DANDIN, juge.
LÉANDRE, fils de Dandin.
CHICANNEAU, bourgeois.
ISABELLE, fille de Chicanneau.
LA COMTESSE
PETIT JEAN, portier.
L’INTIMÉ, secrétaire.
LE SOUFFLEUR
La scène est dans une ville de Basse-Normandie.
Le texte est celui de l’édition 1697.
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.
Ma foi, sur l’avenir, bien fou qui se fiera.
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l’an passé, me prit à son service,
Il m’avait fait venir d’Amiens pour être Suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous,
On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.
Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas.
Monsieur de Petit Jean, ah ! gros comme le bras.
Mais sans argent, l’honneur n’est qu’une maladie ;
Ma foi j’étais un franc portier de comédie,
On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
On n’entrait point chez nous sans graisser le marteau.
Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.
Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose.
Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin,
Mais je n’y perdais rien. Enfin vaille que vaille,
J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C’est dommage. Il avait le coeur trop au métier,
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,
Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire,
Il y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.
Qui veut voyager loin, ménage sa monture ;
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
Il n’en a tenu compte. Il a si bien veillé,
Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut bon gré, mal gré,
Ne se coucher qu’en robe, et qu’en bonnet carré.
Il fit couper la tête à son coq de colère,
Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :
Il disait qu’un plaideur, dont l’affaire allait mal,
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.
Il nous le fait garder, jour et nuit, et de près.
Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.
Pour moi, je ne dors plus. Aussi je deviens maigre,
C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller,
Ma foi, pour cette nuit, il faut que je m’en donne,
Pour dormir dans la rue on n’offense personne.
Dormons.
SCÈNE II
L’Intimé, Petit-Jean.
L’INTIMÉ
Hé, Petit Jean, Petit Jean.
PETIT JEAN
L’Intimé.
Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.
L’INTIMÉ
Que diable ! Si matin que fais-tu dans la rue ?
PETIT JEAN
Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue,
Garder toujours un homme, et l’entendre crier ?
Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu’il est sorcier.
L’INTIMÉ
Bon.
PETIT JEAN
Je lui disais donc en me grattant la tête,
Que je voulais dormir. « Présente ta requête
Comme tu veux dormir », m’a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir.
L’INTIMÉ
Comment bonsoir ? Que le diable m’emporte
Si… Mais j’entends du bruit au dessus de la porte.
SCÈNE III
Dandin, L’intimé, Petit-Jean.
DANDIN, à la fenêtre.
Petit Jean. L’Intimé.
L’INTIMÉ, à Petit Jean.
Paix.
DANDIN
Je suis seul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour.
L’INTIMÉ
Comme il saute.
PETIT JEAN
Ho ! Monsieur, je vous tiens.
DANDIN
Au voleur, au voleur.
PETIT JEAN
Ho ! Nous vous tenons bien.
L’INTIMÉ
Vous avez beau crier.
DANDIN
Main-forte ! L’on me tue !
SCÈNE IV
Léandre, Dandin, L’Intimé, Petit-Jean.
LÉANDRE
Vite, un flambeau. J’entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger ?
Où courez-vous, la nuit ?
DANDIN
Je veux aller juger.
LÉANDRE
Et qui juger ? Tout dort.
PETIT JEAN
Ma foi, je ne dors guère.
LÉANDRE
Que de sacs ! Il en a jusques aux jarretières.
DANDIN
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j’ai fait provision.
LÉANDRE
Et qui vous nourrira ?
DANDIN
Le buvetier, je pense.
LÉANDRE
Mais où dormirez-vous, mon père ?
DANDIN
À l’audience.
LÉANDRE
Non, mon père, il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Et pour votre santé…
DANDIN
Je veux être malade.
LÉANDRE
Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.
DANDIN
Du repos ? Ah, sur toi tu veux régler ton père.
Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans !
L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.
Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte. Un fils de juge ! Ah, fi.
Tu fais le gentilhomme. Hé, Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre, et dans ma garde-robe,
Les portraits des Dandins. Tous ont porté la robe,
Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d’un juge, à celles d’un marquis ;
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
La manteau sur le nez, ou la main dans la poche,
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche.
Voilà comme on les traite. Hé, mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas, lorsque j’y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience,
Jamais au grand jamais elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va.
Tu ne seras qu’un sot.
LÉANDRE
Vous vous morfondez là,
Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,
Couchez-le dans son lit, fermez porte, fenêtre,
Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.
PETIT JEAN
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
DANDIN
Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme ?
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
LÉANDRE
Hé, par provision, mon père, couchez-vous.
DANDIN
J’irai, mais je m’en vais vous faire enrager tous.
Je ne dormirai point.
LÉANDRE
Hé bien, à la bonne heure.
Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.
SCÈNE V
Léandre, L’Intimé.
LÉANDRE
Je veux t’entretenir un moment sans témoin.
L’INTIMÉ
Quoi ! vous faut-il garder ?
LÉANDRE
J’en aurais bon besoin.
J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.
L’INTIMÉ
Ho ! vous voulez juger ?
LÉANDRE
Laissons là le mystère.
Tu connais ce logis.
L’INTIMÉ
Je vous entends enfin ;
Diantre, l’amour vous tient au coeur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute, d’Isabelle.
Je vous l’ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle ;
Mais vous devez songer que h
De son bien en procès consume le plus beau.
Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience
Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s’est venu loger.
L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ;
Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire,
Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire.
LÉANDRE
Je le sais comme toi. Mais malgré tout cela,
Je meurs pour Isabelle.
L’INTIMÉ
Hé bien, épousez-la.
Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête.
LÉANDRE
Hé, cela ne va pas si vite que ta tête.
Son père est un sauvage à qui je ferais peur.
À moins que d’être huissier, sergent, ou procureur,
On ne voit point sa fille. Et la pauvre Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
Il la ruinera, si l’on le laisse faire.
Ne connaîtrais-tu point quelque honnête faussaire,
Qui servît ses amis, en le payant, s’entend,
Quelque sergent zélé ?
L’INTIMÉ
Bon, l’on en trouve tant.
LÉANDRE
Mais encor.
