1923 a été un tournant pour le Parti Communiste d’Italie : il y a d’un côté la répression légale qui nuit, la répression para-légale qui tue, la question de la direction qui est posée avec Antonio Gramsci remplaçant Amadeo Bordiga.
Au final de la réorganisation, le PCI a 8619 activistes, principalement basés en Italie du Nord. Ils sont 1244 dans le Piémont, 350 en Ligurie, 1260 en Lombardie, 818 en Veneto, 866 en Vénétie Julienne, 1385 en Emilie-Romagne, 989 en Toscane, 280 dans les Marches, 123 en Ombrie, 585 dans le Latium, 150 dans les Abruzzes Molise, 394 en Campanie, 340 dans les Pouilles, 378 en Calabre, 338 en Sicile, 119 en Sardaigne.
Du côté de l’unité avec le PSI, l’échec est définitif : un vote des 10 250 militants socialistes restant marque le triomphe du « Comité de Défense Socialiste » sur les « fusionnistes ». Seule la jeunesse du PSI s’unit avec celle du PCI, pour publier notamment le bimensuel La Voix de la Jeunesse.
Cependant, le PCI est le parti le plus combattif ; avec Antonio Gramsci comme dirigeant, il prend la tête de l’unité d’action antifasciste la plus nette. Le PCI continue d’agir clandestinement, mais sa base s’élargit. En quelques mois, il passe à 12 000 membres – en quasi totalité des ouvriers des paysans – , avec 815 sections (basées sur le territoire), une influence sur une base de plusieurs dizaines de milliers de personnes sur les 120 000 du syndicat CGdL.
Le journal L’Unité, vecteur de l’unité antifasciste, tire à 20 – 25 000 exemplaires, alors qu’il est en pratique semi-clandestin ; L’Ordre Nouveau tire quant à lui à 6 000 numéros, avant d’augmenter son tirage.
Cette progression est continue : le PCI passe rapidement à 20 000 membres, avec notamment les partisans de la IIIe Internationale du PSI qui le rejoignent, apportant 2 000 membres, avec beaucoup de cadres (comme Giacinto Serrati et Fabrizio Maffi). Une association de défense des paysans est également fondée, avec comme revue La semence.
C’est que durant toute cette période, le PCI a été à la pointe du combat antifasciste lors de l’affaire Giacomo Matteoti. Cette dernière suit les élections de 1924, marquées par la mise en place par Benito Mussolini d’une majorité assurée dès que 25 % sont atteints.
Le PCI publie à ce sujet, le 23 janvier 1924, un document où il est expliqué que :
« Le mécanisme de la loi électorale, la situation objective du Pays et la façon dont les partis prolétariens sont obligés de fonctionner enlève plus que jamais aux prochaines élections toute valeur comme moyen d’expression de la volonté politique de la majorité. »
Cependant, le PCI est conscient de l’enjeu et il précise :
« Le Comité Central considère la lutte électorale comme un moment de l’action que mène le Parti communiste pour la formation du front unique de défense des intérêts économiques et politiques de la classe ouvrière dont le fascisme est la négation. Il repousse toute idée de bloc qui vise seulement à l’obtention d’un déplacement dans les résultats numériques des élections et qui parte de préoccupations uniquement électorales.
C’est pourquoi il considère que tout accord électoral doit avoir un caractère programmatique qui puisse constituer la base d’un front unique d’action permanent.
Constatant que la bourgeoisie utilise la conquête fasciste de l’appareil d’Etat comme l’instrument le plus perfectionné et le plus efficace de sa dictature, il déclare que ce fait impose à la classe des ouvriers et des paysans la nécessité de réaliser une unité révolutionnaire pour affronter la lutte qui, à travers des développements successifs, doit conduire à remplacer le gouvernement de dictature bourgeoise par un gouvernement des ouvriers et des paysans.
