1662
La scène est dans une place de ville.
ACTE PREMIER.
Scène I
CHRYSALDE, ARNOLPHE
Chrysalde.
Vous venez, dites-vous, pour lui donner la main ?
Arnolphe.
Oui, je veux terminer la chose dans demain.
Chrysalde.
Nous sommes ici seuls ; et l’on peut, ce me semble,
Sans
craindre d’être ouïs, y discourir ensemble.
Voulez-vous
qu’en ami je vous ouvre mon cœur ?
Votre dessein pour
vous me fait trembler de peur ;
Et de quelque façon que
vous tourniez l’affaire,
Prendre femme est à vous un coup
bien téméraire.
Arnolphe.
Il
est vrai, notre ami. Peut-être que chez vous
Vous trouvez des
sujets de craindre pour chez nous ;
Et votre front, je
crois, veut que du mariage
Les cornes soient partout
l’infaillible apanage.
Chrysalde.
Ce
sont coups du hasard, dont on n’est point garant,
Et bien sot,
ce me semble, est le soin qu’on en prend.
Mais quand je crains
pour vous, c’est cette raillerie
Dont cent pauvres maris ont
souffert la furie :
Car enfin vous savez qu’il n’est
grands, ni petits,
Que de votre critique on ait vus
garantis ;
Que vos plus grands plaisirs sont, partout où
vous êtes,
De faire cent éclats des intrigues secrètes…
Arnolphe.
Fort
bien : est-il au monde une autre ville aussi
Où l’on ait
des maris si patients qu’ici ?
Est-ce qu’on n’en voit
pas, de toutes les espèces,
Qui sont accommodés chez eux de
toutes pièces ?
L’un amasse du bien, dont sa femme fait
part
À ceux qui prennent soin de le faire cornard ;
L’autre,
un peu plus heureux, mais non pas moins infâme,
Voit faire tous
les jours des présents à sa femme,
Et d’aucun soin jaloux
n’a l’esprit combattu,
Parce qu’elle lui dit que c’est
pour sa vertu.
L’un fait beaucoup de bruit qui ne lui sert de
guères,
L’autre en toute douceur laisse aller les
affaires,
Et, voyant arriver chez lui le damoiseau,
Prend
fort honnêtement ses gants et son manteau.
L’une, de son
galant, en adroite femelle,
Fait fausse confidence à son époux
fidèle,
Qui dort en sûreté sur un pareil appas,
Et le
plaint, ce galant, des soins qu’il ne perd pas ;
L’autre,
pour se purger de sa magnificence,
Dit
qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
Et
le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu’elle
fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets
de satire ;
Et comme spectateur ne puis-je pas en
rire ?
Puis-je pas de nos sots… ?
Chrysalde.
Oui ;
mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’en revanche on rie
aussi de lui.
J’entends parler le monde, et des gens se
délassent
À venir débiter les choses qui se passent ;
Mais,
quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne
m’a vu triompher de ces bruits.
J’y suis assez modeste ;
et, bien qu’aux occurrences
Je puisse condamner certaines
tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce
que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n’ai
jamais affecté de le dire ;
Car enfin il faut craindre un
revers de satire,
Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels
cas
De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi,
quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il serait arrivé
quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque
certain
Qu’on se contentera de s’en rire sous main ;
Et
peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
Que quelques
bonnes gens diront que c’est dommage.
Mais de vous, cher
compère, il en est autrement ;
Je vous le dis encor, vous
risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de
souffrance
De tout temps votre langue a daubé
d’importance,
Qu’on vous a vu contre eux un diable
déchaîné,
Vous devez marcher droit, pour n’être point
berné ;
Et
s’il faut que sur vous on ait la moindre prise,
Gare qu’aux
carrefours on ne vous tympanise,
Et…
Arnolphe.
Mon
Dieu ! notre ami, ne vous tourmentez point.
Bien huppé qui
pourra m’attraper sur ce point.
Je sais les tours rusés et
les subtiles trames
Dont pour nous en planter savent user les
femmes,
Et comme on est dupé par leurs dextérités,
Contre
cet accident j’ai pris mes sûretés ;
Et celle que
j’épouse a toute l’innocence
Qui peut sauver mon front de
maligne influence.
Chrysalde.
Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…
Arnolphe.
Épouser
une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon
chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile
est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à
de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de
talents.
Moi, j’irois me charger d’une spirituelle
Qui
ne parleroit rien que cercle et que ruelle ;
Qui de prose
et de vers feroit de doux écrits,
Et que visiteroient marquis
et beaux esprits,
Tandis que, sous le nom du mari de Madame,
Je
serois comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non, je
ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui
compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne
en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est
qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au
corbillon
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : Qu’y
met-on ?
Je veux qu’elle réponde, Une tarte à la
crème ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance
extrême :
Et c’est assez pour elle, à vous en bien
parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.
Chrysalde.
Une femme stupide est donc votre marotte ?
Arnolphe.
Tant
que j’aimerois mieux une laide bien sotte
Qu’une femme fort
belle avec beaucoup d’esprit.
Chrysalde.
L’esprit et la beauté…
Arnolphe.
L’honnêteté suffit.
Chrysalde.
Mais
comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais
savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il
est assez ennuyeux, que je croi,
D’avoir toute sa vie une bête
avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La
sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme
d’esprit peut trahir son devoir ;
Mais il faut, pour le
moins, qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien
peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans
penser le faire.
Arnolphe.
À
ce bel argument, à ce discours profond,
Ce que Pantagruel à
Panurge répond :
Pressez-moi de me joindre à femme autre
que sotte,
Prêchez, patrocinez jusqu’à la
Pentecôte ;
Vous serez ébahi, quand vous serez au
bout,
Que vous ne m’aurez rien persuadé du tout.
Chrysalde.
Je ne vous dis plus mot.
Arnolphe.
Chacun
a sa méthode.
En femme, comme en tout, je veux suivre ma
mode :
Je me vois riche assez pour pouvoir, que je
croi,
Choisir une moitié qui tienne tout de moi,
Et de qui
la soumise et pleine dépendance
N’ait à me reprocher aucun
bien ni naissance.
Un air doux et posé, parmi d’autres
enfants,
M’inspira de l’amour pour elle dès quatre ans :
Sa
mère se trouvant de pauvreté pressée,
De la lui demander il
me vint en pensée ;
Et la bonne paysanne, apprenant mon
désir,
À s’ôter cette charge eut beaucoup de plaisir.
Dans
un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever
selon ma politique ;
C’est-à-dire ordonnant quels soins
on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu’il se
pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et
grande, je l’ai vue à tel point innocente,
Que j’ai béni
le Ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au
gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée ; et comme ma
demeure
À cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je
l’ai mise à l’écart, comme il faut tout prévoir,
Dans
cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne
point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens
tout aussi simples qu’elle.
Vous me direz, Pourquoi cette
narration ?
C’est pour vous rendre instruit de ma
précaution.
Le résultat de tout est qu’en ami fidèle
Ce
soir je vous invite à souper avec elle ;
Je veux que vous
puissiez un peu l’examiner,
Et voir si de mon choix on me doit
condamner.
Chrysalde.
J’y consens.
Arnolphe.
Vous
pourrez, dans cette conférence,
Juger de sa personne et de son
innocence.
Chrysalde.
Pour
cet article-là, ce que vous m’avez dit
Ne peut…
Arnolphe.
La
vérité passe encor mon récit.
Dans ses simplicités à tous
coups je l’admire,
Et parfois elle en dit dont je pâme de
rire.
L’autre jour (pourrait-on se le persuader ?),
Elle
était fort en peine, et me vint demander,
Avec une innocence à
nulle autre pareille,
Si les enfants qu’on fait se faisoient
par l’oreille.
Chrysalde.
Je me réjouis fort, seigneur Arnolphe…
Arnolphe.
Bon !
Me
voulez-vous toujours appeler de ce nom ?
Chrysalde.
Ah !
malgré que j’en aie, il me vient à la bouche,
Et jamais je
ne songe à monsieur de la Souche.
Qui diable vous a fait aussi
vous aviser,
À quarante et deux ans, de vous débaptiser,
Et
d’un vieux tronc pourri de votre métairie
Vous faire dans le
monde un nom de seigneurie ?
Arnolphe.
Outre
que la maison par ce nom se connoît,
La Souche plus qu’Arnolphe
à mes oreilles plaît.
Chrysalde.
Quel
abus de quitter le vrai nom de ses pères
Pour en vouloir
prendre un bâti sur des chimeres !
De
la plupart des gens c’est la démangeaison ;
Et, sans
vous embrasser dans la comparaison,
Je sais un paysan qu’on
appelait Gros-Pierre,
Qui n’ayant pour tout bien qu’un seul
quartier de terre,
Y fit tout à l’entour faire un fossé
bourbeux,
Et de monsieur de l’Isle en prit le nom pompeux.
Arnolphe.
Vous
pourriez vous passer d’exemples de la sorte.
Mais enfin de la
Souche est le nom que je porte :
J’y vois de la raison,
j’y trouve des appas ;
Et m’appeler de l’autre est ne
m’obliger pas.
Chrysalde.
Cependant
la plupart ont peine à s’y soumettre,
Et je vois même encor
des adresses de lettre…
Arnolphe.
Je
le souffre aisément de qui n’est pas instruit ;
Mais
vous…
Chrysalde.
Soit :
là-dessus nous n’aurons point de bruit ;
Et je prendrai
le soin d’accoutumer ma bouche
À ne plus vous nommer que
monsieur de la Souche.
Arnolphe.
Adieu.
Je frappe ici, pour donner le bonjour,
Et dire seulement que je
suis de retour.
Chrysalde, à part, en s’en allant.
Ma foi, je le tiens fou de toutes les manières.
Arnolphe, seul.
Il
est un peu blessé sur certaines matières.
Chose étrange de
voir comme avec passion
Un chacun est chaussé de son opinion !
(Il frappe à sa porte.)
Holà.
Scène II
ARNOLPHE, ALAIN ; GEORGETTE, dans la maison
Alain.
Qui heurte ?
Arnolphe, à part.
Ouvrez.
On aura, que je pense,
Grande joie à me voir après dix jours
d’absence.
Alain.
Qui va là ?
Arnolphe.
Moi.
Alain.
Georgette !
Georgette.
Hé bien ?
Alain.
Ouvre là-bas.
Georgette.
Vas-y, toi.
Alain.
Vas-y, toi.
Georgette.
Ma foi, je n’irai pas.
Alain.
Je n’irai pas aussi.
Arnolphe.
Belle
cérémonie
Pour me laisser dehors ! Holà ! ho !
je vous prie.
Georgette.
Qui frappe ?
Arnolphe.
Votre maître.
Georgette.
Alain !
Alain.
Quoi ?
Georgette.
C’est
monsieu.
Ouvre vite.
Alain.
Ouvre, toi.
Georgette.
Je souffle notre feu.
Alain.
J’empêche, peur du chat, que mon moineau ne sorte.
Arnolphe.
Quiconque
de vous deux n’ouvrira pas la porte
N’aura point à manger
de plus de quatre jours.
Ha !
Georgette.
Par quelle raison y venir, quand j’y cours ?
Alain.
Pourquoi plutôt que moi ? Le plaisant stratagème !
Georgette.
Ôte-toi donc de là.
Alain.
Non, ôte-toi, toi-même.
Georgette.
Je veux ouvrir la porte.
Alain.
Et je veux l’ouvrir, moi.
Georgette.
Tu ne l’ouvriras pas.
Alain.
Ni toi non plus.
Georgette.
Ni toi.
Arnolphe.
Il faut que j’aie ici l’ame bien patiente !
Alain, en entrant.
Au moins, c’est moi, monsieur.
Georgette, en entrant.
Je
suis votre servante,
C’est moi.
Alain.
Sans
le respect de Monsieur que voilà,
Je te…
Arnolphe, recevant un coup d’Alain.
Peste !
Alain.
Pardon.
Arnolphe.
Voyez ce lourdaud-là !
Alain.
C’est elle aussi, monsieur…
Arnolphe.
Que
tous deux on se taise.
Songez à me répondre, et laissons la
fadaise.
Hé bien, Alain, comment se porte-t-on ici ?
Alain.
Monsieur, nous nous…
(Arnolphe ôte le chapeau de dessus la tête d’Alain.)
Monsieur, nous nous por…
(Arnolphe l’ôte encore.)
Dieu
merci,
Nous nous…
Arnolphe, Arnolphe ôtant le chapeau de d’Alain pour la troisième fois, et le jetant par terre.
Qui
vous apprend, impertinente bête,
À parler devant moi le
chapeau sur la tête ?
Alain.
Vous faites bien, j’ai tort.
Arnolphe
Faites descendre Agnès.
Scène III.
ARNOLPHE, GEORGETTE.
Arnolphe.
Lorsque je m’en allai, fut-elle triste après ?
Georgette.
Triste ? Non.
Arnolphe.
Non ?
Georgette.
Si fait.
Arnolphe.
Pourquoi donc… ?
Georgette.
Oui,
je meure.
Elle vous croyoit voir de retour à toute heure ;
Et
nous n’oyions jamais passer devant chez nous
Cheval, âne, ou
mulet, qu’elle ne prît pour vous.
Scène IV.
ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
Arnolphe.
La
besogne à la main ? c’est un bon témoignage.
Hé bien !
Agnès, je suis de retour du voyage :
En êtes-vous bien
aise ?
Agnès.
Oui, monsieur, Dieu merci.
Arnolphe.
Et
moi, de vous revoir je suis bien aise aussi.
Vous vous êtes
toujours, comme on voit, bien portée ?
Agnès.
Hors les puces, qui m’ont la nuit inquiétée.
Arnolphe.
Ah ! vous aurez dans peu quelqu’un pour les chasser.
Agnès.
Vous me ferez plaisir.
Arnolphe.
Je
le puis bien penser.
Que faites-vous donc là ?
Agnès.
Je
me fais des cornettes.
Vos chemises de nuit et vos coiffes sont
faites.
Arnolphe.
Ha !
voilà qui va bien. Allez, montez là-haut :
Ne vous
ennuyez point, je reviendrai tantôt,
Et je vous parlerai
d’affaires importantes.