L’INTIMÉ
Ah, Monsieur, si feu mon pauvre père
Était encor vivant, c’était bien votre affaire.
Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois,
Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.
Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince.
Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province
Il se donnait en tout vingt coups de nerf de boeuf,
Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.
Mais de quoi s’agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?
Je vous servirai.
LÉANDRE
Toi ?
L’INTIMÉ
Mieux qu’un sergent peut-être.
LÉANDRE
Tu porterais au père un faux exploit ?
L’INTIMÉ
Hon, hon ?
LÉANDRE
Tu rendrais à la fille un billet ?
L’INTIMÉ
Pourquoi non ?
Je suis des deux métiers.
LÉANDRE
Viens, je l’entends qui crie,
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
SCÈNE VI
Chicanneau, Petit-Jean.
CHICANNEAU, allant et revenant.
La Brie !
Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt.
Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut,
Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais lui goûter mon vin.
Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être,
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,
Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin.
Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte.
Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
PETIT JEAN, entr’ouvrant la porte.
Qui va là ?
CHICANNEAU
Peut-on voir Monsieur ?
PETIT JEAN, refermant la porte.
Non.
CHICANNEAU
Pourrait-on
Dire un mot à Monsieur son secrétaire ?
PETIT JEAN
Non.
CHICANNEAU
Et Monsieur son portier ?
PETIT JEAN
C’est moi-même.
CHICANNEAU
De grâce,
Buvez à ma santé, Monsieur.
PETIT JEAN
Grand bien vous fasse.
Mais revenez demain.
CHICANNEAU
Hé ! rendez donc l’argent.
Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant :
J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine,
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd’hui, je crois que tout mon bien entier
Ne me suffirait pas pour gagner un portier.
Mais j’aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.
SCÈNE VII
Chicanneau, La Comtesse.
CHICANNEAU
Madame, on n’entre plus.
LA COMTESSE
Hé bien ! l’ai-je pas dit ?
Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit.
Pour les faire lever, c’est en vain que je gronde,
Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.
CHICANNEAU
Il faut absolument qu’il se fasse celer.
LA COMTESSE
Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.
CHICANNEAU
Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre.
LA COMTESSE
Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre.
CHICANNEAU
Si, pourtant j’ai bon droit.
LA COMTESSE
Ah, Monsieur, quel arrêt !
CHICANNEAU
Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.
LA COMTESSE
Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie…
CHICANNEAU
Ce n’est rien dans le fond.
LA COMTESSE
Monsieur, que je vous die…
CHICANNEAU
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,
Au travers d’un mien pré, certain ânon passa,
S’y vautra, non sans faire un notable dommage
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé.
À deux bottes de foin le dégât estimé ;
Enfin au bout d’un an sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt,
Remarquez bien ceci, Madame, s’il vous plaît,
Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,
Obtient pour quelque argent, un arrêt sur requête,
Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?
Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.
Autre incident. Tandis qu’au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour.
Le tout joint au procès enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe la cause.
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six,
J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,
Griefs et faits nouveaux, baux, et procès verbaux.
J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses,
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
Estimés environ cinq à six mille francs.
Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ? Il me reste un refuge,
La requête civile est ouverte pour moi,
Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je vois,
Vous plaidez ?
LA COMTESSE
Plût à Dieu.
CHICANNEAU
J’y brûlerai mes livres.
LA COMTESSE
Je…
CHICANNEAU
Deux bottes de foin cinq à six mille livres !
LA COMTESSE
Monsieur, tous mes procès allaient être finis.
Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits.
L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah, Monsieur, la misère !
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu’ils ont fait. Mais on leur a donné
Un arrêt, par lequel moi vêtue et nourrie,
On me défend, Monsieur, de plaider de ma vie.
CHICANNEAU
De plaider !
LA COMTESSE
De plaider.
CHICANNEAU
Certes, le trait est noir,
J’en suis surpris.
LA COMTESSE
Monsieur, j’en suis au désespoir.
CHICANNEAU
Comment ! Lier les mains aux gens de votre sorte ?
Mais cette pension, Madame, est-elle forte ?
LA COMTESSE
Je n’en vivrais, Monsieur, que trop honnêtement.
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?
CHICANNEAU
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,
Et nous ne dirons mot ? Mais s’il vous plaît, Madame,
Depuis quand plaidez-vous ?
LA COMTESSE
Il ne m’en souvient pas,
Depuis trente ans, au plus.
CHICANNEAU
Ce n’est pas trop.
LA COMTESSE
Hélas !
CHICANNEAU
Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.
LA COMTESSE
Hé, quelque soixante ans.
CHICANNEAU
Comment ! c’est le bel âge
Pour plaider.
LA COMTESSE
Laissez faire, ils ne sont pas au bout.
J’y vendrai ma chemise, et je veux rien, ou tout.
CHICANNEAU
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.
LA COMTESSE
Oui Monsieur, je vous crois comme mon propre père.
CHICANNEAU
J’irais trouver mon juge.
LA COMTESSE
Oh, oui, Monsieur, j’irai.
CHICANNEAU
Me jeter à ses pieds.
LA COMTESSE
Oui, je m’y jetterai.
Je l’ai bien résolu.
CHICANNEAU
Mais daignez donc m’entendre.
LA COMTESSE
Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.
CHICANNEAU
Avez-vous dit, Madame ?
LA COMTESSE
Oui.
CHICANNEAU
J’irais sans façon
Trouver mon juge.
LA COMTESSE
Hélas, que ce Monsieur est bon !
CHICANNEAU
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
LA COMTESSE
Ah que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.
CHICANNEAU
J’irais trouver mon juge, et lui dirais…
LA COMTESSE
Oui.
CHICANNEAU
Vois.
Et lui dirais ; Monsieur…
LA COMTESSE
Oui, Monsieur.
CHICANNEAU
Liez-moi…
LA COMTESSE
Monsieur, je ne veux point être liée.
CHICANNEAU
À l’autre !
LA COMTESSE
Je ne la serai point.
CHICANNEAU
Quelle humeur est la vôtre !
LA COMTESSE
Non.
CHICANNEAU
Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.
LA COMTESSE
Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai.
CHICANNEAU
Mais…
LA COMTESSE
Mais je ne veux point, Monsieur que l’on me lie.
