Avec Les Précieuses ridicules, Molière fait donc passer la farce à la comédie consacrée aux portraits. Ce n’est qu’un début, bien entendu, et les figures types représentées – les Précieuses – visent plus un style, une approche, qu’une véritable catégorie de gens bien définie.
Cependant, voici un extrait de cette œuvre où justement, on trouve une mise en abyme – forme typique du 17e siècle et lié au Baroque – où l’on voit un personnage raconter… qu’il fait des portraits, alors que justement lui-même en est un.
Cette mise en abyme, cette image dans l’image, montre que Molière savait ce qu’il faisait, et c’est sa manière de l’expliquer au public.
« Mascarille
Il est vrai qu’il est honteux de n’avoir pas des premiers tout ce qui se fait ; mais ne vous mettez pas en peine ; je veux établir chez vous une académie de beaux esprits, et je vous promets qu’il ne se fera pas un bout de vers dans Paris que vous ne sachiez par cœur avant tous les autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m’en escrime un peu quand je veux ; et vous verrez courir de ma façon, dans les belles ruelles de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits.
Magdelon
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois rien de si galant que cela.
Mascarille
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous en verrez de ma manière qui ne vous déplairont pas. »
L’oeuvre de Molière qui a suivi, intitulé Sganarelle ou le Cocu imaginaire, conserve-t-elle cette approche ? De fait, elle a eu un grand succès, et justement elle présente un bourgeois. C’est quelque chose de très important : on a ici un portrait d’un élément de la classe bourgeoise.
C’est un témoignage de l’affirmation de la classe bourgeoise et de son style de vie, avec tous ses défauts. Ici, en l’occurrence, on a Sganarelle, « bourgeois de Paris », qui aide une jeune femme évanouie. Sa femme croit qu’il la trompe, et inversement elle a ramassé un portrait qu’a laissé tomber la jeune femme évanouie, et Sganarelle en retour croit qu’il représente son amant !
Un imbroglio qui a une dimension propre à la farce mais qui concerne à la fois une classe sociale construite et développée, et également une attitude existante : la jalousie sans limites, avec ce « cocu imaginaire ». On a donc bien l’élaboration d’un portrait.
Cependant, ce n’est pas tout : on retrouve encore la question démocratique du droit des femmes. La jeune femme s’est évanouie en effet, car on veut la marier à un autre que celui qu’elle aime. Son père raisonne en ne se fondant que sur l’argent.
Cela témoigne du conflit naissant entre droits individuels et développement du capital, propre à la bourgeoisie ascendante. Si la bourgeoisie avance et est progressiste alors, elle possède une terrible contradiction la déchirant : les bourgeois s’affranchissent, mais restent des possessions du capital…
« Gorgibus
Et cet époux ayant vingt mille bons ducats,
Pour être aimé de vous doit-il manquer d’appas.
Allez tel qu’il puisse être avecque cette somme,
Je vous suis caution qu’il est très honnête homme.Célie
Hélas !
Gorgibus
Eh bien, hélas ! que veut dire ceci,
Voyez le bel hélas ! qu’elle nous donne ici.
Hé ! que si la colère une fois me transporte,
Je vous ferai chanter hélas ! de belle sorte.
Voilà, voilà le fruit de ces empressements
Qu’on vous voit nuit et jour à lire vos romans,
De quolibets d’amour votre tête est remplie,
Et vous parlez de Dieu, bien moins que de Clélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchants écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits (…)Mais suis-je pas bien fat de vouloir raisonner,
Où de droit absolu j’ai pouvoir d’ordonner,
Trêve donc je vous prie à vos impertinences,
Que je n’entende plus vos sottes doléances »
Il est remarquable également que c’est une servante qui arrive à démêler les fils de l’intrigue, comprenant les quiproquos, faisant se calmer tout le monde et et rétablissant la vérité. L’attribution d’une fonction si grande à un personnage socialement si bas révèle l’entreprise démocratique de Molière.
Il faut pourtant noter un point, à la toute fin, où l’on retrouve le principe propre au baroque selon lequel les apparences sont trompeuses et qu’on ne peut faire confiance en rien. Ici Molière n’a pas rompu avec la culture baroque, fondée par les jésuites et relativisant toute entreprise scientifique.
Voici la morale « baroque » enseignée à la fin de l’oeuvre :
« Sganarelle
A-t-on mieux cru jamais être cocu que moi.
Vous voyez qu’en ce fait la plus forte apparence
Peut jeter dans l’esprit une fausse créance :
De cet exemple-ci, ressouvenez-vous bien,
Et quand vous verriez tout, ne croyez jamais rien. »
Molière a donc, à ce stade, rompu avec le simplisme de la farce, mais pas avec l’idéologie baroque et son interprétation de la réalité comme insaisissable.