Scène V.
ARNOLPHE, seul.
Héroïnes
du temps, Mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de
beaux sentiments,
Je défie à la fois tous vos vers, vos
romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science,
De
valoir cette honnête et pudique ignorance.
Ce n’est point par
le bien qu’il faut être ébloui ;
Et pourvu que
l’honneur soit…
Scène V.
HORACE, ARNOLPHE.
Arnolphe.
Que vois-je ? Est-ce ?… Oui.
Je
me trompe… Nenni. Si fait. Non, c’est lui-même,
Hor…
Horace.
Seigneur Ar…
Arnolphe.
Horace.
Horace.
Arnolphe.
Arnolphe.
Ah !
joie extrême !
Et depuis quand ici ?
Horace.
Depuis neuf jours.
Arnolphe.
Vraiment ?
Horace.
Je fus d’abord chez vous, mais inutilement.
Arnolphe.
J’étais à la campagne.
Horace.
Oui, depuis deux journées.
Arnolphe.
Oh !
comme les enfants croissent en peu d’années !
J’admire
de le voir au point où le voilà,
Après que je l’ai vu pas
plus grand que cela.
Horace.
Vous voyez.
Arnolphe.
Mais,
de grâce, Oronte votre père,
Mon bon et cher ami, que j’estime
et révère,
Que fait-il ? que dit-il ? est-il
toujours gaillard ?
À tout ce qui le touche, il sait que
je prends part :
Nous ne nous sommes vus depuis quatre ans
ensemble.
Ni, qui plus est, écrit l’un à l’autre, me
semble.
Horace.
Il
est, seigneur Arnolphe, encor plus gai que nous,
Et j’avois de
sa part une lettre pour vous ;
Mais depuis, par une autre,
il m’apprend sa venue,
Et la raison encor ne m’en est pas
connue.
Savez-vous qui peut être un de vos citoyens
Qui
retourne en ces lieux avec beaucoup de biens
Qu’il s’est en quatorze ans acquis dans l’Amérique ?
Arnolphe.
Non. Vous a-t-on point dit comme on le nomme ?
Horace.
Enrique.
Arnolphe.
Non.
Horace.
Mon
père m’en parle, et qu’il est revenu
Comme s’il devoit
m’être entièrement connu,
Et m’écrit qu’en chemin
ensemble ils se vont mettre,
Pour un fait important que ne dit
point sa lettre.
(Horace remet la lettre d’Oronte à Arnolphe.)
Arnolphe.
J’aurai
certainement grande joie à le voir,
Et pour le régaler je
ferai mon pouvoir.
(Après avoir lu la lettre.)
Il
faut pour des amis des lettres moins civiles,
Et tous ces
compliments sont choses inutiles.
Sans qu’il prît le souci de
m’en écrire rien,
Vous pouvez librement disposer de mon bien.
Horace.
Je
suis homme à saisir les gens par leurs paroles,
Et j’ai
présentement besoin de cent pistoles.
Arnolphe.
Ma
foi, c’est m’obliger que d’en user ainsi ;
Et je me
réjouis de les avoir ici.
Gardez aussi la bourse.
Horace.
Il faut…
Arnolphe.
Laissons
ce style.
Hé bien ! comment encor trouvez-vous cette
ville ?
Horace.
Nombreuse
en citoyens, superbe en bâtiments ;
Et j’en crois
merveilleux les divertissements.
Arnolphe.
Chacun
a ses plaisirs qu’il se fait à sa guise ;
Mais pour ceux
que du nom de galants on baptise,
Ils ont en ce pays de quoi se
contenter,
Car les femmes y sont faites à coqueter :
On
trouve d’humeur douce et la brune et la blonde,
Et les maris
aussi les plus bénins du monde ;
C’est un plaisir de
prince ; et des tours que je voi
Je me donne souvent la
comédie à moi.
Peut-être en avez-vous déjà féru
quelqu’une.
Vous est-il point encore arrivé de fortune ?
Les
gens faits comme vous font plus que les écus,
Et vous êtes de
taille à faire des cocus.
Horace.
À
ne vous rien cacher de la vérité pure,
J’ai d’amour en ces
lieux eu certaine aventure,
Et l’amitié m’oblige à vous en
faire part.
Arnolphe.
Bon !
voici de nouveau quelque conte gaillard ;
Et ce sera de
quoi mettre sur mes tablettes.
Horace.
Mais,
de grâce, qu’au moins ces choses soient
secrètes.
Arnolphe.
Oh !
Horace.
Vous
n’ignorez pas qu’en ces occasions
Un secret éventé rompt
nos prétentions.
Je vous avoûrai donc avec pleine
franchise
Qu’ici d’une beauté mon âme s’est éprise.
Mes
petits soins d’abord ont eu tant de succès,
Que je me suis
chez elle ouvert un doux accès ;
Et sans trop me vanter ni
lui faire une injure,
Mes affaires y sont en fort bonne
posture.
Arnolphe,
riant.
Et c’est ?
Horace,
lui montrant le logis d’Agnès.
Un jeune objet qui loge
en ce logis
Dont vous voyez d’ici que les murs sont
rougis ;
Simple, à la vérité, par l’erreur sans
seconde
D’un homme qui la cache au commerce du monde,
Mais
qui, dans l’ignorance où l’on veut l’asservir,
Fait
briller des attraits capables de ravir ;
Un air tout
engageant, je ne sais quoi de tendre,
Dont
il n’est point de cœur qui se puisse défendre.
Mais
peut-être il n’est pas que vous n’ayez bien vu
Ce jeune
astre d’amour de tant d’attraits pourvu :
C’est Agnès
qu’on l’appelle.
Arnolphe, à
part.
Ah ! je crève !
Horace.
Pour
l’homme,
C’est, je crois, de la Zousse ou Souche qu’on le
nomme :
Je ne me suis pas fort arrêté sur le nom ;
Riche,
à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non ;
Et
l’on m’en a parlé comme d’un ridicule.
Le connaissez-vous
point ?
Arnolphe, à
part.
La fâcheuse pilule !
Horace.
Eh !
vous ne dites mot ?
Arnolphe.
Eh !
oui, je le connoi.
Horace.
C’est
un fou, n’est-ce pas ?
Arnolphe.
Eh…
Horace.
Qu’en
dites-vous ? quoi ?
Eh ? c’est-à-dire oui ?
Jaloux à faire rire ?
Sot ? Je vois qu’il en est ce
que l’on m’a pu dire.
Enfin l’aimable Agnès a su
m’assujettir.
C’est un joli bijou, pour ne point vous
mentir ;
Et ce serait péché qu’une beauté si rare
Fût
laissée au pouvoir de cet homme bizarre.
Pour moi, tous mes
efforts, tous mes vœux les plus doux
Vont à m’en rendre
maître en dépit du jaloux ;
Et l’argent que de vous
j’emprunte avec franchise
N’est que pour mettre à bout
cette juste entreprise.
Vous savez mieux que moi, quels que
soient nos efforts,
Que l’argent est la clef de tous les
grands ressorts,
Et que ce doux métal qui frappe tant de
têtes,
En amour, comme en guerre, avance les conquêtes.
Vous
me semblez chagrin : serait-ce qu’en effet
Vous
désapprouveriez le dessein que j’ai fait ?
Arnolphe.
Non,
c’est que je songeais…
Horace.
Cet
entretien vous lasse :
Adieu. J’irai chez vous tantôt
vous rendre grâce.
Arnolphe.
Ah !
faut-il… !
Horace,
revenant.
Derechef, veuillez être discret,
Et
n’allez pas, de grâce, éventer mon secret.
Arnolphe.
Que
je sens dans mon âme… !
Horace,
revenant.
Et surtout à mon père,
Qui s’en ferait
peut-être un sujet de colère.
Arnolphe,
croyant qu’il revient encore.
Oh !… Oh ! que
j’ai souffert durant cet entretien !
Jamais trouble
d’esprit ne fut égal au mien.
Avec quelle imprudence et
quelle hâte extrême
Il m’est venu conter cette affaire à
moi-même !
Bien que mon autre nom le tienne dans
l’erreur,
Étourdi montra-t-il jamais tant de fureur ?
Mais
ayant tant souffert, je devois me contraindre
Jusques à
m’éclaircir de ce que je dois craindre,
À pousser jusqu’au
bout son caquet indiscret,
Et savoir pleinement leur commerce
secret.
Tâchons à le rejoindre : il n’est pas loin, je
pense,
Tirons-en de ce fait l’entière confidence.
Je
tremble du malheur qui m’en peut arriver,
Et l’on cherche
souvent plus qu’on ne veut trouver.
ACTE II
Scène 1
Arnolphe.
Arnolphe.
Il
m’est, lorsque j’y pense, avantageux sans doute
D’avoir
perdu mes pas et pu manquer sa route ;
Car enfin de mon
cœur le trouble impérieux
N’eût pu se renfermer tout entier
à ses yeux :
Il eût fait éclater l’ennui qui me
dévore,
Et je ne voudrais pas qu’il sût ce qu’il
ignore.
Mais je ne suis pas homme à gober le morceau,
Et
laisser un champ libre aux vœux du damoiseau :
J’en veux
rompre le cours et, sans tarder, apprendre
Jusqu’où
l’intelligence entre eux a pu s’étendre.
J’y prends pour
mon honneur un notable intérêt :
Je la regarde en femme,
aux termes qu’elle en est ;
Elle n’a pu faillir sans me
couvrir de honte,
Et tout ce qu’elle a fait enfin est sur mon
compte.
Éloignement fatal ! voyage malheureux !
(Frappant
à la porte.)
Scène 2
Alain, Georgette, Arnolphe
Alain.
Ah !
Monsieur, cette fois…
Arnolphe.
Paix.
Venez çà tous deux.
Passez là ; passez là. Venez là,
venez, dis-je.
Georgette.
Ah !
vous me faites peur, et tout mon sang se fige.
Arnolphe.
C’est
donc ainsi qu’absent vous m’avez obéi ?
Et tous deux
de concert vous m’avez donc trahi ?
Georgette.
Eh !
ne me mangez pas, Monsieur, je vous conjure.
Alain, à
part.
Quelque chien enragé l’a mordu, je
m’assure.
Arnolphe.
Ouf !
Je ne puis parler, tant je suis prévenu :
Je
suffoque, et voudrais me pouvoir mettre nu.
Vous avez donc
souffert, ô canaille maudite,
Qu’un homme soit venu ?…
Tu veux prendre la fuite !
Il faut que sur-le-champ… Si
tu bouges… ! Je veux
Que vous me disiez… Euh !…
Oui, je veux que tous deux…
Quiconque remûra, par la mort !
je l’assomme.
Comme est-ce que chez moi s’est introduit cet
homme ?
Eh ! parlez, dépêchez, vite, promptement,
tôt,
Sans rêver. Veut-on dire ?
Alain et Georgette.
Ah !
ah !
Georgette.
Le
cœur me faut.
Alain.
Je
meurs.
Arnolphe.
Je
suis en eau : prenons un peu d’haleine ;
Il faut que
je m’évente et que je me promène.
Aurais-je deviné quand je
l’ai vu petit,
Qu’il croîtrait pour cela ? Ciel !
que mon cœur pâtit !
Je pense qu’il vaut mieux que de
sa propre bouche
Je tire avec douceur l’affaire qui me
touche.
Tâchons de modérer notre ressentiment.
Patience,
mon cœur, doucement, doucement.
Levez-vous, et rentrant, faites
qu’Agnès descende.
Arrêtez. Sa surprise en deviendrait moins
grande :
Du chagrin qui me trouble ils iraient l’avertir,
Et
moi-même je veux l’aller faire sortir.
Que l’on m’attende
ici.
Scène 3
Alain, Georgette
Georgette.
Mon
Dieu ! qu’il est terrible !
Ses regards m’ont fait
peur, mais une peur horrible ;
Et jamais je ne vis un plus
hideux chrétien.
Alain.
Ce
Monsieur l’a fâché : je te le disais bien.
Georgette.
Mais
que diantre est-ce là, qu’avec tant de rudesse
Il nous fait
au logis garder notre maîtresse ?
D’où vient qu’à
tout le monde il veut tant la cacher,
Et qu’il ne saurait voir
personne en approcher ?
Alain.
C’est
que cette action le met en jalousie.
Georgette.
Mais
d’où vient qu’il est pris de cette fantaisie ?
Alain.
Cela
vient… cela vient de ce qu’il est jaloux.
Georgette.
Oui ;
mais pourquoi l’est-il ? et pourquoi ce
courroux ?
Alain.
C’est
que la jalousie… entends-tu bien, Georgette,
Est une chose…
là… qui fait qu’on s’inquiète…
Et qui chasse les gens
d’autour d’une maison.
Je m’en vais te bailler une
comparaison,
Afin de concevoir la chose davantage.
Dis-moi,
n’est-il pas vrai, quand tu tiens ton potage,
Que si quelque
affamé venait pour en manger,
Tu serais en colère, et voudrais
le charger ?
Georgette.
Oui,
je comprends cela.
Alain.
C’est
justement tout comme :
La femme est en effet le potage de
l’homme ;
Et quand un homme voit d’autres hommes
parfois
Qui veulent dans sa soupe aller tremper leurs
doigts,
Il
en montre aussitôt une colère extrême.
Georgette.
Oui ;
mais pourquoi chacun n’en fait-il pas de même,
Et que nous en
voyons qui paraissent joyeux
Lorsque leurs femmes sont avec les
biaux Monsieux.
Alain.
C’est
que chacun n’a pas cette amitié goulue
Qui n’en veut que
pour soi.
Georgette.
Si
je n’ai la berlue,
Je le vois qui revient.
Alain.
Tes
yeux sont bons, c’est lui.
Georgette.
Vois
comme il est chagrin.
Alain.
C’est
qu’il a de l’ennui.
Scène 4
Arnolphe, Agnès, Alain, Georgette
Arnolphe.
Un
certain Grec disait à l’empereur Auguste,
Comme une
instruction utile autant que juste,
Que lorsqu’une aventure en
colère nous met,
Nous devons, avant tout, dire notre
alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère,
Et
qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire.