CHICANNEAU
Enfin quand une femme en tête a sa folie…
LA COMTESSE
Fou, vous-même.
CHICANNEAU
Madame !
LA COMTESSE
Et pourquoi me lier ?
CHICANNEAU
Madame…
LA COMTESSE
Voyez-vous ? il se rend familier.
CHICANNEAU
Mais, Madame…
LA COMTESSE
Un crasseux qui n’a que sa chicane,
Veut donner des avis.
CHICANNEAU
Madame !
LA COMTESSE
Avec son âne !
CHICANNEAU
Vous me poussez.
LA COMTESSE
Bonhomme, allez garder vos foins.
CHICANNEAU
Vous m’excédez.
LA COMTESSE
Le sot !
CHICANNEAU
Que n’ai-je des témoins !
SCÈNE VIII
Petit-Jean, La Comtesse, Chicanneau.
PETIT JEAN
Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
CHICANNEAU
Monsieur, soyez témoin…
LA COMTESSE
Que monsieur est un sot.
CHICANNEAU
Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.
PETIT JEAN
Ah, vous ne deviez pas lâcher cette parole.
LA COMTESSE
Vraiment c’est bien à lui de me traiter de folle.
PETIT JEAN
Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?
CHICANNEAU
On la conseille.
PETIT JEAN
Oh !
LA COMTESSE
Oui, de me faire lier.
PETIT JEAN
Oh, Monsieur !
CHICANNEAU
Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ?
PETIT JEAN
Oh, Madame !
LA COMTESSE
Qui moi souffrir qu’on me querelle ?
CHICANNEAU
Une crieuse !
PETIT JEAN
Hé paix !
LA COMTESSE
Un chicaneur !
PETIT JEAN
Holà !
CHICANNEAU
Qui n’ose plus plaider !
LA COMTESSE
Que t’importe cela ?
Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable,
Brouillon, voleur !
CHICANNEAU
Et bon, et bon, de par le diable !
Un sergent ! un sergent !
LA COMTESSE
Un huissier ! un huissier !
PETIT JEAN
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
Léandre, L’Intimé.
L’INTIMÉ
Monsieur encore un coup, je ne puis pas tout faire,
Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire :
En robe sur mes pas il ne faut que venir,
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?
Hé ! Lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour,
À peine seulement savez-vous s’il est jour.
Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse,
Qui dès qu’elle me voit donnant dans le panneau,
Me charge d’un exploit pour Monsieur Chicanneau,
Et le fait assigner pour certaine parole,
Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle,
Je dis folle à lier, et pour d’autres excès
Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ?
LÉANDRE
Ah ! fort bien.
L’INTIMÉ
Je ne sais. Mais je me sens enfin
L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu’il en soit, voici l’exploit, et votre lettre.
Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre.
Mais pour faire signer le contrat que voici,
Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire,
Et vous ferez l’amour en présence du père.
LÉANDRE
Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.
L’INTIMÉ
Le père aura l’exploit, la fille le poulet.
Rentrez.
SCÈNE II
L’Intimé, Isabelle.
ISABELLE
Qui frappe ?
L’INTIMÉ
Ami. C’est la voix d’Isabelle.
ISABELLE
Demandez-vous quelqu’un, Monsieur ?
L’INTIMÉ
Mademoiselle,
C’est un petit exploit, que j’ose vous prier
De m’accorder l’honneur de vous signifier.
ISABELLE
Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre.
Mon père va venir, qui pourra vous entendre.
L’INTIMÉ
Il n’est donc pas ici, Mademoiselle ?
ISABELLE
Non.
L’INTIMÉ
L’exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom.
ISABELLE
Monsieur, vous me prenez pour une autre sans doute :
Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ;
Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
L’INTIMÉ
Mais permettez…
ISABELLE
Je ne veux rien permettre.
L’INTIMÉ
Ce n’est pas un exploit.
ISABELLE
Chanson.
L’INTIMÉ
C’est une lettre.
ISABELLE
Encor moins.
L’INTIMÉ
Mais lisez.
ISABELLE
Vous ne m’y tenez pas.
L’INTIMÉ
C’est de Monsieur…
ISABELLE
Adieu.
L’INTIMÉ
Léandre.
ISABELLE
Parlez bas.
C’est de Monsieur… ?
L’INTIMÉ
Que diable, on a bien de la peine
À se faire écouter, je suis tout hors d’haleine.
ISABELLE
Ah, l’Intimé ! Pardonne à mes sens étonnés.
Donne.
L’INTIMÉ
Vous me deviez fermer la porte au nez.
ISABELLE
Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ?
Mais donne.
L’INTIMÉ
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?
ISABELLE
Hé, donne donc !
L’INTIMÉ
La peste…
ISABELLE
Oh, ne donnez donc pas.
Avec votre billet, retournez sur vos pas.
L’INTIMÉ
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
SCÈNE III
Chicanneau, Isabelle, L’Intimé.
CHICANNEAU
Oui ? Je suis donc un sot, un voleur, à son compte ?
Un sergent s’est chargé de la remercier,
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serais bien fâché que ce fût à refaire,
Ni qu’elle m’envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille. Comment ?
Elle lit un billet ? Ah, c’est de quelque amant !
Approchons.
ISABELLE
Tout de bon, ton maître est-il sincère ?
Le croirai-je ?
L’INTIMÉ
Il ne dort non plus que votre père,
Il se tourmente. Il vous…
Apercevant Chicanneau.
fera voir aujourd’hui
Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.
ISABELLE
C’est mon père. Vraiment, vous leur pouvez apprendre,
Que si l’on nous poursuit, nous saurons nous défendre.
Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.
CHICANNEAU
Comment ! c’est un exploit que ma fille lisait ?
Ah ! Tu seras un jour l’honneur de ta famille.
Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille.
Va, je t’achèterai « Le Praticien Français ».
Mais, diantre, il ne faut pas déchirer les exploits.
ISABELLE
Au moins dites-leur bien que je ne les crains guère,
Ils me feront plaisir, je les mets à pis faire.
CHICANNEAU
Hé ! Ne te fâche point.
ISABELLE
Adieu, Monsieur.
SCÈNE IV
Chicanneau, L’Intimé.
