémaphores [moyen de communication optique où une structure mobile bouge pour indiquer des lettres visibles de loin] du suprématisme.
J’ai vaincu la doublure bleue du ciel, je l’ai arrachée, j’ai placé la couleur à l’intérieur de la poche ainsi formée et j’ai fait un nœud. Voguez ! Devant nous s’étend l’abîme blanc et libre. »
Dans sa Déclaration, en juin 1918, Kasimir Malevitch annonce ainsi de manière triomphale :
« tout l’azur du ciel voilà l’horizon et la perspective des fausses représentations
au-delà de ses limites nous posons la nouvelle face de notre existence.
le crâne a été ouvert par la force intuitive et la conscience plonge son regard dans l’abîme de l’espace (…).
éloignez-vous des aspirations étroitement professionnelles ralliez-vous au mouvement universel et multiforme ce qui accroîtra la sagesse de la connaissance totale des systèmes basés sur de nouveaux fondements.
aujourd’hui le surhomme est arrivé sans crier gare afin d’extraire de l’homme ce qui prendra la suite et de placer la nouvelle sagesse dans le nouveau crâne de l’homme de notre siècle (…).
le cataclysme du monde ancien est inévitable. L’époque du suprématisme en tant que monde non-objectif a fait crouler les pas de la matière et a embrouillé l’ordre de marche de la vieille raison (…).
nous les suprématistes brandissons les étendards des couleurs comme le feu de l’époque franchissons les limites des nouveaux contours de l’incolore.
portez les visages déployés des couleurs sur les étendards en attendant d’atteindre le nouveau monde des systèmes. »
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