J’ai suivi sa
leçon sur le sujet d’Agnès,
Et je la fais venir en ce lieu
tout exprès,
Sous prétexte d’y faire un tour de
promenade,
Afin que les soupçons de mon esprit malade
Puissent
sur le discours la mettre adroitement,
Et lui sondant le
cœur, s’éclaircir doucement.
Venez, Agnès. Rentrez.
Scène 5
Arnolphe,
Arnolphe.
La
promenade est belle.
Agnès.
Fort
belle.
Arnolphe.
Le
beau jour !
Agnès.
Fort
beau.
Arnolphe.
Quelle
nouvelle ?
Agnès.
Le
petit chat est mort.
Arnolphe.
C’est
dommage ; mais quoi ?
Nous sommes tous mortels,
et chacun est pour soi.
Lorsque j’étais aux champs, n’a-t-il
point fait de pluie ?
Agnès.
Non.
Arnolphe.
Vous
ennuyait-il ?
Agnès.
Jamais
je ne m’ennuie.
Arnolphe.
Qu’avez-vous
fait encor ces neuf ou dix jours-ci ?
Agnès.
Six
chemises, je pense, et six coiffes aussi.
Arnolphe, ayant
un peu rêvé.
Le monde, chère Agnès, est une
étrange chose.
Voyez la médisance, et comme chacun
cause :
Quelques voisins m’ont dit qu’un jeune homme
inconnu
était en mon absence à la maison venu,
Que vous
aviez souffert sa vue et ses harangues ;
Ma
is
je n’ai point pris foi sur ces méchantes langues,
Et j’ai
voulu gager que c’était faussement…
Agnès.
Mon
Dieu, ne gagez pas : vous perdriez vraiment.
Arnolphe.
Quoi ?
c’est la vérité qu’un homme… ?
Agnès.
Chose
sûre.
Il n’a presque bougé de chez nous, je vous
jure.
Arnolphe, à
part.
Cet aveu qu’elle fait avec sincérité
Me
marque pour le moins son ingénuité.
Mais il me semble, Agnès,
si ma mémoire est bonne,
Que j’avais défendu que vous
vissiez personne.
Agnès.
Oui ;
mais quand je l’ai vu, vous ignorez pourquoi ;
Et vous en
auriez fait, sans doute, autant que moi.
Arnolphe.
Peut-être.
Mais enfin contez-moi cette histoire.
Agnès.
Elle
est fort étonnante, et difficile à croire.
J’étais sur le
balcon à travailler au frais,
Lorsque je vis passer sous les
arbres d’auprès
Un jeune homme bien fait, qui rencontrant ma
vue,
D’une humble révérence aussitôt me salue :
Moi,
pour ne point manquer à la civilité,
Je fis la révérence
aussi de mon côté.
Soudain il me refait une autre
révérence :
Moi, j’en refais de même une autre en
diligence ;
Et lui d’une troisième aussitôt
repartant,
D’une troisième aussi j’y repars à
l’instant.
Il passe, vient, repasse, et toujours de plus
belle
Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;
Et
moi, qui tous ces tours fixement regardois,
Nouvelle révérence
aussi je lui rendois :
Tant que, si sur ce point la nuit ne
fût venue,
Toujours comme cela je me serais tenue,
Ne
voulant point céder, et recevoir l’ennui
Qu’il me pût
estimer moins civile que lui.
Arnolphe.
Fort
bien.
Agnès.
Le
lendemain, étant sur notre porte,
Une vieille m’aborde, en
parlant de la sorte :
« Mon enfant, le bon Dieu
puisse-t-il vous bénir,
Et dans tous vos attraits longtemps
vous maintenir !
Il ne vous a pas faite une belle
personne
Afin de mal user des choses qu’il vous donne ;
Et
vous devez savoir que vous avez blessé
Un cœur qui de s’en
plaindre est aujourd’hui forcé. »
Arnolphe, à
part.
Ah ! suppôt de Satan ! exécrable
damnée !
Agnès.
« Moi,
j’ai blessé quelqu’un ! fis-je toute étonnée.
—
Oui, dit-elle, blessé, mais blessé tout de bon ;
Et c’est
l’homme qu’hier vous vîtes du balcon.
— Hélas ! qui
pourrait, dis-je, en avoir été cause ?
Sur lui, sans y
penser, fis-je choir quelque chose ?
— Non, dit-elle, vos
yeux ont fait ce coup fatal,
Et c’est de leurs regards qu’est
venu tout son mal.
— Hé ! mon Dieu ! ma surprise
est, fis-je, sans seconde :
Mes yeux ont-ils du mal, pour
en donner au monde ?
— Oui, fit-elle, vos yeux, pour
causer le trépas,
Ma fille, ont un venin que vous ne savez
pas.
En un mot, il languit, le pauvre misérable ;
Et
s’il faut, poursuivit la vieille charitable,
Que votre cruauté
lui refuse un secours,
C’est un homme à porter en terre dans
deux jours.
— Mon Dieu ! j’en aurais, dis-je, une
douleur bien grande.
Mais pour le secourir qu’est-ce qu’il
me demande ?
— Mon enfant, me dit-elle, il ne veut
obtenir
Que le bien de vous voir et vous entretenir :
Vos
yeux peuvent eux seuls empêcher sa ruine
Et du mal qu’ils ont
fait être la médecine.
— Hélas ! volontiers, dis-je ;
et puisqu’il est ainsi,
Il peut, tant qu’il voudra, me
venir voir ici. »
Arnolphe, à
part.
Ah ! sorcière maudite, empoisonneuse
d’âmes,
Puisse l’enfer payer tes charitables
trames !
Agnès.
Voilà
comme il me vit, et reçut guérison.
Vous-même, à votre avis,
n’ai-je pas eu raison ?
Et pouvois-je, après tout, avoir
la conscience
De le laisser mourir faute d’une assistance,
Moi
qui compatis tant aux gens qu’on fait souffrir
Et ne puis,
sans pleurer, voir un poulet mourir ?
Arnolphe, bas.
Tout
cela n’est parti que d’une âme innocente ;
Et j’en
dois accuser mon absence imprudente,
Qui sans guide a laissé
cette bonté de mœurs
Exposée aux aguets des rusés
séducteurs.
Je crains que le pendard, dans ses vœux
téméraires,
Un peu plus fort que jeu n’ait poussé les
affaires.
Agnès.
Qu’avez-vous ?
Vous grondez, ce me semble, un petit ?
Est-ce que c’est
mal fait ce que je vous ai dit ?
Arnolphe.
Non.
Mais de cette vue apprenez-moi les suites,
Et
comme le jeune homme a passé ses visites.
Agnès.
Hélas !
si vous saviez comme il était ravi,
Comme il perdit son mal
sitôt que je le vi,
Le présent qu’il m’a fait d’une
belle cassette,
Et l’argent qu’en ont eu notre Alain et
Georgette,
Vous l’aimeriez sans doute et diriez comme
nous…
Arnolphe.
Oui.
Mais que faisait-il étant seul avec vous ?
Agnès.
Il
jurait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde,
Et me
disait des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais
rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l’entends
parler,
La douceur me chatouille et là dedans remue
Certain
je ne sais quoi dont je suis toute émue.
Arnolphe, à
part.
Ô fâcheux examen d’un mystère fatal,
Où
l’examinateur souffre seul tout le mal !
(À
Agnès.)
Outre tous ces discours, toutes ces
gentillesses,
Ne vous faisait-il point aussi quelques
caresses ?
Agnès.
Oh
tant ! Il me prenait et les mains et les bras,
Et de me les
baiser il n’était jamais las.
Arnolphe.
Ne
vous a-t-il point pris, Agnès, quelque autre chose ?
(La
voyant interdite.)
Ouf !
Agnès.
Hé !
il
m’a…
Arnolphe.
Quoi ?
Agnès.
Pris…
Arnolphe.
Euh !
Agnès.
Le…
Arnolphe.
Plaît-il ?
Agnès.
Je
n’ose,
Et vous vous fâcherez peut-être contre
moi.
Arnolphe.
Non.
Agnès.
Si
fait.
Arnolphe.
Mon
Dieu, non !
Agnès.
Jurez
donc votre foi.
Arnolphe.
Ma
foi, soit.
Agnès.
Il
m’a pris… Vous serez en
colère.
Arnolphe.
Non.
Agnès.
Si.
Arnolphe.
Non,
non, non, non. Diantre, que de mystère !
Qu’est-ce qu’il
vous a pris ?
Agnès.
Il…
Arnolphe, à
part.
Je souffre en damné.
Agnès.
Il
m’a pris le ruban que vous m’aviez donné.
À
vous dire le vrai, je n’ai pu m’en défendre.
Arnolphe, reprenant
haleine.
Passe pour le ruban. Mais je voulais
apprendre
S’il ne vous a rien fait que vous baiser les
bras.
Agnès.
Comment ?
est-ce qu’on fait d’autres choses ?
Arnolphe.
Non
pas.
Mais pour guérir du mal qu’il dit qui le
possède,
N’a-t-il point exigé de vous d’autre
remède ?
Agnès.
Non.
Vous pouvez juger, s’il en eût demandé,
Que pour le secourir
j’aurais tout accordé.
Arnolphe.
Grâce
aux bontés du Ciel, j’en suis quitte à bon compte :
Si
j’y retombe plus, je veux bien qu’on m’affronte.
Chut. De
votre innocence, Agnès, c’est un effet.
Je ne vous en dis
mot : ce qui s’est fait est fait.
Je sais qu’en vous
flattant le galant ne désire
Que de vous abuser, et puis après
s’en rire.
Agnès.
Oh !
point : il me l’a dit plus de vingt fois à
moi.
Arnolphe.
Ah !
vous ne savez pas ce que c’est que sa foi.
Mais enfin apprenez
qu’accepter des cassettes,
Et de ces beaux blondins écouter
les sornettes,
Que se laisser par eux, à force de
langueur,
Baiser ainsi les mains et chatouiller le cœur,
Est
un péché mortel des plus gros qu’il se fasse.
Agnès.
Un
péché, dites-vous ? Et la raison, de grâce ?
Arnolphe.
La
raison ? La raison est l’arrêt prononcé
Que par ces
actions le Ciel est courroucé.
Agnès.
Courroucé !
Mais pourquoi faut-il qu’il s’en courrouce ?
C’est
une chose, hélas ! si plaisante et si douce !
J’admire
quelle joie on goûte à tout cela,
Et je ne savais point encor
ces choses-là.
Arnolphe.
Oui,
c’est un grand plaisir que toutes ces tendresses,
Ces propos
si gentils et ces douces caresses ;
Mais il faut le goûter
en toute honnêteté,
Et qu’en se mariant le crime en
soit ôté.
Agnès.
N’est-ce
plus un péché lorsque l’on se
marie ?
Arnolphe.
Non.
Agnès.
Mariez-moi
donc promptement, je vous prie.
Arnolphe.
Si
vous le souhaitez, je le souhaite aussi,
Et pour vous marier on
me revoit ici.
Agnès.
Est-il
possible ?
Arnolphe.
Oui.
Agnès.
Que
vous me ferez aise !
Arnolphe.
Oui,
je ne doute point que l’hymen ne vous plaise.
Agnès.
Vous
nous voulez, nous deux…
Arnolphe.
Rien
de plus assuré.
Agnès.
Que,
si cela se fait, je vous caresserai !
Arnolphe.
Hé !
la chose sera de ma part réciproque.
Agnès.
Je
ne reconnais point, pour moi, quand on se moque.
Parlez-vous
tout de bon ?
Arnolphe.
Oui,
vous le pourrez voir.
Agnès.
Nous
serons mariés ?
Arnolphe.
Oui.
Agnès.
Mais
quand ?
Arnolphe.
Dès
ce soir.
Agnès,
riant.
Dès ce soir ?
Arnolphe.
Dès
ce soir. Cela vous fait donc rire ?
Agnès.
Oui.
Arnolphe.
Vous
voir bien contente est ce que je désire.
Agnès.
Hélas !
que je vous ai grande obligation,
Et qu’avec lui j’aurai de
satisfaction !
Arnolphe.
Avec
qui ?
Agnès.
Avec…,
là.
Arnolphe.
Là… :
là n’est pas mon compte.
À choisir un mari vous êtes un peu
prompte.
C’est un autre, en un mot, que je vous tiens tout
prêt,
Et quant au Monsieur, là. Je prétends, s’il vous
plaît,
Dût le mettre au tombeau le mal dont il vous
berce,
Qu’avec lui désormais vous rompiez tout
commerce ;
Que, venant au logis, pour votre compliment
Vous
lui fermiez au nez la porte honnêtement ;
Et lui jetant,
s’il heurte, un grès par la fenêtre,
L’obligiez tout
de bon à ne plus y paraître.
M’entendez-vous, Agnès ?
Moi, caché dans un coin,
De votre procédé je serai le
témoin.
Agnès.
Las !
il est si bien fait ! C’est…
Arnolphe.
Ah !
que de langage !
Agnès.
Je
n’aurai pas le cœur…
Arnolphe.
Point
de bruit davantage.
Montez là-haut.
Agnès.
Mais quoi ? voulez-vous… ?
Arnolphe.
C’est
assez.
Je suis maître, je parle : allez, obéissez.
ACTE III
Scène I
ARNOLPHE, AGNÈS, ALAIN, GEORGETTE.
Arnolphe.
Oui,
tout a bien été, ma joie est sans pareille :
Vous avez là
suivi mes ordres à merveille,
Confondu de tout point le blondin
séducteur,
Et voilà de quoi sert un sage directeur.
Votre
innocence, Agnès, avait été surprise.
Voyez sans y penser où
vous vous étiez mise :
Vous enfiliez tout droit, sans mon
instruction,
Le grand chemin d’enfer et de perdition.
De
tous ces damoiseaux on sait trop les coutumes.
Ils ont de beaux
canons, force rubans, et plumes,
Grands cheveux, belles dents,
et des propos fort doux :
Mais comme je vous dis la griffe
est là-dessous.
Et ce sont vrais satans, dont la gueule
altérée
De l’honneur féminin cherche à faire curée.
Mais,
encore une fois, grâce au soin apporté,
Vous en êtes sortie
avec honnêteté.