L’INTIMÉ
Or ça,
Verbalisons.
CHICANNEAU
Monsieur, de grâce, excusez-la.
Elle n’est pas instruite. Et puis, si bon vous semble,
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
L’INTIMÉ
Non.
CHICANNEAU
Je le lirai bien.
L’INTIMÉ
Je ne suis pas méchant,
J’en ai sur moi copie.
CHICANNEAU
Ah ! le trait est touchant.
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
Et moins je me remets, Monsieur, votre visage.
Je connais force huissiers.
L’INTIMÉ
Informez-vous de moi,
Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.
CHICANNEAU
Soit. Pour qui venez-vous ?
L’INTIMÉ
Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
Voudrait que vous vinssiez à ma sommation
Lui faire un petit mot de réparation.
CHICANNEAU
De réparation ? Je n’ai blessé personne.
L’INTIMÉ
Je le crois, vous avez, Monsieur, l’âme trop bonne.
CHICANNEAU
Que demandez-vous donc ?
L’INTIMÉ
Elle voudrait, Monsieur,
Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur
De l’avouer pour sage, et point extravagante.
CHICANNEAU
Parbleu, c’est ma comtesse.
L’INTIMÉ
Elle est votre servante.
CHICANNEAU
Je suis son serviteur.
L’INTIMÉ
Vous êtes obligeant,
Monsieur.
CHICANNEAU
Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
Hé quoi donc ? Les battus, ma foi, paieront l’amende.
Voyons ce qu’elle chante. Hon… « Sixième janvier.
Pour avoir faussement dit, qu’il fallait lier,
Étant à ce porté par esprit de chicane,
Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et caetera.
Il soit dit, que sur l’heure il se transportera
Au logis de la dame, et là d’une voix claire,
Devant quatre témoins assistés d’un notaire, »
Zeste ! « ledit Hiérome avouera hautement
Qu’il la tient pour sensée, et de bon jugement.
Le Bon. » C’est donc le nom de votre Seigneurie ?
L’INTIMÉ
Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie.
CHICANNEAU
Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé le Bon.
Monsieur le Bon.
L’INTIMÉ
Monsieur.
CHICANNEAU
Vous êtes un fripon.
L’INTIMÉ
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.
CHICANNEAU
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
L’INTIMÉ
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
CHICANNEAU
Moi payer ? En soufflets.
L’INTIMÉ
Vous êtes trop honnête.
Vous me le paierez bien.
CHICANNEAU
Oh, tu me romps la tête,
Tiens, voilà ton paiement
L’INTIMÉ
Un soufflet ! Écrivons.
« Lequel Hiérome après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé moi sergent à la joue,
Et fait tomber d’un coup mon chapeau dans la boue »
CHICANNEAU
Ajoute cela.
L’INTIMÉ
Bon, c’est de l’argent comptant,
J’en avais bien besoin. « Et de ce non content,
Aurait avec le pied réitéré ». Courage !
« Outre plus, le susdit serait venu de rage,
Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »
Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
CHICANNEAU
Coquin !
L’INTIMÉ
Ne vous déplaise,
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
CHICANNEAU
Oui-dà. Je verrai bien s’il est sergent.
L’INTIMÉ, en posture d’écrire.
Tôt donc,
Frappez. J’ai quatre enfants à nourrir.
CHICANNEAU
Ah, pardon !
Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre,
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent.
Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère,
Et j’ai toujours été nourri par feu mon père,
Dans le crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.
L’INTIMÉ
Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.
CHICANNEAU
Monsieur, point de procès !
L’INTIMÉ
Serviteur. Contumace,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !
CHICANNEAU
De grâce,
Rendez-les moi plutôt.
L’INTIMÉ
Suffit qu’ils soient reçus,
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.
SCÈNE V
Léandre, Chicanneau, L’Intimé.
L’INTIMÉ
Voici fort à propos Monsieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent
M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.
LÉANDRE
À vous, Monsieur ?
L’INTIMÉ
À moi, parlant à ma personne.
Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.
LÉANDRE
Avez-vous des témoins ?
L’INTIMÉ
Monsieur, tâtez plutôt.
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
LÉANDRE
Pris en flagrant délit. Affaire criminelle.
CHICANNEAU
Foin de moi !
L’INTIMÉ
Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,
A mis un mien papier en morceaux, protestant
Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un oeil content,
Elle nous défiait.
LÉANDRE
Faites venir la fille.
L’esprit de contumace est dans cette famille.
CHICANNEAU
Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé.
Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.
LÉANDRE
Comment, battre un huissier ! Mais voici la rebelle.
SCÈNE VI
Léandre, Isabelle, Chicanneau, L’Intimé.
L’INTIMÉ, à Isabelle.
Vous le reconnaissez.
LÉANDRE
Hé bien, Mademoiselle,
C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osez nous défier ?
Votre nom ?
ISABELLE
Isabelle.
LÉANDRE, à l’Intimé.
Écrivez. Et votre âge ?
ISABELLE
Dix-huit ans.
CHICANNEAU
Elle en a quelque peu davantage,
Mais n’importe.
LÉANDRE
Êtes-vous en pouvoir de mari ?
ISABELLE
Non, Monsieur.
LÉANDRE
Vous riez ? Écrivez qu’elle a ri.
CHICANNEAU
Monsieur, ne parlons point de maris à des filles,
Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.
LÉANDRE
Mettez qu’il interrompt.
CHICANNEAU
Hé ! Je n’y pensais pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.
LÉANDRE
Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà
Certain papier tantôt ?
ISABELLE
Oui, Monsieur.
CHICANNEAU
Bon cela.
LÉANDRE
Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?
ISABELLE
Monsieur, je l’ai lu.
CHICANNEAU
Bon.
LÉANDRE
Continuez d’écrire.
Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?
ISABELLE
J’avais peur
Que mon père ne prît l’affaire trop à coeur,
Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.
CHICANNEAU
Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.
LÉANDRE
Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?
ISABELLE
Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris, ni colère.
LÉANDRE
Écrivez.
CHICANNEAU
Je vous dis qu’elle tient de son père,
Elle répond fort bien.
LÉANDRE
Vous montrez cependant
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
ISABELLE
Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
Mais cette aversion à présent diminue.