Il décide de proposer aux partis prolétariens italiens d’adhérer à un accord pour la présentation d’une liste commune d’unité prolétarienne et pour l’action, dont la lutte électorale ne doit représenter que le moment initial. »
Palmiro Togliatti écrit alors le manifeste électoral de « l’Alliance » :
« L’Alliance pour l‘unité prolétarienne affirme qu’il n’y a que dans la classe des ouvriers et des paysans que les forces et la capacité nécessaires existent pour organiser et mener la lutte pour abattre la dictature fasciste. Elle invite les ouvriers et les paysans à se rassembler sur le terrain révolutionnaire de classe pour établir la base nécessaire pour commencer cette lutte. Elle lance le seul mot d’ordre qui soit historiquement actuel et efficace : celui de l’unité de toutes les forces révolutionnaires qui sont sur le terrain de classe. »
Or, le PSI n’assume pas l’unité, tendant à espérer suivre le Parti Socialiste Unitaire qui avait scissionné sur sa droite, qui lui-même espère attirer à lui l’aile sociale du catholicisme.
Les élections d’avril 1924 sont donc un désastre. La liste nationale de Benito Mussolini – la listone, la grande liste – obtient 65,7 % des voix (plus de 4,6 millions de voix), soit 375 sièges sur 535, à quoi s’ajoute une seconde liste nationaliste créé pour happer des voix, et qui reçoit 347,552 votes, soit 19 sièges.
La seconde force, le Parti Populaire Italien d’Alcide De Gasperi, fait 9 % et obtient 39 sièges ; la troisième force est le PSU de Giacomo Matteotti avec 5,9 % et 24 sièges.
Le PSI a 5 % des voix avec un peu plus de 360 000 voix et le PCI obtient lui un peu plus de 268 000 voix, soit 3,74 %.
Or, dans la foulée des élections, Giacomo Matteotti tient le 30 mai, à la Chambre des députés, un grand discours accusatoire, accusant les fascistes d’avoir truandé les élections, au moyen de magouilles, d’annulation de votes, de trucages dans le comptage, etc.
Le 10 juin, il est enlevé et assassiné. Or, cela provoque une vague sans précédents de protestation. Il est clair pour tous les observateurs que le fascisme est allé trop loin et que si l’on pousse, il s’effondre.
Le PCI prend la tête du combat dans cette situation, proposant la grève générale aux autres partis de gauche. L’Unité est l’outil principal de la lutte, passant à 20 000, puis 50 000 exemplaires en peu de temps, faisant le procès du régime, rendant compte du meurtre de Giacomo Matteoti le 13 juin, appelant le 15 juin à « chasser du gouvernement les assassins fascistes », alors que le 14 juin Antonio Gramsci salue la décision générale de quitter le Parlement.
A partir de la fin de juin, tous les partis d’opposition abandonnent en effet le Parlement, dans ce qui fut appelé « la sécession de l’Aventin », en allusion à un événement de l’histoire romaine (la sécession de la plèbe). Ils forment un comité d’opposition, exigeant la fin des menées squadristes.
L’opinion publique est clairement avec l’antifascisme ; la presse des organisations antifascistes tirent alors à 4 millions d’exemplaires, alors que la presse fasciste le fait à 400 000. Le Corriere della Sera tire à 500 000, la Stampa à 400 000, la Justice (du PSU) à 150 000, Avanti ! (du PSI) à 150 000, le journal antifasciste humoristique ll Becco Giallo – le Bec Jaune – à 350 000.
Toutefois, sans la mobilisation des masses elles-mêmes – que le comité d’opposition refuse, espérant en le Roi et l’Armée – rien ne peut aboutir et le PCI l’abandonne, faisant un appel aux travailleurs du PSI et du PSU pour forcer « leurs chefs opportunistes à rompre avec la bourgeoisie et à s’unir au prolétariat révolutionnaire pour réaliser l’unité de la classe ouvrière ».
Le 20 Juin, l’Unità publie ce communiqué :
« La décision du Conseil Directif de la Confédération Générale du Travail (CGdL), l’attitude des maximalistes et celle des réformistes lors de la dernière réunion du Comité d’Opposition ont précisément le sens d’un refus de la proposition avancée par le Parti Communiste, invitant la classe ouvrière à la lutte sur un front unique pour abattre le gouvernement fasciste.
La classe ouvrière ne peut porter sa confiance en l' »opposition » constitutionnelle à laquelle se sont acollés les réformistes et les maximalistes. Par son comportement équivoque et par sa passivité coupable, celle-ci a démontré son impuissance et son incapacité à lutter sérieusement contre le fascisme.
La crise politique profonde dans laquelle notre pays s’est inopinément précipité persiste dans toute sa gravité: celle-ci porte en elle les germes d’une nouvelle situation dans laquelle la classe ouvrière peut reconquérir ses droits politiques les plus élémentaires, que le fascisme lui a arraché.