L’air dont je vous ai vu lui jeter cette
pierre,
Qui de tous ses desseins a mis l’espoir par terre,
Me
confirme encor mieux à ne point différer
Les noces où je dis
qu’il vous faut préparer.
Mais, avant toute chose, il est bon
de vous faire
Quelque petit discours qui vous soit salutaire.
(à Georgette et à Alain.)
Un siége au frais ici. Vous, si jamais en rien…
Georgette.
De
toutes vos leçons nous nous souviendrons bien.
Cet autre
monsieur-là nous en faisait accroire ;
Mais…
Alain.
S’il
entre jamais, je veux jamais ne boire.
Aussi bien est-ce un
sot ; il nous a l’autre fois
Donné deux écus d’or qui
n’étoient pas de poids.
Arnolphe.
Ayez
donc pour souper tout ce que je desire ;
Et pour notre
contrat, comme je viens de dire,
Faites venir ici, l’un ou
l’autre, au retour,
Le notaire qui loge au coin de ce carfour.
Scène 2
Arnolphe, Agnès
Arnolphe, assis.
Agnès,
pour m’écouter, laissez là votre ouvrage.
Levez un peu la
tête et tournez le visage :
(Mettant
le doigt sur son front.)
Là,
regardez-moi là durant cet entretien ;
Et, jusqu’au
moindre mot, imprimez-le-vous bien.
Je vous épouse, Agnès ;
et, cent fois la journée,
Vous devez bénir l’heur de votre
destinée,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et
dans le même temps admirer ma bonté,
Qui, de ce vil état de
pauvre villageoise,
Vous fait monter au rang d’honorable
bourgeoise,
Et jouir de la couche et des embrassements
D’un
homme qui fuyoit tous ces engagements,
Et dont à vingt partis,
fort capables de plaire,
Le cœur a refusé l’honneur qu’il
vous veut faire.
Vous devez toujours, dis-je, avoir devant les
yeux
Le peu que vous étiez sans ce nœud glorieux,
Afin
que cet objet d’autant mieux vous instruise
À mériter l’état
où je vous aurai mise,
À toujours vous connoître, et faire
qu’à jamais
Je puisse me louer de l’acte que je fais.
Le
mariage, Agnès, n’est pas un badinage :
À d’austères
devoirs le rang de femme engage ;
Et
vous n’y montez pas, à ce que je prétends,
Pour être
libertine et prendre du bon temps.
Votre sexe n’est là que
pour la dépendance :
Du côté de la barbe est la
toute-puissance.
Bien qu’on soit deux moitiés de la
société,
Ces deux moitiés pourtant n’ont point
d’égalité :
L’une est moitié suprême et l’autre
subalterne ;
L’une en tout est soumise à l’autre qui
gouverne ;
Et ce que le soldat, dans son devoir
instruit,
Montre d’obéissance au chef qui le conduit,
Le
valet à son maître, un enfant à son père,
À son supérieur
le moindre petit Frère,
N’approche point encor de la
docilité,
Et de l’obéissance, et de l’humilité,
Et
du profond respect où la femme doit être
Pour son mari,
son chef, son seigneur et son maître.
Lorsqu’il jette sur
elle un regard sérieux,
Son devoir aussitôt est de baisser les
yeux,
Et de n’oser jamais le regarder en face
Que quand
d’un doux regard il lui veut faire grâce.
C’est ce
qu’entendent mal les femmes d’aujourd’hui ;
Mais ne
vous gâtez pas sur l’exemple d’autrui.
Gardez-vous d’imiter
ces coquettes vilaines
Dont par toute la ville on chante les
fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du
malin,
C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.
Songez
qu’en vous faisant moitié de ma personne,
C’est mon
honneur, Agnès, que je vous abandonne ;
Que cet honneur
est tendre et se blesse de peu ;
Que sur un tel sujet il ne
faut point de jeu ;
Et
qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l’on
plonge à jamais les femmes mal vivantes.
Ce que je vous dis là
ne sont pas des chansons ;
Et vous devez du cœur dévorer
ces leçons.
Si votre âme les suit, et fuit d’être
coquette,
Elle sera toujours, comme un lis, blanche et
nette ;
Mais s’il faut qu’à l’honneur elle fasse un
faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
Vous
paraîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour,
vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute
éternité :
Dont vous veuille garder la céleste
bonté !
Faites la révérence. Ainsi qu’une novice
Par
cœur dans le couvent doit savoir son office,
Entrant au mariage
il en faut faire autant ;
Et voici dans ma poche un écrit
important
(Il se lève.)
Qui vous enseignera
l’office de la femme.
J’en ignore l’auteur, mais c’est
quelque bonne âme ;
Et je veux que ce soit votre
unique entretien.
Tenez. Voyons un peu si vous le lirez
bien.
Agnès lit.
LES
MAXIMES DU MARIAGE
OU LES DEVOIRS DE LA FEMME MARIÉE,
AVEC
SON EXERCICE JOURNALIER.
I. MAXIME.
Celle
qu’un lien honnête
Fait entrer au lit
d’autrui,
Doit
se
mettre dans la tête,
Malgré le train
d’aujourd’hui,
Que l’homme qui la prend, ne la prend que
pour lui.
Arnolphe.
Je
vous expliquerai ce que cela veut dire ;
Mais pour l’heure
présente il ne faut rien que lire.
Agnès poursuit.
II.
MAXIME.
Elle ne se doit
parer
Qu’autant que peut
désirer
Le mari qui la possède :
C’est
lui que touche seul le soin de sa beauté ;
Et
pour rien doit être compté
Que les
autres la trouvent laide.
III. MAXIME.
Loin
ces études d’œillades,
Ces eaux, ces
blancs, ces pommades,
Et mille ingrédients qui font des teints
fleuris :
À l’honneur tous les jours ce sont drogues
mortelles ;
Et les soins de
paraître belles
Se prennent peu pour
les maris.
IV. MAXIME.
Sous sa coiffe, en sortant,
comme l’honneur l’ordonne,
Il faut que de ses yeux elle
étouffe les coups ;
Car pour bien
plaire à son époux,
Elle ne doit
plaire à personne.
V. MAXIME.
Hors ceux
dont au mari la visite se rend,
La bonne
règle défend
De recevoir aucune
âme :
Ceux qui, de galante
humeur,
N’ont affaire qu’à
Madame,
N’accommodent pas
Monsieur.
VI. MAXIME.
Il faut
des présents des hommes
Qu’
elle
se défende bien ;
Car dans le
siècle où nous sommes,
On ne donne
rien pour rien.
VII. MAXIME.
Dans
ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
Il ne faut
écritoire, encre, papier, ni plumes :
Le
mari doit, dans les bonnes coutumes,
Écrire
tout ce qui s’écrit chez lui.
VIII. MAXIME.
Ces
sociétés déréglées
Qu’on nomme
belles assemblées
Des femmes tous les jours corrompent les
esprits :
En bonne politique on les doit
interdire ;
Car c’est là que
l’on conspire
Contre les pauvres
maris.
IX. MAXIME.
Toute femme qui veut à l’honneur
se vouer
Doit se défendre de
jouer,
Comme d’une chose
funeste :
Car le jeu, fort
décevant,
Pousse une femme
souvent
À jouer de tout son reste.
X.
MAXIME.
Des promenades du temps,
Ou
repas qu’on donne aux champs,
Il ne
faut point qu’elle essaye :
Selon les prudents
cerveaux,
Le mari, dans ces
cadeaux,
Est toujours celui qui
paye.
XI. MAXIME…
Arnolphe.
Vous
achèverez seule ; et, pas à pas, tantôt
Je
vous expliquerai ces choses comme il faut.
Je me suis souvenu
d’une petite affaire :
Je n’ai qu’un mot à dire, et
ne tarderai guère.
Rentrez, et conservez ce livre chèrement.
Si
le Notaire vient, qu’il m’attende un moment.
Scène 3
Arnolphe
.
Arnolphe.
Je
ne puis faire mieux que d’en faire ma femme.
Ainsi que je
voudrai, je tournerai cette âme ;
Comme un morceau de cire
entre mes mains elle est,
Et je lui puis donner la forme qui me
plaît.
Il s’en est peu fallu que, durant mon absence,
On
ne m’ait attrapé par son trop d’innocence ;
Mais il
vaut beaucoup mieux, à dire vérité,
Que la femme qu’on
a pèche de ce côté.
De ces sortes d’erreurs le remède est
facile :
Toute personne simple aux leçons est docile ;
Et
si du bon chemin on l’a fait écarter,
Deux mots incontinent
l’y peuvent rejeter.
Mais une femme habile est bien une autre
bête :
Notre sort ne dépend que de sa seule tête ;
De
ce qu’elle s’y met rien ne la fait gauchir,
Et nos
enseignements ne font là que blanchir :
Son bel esprit lui
sert à railler nos maximes,
À se faire souvent des vertus de
ses crimes,
Et trouver, pour venir à ses coupables fins,
Des
détours à duper l’adresse des plus fins.
Pour se parer du
coup en vain on se fatigue :
Une femme d’esprit est un
diable en intrigue ;
Et dès que son caprice a prononcé
tout bas
L’arrêt de notre honneur, il faut passer le
pas :
Beaucoup d’honnêtes gens en pourraient bien que
dire.
Enfin, mon étourdi n’aura pas lieu d’en rire.
Par
son trop de caquet il a ce qu’il lui faut.
Voilà de nos
François l’ordinaire défaut :
Dans la possession d’une
bonne fortune,
Le secret est toujours ce qui les importune ;
Et
la vanité sotte a pour eux tant d’appas,
Qu’ils se
pendraient plutôt que de ne causer pas.
Oh !
que les femmes sont du diable bien tentées,
Lorsqu’elles vont
choisir ces têtes éventées,
Et que… ! Mais le voici…
Cachons-nous toujours bien
Et découvrons un peu quel chagrin
est le sien.
Scène 4
Horace, Arnolphe
Horace.
Je
reviens de chez vous, et le destin me montre
Qu’il n’a pas
résolu que je vous y rencontre.
Mais j’irai tant de fois,
qu’enfin quelque moment…
Arnolphe.
Hé !
mon Dieu, n’entrons point dans ce vain compliment :
Rien
ne me fâche tant que ces cérémonies ;
Et si l’on m’en
croyait, elles seraient bannies.
C’est un maudit usage ;
et la plupart des gens
Y perdent sottement les deux tiers de
leur temps.
Mettons donc sans façons. Hé bien ! vos
amourettes ?
Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous
en êtes ?
J’étais tantôt distrait par quelque
vision ;
Mais depuis là-dessus j’ai fait réflexion :
De
vos premiers progrès j’admire la vitesse,
Et dans l’événement
mon âme s’intéresse.
Horace.
Ma
foi, depuis qu’à vous s’est découvert mon cœur,
Il est à
mon amour arrivé du malheur.
Arnolphe.
Oh !
oh ! comment cela ?
Horace.
La
fortune cruelle
A ramené des champs le patron de la
belle.
Arnolphe.
Quel
malheur !
Horace.
Et
de plus, à mon très grand regret,
Il
a su de nous deux le commerce secret.
Arnolphe.
D’où,
diantre, a-t-il sitôt appris cette aventure ?
Horace.
Je
ne sais ; mais enfin c’est une chose sûre.
Je pensais
aller rendre, à mon heure à peu près,
Ma petite visite à ses
jeunes attraits,
Lorsque, changeant pour moi de ton et de
visage,
Et servante et valet m’ont bouché le passage,
Et
d’un « Retirez-vous, vous nous importunez, »
M’ont
assez rudement fermé la porte au nez.
Arnolphe.
La
porte au nez !
Horace.
Au
nez.
Arnolphe.
La
chose est un peu forte.
Horace.
J’ai
voulu leur parler au travers de la porte ;
Mais à tous mes
propos ce qu’ils ont répondu,
C’est : « Vous
n’entrerez point, Monsieur l’a défendu. »
Arnolphe.
Ils
n’ont donc point ouvert ?
Horace.
Non.
Et de la fenêtre
Agnès m’a confirmé le retour de ce
maître,
En me chassant de là d’un ton plein de
fierté,
Accompagné d’un grès que sa main a
jeté.
Arnolphe.
Comment
d’un grès ?
Horace.
D’un
grès de taille non petite,
Dont on a par ses mains régalé ma
visite.
Arnolphe.
Diantre !
ce ne sont pas des prunes que cela !
Et
je trouve fâcheux l’état où vous voilà.
Horace.
Il
est vrai, je suis mal par ce retour funeste.
Arnolphe.
Certes,
j’en suis fâché pour vous, je vous proteste.
Horace.
Cet
homme me rompt tout.
Arnolphe.
Oui.
Mais cela n’est rien ;
Et de vous raccrocher vous
trouverez moyen.
Horace.
Il
faut bien essayer, par quelque intelligence,
De vaincre du
jaloux l’exacte vigilance.
Arnolphe.
Cela
vous est facile. Et la fille, après tout,
Vous
aime.
Horace.
Assurément.
Arnolphe.
Vous
en viendrez à bout.
Horace.
Je
l’espère.
Arnolphe.
Le
grès vous a mis en déroute ;
Mais cela ne doit pas vous
étonner.
Horace.
Sans
doute,
Et j’ai compris d’abord que mon homme était là,
Qui,
sans se faire voir, conduisait tout cela.
Mais ce qui m’a
surpris, et qui va vous surprendre,
C’est un autre incident
que vous allez entendre ;
Un trait hardi qu’a fait cette
jeune beauté,
Et qu’on n’attendrait point de sa
simplicité.
Il le faut avouer, l’amour est un grand
maître :
Ce qu’on ne fut jamais il nous enseigne à
l’être ;
Et souvent de nos mœurs l’absolu
changement
Devient, par ses leçons, l’ouvrage d’un
moment ;
De la nature, en nous, il force les obstacles,
Et
ses effets soudains ont de l’air des miracles ;
D’un
avare à l’instant il fait un libéral,
Un vaillant d’un
poltron, un civil d’un brutal ;
Il
rend agile à tout l’âme la plus pesante,
Et donne de
l’esprit à la plus innocente.