CHICANNEAU
La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,
Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.
LÉANDRE
À la justice donc vous voulez satisfaire ?
ISABELLE
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
L’INTIMÉ
Monsieur, faites signer.
LÉANDRE
Dans les occasions
Soutiendrez-vous aux moins vos dépositions ?
ISABELLE
Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.
LÉANDRE
Signez. Cela va bien, la justice est contente.
Ça, ne signez-vous pas, Monsieur ?
CHICANNEAU
Oui-dà, gaiement,
À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.
LÉANDRE, à Isabelle.
Tout va bien. À mes voeux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme,
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
CHICANNEAU
Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.
LÉANDRE
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle,
Tout ira bien. Huissier, ramenez-la chez elle.
Et vous, Monsieur, marchez.
CHICANNEAU
Où Monsieur ?
LÉANDRE
Suivez-moi.
CHICANNEAU
Où donc ?
LÉANDRE
Vous le saurez. Marchez, de par le roi.
CHICANNEAU
Comment ?
SCÈNE VII
Petit-Jean, Léandre, Chicanneau.
PETIT JEAN
Holà, quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?
Quel chemin a-t-il pris, la porte ou la fenêtre ?
LÉANDRE
À l’autre !
PETIT JEAN
Je ne sais qu’est devenu son fils.
Et pour le père, il est où le diable l’a mis.
Il me redemandait sans cesse ses épices,
Et j’ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boîte au poivre. Et lui pendant cela
Est disparu.
SCÈNE VIII
Dandin, Léandre, Chicanneau, L’Intimé, Petit-Jean.
DANDIN
Paix, paix, que l’on se taise là.
LÉANDRE
Hé grand Dieu !
PETIT JEAN
Le voilà, ma foi, dans les gouttières.
DANDIN
Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?
Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?
Çà, parlez.
PETIT JEAN
Vous verrez qu’il va juger les chats.
DANDIN
Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?
Allez-lui demander si je sais votre affaire.
LÉANDRE
Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
PETIT JEAN
Ho ! ho ! Monsieur !
LÉANDRE
Tais-toi sur les yeux de ta tête ;
Et suis-moi.
SCÈNE IX
Dandin, Chicanneau, La Comtesse, L’Intimé.
DANDIN
Dépêchez. Donnez votre requête.
CHICANNEAU
Monsieur, sans votre aveu, l’on me fait prisonnier.
LA COMTESSE
Hé mon Dieu ! j’aperçois Monsieur dans son grenier.
Que fait-il là ?
L’INTIMÉ
Madame, il y donne audience,
Le champ vous est ouvert.
CHICANNEAU
On me fait violence.
Monsieur, on m’injurie, et je venais ici
Me plaindre à vous.
LA COMTESSE
Monsieur, je viens me plaindre aussi.
CHICANNEAU, LA COMTESSE.
Vous voyez devant vous mon adverse partie.
L’INTIMÉ
Parbleu, je me veux mettre aussi de la partie.
CHICANNEAU, LA COMTESSE et L’INTIMÉ.
Monsieur je viens ici pour un petit exploit.
CHICANNEAU
Hé, Messieurs ! tour à tour, exposons notre droit.
LA COMTESSE
Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures.
DANDIN
Qu’est-ce qu’on vous a fait ?
CHICANNEAU, L’INTIMÉ et LA COMTESSE .
On m’a dit des injures.
L’INTIMÉ, continuant.
Outre un soufflet, Monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux.
CHICANNEAU
Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.
LA COMTESSE
Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
L’INTIMÉ
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
DANDIN
Vos qualités ?
LA COMTESSE
Je suis comtesse.
L’INTIMÉ
Huissier.
CHICANNEAU
Bourgeois.
Messieurs…
DANDIN
Parlez toujours, je vous entends tous trois.
CHICANNEAU
Monsieur…
L’INTIMÉ
Bon, le voilà qui fausse compagnie.
LA COMTESSE
Hélas !
CHICANNEAU
Hé quoi ! déjà l’audience est finie ?
Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
SCÈNE X
Chicanneau, Léandre sans robe, etc.
LÉANDRE
Messieurs voulez-vous bien nous laisser en repos ?
CHICANNEAU
Monsieur, peut-on entrer ?
LÉANDRE
Non, Monsieur, ou je meure.
CHICANNEAU
Hé pourquoi ? J’aurai fait en une petite heure,
En deux heures, au plus.
LÉANDRE
On n’entre point, Monsieur.
LA COMTESSE
C’est bien fait, de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi…
LÉANDRE
L’on n’entre point, Madame, je vous jure.
LA COMTESSE
Ho ! Monsieur, j’entrerai.
LÉANDRE
Peut-être.
LA COMTESSE
J’en suis sûre.
LÉANDRE
Par la fenêtre donc.
LA COMTESSE
Par la porte.
LÉANDRE
Il faut voir.
CHICANNEAU
Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir.
SCÈNE XI
Petit-Jean, Léandre, Chicanneau, etc.
PETIT JEAN, à Léandre.
On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse.
Parbleu, je l’ai fourré dans notre salle basse,
Tout auprès de la cave.
LÉANDRE
En un mot, comme en cent,
On ne voit point mon père.
CHICANNEAU
Hé bien donc. Si pourtant
Sur toute cette affaire il faut que je le voie.
Dandin paraît par le soupirail.
Mais que vois-je ? Ah, c’est lui que le ciel nous renvoie.
LÉANDRE
Quoi par le soupirail ?
PETIT JEAN
Il a le diable au corps.
CHICANNEAU
Monsieur…
DANDIN
L’impertinent, sans lui j’étais dehors.
CHICANNEAU
Monsieur…
DANDIN
Retirez-vous, vous êtes une bête.
CHICANNEAU
Monsieur, voulez-vous bien…
DANDIN
Vous me rompez la tête.
CHICANNEAU
Monsieur, j’ai commandé…
DANDIN
Taisez-vous, vous dit-on.
CHICANNEAU
Que l’on portât chez vous…
DANDIN
Qu’on le mène en prison.
CHICANNEAU
Certain quartaut de vin.
DANDIN
Hé ! je n’en ai que faire.
