Un autre exemple important de dilemme pour les parlementaires fut la proposition de loi faite par le radical Joseph Reinach sur la limitation des débits d’alcool et de liqueurs alcooliques à consommer sur place et la réglementation des débits de boisson de toute nature. En effet, le Parti Socialiste SFIO se situait ici tout à fait dans la tradition social-démocrate de réfutation totale de l’alcool.
On retrouve cependant une démarche tout à fait opportuniste, pour des raisons pratiques. En effet, lorsque des socialistes se faisaient licencier en raison de leurs activités et qu’ils ne retrouvaient plus de travail pour cette raison, ils devenaient marchands de journaux ou bien ouvraient un début de boisson. Cela leur permettait de vivre et de pouvoir discuter avec des ouvriers, de diffuser leurs idées en jouant le rôle de tenancier.
Évidemment, cela rentrait en profonde contradiction avec le sens de leur démarche initiale. Toutefois, l’importance de la démarche sur le plan de l’écho pratique était telle que cela apparaissait comme intouchable.
Dans le grand bastion de Roubaix, environ 1/4 des adhérents tenaient eux-mêmes des débits de boisson. Le dilemme était donc très grand et seule une réelle orientation culturelle alliée à un esprit social-démocrate aurait pu amener une sortie par le haut.
Au congrès de 1912, Georges Mauranges reprocha donc à certains députés de ne pas avoir soutenu une loi pour limiter le nombre de bistros. On l’accusa alors de croire en la possibilité de progresser dans le capitalisme, et Adéodat Compère-Morel, une figure importante du Parti, expliqua ainsi :
« Si la proposition avait dû limiter la consommation de l’alcool, nous aurions été les premiers à la voter, et nous pouvons dire que le jour où on déposera une proposition pour supprimer la consommation de l’alcool, nous la voterons tous… (Très bien !)
Ce que nous avons craint, comme toujours, c’est que sous couleur de faire une action soi-disant antialcoolique, on dupe encore une fois de plus les travailleurs !
Et puis avons-nous besoin de nous prêter à ces faces gouvernementales pour lutter contre l’alcoolisme ? Est-ce qu’en faisant du socialisme, nous ne faisons pas de l’antialcoolisme ?
Et puis, est-ce que nous ne donnons pas tous l’exemple par nous-mêmes… »
Jules Guesde justifia également le refus de soutenir la loi, au motif qu’aucune réforme ne peut aboutir.
« Compère-Morel vous l’a dit, et je le répète, le jour où, nous serons saisis d’une proposition de loi portant interdiction de la fabrication et de la vente de l’absinthe, interdiction de la vente de l’alcool, une pareille proposition réunira l’unanimité de nos voix… (Exclamations sur certains bancs.) »
Les socialistes reconnaissaient bien que l’alcool était un puissant obstacle au développement de la conscience socialiste, ils entendaient le supprimer, mais furent incapables d’entrevoir une possibilité de formuler cela politiquement, d’en voir la valeur idéologique. Et ils se retrouvaient enserrés dans le piège parlementaire posé par les radicaux.
Voici une anecdote des débats, avec des blagues qui retranscrivent bien une certaine atmosphère des congrès socialistes, où les orateurs se chamaillent, voire s’invectivent, dans une sorte de marché politque tournant à la foire et à la synthèse :
« Lafont. – Il est d’accord avec toi, Braemer…
Braemer. – Cela n’empêche que c’est encore un bourgeois !
Lafont. – Je suis sûr que tu es, en effet, comme moi peiné de trouver trop souvent dans ces élus antialcooliques des noms de bourgeois, au lieu de noms de socialistes…
Braemer. – Je constate que tu fais de la propagande par le fait, parce que s’il y avait quelques camarades qui veulent boire l’apéro, il sera trop tard… (Rires)
Lafont. – Tu sais que j’ai toujours été un partisan de l’action directe. (Nouveaux rires et applaudissements.) »