Oui, ce dernier miracle éclate
dans Agnès ;
Car, tranchant avec moi par ces termes
exprès :
« Retirez-vous : mon âme aux visites
renonce ;
Je sais tous vos discours, et voilà ma
réponse, »
Cette pierre ou ce grès dont vous vous
étonniez
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds ;
Et
j’admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots
et la pierre jetée.
D’une telle action n’êtes-vous pas
surpris ?
L’amour sait-il pas l’art d’aiguiser les
esprits ?
Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
Ne
fassent dans un cœur des choses étonnantes ?
Que
dites-vous du tour et de ce mot d’écrit ?
Euh !
n’admirez-vous point cette adresse d’esprit ?
Trouvez-vous
pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans
tout ce badinage ?
Dites.
Arnolphe.
Oui,
fort plaisant.
Horace.
(Arnolphe
rit d’un ris forcé.)
Riez-en donc un peu.
Cet
homme, gendarmé d’abord contre mon feu,
Qui chez lui se
retranche, et de grès fait parade,
Comme si j’y voulois
entrer par escalade ;
Qui, pour me repousser, dans son
bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre
moi,
Et qu’abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle
qu’il veut tenir dans l’ignorance extrême !
Pour moi,
je vous l’avoue, encor que son retour
En un grand embarras
jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant autant qu’on
saurait dire,
Je
ne puis y songer sans de bon cœur en rire :
Et vous n’en
riez pas assez, à mon avis.
Arnolphe, avec
un ris forcé.
Pardonnez-moi, j’en ris tout autant
que je puis.
Horace.
Mais
il faut qu’en ami je vous montre la lettre.
Tout ce que son
cœur sent, sa main a su l’y mettre,
Mais en termes touchants
et tous pleins de bonté,
De tendresse innocente et
d’ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime
de l’amour la première blessure.
Arnolphe,
bas.
Voilà, friponne, à quoi l’écriture te sert ;
Et
contre mon dessein l’art t’en fut découvert.
Horace lit.
« Je
veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m’y
prendrai. J’ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ;
mais je ne sais comment faire pour vous les dire, et je me défie de
mes paroles. Comme je commence à connaître qu’on m’a toujours
tenue dans l’ignorance, j’ai peur de mettre quelque chose qui ne
soit pas bien, et d’en dire plus que je ne devrais. En vérité, je
ne sais ce que vous m’avez fait ; mais je sens que je suis
fâchée à mourir de ce qu’on me fait faire contre vous, que
j’aurai toutes les peines du monde à me passer de vous, et que je
serais bien aise d’être à vous. Peut-être qu’il y a du mal à
dire cela ; mais enfin je ne puis m’empêcher de le dire, et
je voudrais que cela se pût faire sans qu’il y en eût. On me dit
fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu’il ne les
faut point écouter, et que tout ce que vous me dites n’est que
pour m’abuser ; mais je vous assure que je n’ai pu encore me
figurer cela de vous, et je suis si touchée de vos paroles, que je
ne saurais croire qu’elles soient menteuses. Dites-moi franchement
ce qui en est ; car enfin, comme je suis sans malice, vous
auriez le plus grand tort du monde, si vous me trompiez ; et je
pense que j’en mourrais de déplaisir. »
Arnolphe.
Hon !
chienne !
Horace.
Qu’avez-vous ?
Arnolphe.
Moi ?
rien. C’est que je tousse.
Horace.
Avez-vous
jamais vu d’expression plus douce ?
Malgré les soins
maudits d’un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel peut-il se
faire voir ?
Et n’est-ce pas sans doute un crime
punissable
De gâter méchamment ce fonds d’âme
admirable,
D’avoir dans l’ignorance et la stupidité
Voulu
de cet esprit étouffer la clarté ?
L’amour a commencé
d’en déchirer le voile ;
Et si par la faveur de quelque
bonne étoile,
Je puis, comme j’espère, à ce franc
animal,
Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce
brutal,…
Arnolphe.
Adieu.
Horace.
Comment,
si vite ?
Arnolphe.
Il
m’est dans la pensée
Venu tout maintenant une affaire
pressée.
Horace.
Mais
ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
Qui dans
cette maison pourrait avoir accès ?
J’en use sans
scrupule ; et ce n’est pas merveille
Qu’on se puisse,
entre amis, servir à la pareille.
Je n’ai plus là dedans que
gens pour m’observer ;
Et servante et valet, que je viens
de trouver,
N’ont jamais, de quelque air que je m’y sois pu
prendre,
Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
J’avais
pour de tels coups certaine vieille en main,
D’un génie, à
vrai dire, au-dessus de l’humain :
Elle m’a dans
l’abord servi de bonne sorte ;
Mais depuis quatre jours
la pauvre femme est morte.
Ne me pourriez-vous point ouvrir
quelque moyen ?
Arnolphe.
Non,
vraiment ; et sans moi vous en trouverez bien.
Horace.
Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.
Scène V
ARNOLPHE, seul.
Comme
il faut devant lui que je me mortifie !
Quelle peine à
cacher mon déplaisir cuisant !
Quoi ? pour une
innocente un esprit si présent !
Elle a feint d’être
telle à mes yeux, la traîtresse,
Ou le diable à son âme a
soufflé cette adresse.
Enfin me voilà mort par ce funeste
écrit.
Je vois qu’il a, le traître, empaumé son
esprit,
Qu’à ma suppression il s’est ancré chez elle ;
Et
c’est mon désespoir et ma peine mortelle.
Je souffre
doublement dans le vol de son cœur,
Et l’amour y pâtit aussi
bien que l’honneur.
J’enrage de trouver cette place
usurpée,
Et j’enrage de voir ma prudence trompée.
Je
sais que, pour punir son amour libertin,
Je n’ai qu’à
laisser faire à son mauvais destin,
Que je serai vengé d’elle
par elle-même ;
Mais il est bien fâcheux de perdre ce
qu’on aime.
Ciel ! puisque pour un choix j’ai tant
philosophé,
Faut-il de ses appas m’être si fort
coiffé !
Elle n’a ni parents, ni support, ni
richesse ;
Elle trahit mes soins, mes bontés, ma
tendresse :
Et cependant je l’aime, après ce lâche
tour,
Jusqu’à ne me pouvoir passer de cet amour.
Sot,
n’as-tu point de honte ? Ah ! je crève, j’enrage,
Et
je souffletterais mille fois mon visage.
Je veux entrer un peu,
mais seulement pour voir
Quelle est sa contenance après un
trait si noir.
Ciel, faites que mon front soit exempt de
disgrâce ;
Ou bien, s’il est écrit qu’il faille que
j’y passe,
Donnez-moi tout au moins, pour de tels
accidents,
La constance qu’on voit à de certaines gens !
ACTE IV
Scène I
ARNOLPHE, seul.
J’ai
peine, je l’avoue, à demeurer en place,
Et de mille soucis
mon esprit s’embarrasse,
Pour pouvoir mettre un ordre et
dedans et dehors
Qui du godelureau rompe tous les efforts.
De
quel œil la traîtresse a soutenu ma vue !
De tout ce
qu’elle a fait elle n’est point émue ;
Et bien qu’elle
me mette à deux doigts du trépas,
On dirait, à la voir,
qu’elle n’y touche pas.
Plus en la regardant je la voyais
tranquille,
Plus je sentais en moi s’échauffer une bile ;
Et
ces bouillants transports dont s’enflammait mon cœur
Y
semblaient redoubler mon amoureuse ardeur ;
J’étais
aigri, fâché, désespéré contre elle :
Et cependant
jamais je ne la vis si belle,
Jamais ses yeux aux miens n’ont
paru si perçants,
Jamais je n’eus pour eux des désirs si
pressants ;
Et je sens là dedans qu’il faudra que je
crève
Si de mon triste sort la disgrâce s’achève.
Quoi ?
j’aurai dirigé son éducation
Avec tant de tendresse et de
précaution,
Je l’aurai fait passer chez moi dès son
enfance,
Et j’en aurai chéri la plus tendre
espérance,
Mon cœur aura bâti sur ses attraits naissants
Et
cru la mitonner pour moi durant treize ans,
Afin qu’un jeune
fou dont elle s’amourache
Me la vienne enlever jusque sur la
moustache,
Lorsqu’elle est avec moi mariée à demi !
Non,
parbleu ! non, parbleu ! Petit sot, mon ami,
Vous
aurez beau tourner : ou j’y perdrai mes peines,
Ou je
rendrai, ma foi, vos espérances vaines,
Et de moi tout à fait
vous ne vous rirez point.
Scène II
UN NOTAIRE, ARNOLPHE
Le Notaire.
Ah ! le voilà ! Bonjour. Me voici tout à point Pour dresser le contrat que vous souhaitez faire.
Arnolphe, sans le voir.
Comment faire ?
Le Notaire.
Il le faut dans la forme ordinaire.
Arnolphe, sans le voir.
À mes précautions je veux songer de près.
Le Notaire.
Je ne passerai rien contre vos intérêts.
Arnolphe, sans le voir.
Il se faut garantir de toutes les surprises.
Le Notaire.
Suffit qu’entre mes mains vos affaires soient mises. Il ne vous faudra point, de peur d’être déçu, Quittancer le contrat que vous n’ayez reçu.
Arnolphe, sans le voir.
J’ai peur, si je vais faire éclater quelque chose, Que de cet incident par la ville on ne cause.
Le Notaire.
Hé bien, il est aisé d’empêcher cet éclat, Et l’on peut en secret faire votre contrat.
Arnolphe, sans le voir.
Mais comment faudra-t-il qu’avec elle j’en sorte ?
Le Notaire.
Le douaire se règle au bien qu’on vous apporte.
Arnolphe, sans le voir.
Je l’aime, et cet amour est mon grand embarras.
Le Notaire.
On peut avantager une femme en ce cas.
Arnolphe, sans le voir.
Quel traitement lui faire en pareille aventure ?
Le Notaire.
L’ordre est que le futur doit douer la future Du tiers du dot qu’elle a ; mais cet ordre n’est rien, Et l’on
</poem>
va
plus avant lorsque l’on le veut bien.
Arnolphe, sans
le voir.
Si…
Le
Notaire, Arnolphe l’apercevant.
Pour
le préciput, il les regarde ensemble.
Je dis que le futur peut
comme bon lui semble
Douer la future.
Arnolphe, l’ayant
aperçu.
Euh ?
Le
Notaire.
Il peut l’avantager
Lorsqu’il
l’aime beaucoup et qu’il veut l’obliger,
Et cela par
douaire, ou préfix qu’on appelle,
Qui demeure perdu par le
trépas d’icelle,
Ou sans retour, qui va de ladite à ses
hoirs,
Ou coutumier, selon les différents vouloirs,
Ou par
donation dans le contrat formelle,
Qu’on fait ou pure et
simple, ou qu’on fait mutuelle.
Pourquoi hausser le dos ?
Est-ce qu’on parle en fat,
Et que l’on ne sait pas les
formes d’un contrat ?
Qui me les apprendra ?
Personne, je présume.
Sais-je pas qu’étant joints, on est
par la Coutume
Communs en meubles, biens immeubles et
conquêts,
À moins que par un acte on y renonce
exprès ?
Sais-je pas que le tiers du bien de la
future
Entre en communauté pour…
Arnolphe.
Oui,
c’est chose sûre,
Vous savez tout cela ; mais qui vous
en dit mot ?
Le
Notaire.
Vous, qui me prétendez faire passer
pour sot,
En me haussant l’épaule et faisant la
grimace.
Arnolphe.
La
peste soit fait l’homme, et sa chienne de face !
Adieu :
c’est le moyen de vous faire finir.
Le
Notaire.
Pour dresser un contrat m’a-t-on pas
fait venir ?
Arnolphe.
Oui,
je vous ai mandé ; mais la chose est remise,
Et l’on
vous mandera quand l’heure sera prise.
Voyez quel diable
d’homme avec son entretien !
Le
Notaire.
Je pense qu’il en tient, et je crois
penser bien.
Scène 3
Le Notaire, Alain, Georgette, Arnolphe
.
Le
Notaire.
M’êtes-vous pas venu quérir pour
votre maître ?
Alain.
Oui.
Le
Notaire.
J’ignore pour qui vous le pouvez
connaître,
Mais allez de ma part lui dire de ce pas
Que
c’est un fou fieffé.
Georgette.
Nous
n’y manquerons pas.
Scène 4
Alain, Georgette, Arnolphe
Alain.
Monsieur…
Arnolphe.
Approchez-vous :
vous êtes mes fidèles,
Mes bons, mes vrais amis, et j’en
sais des nouvelles.
Alain.
Le
Notaire…
Arnolphe.
Laissons,
c’est pour quelque autre jour.
On veut à mon honneur jouer
d’un mauvais tour ;
Et quel affront pour vous, mes
enfants, pourrait-ce être,
Si l’on avait ôté l’honneur à
votre maître !
Vous n’oseriez après paraître en nul
endroit,
Et chacun, vous voyant, vous montrerait au doigt.
Donc,
puisque autant que moi l’affaire vous regarde,
Il faut de
votre part faire une telle garde,
Que ce galant ne puisse en
aucune façon…
Georgette.
Vous
nous avez tantôt montré notre leçon.
Arnolphe.
Mais
à ses beaux discours gardez bien de vous rendre.
Alain.
Oh !
vraiment.
Georgette.
Nous
savons comme il faut s’en défendre.
Arnolphe.
S’il
venait doucement : « Alain, mon pauvre cœur,
Par un
peu de secours soulage ma langueur. »
Alain.
Vous
êtes un sot.
Arnolphe.
(À
Georgette.)
Bon. « Georgette, ma mignonne,
Tu
me parais si douce et si bonne personne. »
Georgette.
Vous
êtes un nigaud.
Arnolphe.
(À
Alain.)
Bon. « Quel mal trouves-tu
Dans un
dessein honnête et tout plein de vertu ? »
Alain.
Vous
êtes un fripon.
Arnolphe.
(À
Georgette.)
Fort bien. « Ma mort est sûre,
Si
tu ne prends pitié des peines que j’endure. »
Georgette.
Vous
êtes un benêt, un impudent.
Arnolphe.
Fort
bien.
