Voici la version du vitrier d’Arsène Houssaye.
Elle se distingue de celle de Charles Baudelaire par un souci socialisant de la personne individuelle formée par le vitrier. Chez Charles Baudelaire au contraire, le vitrier a un rôle négatif et le reproche lui est fait au nom de l’esthétisation de la vie.
« Je descendais la rue du Bac, j’écoutai – moi seul au milieu de tous ces passants qui allaient au but, – à l’or, à l’amour, à la vanité, – j’écoutai cette chanson pleine de larmes.
Oh ! vitrier !
C’était un homme de trente-cinq ans, grand, pâle, maigre, longs cheveux, barbe rousse : – Jésus-Christ et Paganini. Il allait d’une porte à une autre, levant ses yeux abattus. Il était quatre heures. Le soleil couchant seul se montrait aux fenêtres. Pas une voix d’en haut ne descendait comme la manne sur celui qui était en bas. « Il faudra donc mourir de faim, » murmura-t-il entre ses dents.
Oh ! vitrier !
« Quatre heures, poursuivit-il, et je n’ai pas encore déjeuné ! Quatre heures ! et pas un carreau de six sous depuis ce matin ! » En disant ces mots, il chancelait sur ses pauvres jambes de roseau. Son âme n’habitait plus qu’un spectre qui, comme un dernier soupir, cria encore d’une voix éteinte :
Oh ! vitrier !
J’allai à lui : « Mon brave homme, il ne faut pas mourir de faim. » Il était appuyé sur le mur comme un homme ivre. « Allons ! allons ! » continuai-je en lui prenant le bras. Et je l’entraînai au cabaret, comme si j’en savais le chemin. Un petit enfant était au comptoir qui cria de sa voix fraîche et gaie :
Oh ! vitrier !
Je trinquai avec lui. Mais ses dents claquèrent sur le verre et il s’évanouit ; – oui, madame, il s’évanouit ; – ce qui lui causa un dégât de trois francs dix sous, la moitié de son capital ! car je ne pus empêcher ses carreaux de casser. Le pauvre homme revint à lui en disant encore :
Oh ! vitrier !
Il nous raconta comment il était parti le matin de la rue des Anglais, – une rue où il n’y a pas quatre feux l’hiver, – comment il avait laissé là-bas une femme et sept enfants qui avaient déjà donné une année de misère à la République, sans compter toutes celles données à la royauté. Depuis le matin, il avait crié plus de mille fois :
Oh ! vitrier !
Quoi ! pas un enfant tapageur n’avait brisé une vitre de trente-cinq sous ; pas un amoureux, en s’envolant la nuit par les toits, n’avait cassé un carreau de six sous ! Pas une servante, pas une bourgeoise, pas une fillette n’avaient répondu, comme un écho plaintif :
Oh ! vitrier !
Je lui rendis son verre. – Ce n’est pas cela, dit-il, je ne meurs pas de faim à moi tout seul ; je meurs de faim, parce que la femme et toute la nichée sont sans pain, – de pauvres galopins qui ne m’en veulent pas, parce qu’ils savent bien que je ferais le tour du monde pour un carreau de quinze sous.
Oh ! vitrier !
Et la femme, poursuivit-il en vidant son verre, un marmot sur les genoux et la marmaille au sein ! Pauvre chère gamelle où tout le régiment a passé ! Et avec cela, coudre des jaquettes aux uns, laver le nez aux autres ; heureusement que la cuisine ne lui prend pas de temps.
Oh ! vitrier !
J’étais silencieux devant cette suprême misère : je n’osais plus rien offrir à ce pauvre homme, quand le cabaretier lui dit : « Pourquoi donc ne vous recommandez-vous pas à quelque bureau de charité ? – Allons donc, s’écria brusquement le vitrier, est-ce que je suis plus pauvre que les autres ! Toute la vermine de la place Maubert est logée à la même enseigne. Si nous voulions vivre à pleine gueule, comme on dit, nous mangerions le reste de Paris en quatre repas. »
Oh ! vitrier !
Il retourna à sa femme et à ses enfants un peu moins triste que le matin, – non point parce qu’il avait rencontré la charité, mais parce que la fraternité avait trinqué avec lui. Et moi, je m’en revins avec cette musique douloureuse qui me déchire le cœur :
Oh ! vitrier ! »
=>Retour au dossier sur Paul Verlaine et la nervosité expressive