Mais pour que cela soit possible il est nécessaire que la classe ouvrière, prenant confiance en ses propres forces, , retrouve, dans l’unité d’action, la force d’intervenir activement dans l’actuelle crise politique et influencer ses développements ultérieurs.
Les ouvriers maximalistes et réformistes doivent obliger leurs dirigeants opportunistes à rompre avec la bourgeoisie et s’unir au prolétariat révolutionnaire pour réaliser l’unité de la classe ouvrière.
Les travailleurs communistes doivent, quant à eux, intensifier l’agitation parmi les masses avec le mot d’ordre:
« DEHORS LE GOUVERNEMENT D’ASSASSINS – DÉSARMEMENT DE LA GARDE BLANCHE »
Pour le salut de la classe ouvrière, il faut reprendre la marche en avant. »
Cet appel n’est pas suivi cependant ; la CGdL, quant à elle, a proposé une grève de 10 minutes, soutenue même par les syndicats fascistes, et le PCI n’a pas les moyens de déborder le mouvement. Cela reflète la situation ouvrière : le nord ouvrier est entièrement passif, alors que dans le sud la grève déborde en barrages à Naples, avec 15 000 ouvriers en grève, des cessations massives de travail dans la construction à Rome, des grèves à Bari, etc.
Voici comment le secrétaire interrégional de Lombardie Emilie- Romagne raconte la situation dans sa région, le 16 juillet 1924 :
« La classe ouvrière voulait agir contre le fascisme : elle attendait un mot d’ordre des partis prolétariens et des organisations classiques…
Quand on a su que le groupe parlementaire communiste était sorti du Comité des Oppositions, de nombreux travailleurs, même des camarades et des sympathisants, ne pouvaient s’en expliquer la raison : du côté des travailleurs l’impression immédiate ne fut pas très favorable à notre Parti.
Ce n’est que plus tard… après des preuves évidentes que le Comité voulait combattre le fascisme seulement en paroles, que les masses ont applaudi à notre attitude…
Mais ici surgit spontanément une question : s’il est vrai que les masses sympathisent avec notre Parti pourquoi ne le suivent-elles pas sur le plan politique ?
Les masses sont simplistes, elles considèrent que si la Confédération générale du travail, le Part socialiste unitaire n’ont pas adhéré, par exemple au mot d’ordre lancé par notre Parti pour la grève générale, ces organisations l’ont fait parce qu’elles ont jugé la réussite impossible.
Cette façon de voir, on peut la vérifier en parlant avec de nombreux ouvriers et paysans qui, si d’un coté ils disent que les sociaux-démocrates ont mal fait de se mettre à la traîne du mouvement légalitaire antifasciste plutôt que du mouvement révolutionnaire, ils excusent cependant leur attitude, déclarant qu’ils l’avaient fait parce qu’ils considéraient comme trop dangereuse une lutte ouverte sur le terrain de l’action.
Dans toutes les provinces notre Parti s’est trouvé isolé après la séparation de notre groupe parlementaire du Comité des Oppositions.
Mais les camarades ont le même vécu que les masses ouvrières, ils attendent quelque chose d’effectif des oppositions, ils regardent avec une foi intense vers notre Parti parce qu’ils voudraient très fort, mais n’ont pas encore le courage de renforcer leur adhésion. »
Palmiro Togliatti, dans une lettre du 7 octobre 1924 à l’Exécutif de l’Internationale Communiste, présente la chose de la manière suivante :
« La continuation de la répression fasciste sur les ouvriers et les paysans détermine chez les travailleurs un état d’esprit d’inertie et de passivité qui constitue un élément de notre situation. Les ouvriers et les paysans sont amenés à penser qu’il n’est pas possible maintenant, pour leur classe, de redevenir un élément décisif de la situation. Ils considèrent qu’aujourd’hui, leur devoir est d’attendre que d’autres forces débarrassent le terrain de la lutte politique, de l’obstacle du fascisme. »
Ainsi, le PCI ne peut pas, la gauche réformiste et les catholiques sociaux ne veulent pas, ayant trop peur des masses. Les deux semaines où Benito Mussolini aurait pu être chassé du pouvoir sont restées inutilisées et l’opposition antifasciste est incapable de prendre l’initiative. Le fascisme comprend alors que son destin tient à ce qu’il fasse le grand saut.