« Je ne suis pas un homme à vouloir rien pour
rien ;
Je sais, quand on me sert, en garder la
mémoire ;
Cependant, par avance, Alain, voilà pour
boire ;
Et voilà pour t’avoir, Georgette, un
cotillon :
(Ils tendent tous deux la main, et prennent
l’argent.)
Ce n’est de mes bienfaits qu’un simple
échantillon.
Toute la courtoisie enfin dont je vous
presse,
C’est que je puisse voir votre belle
maîtresse. »
Georgette, le
poussant.
À
d’autres.
Arnolphe.
Bon
cela.
Alain, le
poussant.
Hors d’ici.
Arnolphe.
Bon.
Georgette, le
poussant.
Mais tôt.
Arnolphe.
Bon.
Holà ! c’est assez.
Georgette.
Fais-je
pas comme il faut ?
Alain.
Est-ce
de la façon que vous voulez l’entendre ?
Arnolphe.
Oui,
fort bien, hors l’argent, qu’il ne fallait pas
prendre.
Georgette.
Nous
ne nous sommes pas souvenus de ce point.
Alain.
Voulez-vous
qu’à l’instant nous recommencions ?
Arnolphe.
Point :
Suffit.
Rentrez tous deux.
Alain.
Vous
n’avez rien qu’à dire.
Arnolphe.
Non,
vous dis-je ; rentrez, puisque je le désire.
Je vous
laisse l’argent. Allez : je vous rejoins.
Ayez bien l’œil
à tout, et secondez mes soins.
Scène 5
Arnolphe,
Arnolphe.
Je
veux, pour espion qui soit d’exacte vue,
Prendre le
savetier du coin de notre rue.
Dans la maison toujours je
prétends la tenir,
Y faire bonne garde, et surtout en
bannir
Vendeuses de ruban, perruq
uières,
coiffeuses,
Faiseuses de mouchoirs, gantières,
revendeuses,
Tous ces gens qui sous main travaillent chaque
jour
À faire réussir les mystères d’amour.
Enfin j’ai
vu le monde et j’en sais les finesses.
Il faudra que mon homme
ait de grandes adresses
Si message ou poulet de sa part peut
entrer.
Scène 6
Horace, Arnolphe
Horace.
La
place m’est heureuse à vous y rencontrer.
Je viens de
l’échapper bien belle, je vous jure.
Au sortir d’avec vous,
sans prévoir l’aventure,
Seule dans son balcon j’ai vu
paraître Agnès,
Qui des arbres prochains prenait un peu le
frais.
Après m’avoir fait signe, elle a su faire en
sorte,
Descendant au jardin, de m’en ouvrir la porte ;
Mais
à peine tous deux dans sa chambre étions-nous,
Qu’elle a sur
les degrés entendu son jaloux ;
Et tout ce qu’elle a pu
dans un tel accessoire,
C’est de me renfermer dans une grande
armoire.
Il est entré d’abord : je ne le voyais
pas,
Mais je l’oyais marcher, sans rien dire, à grands
pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et
donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
Frappant un
petit chien qui pour lui s’émouvait,
Et jetant brusquement
les hardes qu’il trouvait ;
Il a même cassé, d’une
main mutinée,
Des vases dont la belle ornait sa cheminée ;
Et
sans doute il faut bien qu’à ce becque cornu
Du trait qu’elle
a joué quelque jour soit venu.
Enfin, après cent tours,
ayant de la manière
Sur ce qui n’en peut mais déchargé sa
colère,
Mon
jaloux inquiet, sans dire son ennui,
Est sorti de la chambre, et
moi de mon étui.
Nous n’avons point voulu, de peur du
personnage,
Risquer à nous tenir ensemble davantage :
C’était
trop hasarder ; mais je dois, cette nuit,
Dans sa chambre
un peu tard m’introduire sans bruit.
En toussant par trois
fois je me ferai connaître ;
Et je dois au signal voir
ouvrir la fenêtre,
Dont, avec une échelle, et secondé
d’Agnès,
Mon amour tâchera de me gagner l’accès.
Comme
à mon seul ami, je veux bien vous l’apprendre :
L’allégresse
du cœur s’augmente à la répandre ;
Et, goûtât-on
cent fois un bonheur trop parfait,
On n’en est pas content, si
quelqu’un ne le sait.
Vous prendrez part, je pense, à l’heur
de mes affaires.
Adieu. Je vais songer aux choses nécessaires.
Scène 7
Arnolphe
Arnolphe.
Quoi ?
l’astre qui s’obstine à me désespérer
Ne me donnera pas
le temps de respirer ?
Coup sur coup je verrai, par leur
intelligence,
De mes soins vigilants confondre la prudence ?
Et
je serai la dupe, en ma maturité,
D’une jeune innocente et
d’un jeune éventé ?
En sage philosophe on m’a
vu, vingt années,
Contempler des maris les tristes
destinées,
Et m’instruire avec soin de tous les accidents
Qui
font dans le malheur tomber les plus prudents ;
Des
disgrâces d’autrui profitant dans mon âme,
J’ai cherché
les moyens, voulant prendre une femme,
De pouvoir garantir mon
front de tous affronts,
Et le tirer de pair d’avec les autres
fronts.
Pour ce noble dessein, j’ai cru mettre en
pratique
Tout ce que peut trouver l’humaine politique ;
Et
comme si du sort il était arrêté
Que nul homme ici-bas n’en
serait exempté,
Après l’expérience et toutes les
lumières
Que j’ai pu m’acquérir sur de telles
matières,
Après vingt ans et plus de méditation
Pour me
conduire
en
tout avec précaution,
De tant d’autres maris j’aurais
quitté la trace
Pour me trouver après dans la même
disgrâce ?
Ah ! bourreau de destin, vous en aurez
menti.
De l’objet qu’on poursuit je suis encor nanti ;
Si
son cœur m’est volé par ce blondin funeste,
J’empêcherai
du moins qu’on s’empare du reste,
Et cette nuit, qu’on
prend pour le galant exploit,
Ne se passera pas si doucement
qu’on croit.
Ce m’est quelque plaisir, parmi tant de
tristesse,
Que l’on me donne avis du piége qu’on me
dresse,
Et que cet étourdi, qui veut m’être fatal,
Fasse
son confident de son propre rival.
Scène 8
Chrysalde, Arnolphe
Chrysalde.
Hé
bien, souperons-nous avant la promenade ?
Arnolphe.
Non,
je jeûne ce soir.
Chrysalde.
D’où
vient cette boutade ?
Arnolphe.
De
grâce, excusez-moi : j’ai quelque autre
embarras.
Chrysalde.
Votre
hymen résolu ne se fera-t-il pas ?
Arnolphe.
C’est
trop s’inquiéter des affaires des autres.
Chrysalde.
Oh !
oh ! si brusquement ! Quels chagrins sont les
vôtres ?
Serait-il point, compère, à votre
passion
Arrivé quelque peu de tribulation ?
Je le
jurerais presque à voir votre visage.
Arnolphe.
Quoi
qu’il m’arrive, au moins aurai-je l’avantage
De ne pas
ressembler à de certaines gens
Qui souffrent doucement
l’approche des galants.
Chrysalde.
C’est
un étrange fait, qu’avec tant de lumières,
Vous vous
effarouchiez toujours sur ces matières,
Qu’en cela vous
mettiez le souverain bonheur,
Et
ne conceviez point au monde d’autre honneur.
Être avare,
brutal, fourbe, méchant et lâche,
N’est rien, à votre avis,
auprès de cette tache ;
Et, de quelque façon qu’on
puisse avoir vécu,
On est homme d’honneur quand on n’est
point cocu.
À le bien prendre au fond, pourquoi voulez-vous
croire
Que de ce cas fortuit dépende notre gloire,
Et
qu’une âme bien née ait à se reprocher
L’injustice d’un
mal qu’on ne peut empêcher ?
Pourquoi voulez-vous,
dis-je, en prenant une femme,
Qu’on soit digne, à son choix,
de louange ou de blâme,
Et qu’on s’aille former un monstre
plein d’effroi
De l’affront que nous fait son manquement de
foi ?
Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du
cocuage
Se faire en galant homme une plus douce image,
Que
des coups du hasard aucun n’étant garant,
Cet accident de soi
doit être indifférent,
Et qu’enfin tout le mal, quoi que le
monde glose,
N’est que dans la façon de recevoir la
chose ;
Car, pour se bien conduire en ces difficultés,
Il
y faut, comme en tout, fuir les extrémités,
N’imiter pas ces
gens un peu trop débonnaires
Qui tirent vanité de ces sortes
d’affaires,
De leurs femmes toujours vont citant les
galans,
En font partout l’éloge, et prônent leurs
talens,
Témoignent avec eux d’étroites sympathies,
Sont
de tous leurs cadeaux, de toutes leurs parties,
Et font qu’avec
raison les gens sont étonnés
De voir leur hardiesse à montrer
là leur nez.
Ce procédé, sans doute, est tout à fait
blâmable ;
Mais l’autre extrémité n’est pas moins
condamnable.
Si je n’approuve pas ces amis des galans,
Je
ne suis pas aussi pour ces gens turbulens
Dont l’imprudent
chagrin, qui tempête et qui gronde,
Attire au bruit qu’il
fait les yeux de tout le monde,
Et qui, par cet éclat, semblent
ne pas vouloir
Qu’aucun puisse ignorer ce qu’ils peuvent
avoir.
Entre ces deux partis il en est un honnête,
Où
dans l’occasion l’homme prudent s’arrête ;
Et quand
on le sait prendre, on n’a point à rougir
Du pis dont une
femme avec nous puisse agir.
Quoi
qu’on en puisse dire enfin, le cocuage
Sous des traits moins
affreux aisément s’envisage ;
Et, comme je vous dis,
toute l’habileté
Ne va qu’à le savoir tourner du bon
côté.
Arnolphe.
Après
ce beau discours, toute la confrérie
Doit un remercîment à
Votre Seigneurie ;
Et quiconque voudra vous entendre
parler
Montrera de la joie à s’y voir
enrôler.
Chrysalde.
Je
ne dis pas cela, car c’est ce que je blâme ;
Mais, comme
c’est le sort qui nous donne une femme,
Je dis que l’on doit
faire ainsi qu’au jeu de dés,
Où, s’il ne vous vient pas
ce que vous demandez,
Il faut jouer d’adresse, et d’une âme
réduite
Corriger le hasard par la bonne
conduite.
Arnolphe.
C’est-à-dire
dormir et manger toujours bien,
Et se persuader que tout cela
n’est rien.
Chrysalde.
Vous
pensez vous moquer ; mais, à ne vous rien feindre,
Dans le
monde je vois cent choses plus à craindre
Et dont je me ferais
un bien plus grand malheur
Que de cet accident qui vous fait
tant de peur.
Pensez-vous qu’à choisir de deux choses
prescrites,
Je n’aimasse pas mieux être ce que vous
dites,
Que de me voir mari de ces femmes de bien,
Dont la
mauvaise humeur fait un procès sur rien,
Ces dragons de vertu,
ces honnêtes diablesses,
Se retranchant toujours sur leurs
sages prouesses,
Qui, pour un petit tort qu’elles ne nous font
pas,
Prennent droit de traiter les gens de haut en bas,
Et
veulent, sur le pied de nous être fidèles,
Que nous soyons
tenus à tout endurer d’elles ?
Encore un coup, compère,
apprenez qu’en effet
Le cocuage n’est que ce que l’on le
fait,
Qu’on peut le souhaiter pour de certaines causes,
Et
qu’il a ses plaisirs comme les autres choses.
Arnolphe.
Si
vous êtes d’humeur à vous en contenter,
Quant à moi,
ce n’est pas la mienne d’en tâter ;
Et plutôt que
subir une telle aventure…
Chrysalde.
Mon
Dieu ! ne jurez point, de peur d’être parjure.
Si le
sort l’a réglé, vos soins sont superflus,
Et l’on ne
prendra pas votre avis là-dessus.
Arnolphe.
Moi,
je serais cocu ?
Chrysalde.
Vous
voilà bien malade !
Mille gens le sont bien, sans vous
faire bravade,
Qui de mine, de cœur, de biens et de maison,
Ne
feraient avec vous nulle comparaison.
Arnolphe.
Et
moi, je n’en voudrais avec eux faire aucune.
Mais cette
raillerie, en un mot, m’importune :
Brisons là, s’il
vous plaît.
Chrysalde.
Vous
êtes en courroux.
Nous en saurons la cause. Adieu.
Souvenez-vous,
Quoi que sur ce sujet votre honneur vous
inspire,
Que c’est être à demi ce que l’on vient de
dire,
Que de vouloir jurer qu’on ne le sera
pas.
Arnolphe.
Moi,
je le jure encore, et je vais de ce pas
Contre cet accident
trouver un bon remède.
Scène 9
Alain, Georgette, Arnolphe
Arnolphe.
Mes
amis, c’est ici que j’implore votre aide.
Je suis édifié
de votre affection ;
Mais il faut qu’elle éclate en
cette occasion ;
Et si
vous
m’y servez selon ma confiance,
Vous êtes assurés de votre
récompense.
L’homme que vous savez (n’en faites point de
bruit)
Veut, comme je l’ai su, m’attraper cette nuit,
Dans
la chambre d’Agnès entrer par escalade ;
Mais il lui
faut nous trois dresser une embuscade.
Je veux que vous preniez
chacun un bon bâton,
Et quand il sera près du dernier
échelon
(Car dans le temps qu’il faut j’ouvrirai la
fenêtre),
Que tous deux, à l’envi, vous me chargiez ce
traître,
Mais d’un air dont son dos garde le souvenir,
Et
qui lui puisse apprendre à n’y plus revenir :
Sans me
nommer pourtant en aucune manière,
Ni faire aucun semblant que
je serai derrière.
Aurez-vous bien l’esprit de servir mon
courroux ?
Alain.
S’il
ne tient qu’à frapper, Monsieur, tout est à nous :
Vous
verrez, quand je bats, si j’y vais de main morte.
Georgette.
La
mienne, quoique aux yeux elle n’est pas si forte,
N’en
quitte pas sa part à le bien étriller.
Arnolphe.
Rentrez
donc ; et surtout gardez de babiller.