CHICANNEAU
C’est de très bon muscat.
DANDIN
Redites votre affaire.
LÉANDRE, à l’Intimé.
Il faut les entourer ici de tous côtés.
LA COMTESSE
Monsieur, il vous va dire autant de faussetés.
CHICANNEAU
Monsieur, je vous dis vrai.
DANDIN
Mon Dieu, laissez-la dire.
LA COMTESSE
Monsieur, écoutez-moi.
DANDIN
Souffrez que je respire.
CHICANNEAU
Monsieur…
DANDIN
Vous m’étranglez.
LA COMTESSE
Tournez les yeux vers moi.
DANDIN
Elle m’étrangle. Ay ! ay !
CHICANNEAU
Vous m’entraînez, ma foi.
Prenez garde, je tombe.
PETIT JEAN
Ils sont sur ma parole,
L’un et l’autre encavés.
LÉANDRE
Vite, que l’on y vole,
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que Monsieur Chicanneau, puisqu’il est là-dedans,
N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.
L’INTIMÉ
Gardez le soupirail.
LÉANDRE
Va vite, je le garde.
SCÈNE XII
La Comtesse, Léandre.
LA COMTESSE
Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit.
Par le soupirail.
Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit.
Il n’a point de témoins. C’est un menteur.
LÉANDRE
Madame,
Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.
LA COMTESSE
Il lui fera, Monsieur, croire ce qu’il voudra.
Souffrez que j’entre.
LÉANDRE
Oh non, personne n’entrera.
LA COMTESSE
Je le vois bien, Monsieur, le vin muscat opère
Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père.
Patience. Je vais protester comme il faut,
Contre Monsieur le juge, et contre le quartaut.
LÉANDRE
Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.
Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête.
SCÈNE XIII
Dandin, L’Intimé, Léandre.
L’INTIMÉ
Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger,
Et vous boitez tout bas.
DANDIN
Je veux aller juger.
LÉANDRE
Comment, mon père ! allons, permettez qu’on vous panse.
Vite, un chirurgien.
DANDIN
Qu’il vienne à l’audience.
LÉANDRE
Hé, mon père ! arrêtez…
DANDIN
Ho ! je vois ce que c’est,
Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît.
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance.
Je ne puis prononcer une seule sentence.
Achève, prends ce sac, prends vite.
LÉANDRE
Hé doucement !
Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.
Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,
Si vous êtes pressé de rendre la justice,
Il ne faut point sortir pour cela de chez vous,
Exercez le talent, et jugez parmi nous.
DANDIN
Ne raillons point ici de la magistrature.
Vois-tu ? Je ne veux point être un juge en peinture.
LÉANDRE
Vous serez, au contraire un juge sans appel,
Et juge du civil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences
Tout vous sera chez vous matière de sentences,
Un valet manque-t-il de rendre un verre net ?
Condamnez-le à l’amende, ou s’il le casse, au fouet.
DANDIN
C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
Et mes vacations, qui les paiera ? personne ?
LÉANDRE
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
DANDIN
Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
LÉANDRE
Contre un de vos voisins…
SCÈNE XIV
Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit-Jean.
PETIT JEAN
Arrête ! arrête ! attrape !
LÉANDRE
Ah ! C’est mon prisonnier sans doute qui s’échappe.
L’INTIMÉ
Non, non, ne craignez rien.
PETIT JEAN
Tout est perdu… Citron…
Votre chien… vient là-bas de manger un chapon,
Rien n’est sûr devant lui. Ce qu’il trouve, il l’emporte.
LÉANDRE
Bon, voilà pour mon père une cause. Main forte !
Qu’on se mette après lui. Courez tous.
DANDIN
Point de bruit,
Tout doux. Un amené sans scandale suffit.
LÉANDRE
Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique,
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
DANDIN
Mais je veux faire au moins la chose avec éclat ;
Il faut de part et d’autre avoir un avocat,
Nous n’en avons pas un.
LÉANDRE
Hé bien, il en faut faire,
Voilà votre portier, et votre secrétaire
Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats,
Ils sont fort ignorants.
L’INTIMÉ
Non pas, Monsieur, non pas.
J’endormirai Monsieur, tout aussi bien qu’un autre.
PETIT JEAN
Pour moi, je ne sais rien, n’attendez rien du nôtre.
LÉANDRE
C’est ta première cause, et l’on te la fera.
PETIT JEAN
Mais je ne sais pas lire.
LÉANDRE
Hé l’on te soufflera.
DANDIN
Allons nous préparer. Çà, Messieurs point d’intrigue.
Fermons l’oeil aux présents, et l’oreille à la brigue.
Vous, Maître Petit Jean, serez le demandeur.
Vous, Maître l’Intimé, soyez le défendeur.
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE.
Chicanneau, Léandre, Le Souffleur.
CHICANNEAU
Oui, Monsieur, c’est ainsi qu’il ont conduit l’affaire.
L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d’un mot.
LÉANDRE
Oui, je crois tout cela :
Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là.
En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre,
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés !
Et dans une poursuite à vous-même contraire…
CHICANNEAU
Vraiment, vous me donnez un conseil salutaire,
Et devant qu’il soit peu, je veux en profiter.
Mais je vous prie au moins de bien solliciter.
Puisque Monsieur Dandin va donner audience,
Je vais faire venir ma fille en diligence.
On peut l’interroger, elle est de bonne foi,
Et même elle saura mieux répondre que moi.
LÉANDRE
Allez et revenez, l’on vous fera justice.
LE SOUFFLEUR
Quel homme !
SCÈNE II
Léandre, Le Souffleur.
LÉANDRE
Je me sers d’un étrange artifice.
Mais mon père est un homme à se désespérer,
Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer.
D’ailleurs j’ai mon dessein et je veux qu’il condamne
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.
SCÈNE III
Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit Jean, Le Souffleur
DANDIN
Çà, qu’êtes-vous ici ?
LÉANDRE
Ce sont les avocats.
DANDIN
Vous ?
LE SOUFFLEUR
Je viens secourir leur mémoire troublée.
DANDIN
Je vous entends. Et vous ?
LÉANDRE
Moi ? Je suis l’assemblée.