Voilà pour le
prochain une leçon utile ;
Et si tous les maris qui sont
en cette ville
De leurs femmes ainsi recevaient le galant,
Le
nombre des cocus ne serait pas si grand.
ACTE CINQUIÈME.
Scène I
ARNOLPHE, ALAIN, GEORGETTE.
Arnolphe.
Traîtres ! qu’avez-vous fait par cette violence ?
Alain.
Nous vous avons rendu, monsieur, obéissance.
Arnolphe.
De
cette excuse en vain vous voulez vous armer :
L’ordre
était de le battre, et non de l’assommer ;
Et c’était
sur le dos, et non pas sur la tête,
Que j’avais commandé
qu’on fît choir la tempête.
Ciel ! dans quel accident
me jette ici le sort !
Et que puis-je résoudre à voir cet
homme mort ?
Rentrez dans la maison, et gardez de rien
dire
De cet ordre innocent que j’ai pu vous prescrire.
Le
jour s’en va paraître, et je vais consulter
Comment dans ce
malheur je me dois comporter.
Hélas ! que deviendrai-je ?
et que dira le père,
Lorsque inopinément il saura cette
affaire ?
Scène II
HORACE, ARNOLPHE.
Horace, à part.
Il faut que j’aille un peu reconnoître qui c’est.
Arnolphe, se croyant seul.
Eût-on jamais prévu…
(Heurté par Horace, qu’il ne reconnoît pas.)
Qui va là, s’il vous plaît ?
Horace.
C’est vous, Seigneur Arnolphe ?
Arnolphe.
Oui. Mais vous ?…
Horace.
C’est
Horace.
Je m’en allais chez vous vous prier d’une grace.
Vous
sortez bien matin !
Arnolphe,
bas.
Quelle confusion !
Est-ce un enchantement ?
est-ce une illusion ?
Horace.
J’étais,
à dire vrai, dans une grande peine,
Et je bénis du Ciel la
bonté souveraine
Qui fait qu’à point nommé je vous
rencontre ainsi.
Je viens vous avertir que tout a réussi,
Et
même beaucoup plus que je n’eusse osé dire,
Et par un
incident qui devait tout détruire.
Je ne sais point par
où l’on a pu soupçonner
Cette assignation qu’on m’avait
su donner ;
Mais, étant sur le point d’atteindre à la
fenêtre,
J’ai, contre mon espoir, vu quelques gens
paraître,
Qui, sur moi brusquement levant chacun le bras,
M’ont
fait manquer le pied et tomber jusqu’en bas,
Et ma chute, aux
dépens de quelque meurtrissure,
De vingt coups de bâton m’a
sauvé l’aventure.
Ces gens-là, dont était, je pense, mon
jaloux,
Ont imputé ma chute à l’effort de leurs coups ;
Et,
comme la douleur, un assez long espace,
M’a fait sans remuer
demeurer sur la place,
Ils ont cru tout de bon qu’ils
m’avaient assommé,
Et chacun d’eux s’en est aussitôt
alarmé.
J’entendois tout leur bruit dans le profond
silence :
L’un l’autre ils s’accusaient de cette
violence ;
Et sans lumière aucune, en querellant le
sort,
Sont venus doucement tâter si j’étais mort :
Je
vous laisse à penser si, dans la nuit obscure,
J’ai d’un
vrai trépassé su tenir la figure.
Ils se sont retirés avec
beaucoup d’effroi ;
Et comme je songeais à me retirer,
moi,
De cette feinte mort la jeune Agnès émue
Avec
empressement est devers moi venue ;
Car les discours
qu’entre eux ces gens avaient tenus
Jusques à son oreille
étaient d’abord venus,
Et pendant tout ce trouble étant
moins observée,
Du logis aisément elle s’était
sauvée ;
Mais me trouvant sans mal, elle a fait éclater
Un
transport difficile à bien représenter.
Que
vous dirai-je ? Enfin cette aimable personne
A suivi les
conseils que son amour lui donne,
N’a plus voulu songer
à retourner chez soi,
Et de tout son destin s’est commise à
ma foi.
Considérez un peu, par ce trait d’innocence,
Où
l’expose d’un fou la haute impertinence,
Et quels fâcheux
périls elle pourrait courir,
Si j’étais maintenant homme à
la moins chérir.
Mais d’un trop pur amour mon âme est
embrasée :
J’aimerais mieux mourir que l’avoir
abusée ;
Je lui vois des appas dignes d’un autre
sort,
Et rien ne m’en saurait séparer que la mort.
Je
prévois là-dessus l’emportement d’un père ;
Mais
nous prendrons le temps d’apaiser sa colère.
À des charmes
si doux je me laisse emporter,
Et dans la vie enfin il se faut
contenter.
Ce que je veux de vous, sous un secret fidèle,
C’est
que je puisse mettre en vos mains cette belle,
Que dans votre
maison, en faveur de mes feux,
Vous lui donniez retraite au
moins un jour ou deux.
Outre qu’aux yeux du monde il faut
cacher sa fuite,
Et qu’on en pourra faire une exacte
poursuite,
Vous savez qu’une fille aussi de sa façon
Donne
avec un jeune homme un étrange soupçon ;
Et comme c’est
à vous, sûr de votre prudence,
Que j’ai fait de mes feux
entière confidence,
C’est à vous seul aussi, comme ami
généreux,
Que je puis confier ce dépôt
amoureux.
Arnolphe.
Je
suis, n’en doutez point, tout à votre service.
Horace.
Vous
voulez bien me rendre un si charmant office ?
Arnolphe.
Très
volontiers, vous dis-je ; et je me sens ravir
De cette
occasion que j’ai de vous servir,
Je rends grâces au Ciel de
ce qu’il me l’envoie,
Et n’ai jamais rien fait avec si
grande joie.
Horace.
Que
je suis redevable à toutes vos bontés !
J’avais de
votre part craint des difficultés ;
Mais vous êtes du
monde, et dans votre sagesse
Vous
savez excuser le feu de la jeunesse.
Un de mes gens la garde au
coin de ce détour.
Arnolphe.
Mais
comment ferons-nous ? car il fait un peu jour :
Si je
la prends ici, l’on me verra peut-être ;
Et s’il faut
que chez moi vous veniez à paraître,
Des valets causeront.
Pour jouer au plus sûr,
Il faut me l’amener dans un lieu plus
obscur.
Mon allée est commode, et je l’y vais
attendre.
Horace.
Ce
sont précautions qu’il est fort bon de prendre.
Pour moi, je
ne ferai que vous la mettre en main,
Et chez moi, sans éclat,
je retourne soudain.
Arnolphe,
seul.
Ah ! fortune, ce trait d’aventure
propice
Répare tous les maux que m’a faits ton caprice !
(Il
s’enveloppe le nez de son manteau.)
Scène 3
Agnès, Arnolphe, Horace
Horace.
Ne
soyez point en peine où je vais vous mener :
C’est un
logement sûr que je vous fais donner.
Vous loger avec moi, ce
serait tout détruire :
Entrez dans cette porte et
laissez-vous conduire.
(Arnolphe lui prend la main sans qu’elle
le reconnaisse.)
Agnès.
Pourquoi
me quittez-vous ?
Horace.
Chère
Agnès, il le faut.
Agnès.
Songez
donc, je vous prie, à revenir bientôt.
Horace.
J’en
suis assez pressé par ma flamme amoureuse.
Agnès.
Quand
je ne vous vois point, je ne suis point joyeuse.
Horace.
Hors
de votre présence, on me voit triste aussi.
Agnès.
Hélas !
s’il était vrai, vous resteriez ici.
Horace.
Quoi ?
vous pourriez douter de mon amour extrême !
Agnès.
Non,
vous ne m’aimez pas autant que je vous aime.
(Arnolphe la
tire.)
Ah ! l’on me tire trop.
Horace.
C’est
qu’il est dangereux,
Chère Agnès, qu’en ce lieu nous
soyons vus tous deux ;
Et le parfait ami de qui la main
vous presse
Suit le zèle prudent qui pour nous
l’intéresse.
Agnès.
Mais
suivre un inconnu que…
Horace.
N’appréhendez
rien :
Entre de telles mains vous ne serez que
bien.
Agnès.
Je
me trouverais mieux entre celles d’Horace.
Horace.
Et
j’aurais…
Agnès à
celui qui la tient.
Attendez.
Horace.
Adieu :
le jour me chasse.
Agnès.
Quand
vous verrai-je donc ?
Horace.
Bientôt,
assurément.
Agnès.
Que
je vais m’ennuyer jusques à ce moment !
Horace.
Grâce
au Ciel, mon bonheur n’est plus en concurrence,
Et je puis
maintenant dormir en assurance.
Scène 4
Arnolphe ,
Arnolphe,
le nez dans son manteau.
Venez, ce n’est pas là que je
vous logerai,
Et votre gîte ailleurs est par moi préparé :
Je
prétends en lieu sûr mettre votre personne.
Me
connaissez-vous ?
Agnès,
le reconnaissant.
Hay !
Arnolphe.
Mon
visage, friponne,
Dans cette occasion rend vos sens effrayés,
Et
c’est à contre-cœur qu’ici vous me voyez.
Je trouble en
ses projets l’amour qui vous possède.
(Agnès regarde si elle
ne verra point Horace.)
N’appelez point des yeux le galant à
votre aide :
Il est trop éloigné pour vous donner
secours.
Ah ! ah ! si jeune encor, vous jouez de ces
tours !
Votre simplicité, qui semble sans
pareille,
Demande si l’on fait les enfants par l’oreille ;
Et
vous savez donner des rendez-vous la nuit,
Et pour suivre un
galant vous évader sans bruit !
Tudieu ! comme avec
lui votre langue cajole !
Il faut qu’on vous ait mise à
quelque bonne école.
Qui diantre tout d’un coup vous en a
tant appris ?
Vous ne craignez donc plus de trouver des
esprits ?
Et ce galant, la nuit, vous a donc
enhardie ?
Ah ! coquine, en venir à cette
perfidie !
Malgré tous mes bienfaits former un tel
dessein !
Petit serpent que j’ai réchauffé dans mon
sein,
Et qui, dès qu’il se sent, par une humeur
ingrate,
Cherche à faire du mal à celui qui le
flatte !
Agnès.
Pourquoi
me criez-vous ?
Arnolphe.
J’ai
grand tort en effet !
Agnès.
Je
n’entends point de mal dans tout ce que j’ai
fait.
Arnolphe.
Suivre
un galant n’est pas une action infâme ?
Agnès.
C’est
un homme qui dit qu’il me veut pour sa femme :
J’ai
suivi vos leçons, et vous m’avez prêché
Qu’il se faut
marier pour ôter le péché.
Arnolphe.
Oui.
Mais pour femme, moi je prétendais vous prendre ;
Et je
vous l’avais fait, me semble, assez entendre.
Agnès.
Oui.
Mais, à vous parler franchement entre nous,
Il est plus pour
cela selon mon goût que vous.
Chez vous le mariage est fâcheux
et pénible,
Et vos discours en font une image terrible ;
Mais,
las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs,
Que de se
marier il donne des désirs.
Arnolphe.
Ah !
c’est que vous l’aimez, traîtresse !
Agnès.
Oui,
je l’aime.
Arnolphe.
Et
vous avez le front de le dire à moi-même !
Agnès.
Et
pourquoi, s’il est vrai, ne le dirais-je pas ?
Arnolphe.
Le
deviez-vous aimer, impertinente ?
Agnès.
Hélas !
Est-ce
que j’en puis mais ? Lui seul en est la cause ;
Et
je n’y songeais pas lorsque se fit la chose.
Arnolphe.
Mais
il fallait chasser cet amoureux désir.
Agnès.
Le
moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?
Arnolphe.
Et
ne saviez-vous pas que c’était me déplaire ?
Agnès.
Moi ?
point du tout. Quel mal cela vous peut-il faire ?
Arnolphe.
Il
est vrai, j’ai sujet d’en être réjoui.
Vous ne m’aimez
donc pas, à ce
compte ?
Agnès.
Vous ?
Arnolphe.
Oui.
Agnès.
Hélas !
non.
Arnolphe.
Comment,
non !
Agnès.
Voulez-vous
que je mente ?
Arnolphe.
Pourquoi
ne m’aimer pas, Madame l’impudente ?
Agnès.
Mon
Dieu, ce n’est pas moi que vous devez blâmer :
Que ne
vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?
Je ne vous en ai
pas empêché, que je pense.
Arnolphe.
Je
m’y suis efforcé de toute ma puissance ;
Mais les soins
que j’ai pris, je les ai perdus tous.
Agnès.
Vraiment,
il en sait donc là-dessus plus que vous ;
Car à se faire
aimer il n’a point eu de peine.
Arnolphe.
Voyez
comme raisonne et répond la vilaine !
Peste ! une
précieuse en dirait-elle plus ?
Ah ! je l’ai mal
connue ; ou, ma foi ! là-dessus
Une sotte en sait
plus que le plus habile homme.
Puisque en raisonnement
votre esprit se consomme,
La belle raisonneuse, est-ce qu’un
si long temps
Je vous aurai pour lui nourrie à mes
dépens ?
Agnès.
Non.
Il vous rendra tout jusques au dernier double.
Arnolphe.
Elle
a de certains mots où mon dépit redouble.
Me rendra-t-il,
coquine, avec tout son pouvoir,
Les obligations que vous pouvez
m’avoir ?
Agnès.
Je
ne vous en ai pas d’aussi grandes qu’on
pense.
Arnolphe.
N’est-ce
rien que les soins d’élever votre enfance ?
Agnès.
Vous
avez là dedans bien opéré vraiment,
Et m’avez fait en tout
instruire joliment !
Croit-on que je me flatte, et
qu’enfin, dans ma tête,
Je ne juge pas bien que je suis une
bête ?
Moi-même,
j’en ai honte ; et, dans l’âge où je suis,
Je ne veux
plus passer pour sotte, si je puis.
Arnolphe.
Vous
fuyez l’ignorance, et voulez, quoi qu’il coûte,
Apprendre
du blondin quelque chose ?
Agnès.
Sans
doute.
C’est de lui que je sais ce que je puis savoir :
Et
beaucoup plus qu’à vous je pense lui devoir.