DANDIN
Commencez donc.
LE SOUFFLEUR
Messieurs.
PETIT JEAN
Ho prenez le plus bas,
Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.
Messieurs…
DANDIN
Couvrez-vous.
PETIT JEAN
Ô ! Mes…
DANDIN
Couvrez-vous, vous dis-je.
PETIT JEAN
Oh, Monsieur ? Je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.
DANDIN
Ne te couvre donc pas.
PETIT JEAN, se couvrant.
Messieurs… Vous doucement :
Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactitude,
L’inconstance du monde, et sa vicissitude ;
Lorsque je vois parmi tant d’hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune,
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;
Babyloniens.
Quand je vois les États des Babiboniens
Persans. Macédoniens.
Transférés des Serpans, aux Nacédoniens ;
Romains. Despotique.
Quand je vois les Lorrains de l’état dépotique
Passer au démocrite, et puis au monarchique ;
Démocratique.
Quand je vois le Japon…
L’INTIMÉ
Quand aura-t-il tout vu ?
PETIT JEAN
Oh, pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.
DANDIN
Avocat incommode,
Que ne lui laissez-vous finir sa période ?
Je suais sang et eau pour voir si du Japon
Il viendrait à bon port au fait de son chapon,
Et vous l’interrompez par un discours frivole.
Parlez donc, avocat.
PETIT JEAN
J’ai perdu la parole.
LÉANDRE
Achève, Petit Jean, c’est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voilà sur tes pieds droit comme une statue,
Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu’on s’évertue.
PETIT JEAN, remuant les bras.
Quand… je vois… Quand…je vois…
LÉANDRE
Dis donc ce que tu vois.
PETIT JEAN
Oh dame, on ne court pas deux lièvres à la fois.
LE SOUFFLEUR
On lit…
PETIT JEAN
On lit…
LE SOUFFLEUR
Dans la…
PETIT JEAN
Dans la…
LE SOUFFLEUR
Métamorphose.
PETIT JEAN
Comment ?
LE SOUFFLEUR
Que la métem…
PETIT JEAN
Que la métem…
LE SOUFFLEUR
Psycose.
PETIT JEAN
Psycose.
LE SOUFFLEUR
Hé le cheval !
PETIT JEAN
Et le cheval.
LE SOUFFLEUR
Encor !
PETIT JEAN
Encor.
LE SOUFFLEUR
Le chien !
PETIT JEAN
Le chien.
LE SOUFFLEUR
Le butor !
PETIT JEAN
Le butor.
LE SOUFFLEUR
Peste de l’avocat !
PETIT JEAN
Ah peste de toi-même !
Voyez cet autre avec sa face de carême.
Va-t’en au diable.
DANDIN
Et vous venez au fait. Un mot
Du fait.
PETIT JEAN
Eh faut-il tant tourner autour du pot ?
Il me font dire aussi des mots longs d’une toise,
De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon,
Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne !
Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
Que la première fois que je l’y trouverai,
Son procès est tout fait, et je l’assommerai.
LÉANDRE
Belle conclusion, et digne de l’exorde !
PETIT JEAN
On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.
DANDIN
Appelez les témoins.
LÉANDRE
C’est bien dit, s’il le peut.
Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.
PETIT JEAN
Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.
DANDIN
Faites-les donc venir.
PETIT JEAN
Je les ai dans ma poche.
Tenez, voilà la tête, et les pieds du chapon.
Voyez-les, et jugez.
L’INTIMÉ
Je les récuse.
DANDIN
Bon !
Pourquoi les récuser ?
L’INTIMÉ
Monsieur, ils sont du Maine.
DANDIN
Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
L’INTIMÉ
Messieurs…
DANDIN
Serez-vous long, avocat ? Dites-moi.
L’INTIMÉ
Je ne réponds de rien.
DANDIN
Il est de bonne foi.
L’INTIMÉ, d’un ton finissant en fausset.
Messieurs. Tout ce qui peut étonner un coupable,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s’être assemblé contre nous par hasard,
Je veux dire la brigue, et l’éloquence. Car
D’un côté le crédit du défunt m’épouvante,
Et de l’autre côté l’éloquence éclatante
De Maître Petit Jean m’éblouit.
DANDIN
Avocat,
De votre ton vous-mêmes adoucissez l’éclat.
L’INTIMÉ, du beau ton.
Oui-dà, j’en ai plusieurs. Mais quelque défiance
Que nous doive donner la susdite éloquence,
Et le susdit crédit : ce néanmoins, Messieurs,
L’ancre de vos bontés nous rassure d’ailleurs.
Devant le grand Dandin l’innocence est hardie,
Oui, devant ce Caton de Basse-Normandie,
Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni,
Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
DANDIN
Vraiment il plaide bien.
L’INTIMÉ
Sans craindre aucune chose,
Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, primo, peri Politicon…
Dit fort bien…
DANDIN
Avocat, il s’agit d’un chapon,
Et non point d’Aristote, et de sa Politique.
L’INTIMÉ
Oui, mais l’autorité du Péripatétique
Prouverait que le bien et le mal…
DANDIN
Je prétends
Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.
Au fait.
L’INTIMÉ
Pausanias, en ses Corinthiaques…
DANDIN
Au fait.
L’INTIMÉ
Rebuffe…
DANDIN
Au fait ! Vous dis-je.
L’INTIMÉ
Le grand Jacques…
DANDIN
Au fait, au fait, au fait !
L’INTIMÉ
Armeno Pul in Prompt…
DANDIN
Ho ! Je te vais juger.
L’INTIMÉ
Ho ! vous êtes si prompt.
Voici le fait.
Vite.
Un chien vient dans une cuisine,
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé.
Celui contre lequel je parle autem plumé.
Et celui pour lequel je suis, prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète.
On le prend. Avocat pour et contre appelé.
Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.
DANDIN
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire.
Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il est à son fait.
L’INTIMÉ
Mais le premier, Monsieur, c’est le beau.
DANDIN
C’est le laid.
A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
Mais qu’en dit l’assemblée ?
LÉANDRE
Il est fort à la mode.
L’INTIMÉ, d’un ton véhément.