Arnolphe.
Je
ne sais qui me tient qu’avec une gourmade
Ma main de ce
discours ne venge la bravade.
J’enrage quand je vois sa
piquante froideur,
Et quelques coups de poing satisferaient mon
cœur.
Agnès.
Hélas !
vous le pouvez, si cela peut vous plaire.
Arnolphe.
Ce
mot et ce regard désarme ma colère,
Et produit un retour de
tendresse et de cœur,
Qui de son action m’efface la
noirceur.
Chose étrange d’aimer, et que pour ces
traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles
faiblesses !
Tout le monde connaît leur imperfection :
Ce
n’est qu’extravagance et qu’indiscrétion ;
Leur
esprit est méchant, et leur âme fragile ;
Il n’est rien
de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle :
et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces
animaux-là.
Hé bien ! faisons la paix. Va, petite
traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma
tendresse.
Considère par là l’amour que j’ai pour toi,
Et
me voyant si bon, en revanche aime-moi.
Agnès.
Du
meilleur de mon cœur je voudrais vous complaire :
Que me
coûterait-il, si je le pouvais
faire ?
Arnolphe.
Mon
pauvre petit bec, tu le peux, si tu
veux.
(Il
fait un soupir.)
Écoute seulement ce soupir amoureux,
Vois
ce regard mourant, contemple ma personne,
Et quitte ce morveux
et l’amour qu’il te donne.
C’est quelque sort qu’il faut
qu’il ait jeté sur toi,
Et tu seras cent fois plus heureuse
avec moi.
Ta forte passion est d’être brave et leste :
Tu
le seras toujours, va, je te le proteste ;
Sans cesse, nuit
et jour, je te caresserai,
Je te bouchonnerai, baiserai,
mangerai ;
Tout comme tu voudras, tu pourras te
conduire :
Je ne m’explique point, et cela, c’est tout
dire.
(À part.)
Jusqu’où la passion peut-elle faire
aller !
Enfin à mon amour rien ne peut s’égaler :
Quelle
preuve veux-tu que je t’en donne, ingrate ?
Me veux-tu
voir pleurer ? Veux-tu que je me batte ?
Veux-tu que
je m’arrache un côté de cheveux ?
Veux-tu que je me
tue ? Oui, dis si tu le veux :
Je suis tout prêt,
cruelle, à te prouver ma flamme.
Agnès.
Tenez,
tous vos discours ne me touchent point l’âme :
Horace
avec deux mots en ferait plus que vous.
Arnolphe.
Ah !
c’est trop me braver, trop pousser mon courroux.
Je suivrai
mon dessein, bête trop indocile,
Et vous dénicherez à
l’instant de la ville.
Vous rebutez mes vœux et me mettez à
bout ;
Mais un cul de couvent me vengera de tout.
Scène 5
Alain, Arnolphe
Alain.
Je
ne sais ce que c’est, Monsieur, mais il me semble
Qu’Agnès
et le corps mort s’en sont allés ensemble.
Arnolphe.
La
voici. Dans ma chambre allez me la nicher :
Ce ne sera pas
là qu’il la viendra chercher ;
Et puis c’est seulement
pour une demie-heure :
Je vais, pour lui donner une sûre
demeure,
Trouver une voiture. Enfermez-vous des mieux,
Et
surtout gardez-vous de la quitter des yeux.
Peut-être que son
âme, étant dépaysée,
Pourra de cet amour être désabusée.
Scène 6
Arnolphe, Horace
Horace.
Ah !
je viens vous trouver, accablé de douleur.
Le Ciel,
Seigneur Arnolphe, a conclu mon malheur ;
Et par un trait
fatal d’une injustice extrême,
On me veut arracher de la
beauté que j’aime.
Pour arriver ici mon père a pris le
frais ;
J’ai trouvé qu’il mettait pied à terre ici
près ;
Et la cause, en un mot, d’une telle venue,
Qui,
comme je disais, ne m’était pas connue,
C’est qu’il m’a
marié sans m’en récrire rien,
Et qu’il vient en ces lieux
célébrer ce lien.
Jugez, en prenant part à mon
inquiétude,
S’il pouvoit m’arriver un contre-temps plus
rude.
Cet Enrique, dont hier je m’informois à vous,
Cause
tout le malheur dont je ressens les coups ;
Il vient avec
mon père achever ma ruine,
Et c’est sa fille unique à qui
l’on me destine.
J’ai, dès leurs premiers mots, pensé
m’évanouir ;
Et d’abord, sans vouloir plus longtemps
les ouïr,
Mon père ayant parlé de vous rendre
visite,
L’esprit plein de frayeur je l’ai devancé vite.
De
grâce, gardez-vous de lui rien découvrir
De mon engagement qui
le pourrait aigrir ;
Et tâchez, comme en vous il prend
grande créance,
De
le dissuader de cette autre
alliance.
Arnolphe.
Oui-da.
Horace.
Conseillez-lui
de différer un peu,
Et rendez, en ami, ce service à mon
feu.
Arnolphe.
Je
n’y manquerai pas.
Horace.
C’est
en vous que j’espère.
Arnolphe.
Fort
bien.
Horace.
Et
je vous tiens mon véritable père.
Dites-lui que mon âge…
Ah ! je le vois venir :
Écoutez les raisons que je
vous puis fournir.
(Ils demeurent en un coin du théâtre.)
Scène 7
Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe
Enrique,
à Chrysalde.
Aussitôt qu’à mes yeux je vous ai vu
paraître,
Quand on ne m’eût rien dit, j’aurais su vous
connaître.
Je vous vois tous les traits de cette aimable
sœur
Dont l’hymen autrefois m’avait fait possesseur ;
Et
je serais heureux si la Parque cruelle
M’eût laissé ramener
cette épouse fidèle,
Pour jouir avec moi des sensibles
douceurs
De revoir tous les siens après nos longs
malheurs.
Mais puisque du destin la fatale puissance
Nous
prive pour jamais de sa chère présence,
Tâchons de nous
résoudre, et de nous contenter
Du seul fruit amoureux qui m’en
ait pu rester.
Il vous touche de près ; et, sans votre
suffrage,
J’aurais tort de vouloir disposer de ce gage.
Le
choix du fils d’Oronte est glorieux de soi ;
Mais il faut
que ce choix vous plaise comme à moi.
Chrysalde.
C’est
de mon jugement avoir mauvaise estime
Que douter si j’approuve
un choix si légitime.
Arnolphe,
à Horace.
Oui,
je vais vous servir de la bonne façon.
Horace.
Gardez,
encore un coup…
Arnolphe.
N’ayez
aucun soupçon.
Oronte,
à Arnolphe.
Ah ! que cette embrassade est pleine de
tendresse !
Arnolphe.
Que
je sens à vous voir une grande allégresse !
Oronte.
Je
suis ici venu…
Arnolphe.
Sans
m’en faire récit,
Je sais ce qui vous mène.
Oronte.
On
vous l’a déjà dit.
Arnolphe.
Oui.
Oronte.
Tant
mieux.
Arnolphe.
Votre
fils à cet hymen résiste,
Et son cœur prévenu n’y voit
rien que de triste :
Il m’a même prié de vous en
détourner ;
Et moi, tout le conseil que je vous puis
donner,
C’est de ne pas souffrir que ce nœud se diffère,
Et
de faire valoir l’autorité de père.
Il faut avec vigueur
ranger les jeunes gens,
Et nous faisons contre eux à leur être
indulgent.
Horace.
Ah !
traître !
Chrysalde.
Si
son cœur a quelque répugnance,
Je tiens qu’on ne doit pas
lui faire violence.
Mon frère, que je crois, sera de mon
avis.
Arnolphe.
Quoi ?
se laissera-t-il gouverner par son fils ?
Est-ce
que vous voulez qu’un père ait la mollesse
De ne savoir pas
faire obéir la jeunesse ?
Il serait beau vraiment qu’on
le vît aujourd’hui
Prendre loi de qui doit la recevoir de
lui !
Non, non : c’est mon intime, et sa gloire est
la mienne :
Sa parole est donnée, il faut qu’il la
maintienne,
Qu’il fasse voir ici de fermes
sentiments,
Et force de son fils tous les
attachements.
Oronte.
C’est
parler comme il faut, et, dans cette alliance,
C’est moi qui
vous réponds de son obéissance.
Chrysalde,
à Arnolphe.
Je suis surpris, pour moi, du grand
empressement
Que vous nous faites voir pour cet engagement,
Et
ne puis deviner quel motif vous inspire…
Arnolphe.
Je
sais ce que je fais, et dis ce qu’il faut dire.
Oronte.
Oui,
oui, Seigneur Arnolphe, il est…
Chrysalde.
Ce
nom l’aigrit ;
C’est Monsieur de la Souche, on vous l’a
déjà dit.
Arnolphe.
Il
n’importe.
Horace.
Qu’entends-je ?
Arnolphe, se
retournant vers Horace.
Oui, c’est là le
mystère,
Et vous pouvez juger ce que je devais
faire.
Horace.
En
quel trouble…
Scène 8
Georgette, Enrique, Oronte, Chrysalde, Horace, Arnolphe
Georgette.
Monsieur,
si vous n’êtes auprès,
Nous aurons de la peine à retenir
Agnès ;
Elle veut à tous coups s’échapper, et
peut-être
Qu’elle se pourrait bien jeter par la
fenêtre.
Arnolphe.
Faites-la-moi
venir ; aussi bien de ce pas
Prétends-je l’emmener ;
ne vous en fâchez pas :
Un bonheur continu rendrait
l’homme superbe ;
Et chacun a son tour, comme dit le
proverbe.
Horace.
Quels
maux peuvent, ô Ciel ! égaler mes ennuis !
Et
s’est-on jamais vu dans l’abîme où je suis !
Arnolphe, à
Oronte.
Pressez vite le jour de la cérémonie :
J’y
prends part, et déjà moi-même je m’en prie.
Oronte.
C’est
bien notre dessein.
Scène 9
Agnès, Alain, Georgette, Oronte, Enrique, Arnolphe, Horace, Chrysalde
Arnolphe, à
Agnès.
Venez, belle, venez,
Qu’on ne saurait
tenir, et qui vous mutinez.
Voici votre galant, à qui, pour
récompense,
Vous pouvez faire une humble et douce
révérence.
Adieu. L’événement trompe un peu vos
souhaits ;
Mais tous les amoureux ne sont pas
satisfaits.
Agnès.
Me
laissez-vous, Horace, emmener de la sorte ?
Horace.
Je
ne sais où j’en suis, tant ma douleur est
forte.
Arnolphe.
Allons,
causeuse, allons.
Agnès.
Je
veux rester ici.
Oronte.
Dites-nous
ce que c’est que ce mystère-ci.
Nous nous regardons tous,
sans le pouvoir comprendre.
Arnolphe.
Avec
plus de loisir je pourrai vous l’apprendre.
Jusqu’au
revoir.
Oronte.
Où
donc prétendez-vous aller ?
Vous ne nous parlez point
comme il nous faut parler.
Arnolphe.
Je
vous ai conseillé, malgré tout son murmure,
D’achever
l’hyménée.
Oronte.
Oui.
Mais pour le conclure,
Si l’on vous a dit tout, ne vous a-t-on
pas dit
Que vous avez chez vous celle dont il s’agit,
La
fille qu’autrefois de l’aimable Angélique,
Sous des liens
secrets, eut le seigneur Enrique ?
Sur quoi votre discours
était-il donc fondé ?
Chrysalde.
Je
m’étonnais aussi de voir son
procédé.
Arnolphe.
Quoi ?…
Chrysalde.
D’un
hymen secret ma sœur eut une fille,
Dont on cacha le sort à
toute la famille.
Oronte.
Et
qui sous de feints noms, pour ne rien découvrir,
Par son époux
aux champs fut donnée à nourrir.
Chrysalde.
Et
dans ce temps, le sort, lui déclarant la guerre,
L’obligea de
sortir de sa natale terre.
Oronte.
Et
d’aller essuyer mille périls divers
Dans ces lieux séparés
de nous par tant de mers.
Chrysalde.
Où
ses soins ont gagné ce que dans sa patrie
Avaient pu lui ravir
l’imposture et l’envie.
Oronte.
Et
de retour en France, il a cherché d’abord
Celle à qui de sa
fille il confia le sort.
Chrysalde.
Et
cette paysanne a dit avec franchise
Qu’en vos mains à quatre
ans elle l’avait remise.
Oronte.
Et
qu’elle l’avait fait sur votre charité,
Par un accablement
d’extrême pauvreté.
Chrysalde.
Et
lui, plein de transport et l’allégresse en l’âme,
A fait
jusqu’en ces lieux conduire cette femme.
Oronte.
Et
vous allez enfin la voir venir ici,
Pour rendre aux yeux de tous
ce mystère éclairci.
Chrysalde, à Arnolphe
Je
devine à peu près quel est votre supplice ;
Mais le sort
en cela ne vous est que propice.
Si n’être point cocu vous
semble un si grand bien,
Ne vous point marier en est le vrai
moyen.
Arnolphe, s’en allant tout transporté, et ne pouvant parler.
Ouf !
Scène X
ENRIQUE, ORONTE, CHRYSALDE, AGNÈS, HORACE.
Oronte.
D’où vient qu’il s’enfuit sans rien dire ?
Horace.
Ah !
mon père,
Vous saurez pleinement ce surprenant mystère.
Le
hasard en ces lieux avait exécuté
Ce que votre sagesse avait
prémédité.
J’étois, par les doux nœuds d’une amour
mutuelle,
Engagé de parole avecque cette belle ;
Et
c’est elle, en un mot, que vous venez chercher,
Et pour qui
mon refus a pensé vous fâcher.
Enrique.
Je
n’en ai point douté d’abord que je l’ai vue,
Et mon âme
depuis n’a cessé d’être émue.
Ah ! ma fille, je cède
à des transports si doux.
Chrysalde.
J’en ferois de bon cœur, mon frère, autant que vous ;
Mais ces lieux et cela ne s’accommodent guères.
Allons dans la maison débrouiller ces mystères,
Payer à notre ami ces soins officieux,
Et rendre grâce au Ciel qui fait tout pour le mieux.