Qu’arrive-t-il, Messieurs ! On vient. Comment vient-on ?
On poursuit ma partie. On force une maison.
Quelle maison ? Maison de notre propre juge.
On brise le cellier qui nous sert de refuge.
De vol, de brigandage, on nous déclare auteurs.
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
À Maître Petit Jean, Messieurs. Je vous atteste :
Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,
De vi, paragrapho, Messieurs, Caponibus,
Est manifestement contraire à cet abus ?
Et quand il serait vrai que Citron ma partie
Aurait mangé, Messieurs, le tout, ou bien partie
Dudit chapon, qu’on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?
PETIT JEAN
Maître Adam…
L’INTIMÉ
Laissez-nous.
PETIT JEAN
L’Intimé…
L’INTIMÉ
Laissez-nous.
PETIT JEAN
S’enroue.
L’INTIMÉ
Hé ! laissez-nous. Euh ! Euh !
DANDIN
Reposez-vous.
Et concluez.
L’INTIMÉ, d’un ton pesant.
Puis donc, qu’on nous, permet, de prendre,
Haleine, et que l’on nous défend, de nous, étendre,
Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer,
Exposer à vos yeux, l’idée universelle
De ma cause, et des faits, renfermez, en icelle.
DANDIN
Il aurait plutôt fait de dire tout vingt fois,
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,
Diable, conclus, ou bien que le Ciel te confonde.
L’INTIMÉ
Je finis.
DANDIN
Ah !
L’INTIMÉ
Avant la naissance du monde…
DANDIN, bâillant.
Avocat, ah ! Passons au déluge.
L’INTIMÉ
Avant donc,
La naissance du monde, et sa création.
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,
Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,
Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme.
Unus erat toto naturæ vultus in orbe,
Quem Graeci dixere chaos, rudis indigestaque moles…
LÉANDRE
Quelle chute ! Mon père ?
PETIT JEAN
Ay, Monsieur ! Comme il dort !
LÉANDRE
Mon père, éveillez-vous.
PETIT JEAN
Monsieur, êtes-vous mort ?
LÉANDRE
Mon père !
DANDIN
Hé bien, hé bien, quoi ! Qu’est-ce ? Ah ! Ah quel homme !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.
LÉANDRE
Mon père, il faut juger.
DANDIN
Aux galères.
LÉANDRE
Un chien
Aux galères !
DANDIN
Ma foi, je n’y conçois plus rien.
De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Hé concluez.
L’INTIMÉ, lui présentant de petits chiens.
Venez, famille désolée.
Venez, pauvres enfants, qu’on veut rendre orphelins,
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, Messieurs, vous voyez ici notre misère.
Nous sommes orphelins. Rendez-nous notre père,
Notre père par qui nous fûmes engendrés,
Notre père qui nous…
DANDIN
Tirez, tirez, tirez !
L’INTIMÉ
Notre père, Messieurs…
DANDIN
Tirez donc. Quels vacarmes !
Ils ont pissé partout.
L’INTIMÉ
Monsieur, voyez nos larmes.
DANDIN
Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion.
Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité me presse.
Le crime est avéré, lui-même il le confesse.
Mais s’il est condamné, l’embarras est égal,
Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.
Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.
SCÈNE DERNIÈRE
Chicanneau, Isabelle, etc.
CHICANNEAU
Monsieur…
DANDIN
Oui, pour vous seuls l’audience se donne.
Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ?
CHICANNEAU
C’est ma fille, Monsieur.
DANDIN
Hé ! Tôt, rappelez-la.
ISABELLE
Vous êtes occupé.
DANDIN
Moi ? Je n’ai point d’affaire.
Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ?
CHICANNEAU
Monsieur…
DANDIN
Elle sait mieux votre affaire que vous.
Dites. Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux !
Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.
Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?
On a parlé de nous.
ISABELLE
Ah, Monsieur, je vous crois.
DANDIN
Dis-nous, à qui veux-tu faire perdre la cause ?
ISABELLE
À personne.
DANDIN
Pour toi je ferai toute chose.
Parle donc.
ISABELLE
Je vous ai trop d’obligation.
DANDIN
N’avez-vous jamais vu donner la question ?
ISABELLE
Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
DANDIN
Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
ISABELLE
Hé Monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
DANDIN
Bon, cela fait toujours passer une heure, ou deux.
CHICANNEAU
Monsieur, je viens ici pour vous dire…
LÉANDRE
Mon père,
Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire.
C’est pour un mariage, et vous saurez d’abord
Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord.
Le fille le veut bien. Son amant le respire ;
Ce que la fille veut, le père le désire.
C’est à vous de juger.
DANDIN, se rasseyant.
Mariez, au plus tôt.
Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.
LÉANDRE
Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père,
Saluez-le.
CHICANNEAU
Comment ?
DANDIN
Quel est donc ce mystère ?
LÉANDRE
Ce que vous avez dit, se fait de point en point.
DANDIN
Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.
CHICANNEAU
Mais on ne donne pas une fille sans elle.
LÉANDRE
Sans doute, et j’en croirai la charmante Isabelle.
CHICANNEAU
Es-tu muette ? Allons. C’est à toi de parler.
Parle.
ISABELLE
Je n’ose pas, mon père, en appeler.
CHICANNEAU
Mais j’en appelle, moi.
LÉANDRE
Voyez cette écriture,
Vous n’en appellerez pas de votre signature.
CHICANNEAU
Plaît-il ?
DANDIN
C’est un contrat en fort bonne façon.
CHICANNEAU
Je vois qu’on m’a surpris, mais j’en aurai raison.
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la fille, soit. On n’aura pas la bourse.
LÉANDRE
Hé ! Monsieur, qui vous dit qu’on vous demande rien ?
Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.
CHICANNEAU
Ah !
LÉANDRE
Mon père, êtes-vous content de l’audience ?
DANDIN
Oui-dà, que les procès viennent en abondance,
Et je passe avec vous le reste de mes jours.
Mais que les avocats soient désormais plus courts.
Et notre criminel ?
LÉANDRE
Ne parlons que de joie ;
Grâce ! grâce ! mon père.
DANDIN
Hé bien, qu’on le renvoie.
C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.
Allons nous délasser à voir d’autres procès.